L’autre-sauvage « eu esgard aux regles de la raison » Majorité ou minorité ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Oliveira Moreira (Leonardo)
- Résumé : Étudier le rôle de la raison dans l’appréciation de l’autre sauvage dans les essais américanistes de Montaigne implique d’entrer dans la discussion sur les significations d’une conquête imaginaire des Amérindiens par l’Antiquité gréco-romaine (III, 6). On voit dans quelle mesure la réponse indirecte donnée dans les essais américanistes au problème laboétien de la servitude volontaire peut ou non apporter une autre orientation aux questions relatives à la raison, et à une majorité sauvage.
- Pages : 375 à 412
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406126072
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0375
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : L’autre-sauvage, Conquête, Raison, Lumières, Majorité-Minorité
L ’ autre-sauvage
« eu esgard aux regles de la raison »
Majorité ou minorité ?
Nous savons tous que la figure du sauvage, telle qu’elle apparaît dans la modernité, renvoie à celle du barbare, ou encore, si l’on veut aller plus loin, aux notions d’agrios et d’agroteros, adjectifs utilisés par Homère pour délimiter chez les animaux l’opposition de la sauvagerie au domestique (hèmeros). Le concept d’hybris, utilisé par Eschyle pour qualifier le comportement moral des étrangers, de la « sauvagerie », alors assimilée au comportement animal1, est encore plus susceptible d’être rapproché de certaines appréciations modernes du sauvage, telles que celles d’un Benzoni et d’un Sepulveda (à la Renaissance), ou d’un Buffon, d’un De Maistre ou d’un De Pauw (durant le siècle des Lumières)2 . Avec la découverte controversée du Nouveau Monde, la fin du xvie siècle annonce un nouveau visage de l’altérité. L’Indien américain illustre désormais l’autre-sauvage, l’expérience anthropologique radicale qui marque le début du processus d’affirmation identitaire de l’Européen moderne. Nus, et sans avoir honte de cette naturalité, les Indiens ont été classés de manière anachronique sous l’égide de l’histoire biblique, soit sous 376le signe de l’innocence, soit sous le signe maudit de Caïn. Ainsi, sans tarder, les discussions vont confronter préadamisme, monogénisme et polygénisme3, en vue de mieux classifier ce nouveau personnage. Du xvie au xviiie siècle, la traduction du sauvage – qui soudainement se constitue en catégorie4 – témoigne de la polysémie du terme, ainsi que des différents intérêts qui se cachent derrière la terminologie employée : l’innocent, simple, heureux : modèle moral ; le monstre, sans âme, féroce, en guerre : le négatif nécessaire du moi ; l’enfant, figuration de l’enfance de l’humanité : marque de faiblesse ou point de départ naturel. De la même manière que les peuples de l’Inde représentaient une altérité radicale pour l’école sceptique à l’époque d’Alexandre5, les peuples américains assument ce rôle d’altérité radicale au xvie siècle. Les Barbares, les Asiatiques, les Arabes, les Perses ou les Turcs ont été déjà tous repérés au fil de l’histoire. Et c’est donc par rapport à cette altérité radicale que Montaigne entreprend une réflexion complexe dans ses essais américanistes.
Face à tant d’approches possibles des essais américanistes de Montaigne (I, 31 ; III, 6), nous attirons ici l’attention sur deux questions qui s’y entremêlent. La première occupe sans doute une place majoritaire dans les études qui portent sur « l’autre », à savoir celle du relativisme mis en œuvre dans l’appréciation des peuples « des Indes nouvelles », en ouvrant un espace de reconnaissance de « l’autre-sauvage », de ses coutumes, de son expérience sociale et de son langage, donc de son ethos et de son logos. Pour présenter la seconde question, nous nous servons d’un extrait de Lévi-Strauss, qui reprend la première question en la reliant directement à la seconde :
Vous savez à quel point, dans la pensée de Montaigne, les sauvages de l’Amérique tiennent une grande place. Il les invoque à tout instant pour montrer que les idées de bien et de mal sont relatives, que des institutions sociales peuvent être viables sous des formes extrêmement différentes de celles que nous connaissons6.
377Ce relativisme, lorsqu’il est pensé par rapport au sauvage, est évalué par la tradition critique tant d’un point de vue positif désignant la pleine reconnaissance de l’autre, que d’un point de vue négatif dans lequel l’autre serait tout au plus une auto-projection de Montaigne lui-même, de ses valeurs et désirs. Sans prendre parti pour l’un ou l’autre point de vue, nous essaierons d’élucider la question à partir du socle problématique dans lequel elle s’insère, à savoir le champ de « notre pratique millénaire du Même et de l’Autre7 ». En ce sens, nous analyserons non seulement l’appréciation de l’autre-sauvage chez Montaigne, mais aussi sa place dans la modernité, notamment dans les termes caractéristiques formulés par Kant lors de son enquête sur l’Aufklärung.
La deuxième question concerne la réflexion critique du « Capitaine » cannibale qui dénonce les effets peu crédibles de la raison organisationnelle de la société européenne. D’après le discours de l’autre, nous nous interrogeons : comment l’organisation sociale des Indiens d’Amérique peut-elle donner la preuve d’une raison mûre et autonome ? Pour éclaircir ce raisonnement il faut donc s’enquérir de savoir comment « des formes extrêmement différentes de celles que nous connaissons » peuvent s’inscrire dans une différence entre la raison de l’individu et celle de l’État, qui fonde dans la vie civile la raison individuelle. Quel élément formel peut témoigner de cette extrême différence ? Notons, au préalable, que la question se divise en deux branches. Du côté du relativisme, nous pourrions tout « simplement » considérer le constat qui affirme et légitime l’existence d’une société qui vit sans « supériorité politique » (I, 31, 2068). Le sens de légitimation sera analysé plus tard, car il s’infléchit en une discussion bien plus complexe autour d’une tutelle – en fait placée au centre de ce travail –, qui pourrait prendre selon les enjeux de la raison soit une allure rhétorique, soit une allure pratique. De toute manière, nous avons déjà affaire à une question fort épineuse vis-à-vis de la tradition de la philosophie politique ; rappelons que Hobbes, au siècle suivant, nie jusqu’au statut élémentaire de societas aux sauvages américains, car il ne conçoit la société qu’en couple notionnel avec la civitas9. Leibniz, Locke 378et Rousseau suivront à cet égard une autre voie – plus proche du droit naturel10 –, en dissociant l’existence consensuelle de la société sauvage de l’existence contractuelle du corps politique11. De l’autre côté, le mode de vie sauvage, naïf et simple, et son mode d’organisation sociale, aussi décentré et sauvage soit-il (« avec si peu d’artifice et de soudeure humaine », I, 31, 206), fournit des paramètres pour repenser les institutions sociales et l’autonomie de la raison naturelle. Ces deux directions offrent un large éventail d’approches ; sans les épuiser cependant, nous resserrerons notre analyse sur le rôle qu’a la raison dans la réponse au problème de la servitude volontaire entrevu par La Boétie. Et plus précisément, nous confronterons les résultats de l’appréciation anthropologique à cette réponse, afin d’interroger ce qu’elle change vis-à-vis de la coupure moderne entre majorité et minorité. Voici, dans les grandes lignes, les contours de notre réflexion. Essayons maintenant de mettre au clair les termes impliqués et leur champ d’insertion exégétique.
La question à débattre au sein des analyses les plus récentes peut être présentée en deux blocs :
1. Normalement le double sens de la raison est mis en avant dans l’appréciation anthropologique de l’autre-sauvage12. D’une part, une raison qui se limite au monde de l’opinion, de la coutume ou de l’imagination négative : la « voix commune » ; d’autre part, une raison plus fiable, neutre, qui ne se confond nullement avec l’uniformité des opinions, et sert de paramètre sûr au bon jugement. On expose souvent les effets de cette dernière raison, ce qu’elle permet à l’évaluation de Montaigne, sans se demander toutefois quel est son sens profond, et comment on peut la comprendre dans la dynamique du même et de l’autre, et encore à l’opposé du pari moderne d’une raison éclairée, autonome, condition constitutive de la majorité.
3792. Toujours en lien avec les enjeux de ce premier bloc, nous aborderons par la suite l’appréciation positive de l’essai I, 31 en opposition à une possible appréciation « négative » dans le chapitre iii, 6. Montaigne aurait-il pris un chemin détaché de son appréciation positive, en imaginant une conquête imaginaire des sauvages par les Anciens, Grecs et Romains, ou bien n’est-ce qu’une figure rhétorique de son approche, ou encore une ressource de pensée qui renforcerait la positivité anthropologique et culturelle du sauvage ? Sans plaider en faveur de Montaigne, nous essaierons de prendre la distance nécessaire pour effectuer une analyse impartiale, dans laquelle nous exposerons également les arguments en présence : d’abord ceux qui tendent à démontrer que Montaigne, selon la logique générale de sa pensée, ne pourrait en aucun cas viser une conquête qui chercherait à modifier, améliorer ou perfectionner le sauvage ; puis, à partir du texte même de Montaigne, nous évoquerons d’autres éléments qui peuvent conduire l’analyse à des déploiements encore peu explorés sur la question.
Le principe de l’inconstance,
condition du relativisme
Avant d’embrasser la problématique, et pour mieux introduire les enjeux du relativisme anthropologique et culturel de Montaigne, revenons au principe qui le précède : l’inconstance. Ce principe, non formel et bien connu des lecteurs de Montaigne, peut être compris à la fois comme méthodologique et épistémologique. Méthodologique car les éléments notionnels suivent le mouvement proposé par le principe même (à peu près comme une anti-méthode) ; et épistémologique parce qu’il déploie les perspectives d’un autre type de connaissance, qui accueille la confrontation et même la multiplicité des points de vue. La pensée qui se consolide par la voie unique des habitudes est dorénavant confrontée aux changements auxquels nous sommes tous soumis. Tout change, tout est en mouvement continu : le monde, les hommes, la société, et même le sens des choses. L’uniformité des jugements exprime la dynamique 380des impressions des passions13, et l’effet de celles-ci n’est pas anodin chez l’homme, les passions vont « penetrant jusques au siege de sa raison, l’infectant et la corrompant » (I, 12, 46-47). Et si la constance doit être évoquée, elle doit pareillement être considérée sous la logique de l’inconstance. Une raison contaminée par les exemples peut, soit prôner et défendre une uniformité dogmatique, soit se perdre dans l’inconstance pathologique du jugement qui ne répond qu’à l’opinion, puisqu’il « juge selon icelles et s’y confond » (I, 12, 47). Montaigne considère ainsi, et sans paradoxe, qu’il « est malaise d’y fonder [sur l’homme14] jugement constant et uniforme »(I, 1, 9). Car il sait que l’homme et les choses changent, et que ces mouvements exigent de lui un prisme latitudinaire sur les jugements. Mais est-ce relatif ? Le jugement lorsqu’il est honnête et fondé sur la raison, n’a-t-il pas le droit à la constance ? Très probablement si, mais pas de manière indéterminée ; en tout cas, il serait difficile d’insister sur l’idée de constance, car en fait « la constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant » (III, 2, 805).
L’inconstance reflète l’image même du monde en mouvement qui apparaît à Montaigne au xvie siècle (mais elle renvoie également aux lectures d’Homère, Pythagore, Héraclite, Platon et Plutarque15) : le mouvement du voyage, le mouvement des continents, le mouvement entre cultures, le mouvement des choses, etc. « Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte » (III, 2, 804). Un tel principe doit être compris moins comme une définition – parce qu’il retomberait ainsi dans l’uniformité –, que comme symptôme ou donnée de l’expérience, ou bien comme une affirmation qui va de pair avec la conception des Essais eux-mêmes. N’oublions pas que le jugement européen porté sur l’autre-sauvage dans « Des Cannibales » est critiqué précisément parce qu’il se fonde sur la constance des opinions, des croyances habituelles ; et c’est en ce sens que le principe d’instabilité prépare le terrain à l’appréciation relativiste.
Ce monde en mouvement – qui suit pourtant un certain sens16 –, où les certitudes sont ébranlées, les limites effacées ou reconsidérées, est aussi 381une reprise de la pensée sceptique (comme Pascal l’avait déjà perçu) par laquelle Montaigne « met toutes les choses dans un doute universel », et ainsi « il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre17 ». Ce changement dévoile « les apparences » et met en lumière les contradictions entre la chose et le nom, entre l’objet et sa désignation. Il découle de cette inconstance généralisée un processus de dissociation qui se déploie dans l’approche de l’autre, en incluant celui-ci dans l’espace de la différence : d’autres paramètres pour juger de la religion, de la beauté, de la société, du pouvoir, etc. La différence18, alors illustrée par l’ethos de l’autre-sauvage, apparaît comme moyen de relativiser, pour ainsi dire, les paradigmes du même et du moi, et de dévoiler par la suite une raison distincte des opinions. Cette raison est-elle originaire ? Si oui, en quel sens doit-elle être comprise ? Nous y reviendrons plus loin.
Ce qui se cache derrière l’uniformité, surtout celle aux prétentions universalistes, c’est bien « l’ethnocentrisme et le scientisme19 ». On ne saurait nier que ce dernier ne fonctionne que dans son rapport intrinsèque avec le premier, car ce qui est en cause avec l’ethnocentrisme sont les coutumes, ou bien la relation symbiotique de celles-ci avec une « raison » qui se croit universelle. La coutume fait partie de la formation d’un peuple de telle sorte que s’en détacher afin d’établir un jugement neutre devient une tâche presque impossible à s’accomplir20. Si la coutume « hebete nos sens » (I, 23, 109), c’est parce qu’elle renferme tous les jugements dans l’uniformité de l’opinion ou d’une fausse imagination (I, 3, 15). La coutume n’est pas donnée à l’avance, comme « subjection naturelle » (I, 12, 46), elle passe par une construction largement corrompue dans les relations interpersonnelles21. Il faut prendre de la distance pour percevoir à quel point les coutumes sont structurelles et déterminantes. 382« L’accoustumance, repliqua Platon, n’est pas chose de peu » (I, 23, 110). Et en ce sens, la rencontre avec l’altérité favorise un tel détachement, puisque la différence n’est plus considérée comme négation automatique du même mais comme une autre instance du même, avec un ethos distinct qui n’est pourtant pas son négatif. Et avec ce nouvel ethos, celui des sauvages, nous avons aussi un nouveau logos, un nouveau discours et une autre notion, naturelle, de justice et de fraternité.
Le principe de l’inconstance cautionne l’opposition à l’uniformité de l’ethnocentrisme et du scientisme qui l’accompagne, permettant de surcroît la mise en place du relativisme à l’égard des opinions. Rappelons encore une fois que ce relativisme questionne d’emblée la dénomination des choses, étant donné que les jugements sont invariablement marqués par l’uniformité des noms. Par contre, Montaigne opère une dissociation, « le nom, ce n’est pas une partie de la chose ny de la substance, c’est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle » (II, 16, 618). Ainsi, dans ce processus de différenciation entre les désignations propres du sujet et la réalité de la chose, l’ethos de l’autre requiert une désignation plus adéquate à son « estre originel » (I, 14, 51). De même avec la relativisation entre les topoi de cultures étrangères les unes aux autres, la critique non finaliste de Montaigne fait émerger le discours de la chose elle-même, discours jusqu’alors délimité par l’affectation d’un moi, d’un nous qui élimine – peut-être par nécessité – toute altérité dans son champ d’autoréférence, soit chez les Grecs anciens, soit chez l’Européen moderne. Quand la chose elle-même a le droit d’exprimer son logos (puisque le « langage [est] implicite à la coutume22 »), il se produit une secousse dans la dialectique établie entre le nom et la chose, qui ont été superposés, sans souci de compatibilité réelle, par l’opinion. « Les hommes […] sont tourmentez par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mesmes » (I, 14, 50). Dans ce virage critique, de tournure nominaliste, et avec l’opposition à l’universalisme exprimé par l’ethnocentrisme, l’autre est désormais considéré depuis sa différence culturelle, anthropologique et sociale (naturellepolice). Qu’il y ait un relativisme développé dans les essais américanistes semble indéniable, 383mais encore faut-il déterminer de quel relativisme il s’agit et s’il a ou non un lien souterrain avec l’universalisme alors combattu.
La donne des espaces
Autant Montaigne opère une redistribution des espaces23 dans l’essai « Des Cannibales », c’est-à-dire une division, une contemplation, une confrontation des espaces (dont l’espace du moi, l’espace de l’autre, l’espace géographique, etc.), autant il faut se rappeler que cet essai est lui-même essentiellement un espace critique, tantôt envers le passé historique, tantôt envers la société qui lui était contemporaine. Et c’est grâce à cette double perspective critique qu’outre la mise en place du relativisme culturel, Montaigne creuse une brèche d’où émerge le discours de l’autre, en faisant « du Cannibale un orateur24 ». C’est ainsi que la critique met en place un échange d’éléments avec l’altérité : c’est par la critique que l’autre accède à un espace, et c’est depuis la critique effectuée par l’autre-sauvage, au sujet de la vie civilisée, que la critique de Montaigne est légitime. Et si l’on veut aller plus loin, vers la critique la plus radicale, il faut pointer le sentiment social des Indiens américains, sentiment d’unité sociale – exprimé dans leur langage – dont on peut extraire une notion de justice et d’égalité qui, par son commun refus de la servitude, représente une inversion complète de l’idéologie et de la pratique des institutions sociales, voire de la raison d’État.
Ce que Montaigne met en jeu dans cet espace critique (sans considérer ici toute la portée des essais américanistes pour l’anthropologie moderne), c’est d’abord les certitudes que l’homme a de lui-même, de ses jugements, de ses actes et de ses institutions. De telles certitudes découlent tantôt de l’opinion uniformisée, d’allure ethnocentriste, tantôt du soi-disant universalisme – scientifique ou religieux –, comme aussi de l’absolutisme25. Pour s’opposer à toute cette machinerie d’opinions, Montaigne formule 384une conception de l’homme « en gros26 », réalisant ainsi la totalité anthropologique sans s’écarter de ce qui lui est particulier. Cette généralisation fragmentaire apparaîtra plus clairement dans le chapitre « De l’art de conférer » (III, 8), où la généralité mise en place échappe à l’universalisme hérité du Moyen Âge27. Toutefois, pour ce qui nous intéresse, la question oscille entre le fait de savoir si la raison acquiesce à cette généralisation détachée ou si elle revient au sens de l’universel.
Au-delà de l’opposition entre relativisme
et universalisme : y a-t-il un relativisme universel ?
À ce propos, nous reprendrons l’interprétation de Tzvetan Todorov dans son ouvrage déjà cité, non pas exactement pour sa nouveauté ou sa cohérence, mais parce qu’elle nous fournit de bons éléments pour introduire le jeu du relativisme avec l’universalisme, et pour comprendre, par la suite, la place qu’y occupera le binôme « disjonctif » des raisons. En mettant en perspective la réflexion française sur la diversité humaine, Todorov questionne la cohérence du relativisme mené par Montaigne : l’autre, quelle place a-t-il précisément dans ce relativisme28 ? Son interprétation est tout à fait radicale : « l’autre n’est jamais ni perçu ni connu », car dans le chapitre i, 31 l’espace créé pour l’autre et l’éloge de la vertu, de la simplicité, de la force, etc., ne concernent en aucune façon ceux qu’on appelait alors Cannibales, mais les « propres valeurs » de Montaigne29. Celui-ci ne dépeindrait ainsi, à travers les indigènes du Nouveau Monde, que sa propre réalité. « Je ne dis les autres sinon pour d’autant plus me 385dire » : voici l’affirmation du chapitre i, 26 par laquelle Todorov arrive à son interprétation30. Néanmoins, comme le révèle Todorov lui-même, la référence pour penser l’autre, dans « Des Cannibales », est avant tout l’Antiquité. En fonction de ce modèle, Montaigne serait « universaliste, mais sans le savoir31 ». Une telle considération atténue la radicalité de l’interprétation, dégageant Montaigne d’une intentionnalité négative, d’un but caché dans son appréciation de l’autre-sauvage. Que la référence de base pour Montaigne soit le monde ancien n’est pas discutable. Et que cette liaison référentielle avec les Anciens porte les traits d’un certain universalisme, cela ne semble pas non plus nécessiter de grandes explications. En considérant le rapprochement d’une réalité locale d’une autre qui lui sert de modèle, les contours les plus forts d’un relativisme pur sont effacés. Car il s’agit, en réalité, d’une référence historique d’allure universelle, qui cache derrière elle un même référentiel, une raison. D’après ce raisonnement, en croyant que le relativisme n’aboutit pas à la reconnaissance de l’autre, Montaigne serait devenu l’otage d’un universalisme inconscient qui l’empêcherait de percevoir la différence réelle de l’autre-sauvage. Cette interprétation place donc Montaigne dans le sillage d’un universalisme naïf et peu méfiant, lequel se trouverait à la fois dans la posture « personnaliste » de Montaigne (l’autre ne reflète que son moi), et dans le choix de l’ancien comme modèle historique (élément universel). En outre, l’homme lui-même est pour Montaigne une sorte d’universel – bien que fragmentaire –, puisque « chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition » (III, 2, 805). C’est ainsi que Montaigne considère son « estre universel, comme Michel de Montaigne » (ibid.), pour peindre non pas l’être lui-même, qui reste éternellement inaccessible, mais son passage, son imperfection, tout en accord avec la raison.
Par ailleurs, l’évaluation de l’autre-sauvage peut être envisagée d’une autre manière. Si Montaigne a pour tâche générale de se peindre lui-même dans ses Essais, cela ne veut néanmoins pas dire que son image apparaisse de manière homogène, mais elle est plutôt reflétée dans l’approche des indigènes, où se superpose également l’image des Anciens, et non pas la négation de l’une par l’autre. Comme l’a observé Jean Starobinski, « celui qui ne voulait dépendre de personne pour se saisir lui-même dans sa vérité découvre 386la nécessité de se “composer”, et, pour se peindre, d’accepter la “relation à autruy”32 ». L’autre comme dédoublement de soi, en soi et uniquement par soi, serait une invention tout à fait pathologique ; cela apparaîtra bien plus comme résultat d’une crise de l’habitude et non pas comme résultat de l’aboutissement de la raison. En ce sens, Montaigne dit : « si j’eusse esté entre ces nations qu’on dict vivre encore sous la douce liberté des premiers loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud » (« Au Lecteur », 3). Cette considération serait-elle derechef une illusion, ou plutôt une indéniable reconnaissance de la différence de l’autre-sauvage ? Bien plus qu’un moi solitaire, uniforme et fixe, il y a un nous, dispersé et en mouvement, et dans ce nous « le lecteur » lui-même « se trouve impliqué », ainsi que répondrait Jean Starobinski33. L’espace de l’autre semble aussi indéniable que l’existence latente d’un universalisme biaisé, puisque conçu au seuil d’une bizarre configuration fragmentaire de l’individu. L’universalisme coexiste avec l’espace de l’altérité, peut-être dans cette « ingénuité » que Todorov même a perçue. Ce qui peut nous faire croire à cette coexistence, ce n’est pas tant le jugement, ou les références aux Anciens, ou à l’histoire comme élément universel de l’humanité, ni la prétendue négation de la différence de l’autre, mais le choc entre deux types de raison. Certes, il y a un idéal de vertu derrière la construction de cet espace critique, mais qu’y aurait-il encore derrière cet idéal sinon une raison ? N’aurions-nous pas à faire à un relativisme de tournure universel justement à cause de cette raison ?
La critique de la « raison » par la raison
La réflexion sur la barbarie qui sert d’incipit à l’essai I, 31, atteste de l’inclusion de l’appréciation de l’autre-sauvage dans la dynamique très ancienne du même et de l’autre. Et Montaigne est beaucoup plus intéressé par ses effets que par sa théorie elle-même (être/non-être ; mouvement/repos34). 387Ce qui importe, c’est que dans cet incipit les termes de la problématique sont d’ores et déjà fixés. Et cela directement dans les termes de sa critique. L’épisode de la rencontre du « Roi Pyrrhus » avec l’armée romaine, ponctuant la portée historique de la problématique, marque le déplacement de la critique. Mais le terme « barbare » ne porte pas une connotation terminologique renvoyant à tel ou tel appareil militaire : le logos grec est l’élément déterminant de son ethos ; c’est ainsi que le roi avoue à propos des Romains : « la disposition de cette armée que je vois, n’est aucunement barbare » (I, 31, 202). En d’autres termes, une telle disposition militaire n’est pas éloignée de l’ethos grec, comme effet de son logos. Par conséquent, c’est la raison des Grecs qui est dévoilée, montrant son vrai visage dans les « opinions vulgaires », c’est-à-dire « la voix commune » (ibid.). Or, cette voix commune, qui prête sa physionomie à la doxa, était dissimulée par le masque de la raison, l’amalgame du logos avec l’ethos, ou bien la direction du logos par l’ethos. Quelques pages plus loin, après avoir établi le plan général de la critique, Montaigne précise : « comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la verité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes » (ibid., 205). Cette raison, que nous pourrions appeler raison-doxa – car expression majeure de l’opinion – ou raison-habitude – parce que conditionnée par la coutume –, déforme, aliène et détourne l’homme de « l’ordre commun » des propriétés et des vertus naturelles, donc de la raison même. « Ce n’est pas raison que l’art gaigne le point d’honneur sur nostre grande et puissante nature » (ibid., 205-206). D’autre part, dans une distance (supposée) des données contingentes, des opinions et des coutumes, Montaigne idéalise une raison pour laquelle il y aurait des règles tout à fait distinctes de celles d’un groupe ou d’une culture particulière. Par-là, il serait même acceptable – et c’est là une limite plus plausible du relativisme montaignien – d’établir un jugement conscient sur l’autre-sauvage, à condition que les règles ne soient pas celles des coutumes et des opinions courantes, mais qu’elles 388aient comme direction la voie de la raison : « Nous les pouvons donq bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous » (ibid., 210). Une chose propre au nom peut alors correspondre à la chose elle-même, à partir de cette raison.
Comment comprendre dès lors le positionnement de la raison dans l’appréciation de l’autre-sauvage ? En réponse à l’interprétation vue dans un passage précédent, selon laquelle Montaigne ne peindrait rien d’autre que son propre moi reflété dans l’autre, l’essai I, 37, par contre, affirme rigoureusement que l’appréciation de l’autre respecte pleinement son altérité spécifique, ce qui présente et justifie son champ intentionnel libre des opinions :
Je n’ay point cette erreur commune de juger d’un autre selon que je suis. J’en croy aisément des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, je n’y oblige pas le monde, comme chascun fait ; et croy, et conçois mille contraires façons de vie ; et, au rebours du commun reçoy plus facilement la difference que la ressemblance en nous. Je descharge tant qu’on veut un autre estre de mes conditions et principes, et le considere simplement en luy-mesme, sans relation, l’estoffant sur son propre modelle (I, 37, 229).
À partir de cet extrait, nous pouvons voir clairement la place de la différence. Comme déjà dit, elle ne désigne pas, chez Montaigne, le pôle de négation comme nécessaire à la construction du moi. La différence n’est pas pure, absolue. Au contraire, elle s’intègre à l’échelle des similitudes, des ressemblances. Dans ce sens, nous devons rappeler un autre principe, ou davantage un sentiment particulier, qui promeut le processus de reconnaissance : la sympathie. Celle-ci peut être décrite, comme l’a noté à juste titre J. Starobinski, comme la « forme expansive du sentir », et c’est elle qui inscrit « l’exigence morale d’universalité au niveau élémentaire », car la sympathie (« connivence sensible ») « s’étend aux animaux […] aux Cannibales d’Amérique, aux paysans et aux “pauvres gens”, à l’enfant qui tourmente le pédant, à tous ceux que l’on opprime au nom d’une connaissance outrecuidante35 ».
La sympathie se manifeste comme élément favorable à l’utilisation neutre de la raison ; elle est l’élément interne qui s’articule avec l’expérience elle-même. Celle-ci ne s’articule guère avec la raison sans l’action de la sympathie ; parce qu’ainsi la raison restera toujours dans l’ombre du 389jugement opiniâtre des passions. À l’évidence, dès le début du chapitre i, 31, Montaigne oppose « la voye de la raison » à « la voix commune » (ibid., 202), raison-doxa. La voie de la raison sera ensuite désignée « regles de la raison » (ibid., 210), expression reprise dans l’essai I, 37 (ibid., 231). L’opposition qui marque la disjonction entre ces deux raisons est claire. Ainsi l’on peut dire que la raison permet un jugement qui dépasse le jugement binaire, à condition qu’elle s’exerce, qu’elle force son propre intellect à quitter la zone de confort de l’opinion36. Peut-être, comme semble le prouver l’exemple du roi Pyrrhus face à l’armée romaine, y a-t-il un préalable intellectuel qui facilite l’accès aux voies de la raison. Si la condition privilégiée s’avère efficace, au sens de ne pas faire appel à de grands efforts intellectuels, le contact immédiat avec une expérience contrastée suffirait à réveiller la raison de la torpeur de la « voix commune ». Une telle observation demeure cependant contingente et partielle et ne dit pas grand-chose de la raison. Sans l’action de celle-ci, « les hommes, se jettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loix, se changent ou se deguisent facilement » (I, 26, 149). Que la raison ait pour tâche de démasquer la raison-doxa, il n’y a aucun doute. Et que la raison soit le principal moyen ou la principale procédure de reconnaissance intégrale de l’autre, cela ne pose pas non plus de problème. Ce qui semble poser, en effet, un problème, certes plus oblique, c’est la description approfondie et la localisation de cette raison. Il faut rechercher sa relation constitutive avec le moi, le nous européen, et avec l’autre-sauvage ou barbare. La raison échappe-t-elle à la pratique du même et de l’autre ? Ou, a contrario, revient-elle – bien qu’inconsciemment – sous la forme d’une aporie entre deux plans d’appréciation de l’autre ?
390Une seule et même raison pour tous ?
Le rôle de la critique
Or, soit le nous37, soit l’autre, sont toujours des constructions historiques, fruits d’un processus d’éloignement de ce qui est naturel38, originel, superposant couches sur couches d’opinions. Et l’uniformité de ces opinions consolide, à son tour, la voix commune en tant que « raison », de manière à ce que la raison semble avoir la même multiplicité de coutumes : « La raison humaine est une teinture infuse environ de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient : infinie en matiere, infinie en diversité » (I, 23, 112). Prenons néanmoins un peu de distance pour saisir la problématique, c’est-à-dire pour s’enquérir de savoir s’il existe dans cette multiplicité un fond commun de la raison, une « originelle source ». La première question qui en découle est : l’approche de l’autre fonctionne-t-elle dans un seul registre ? Si l’altérité des Amérindiens est reconnue dans sa particularité culturelle, l’être de cet autre est-il distinct de l’être de Montaigne, de celui des Européens ? Quand nous disons être ici, nous voulons désigner l’ensemble notionnel homme-humanité-espèce. Les Indiens d’Amérique doivent-ils être compris depuis la conception de l’homme en « gros », comme amalgame fragmenté du tout et des parties ? De plus, cet homme en « gros » correspond-il à une historicité générale, ou seulement contingente, dans les limites d’une géographie ? Voyons ce que l’essai I, 14 nous dit :
Si l’estre originel de ces choses que nous craignons, avoit credit de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable en tous : car les hommes sont tous d’une espèce, et sauf le plus et le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instruments pour concevoir et juger (51).
Ce raisonnement nous permet de saisir la question dans sa globalité. Dans le champ intentionnel de Montaigne, les Essais mettent en évidence la reconnaissance de l’autre, de sa culture, de sa langue. Mais, du point de 391vue de l’espèce, l’autre appartient-il à une échelle anthropologique qui tend vers le nous européen ? Nous reprendrons cette problématique peu après ; essayons maintenant de répondre à la question posée dès notre sous-titre : avons-nous, dans les Essais, une seule et même raison ? Et là il n’est pas question de la disjonction avec la raison-doxa. Le chapitre i, 14 postule, à côté des coutumes, la multiplicité de la raison ; mais qu’est-ce qui, dans cette multiplicité de la matière et de la forme, permet un lieu commun de la critique ? La critique qui permet de mettre le relativisme en marche, peut-elle fonctionner sans support dans une généralité ? Si la raison se trouve invariablement auprès de la coutume, ayant à peu près le même poids, donc particulière et contingente, comment pourrait-elle s’écarter de « l’empire de la coustume » pour exercer le bon jugement ?
Or, dès la première appréciation de la question, reprenant l’épisode du roi Pyrrhus, apparaît déjà la soumission de la voix commune au crible de la raison, comme aussi dans tout l’essai I, 23, où le relativisme culturel a été exhaustivement exposé. Ensuite, en I, 31, c’est cette même raison qui est évoquée pour dévoiler les faux jugements de l’opinion sur la supposée barbarie et sauvagerie des Amérindiens. Bien que tout soit en mouvement, l’habitude maintient sa force et son uniformité, ce que l’on peut constater depuis les jugements des Grecs sur les barbares jusqu’au jugement des Européens sur les Indiens d’Amérique. Les personnages changent, les époques sont différentes, mais la raison continue à être soumise aux décalages de la coutume. Il y a toujours une uniformité qui est propre à la coutume et à l’opinion, car ce sont les règles mêmes de la conscience qui les représentent39. Mais cette uniformité se manifeste dans la multiplicité, compte tenu que chaque culture a un champ propre d’opinions. Le mouvement au-delà de la voix commune demeure donc comme un rare prédicat de la raison.
La voie de la raison et ses règles sont appliquées non seulement pour juger les Anciens, les Européens modernes, mais également les Indiens du Brésil ultérieurement découverts. Il en est ainsi car tous appartiennent à une seule espèce. La multiplicité est dans l’unité et vice versa. Il y a une espèce unique, mais aussi toute une mosaïque de cultures et de coutumes qui coexistent. Nonobstant, la prévalence de l’opinion ne signifie pas la suppression d’une unité commune de la raison. Si l’action de la 392raison est une rareté dans l’individu, il est aussi difficile de rencontrer son unité commune, parce que « les premieres et universelles raisons sont de difficile perscrutation » (I, 23, 117). Dans un passage déjà cité, Montaigne précise les termes du jugement investi par la raison, lorsqu’il dit : en ce qui nous concerne, nous ne pouvons pas les juger barbares, il veut dire : par nos préjugés et nos opinions. Pourtant, selon les règles de la raison, tous sont susceptibles d’être légitimement jugés, même l’indien américain qui, de ce point de vue, peut effectivement être nommé barbare. Le fond commun de la raison semble alors être le vecteur même de la critique. Ce n’est que par un détachement critique que l’on peut apprécier la diversité des relations entre les cultures et distinguer les opinions du jugement impartial de la raison. Son actualisation dépend certainement des circonstances, aussi bien que du succès interne de la force de la raison face à celle de la coutume, mais pourtant seule la critique peut projeter son regard sur la totalité des parties, comme effet secondaire de la sympathie. Avec une intensité plus au moins grande, la raison est chez nous tous, elle est au-dedans de chacun, soit-il sauvage, ancien ou moderne. Si la critique ne s’accorde pas sur cette base commune de la raison, on ne pourra jamais dépasser la distinction entre raison et opinion, sinon dans une seule et même culture. Montaigne est lui-même la preuve de l’usage de ce socle commun, car son relativisme lui permet de repérer également la force de la coutume chez les Grecs, chez ses contemporains, et chez les sauvages. Et cela parce que le socle commun de la raison s’avère être la critique elle-même.
Les strates d’appréciation de l’autre-sauvage
Retour à la problématique de la conquête imaginaire
au chapitre iii, 6
Après avoir exposé les arguments qui prouvent la reconnaissance de l’altérité du sauvage, au-delà d’un portrait de soi, il faut désormais repérer le domaine dans lequel entrevoir cette reconnaissance : sans doute – comme en témoigne l’ensemble des Essais – sur le plan culturel, dont découle par conséquent le relativisme anthropologique. Ce relativisme 393englobe et unit donc ces deux registres. Toutefois, dans la mesure où Montaigne nous apprend que tous les hommes appartiennent à une seule espèce et possèdent, même si inactive, une raison commune (car « La verité et la raison sont communes à un chacun », I, 26, 152), ne pourrions-nous pas en déduire un champ ontologique40 de la raison, bien que conditionné par le principe de l’inconstance et de la multiplicité culturelle ? Le lecteur pourrait réfuter ce raisonnement et revendiquer l’immanence propre au champ anthropologique : le mouvement, le devenir, la multiplicité culturelle, l’imagination, etc. Il n’y a pas d’argument pour contrer l’idée qu’un éventuel champ ontologique soit directement lié au champ immanent de l’appréciation, du mouvement qui lui est propre. Qu’est-ce qui nous conduit donc à poser cette question ? C’est bien la raison elle-même. Non qu’elle ait une allure métaphysique tout court, mais précisément parce que la raison est seule capable de fournir les paramètres pour saisir les différences dans sa globalité, sans se soumettre aux lois de la conscience. La raison est le seul guide sûr que nous ayons comme faculté41. Il s’agit de quelque chose qui, même en appartenant au domaine anthropologique, échappe à la culture. Et sa réalisation, son actualisation, si l’on veut, échappe à l’ordinaire de l’expérience, tout en ayant besoin d’elle. Une conjoncture, que nous ne pourrions guère réduire à des efforts personnels, est préalable, donc nécessaire à l’actualisation de la raison. Inactive et sans effets, mais pourtant le seul moyen de bien juger, elle reste une idée presque métaphysique face à la concrétude des opinions. Le roi Pyrrhus illustre bien ce moment quasi magique d’éveil de la raison. C’est là l’expérience qui déclenche l’activité de la raison : par les voies de la comparaison, le roi s’aperçoit que les ressemblances dépassent la différence absolue. Notons que, tant que la condition ne se présente pas, la raison n’est pas de facto, même si elle est de jure, au sens de sa condition humaine partagée ; et de ce fait elle réfute l’idée même d’une métaphysique intégrale de la raison.
Nous avons de cette sorte au moins deux strates qui s’imbriquent, l’une dépendant de l’autre, puisque sans l’action de la raison, même Montaigne n’aurait pu mener à bien son relativisme culturel et anthropologique. Il reste toutefois une troisième strate à considérer, et c’est à 394travers elle que nous pourrons évoquer d’autres éléments dans le débat sur la conquête imaginaire des Amérindiens par les Grecs et Romains anciens : nous nous référons à l’histoire, ou plutôt à une vision tragique de celle-ci.
Le recours à une rencontre imaginaire du Nouveau Monde et de l’Antiquité n’est pas exclusivement celui au chapitre iii, 6. Comme le savent les lecteurs de Montaigne, ce recours apparaît aussi dans l’essai I, 31, dans des termes un peu différents, lorsque Montaigne regrette que les nations indigènes n’aient pas été découvertes « plustost, du temps qu’il avoit des hommes qui en eussent sceu mieux juger que nous » ; et il continue : « Il me desplait que Licurgus et Platon ne l’ayent eüe », pour faire connaissance de cette réalité si proche « de leur naifveté originelle » (ibid., 206). Le jugement le plus correct est alors donné par les règles de la raison, sans aucune connotation de tutelle ou de conquête ; au contraire, Montaigne laisse entendre que cette « heureuse condition d’hommes » aurait pu servir la réflexion sur le bien commun, question chère à toute la tradition de la philosophie politique42, puisque les peuples américains vivent, dans leur propre réalité (« ce que nous voyons par experience »), « la conception et le desir mesme de la philosophie » (ibid.).
L’appréciation dubitative de l’essai III, 6 a récemment été ranimée et placée dans le cadre général le plus pertinent des interprétations des essais américanistes de Montaigne43. Commençons par exposer les termes de la discussion. Il s’agit précisément de rechercher le rapport entre deux affirmations : la première désigne les Indiens du Nouveau Monde dans l’enfance de l’humanité ; la seconde, selon le procédé évoqué plus haut, imagine une conquête anachronique des Amérindiens par les Grecs ou les Romains de l’antiquité. Voyons d’emblée les références textuelles :
1) Notre monde vient de trouver un autre […] non moins grand, plain et membru que luy, toutefois si nouveau et si enfant qu’on luy apprend encore son a, b, c. (908) ; C’estoit un monde enfant (909) ; Voilà un exemple de la balbucie de cette enfance (911).
3952) Que n’est tombé soubs Alexandre ou soubs ces anciens Grecs ou Romains une si noble conqueste (910).
La question est certes épineuse et embarrassante. Ces deux déclarations – sur l’enfance balbutiante et sur une conquête imaginaire – pourraient-elles mettre un terme au « vieux rêve critique de l’approche innocente, de la saisie totale et pure de l’objet, dans le respect radical de son extériorité et de sa différence44 » ? La réponse sera donnée ensuite ; nous voulons d’abord fixer notre attention sur les termes en question, car c’est à partir d’eux que les propriétés – de l’enfance, de l’imagination, etc. – peuvent être appréciées.
L’affirmation selon laquelle Montaigne serait favorable à une véritable conquête des Amérindiens par l’antiquité gréco-romaine est sans doute peu consistante, parce qu’elle oublie le caractère anachronique du procédé imaginatif. De plus, une telle interprétation témoigne d’une certaine négligence exégétique en ce qui concerne le développement de l’exposé : la critique des violences de la conquête du Nouveau Monde qui la précède et lui succède. Le sens d’une telle procédure imaginative peut difficilement être trouvé à la surface, c’est-à-dire dans une possible vérité exprimée indirectement dans le cadre de la proposition conditionnelle : Ah si Platon avait connu ces peuples… Ah si c’était Alexandre… Dans les deux cas, il semble plus fructueux de sonder ce qui sous-tend les déclarations. Cela a déjà été fait d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, mais nous voulons essayer pourtant d’aller un peu plus loin – notamment en ce qui concerne l’ampleur de l’approche – afin d’apporter d’autres éléments pour la discussion, sans cependant nier les avancées récentes mises en lumière45.
Nier en bloc le caractère de l’enfance alors évoquée par Montaigne, serait résister non pas à une seule affirmation isolée, mais à au moins trois occurrences qui se suivent et ne semblent pas sans dessein. Nous aurions ainsi une dévaluation des données textuelles. Comparer l’enfance aux caractéristiques d’un personnage illustre, comme Socrate par exemple, peut être utile dans une certaine mesure, mais il s’agit néanmoins d’un parallèle qui demeure otage de limites constitutives bien nettes : la 396réalité individuelle d’un personnage historique face à la réalité actuelle de plusieurs peuples. Attribuer à cette enfance simplement une positivité sans contrainte, irait à l’opposé de la condition même de l’enfance : la dépendance46. L’enfance des habitants du Nouveau Monde se montre comme une donnée textuelle forte, car au-delà de sa récurrence, elle est argumentée. Prendre la question de cette noble conquête imaginaire comme le fait d’imposer la culture européenne ne semble pas non plus être une voie assez consistante, puisque les critiques de Montaigne envers la société qui lui était contemporaine sont connues de tous (quasiment tous les textes qui traitent des essais américanistes reprennent ces critiques). Donner de la teneur à une hellénisation imaginaire, impossible à réaliser, rappellerait de même les limites de l’Antiquité, car celle-ci, qu’elle soit grecque ou romaine, ne constitue pas un bloc homogène de positivités (morales, physiques, guerrières, etc.). Et vouloir annuler tout le relativisme et tout le panégyrique des qualités des indigènes américains à cause de cette conquête imaginaire, cela serait une tâche encore plus ardue ; car pour ce faire, il faudrait refuser le relativisme culturel qui dépasse l’appréciation du sauvage, comme aussi une série de données textuelles qui prouvent le contraire tout au long des Essais.
Les arguments contre le fait d’imposer la culture européenne aux peuples indigènes sont certes plus cohérents avec les essais américanistes et avec la totalité des Essais. Montaigne reconnaît la réalité distincte des cultures, reconnaît l’autre dans son altérité spécifique. Tout au long de cet exposé, nous ne nions pas le relativisme, au contraire, nous le reconnaissons bien qu’en problématisant d’autres notions alors impliquées. Avant de considérer la question sous l’optique de l’histoire, de cette vision tragique de l’histoire, nous allons exposer d’autres éléments qui n’ont pas été considérés jusqu’à présent. Une fois de plus nous chercherons à repérer le rôle qu’y joue la raison. C’est en l’analysant que nous écarterons les termes mêmes d’européanisation ou d’hellénisation, car il ne s’agit pas, en fait, de l’action d’un peuple sur un autre. Le nous, discrédité par Montaigne (« non pas eu esgard à nous ») pour juger de la sauvagerie ou de la barbarie de l’indien, ne cède pas à une pure généralité culturelle des Anciens grecs ou romains (modèles à la fois des vertus 397et des vices), puisque ceux-ci sont eux-mêmes partie constitutive de ce nous. L’essai « Des Cannibales » commence par démontrer l’action de la voix commune sur le peuple grec, c’est-à-dire la force et les effets des fausses imaginations, de la tromperie des opinions, de l’aveuglement de la coutume qui les maintient dans l’ignorance du jugement ; ignorance expresse dans la confortable formule de la barbarie « (car les Grecs appeloyent ainsi toutes les nations estrangieres) » (I, 31, 202). Dans ce même chapitre, Montaigne ne dit pas : Il me desplait que les anciens ne l’ayent eüe. Là, l’Antiquité est soigneusement nommée : « Il me desplait que Licurgus et Platon ne l’ayent eüe » ; « C’est une nation diroy je à Platon » (ibid., 206). Tandis que dans l’essai « Des coches » nous avons une nomination précise et ensuite la généralité : « Que n’est tombé soubs Alexandre ou soubs ces Anciens grecs ou romains une si noble conqueste » (III, 6, 910).
Faut-il croire que la nomination qui précède la généralisation doit délimiter cette dernière, c’est-à-dire autour des qualités d’Alexandre, dans ce que l’antiquité aurait de commun avec lui ? Dans un certain sens oui, mais tout en sachant que le fond qualitatif n’est pas le personnage lui-même. Évoquerait-on Platon, Lycurgue ou Alexandre s’ils ne faisaient pas un usage juste de la raison, distinct de la voix commune des opinions ? Ces personnages ne seraient-ils pas convoqués, dans ce registre imaginaire, précisément parce qu’ils sont des modèles du bon usage de la raison ? La raison n’est-elle pas la seule voie pour fournir les paramètres d’un jugement juste et propre, qui décante les passions et se distancie de l’uniformité de l’opinion ? Si nous voulons considérer les Anciens, grecs ou romains, nous devons les considérer d’après l’usage de la raison ; car en tant que généralité culturelle et historique, les Anciens sont eux-mêmes susceptibles d’être critiqués à l’égard de la raison. Par conséquent, même si l’Antiquité gréco-romaine apparaît généralisée (III, 6), nous devons voir clairement que cette utilisation ne fait pas preuve d’une positivité homogène, comme le prouve l’essai I, 31 et nombre d’autres. Au fond, Montaigne semble faire davantage un appel à la raison qu’un appel proprement culturel, malgré la mention qu’il fait aux vertus de ces peuples anciens. Seule la raison permet de juger à la fois les Anciens, les contemporains européens, et les Amérindiens, comme déjà dit : puisque cette raison est le paramètre par excellence du jugement, et le seul ayant un visage « supra-culturel » : la critique.
398Approchons-nous des termes de la noble conquête imaginée au chapitre « Des coches », et analysons-les séparément pour mieux en saisir les nuances. Ce que Montaigne envisage, lui-même, sont :
des mains qui eussent doucement poly et defriché ce qu’il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produit, meslant non seulement la culture des terres et ornement des villes les arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslant les vertus Grecs et Romaines aux originelle du pays ! (III, 6, 910).
Tâchons d’emblée de saisir les connotations possibles qu’y prend le terme « sauvage ». Le chapitre i, 31 nous a déjà mis en garde contre un usage péjoratif à propos des Amérindiens : ceux-ci sont des sauvages au sens de ce qui est naturel, de ce qui n’a dépendu que des soins de la nature, de sorte qu’ils maintiennent « vives et vigoureuses les vrayes, et les plus utiles et naturelles vertus et proprietez » (I, 31, 205). Les Européens, frelatés par la technique, par les arts et opinions, sont les vrais sauvages ou, comme l’on a déjà dit, les Cannibales du royaume47. Sur ce sujet, il est impératif de bien distinguer les niveaux d’appréciation : d’un côté l’appréciation d’une culture en soi, aperçue dans son champ symbolique par le biais du relativisme culturel ; et d’autre côté la culture jugée du point de vue de la raison, c’est-à-dire de l’approximation maximale de l’intelligence ou de la raison naturelle. Il s’agit en effet de deux cas d’évaluation bien distincts. Prenons les deux exemples qui ont le plus frappé et scandalisé les Européens par rapport aux sauvages de l’Amérique : les guerres et le cannibalisme. Nous y rencontrons une subtilité qui nous échappe normalement, car oblitérée par le contexte dans lequel elle s’insère. Du point de vue du relativisme culturel, de l’analyse de chaque culture en soi, les guerres des Amérindiens expriment noblesse et même générosité ; et le cannibalisme est aussi évalué comme un rite plein d’héroïsme et de symbolisme, eux aussi liés aux affaires de guerre, en tout cas comme un fait culturel. Observons de manière plus nette les termes alors mis en avant. Eu égard aux règles de la raison, il n’est plus possible de laisser libre cours à la présomption de l’opinion ; on peut dire qu’ils sont des barbares dans la même mesure 399que les Européens le sont. Or, le naturel dans lequel Montaigne encadre le sauvage ne fait pas de celui-ci une réalité exempte du jugement de la raison. Le sauvage est reconnu dans sa différence, et même encensé, mais l’éloge n’est pas aveugle, sans borne, et encore moins lorsqu’il est évalué au crible de la raison. Si Montaigne dit que les sauvages ne doivent pas être jugés par l’opinion, cela ne signifie pas pour autant que, par la raison, on ne trouve pas d’actions barbares chez ces derniers : « nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie » (I, 31, 210). Si les Européens les surpassent en barbarie, c’est parce que les sauvages ont également leur propre barbarie, même si c’est à une plus petite échelle. Le caractère noble de la guerre ne fait pas de la guerre un bien irréprochable ; au contraire Montaigne n’oublie pas de la caractériser comme un mal de l’humanité : « Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir » (ibid., 210 ; je souligne). La raison mène au relativisme, mais sans effacer pour autant la réalité des choses en elles-mêmes. Pour un Spartiate, la guerre est un symbole de courage, d’héroïsme, comme pour les Amérindiens ; et pour l’Européen moderne, l’invasion du Nouveau Monde est parée des beaux noms de conquête, de découverte, etc., mais cet enjolivement ne masque pas, n’élimine pas, n’adoucit pas l’extermination massive qui y a été pratiquée48. Comprendre les motivations respectives de chaque culture est une chose, vouloir effacer le sens réel de leurs effets par le relativisme en est une autre. La guerre, quelle que ce soit la culture, est une maladie humaine.
Analysons enfin la question sous l’angle de la vision de l’histoire. Si Montaigne ne conçoit pas l’histoire et le temps de manière linéaire49, il ne manque pas de faire un bilan du décalage historique entre les deux mondes :
Si nous concluons bien de notre fin, et ce poëte [Lucrèce] de la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne faira qu’entrer en lumiere quand le notre en sortira ; l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur. Bien crains-je que nous aurons bien fort hasté sa declinaison et sa ruyne par notre contagion, et que nous aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts (III, 6, 909).
400Cet extrait, extrêmement riche en significations, nous sert à peser la pertinence ou la non-pertinence d’une conquête imaginaire. Cette image effrayante de l’histoire de l’humanité ne doit pas nécessairement être comprise dans une linéarité du temps. Elle en dit beaucoup plus sur la rencontre non linéaire de deux historicités qui inévitablement se trouvent dans un plan général de l’histoire. Et chaque historicité progresse dans la non-linéarité qui lui est propre. De toute façon nous y trouvons une prédiction, une image prévoyante des déploiements de l’histoire et de ses résultats dans le temps. Si l’on se souvient de l’équilibre recherché par Montaigne dont parle Pascal, on pourrait y trouver une possible justification de la conquête imaginaire : à travers cette conquête le déséquilibre alors prévu pourrait être atténué. Cet argument pose sans doute d’autres problèmes.
Le terme « sauvage », pensé relativement aux populations indigènes, désigne uniquement ce qui est naturel, ce qui n’est pas passé par les interventions majeures des arts et des techniques. Cela n’a pas une connotation de tabula rasa : les Amérindiens ont leurs techniques, leurs habitations, leurs rites, leur langue, de la musique et de la poésie ; tous ces arts demandent du perfectionnement, du temps, de la technique et de l’exercice. À propos de ce constat, on ne saurait cependant conclure en faveur d’une parité technologique entre les deux mondes. On pourrait tout au plus affirmer que les techniques sont conformes aux besoins réels de la culture amérindienne50. Il ne semble pas, toutefois, que ce soit cet aspect qui puisse empêcher ce déséquilibre universel (« nous luy aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts » ; je souligne). La conquête imaginaire repose pratiquement sur un triptyque (sans compter ici la tâche de décanter ce qu’il y a de sauvage chez les indigènes) : 1) le soin et la promotion de ce qui avait déjà été érigé par la nature (« les bonnes semences que nature y avoit produit ») ; 2) l’enseignement et l’apport de l’agriculture, de l’architecture et des techniques ; 3) l’échange, la rencontre entre les vertus sauvages et celles des Anciens gréco-romains. Le premier axe de ce triptyque ne semble laisser aucun doute qu’il s’agisse d’une « leçon » donnée aux conquérants espagnols51, non pas en envisageant 401d’éliminer l’œuvre de la nature, mais en la maintenant. Le second, sur les apports techniques, ne doit être appliqué que dans la mesure où les sauvages en ont besoin. Mais nous savons bien qu’ils vivent dans une « grande abondance52 », qu’ils ont leurs maisons53 et les arts nécessaires pour approvisionner leurs activités individuelles et collectives ; cela marque donc plutôt un dédoublement de la leçon antérieure. Le troisième reste le plus intrigant. Que faut-il entendre par « vertu » ? Car s’il s’agit de vertus physiques, les indigènes n’ont rien à envier aux Anciens54 ; pareillement pour tout ce qui touche aux vertus guerrières et héroïques, etc. « En ceux là [les sauvages] sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprietez » (I, 31, 205). Il ne semble pas non plus qu’il s’agisse d’une référence aux vertus intellectuelles, car les sauvages font usage de leurs lumières naturelles55. Nous continuerons à nous interroger sur le sens que les vertus des Anciens peuvent avoir. Revenons d’abord à ce que nous avons laissé de côté dans le triptyque de la conquête, à savoir la sauvagerie qui doit être épurée.
Nous avons essayé de montrer que la ressource des Anciens grecs ou romains est due précisément à leur bon usage de la raison, et précisément pas en raison d’une généralité culturelle. Du point de vue du relativisme, la guerre et le cannibalisme sont reconnus comme des données culturelles propres à un système symbolique particulier. Ces éléments semblent cependant susceptibles d’être polis du point de vue de la raison, spécialement la guerre, maladie humaine. Mais une fois ce « polissage » mis en pratique, nous aurions une restriction paradoxale par rapport à ce qui est propre à l’appréciation relativiste, car ainsi on enlèverait exactement ce qui est spécifique à l’ethos sauvage, à « leur science ethique ».
En partant d’une autre hypothèse, nous pourrions nous demander si la sauvagerie à polir, à épurer ne serait précisément pas celle qui a été acquise par la contamination des Européens (« nostre contagion »), 402car « nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos meurs » (III, 6, 910). Et la vertu portée par les Anciens serait la prudence pour se défendre et échapper à la séduction56 et à l’ambition des explorateurs, de manière à vaincre ainsi « la lácheté de l’humaine creance ! » (ibid., 914). Un autre exemple de cette sauvagerie susceptible d’être polie concerne le cannibalisme, ou plutôt la pratique que les Amérindiens ont adoptée à l’instar des Cannibales du royaume. Contrairement aux anciens Scythes57 et à d’autres peuples58 qui pratiquaient le cannibalisme comme moyen de subsistance, le cannibalisme des Indiens décrit par Montaigne est lié aux rites guerriers, pour « representer une extreme vengeance » (I, 31, 209). Il ne s’agit pas de polir ce cannibalisme-là59, mais plutôt de s’attaquer à la pratique que le Cannibale a apprise avec les envahisseurs portugais et que, par son haut degré de cruauté, il a adoptée contre ses ennemis60.
La ressource de la conquête imaginaire peut être soit une figure de pensée, soit une leçon, mais elle peut aussi, bien qu’en un second plan, avoir le sens d’un paramètre pour polir la sauvagerie acquise dans la contagion par l’envahisseur européen. Dans ce cadre, la vertu des Grecs et des Romains pourrait avoir le mérite, ou bien la vertu, de ralentir l’avancée des techniques qui ont également été apprises61, car beaucoup d’entre elles sont inutiles, comme la science même peut l’être pour le 403vieux monde62. La rencontre entre ces deux mondes a provoqué une série de changements effectifs et préjudiciables à la culture indigène et à l’équilibre universel ; et Montaigne est attentif à ces changements : « Bien crains-je que nous aurons bien fort hasté sa declinaison et ruyne par nostre contagion » (III, 6, 909). C’est peut-être là que nous trouvons la raison pour laquelle Montaigne insiste sur le maintien de « bonnes semences que nature y avoit produit » (ibid., 910), pour repousser ainsi la paralysie universelle entrevue dans sa vision tragique de l’histoire humaine. Nous concluons cette réflexion par une citation qui peut illustrer et élucider notre inflexion (à l’intérieur même du processus imaginatif), sur les caractéristiques susceptibles d’être polies au profit des Amérindiens eux-mêmes :
Trois dentre eux, ignorans combien coutera un jour à leur repos et à leur bon heur la connoissance des corruptions deçà, et que de ce commerce naistra leur ruyne, comme je presuppose qu’elle soit desjà avancée, bien miserables de s’estre laissez piper [tromper] au desir de la nouvelleté, et avoir quité la douceur de leur ciel pour venir voir le nostre, furent à Rouän […] (I, 31, 213).
Enfance, « Lumières » et Aufklärung
Il est impératif de renforcer l’idée que la figure de l’enfance doit être prise dans son cadre précis, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de l’état initial d’un individu, mais de l’enfance d’une société, ou plutôt du caractère enfantin de l’humanité. Cette perception n’efface cependant pas toutes les caractéristiques normatives de l’enfance auxquelles la métaphore peut se référer. Et Montaigne le souligne bien : ils apprennent encore leur a, b, c. On peut y voir à la fois une ironie, dirigée vers les colonisateurs, comme aussi un aspect palpable de la réalité indigène considérée par rapport aux progrès des sciences et des lettres en Occident. En appréciant le point de vue général de l’histoire de l’humanité, dans ce présage 404tragique, pourtant plein de raisonnement empirique, nous avons éludé un terme, afin de ne l’analyser qu’en un dernier temps. Montaigne prévoit que le Nouveau Monde « ne faira qu’entrer en lumiere quand le nostre en sortira » (III, 6, 909 ; je souligne). S’il ne s’agit pas des lumières ou des propriétés naturelles, toutes deux manifestes et reconnues dans la réalité sauvage, quelles sont ces lumières, et comment pouvons-nous les comprendre ?
« Qu’est-ce que les Lumières ? », s’interroge Kant dans sa célèbre Réponse à la question : qu’est-ce que les « Lumières » ? Et dans la suite il répond : c’est « la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable63 ». Cette minorité désigne le manque d’autonomie quant à l’utilisation de l’entendement, dans la mesure où l’on a besoin d’un autre pour être guidé dans cette pratique, car « la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui64 ». Kant appelle cet engagement sapere aude. Pourrions-nous entendre les « lumieres », auxquelles Montaigne fait référence, comme une équivalence de cette sortie autonome de la minorité dont parle Kant ? Les essais américanistes nous apprennent que les Amérindiens possèdent leur lumière et leurs propriétés naturelles, qui d’une manière ou d’une autre, sont plus proches de la raison que ne l’est l’Européen moderne. Par rapport à eux-mêmes, ils sont complètement autonomes et n’ont pas besoin de l’autre pour accomplir leurs tâches (ce dont Rousseau fera l’éloge au xviiie siècle, dans son Discours sur l’inégalité). La relation avec l’Aufklärung est-elle donc déplacée ? Regardons posément ce qui nous amène à articuler ces deux mouvements qui marquent deux étapes très significatives de la modernité.
Nous venons de montrer dans le passage précédent que, bien qu’il s’agisse toujours d’une conquête imaginaire, si elle avait pu s’effectuer, elle aurait poli la sauvagerie héritée des sauvages civilisés, notamment les méthodes les plus violentes pour tuer les ennemis, et aurait aussi servi à retarder l’avancée délétère des techniques et des arts acquis. Il s’agit certainement d’hypothèses, qui ne manquent cependant pas de plausibilité, surtout si nous les analysons à la lumière de la vision tragique du 405déséquilibre universel de l’histoire (« L’univers tombera en paralisie ; l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur »). Néanmoins, peu (sinon rien) nous conduit à croire que ces lumières – que les sauvages n’atteindraient que lorsqu’elles abandonneraient le monde civilisé – garantiraient une sortie de la minorité ; plutôt, elles plongeraient les sauvages davantage dans la ruine. Les lumières en question n’ont donc pas une connotation positive homogène. D’une manière générale, notre comparaison avec la notion kantienne s’avère peu certaine, car les sauvages n’ont nul besoin des colonisateurs pour faire usage de leurs lumières naturelles, de leur entendement. Dans quel sens, alors, la comparaison gagne-t-elle un sens ? Il y a vraisemblablement quelque chose qui caractérise ce « monde enfant » qui pourrait justifier la nécessité d’autres « lumieres », pour apprendre, par exemple, à bien agir face la flatterie mensongère des explorateurs espagnols ou portugais. L’antidote est toujours extrait du poison lui-même. Rappelons que dans ce « point heureux » de l’humanité, en plus d’être exempts de la plupart des maladies qui sévissaient en Europe, ces sauvages ne connaissaient pas « les paroles mesmes que signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la detraction, le pardon », etc. (I, 31, 206-207). De l’autre côté de l’océan, en plus de connaître tous ces mots, on y trouvait tous les actes correspondants, bel et bien répandus. En ce sens, une question surgit : les lumières naturelles suffisent-elles à mettre les sauvages à l’abri d’une telle dépravation, malice et méchanceté ? À l’évidence, cela ne semble pas être en accord avec ce que nous raconte de manière exhaustive l’histoire des colonisations en Amérique.
L’enfance à laquelle Montaigne fait référence peut désigner, au-delà des « commencements naturels », l’innocence, cette « naifveté originelle » (ibid., 206). Du xvie au xviiie siècle, les récits ne cessent de décrire cette innocence, cette bonté naturelle, avec la même intensité dont ils parlent de la liberté, de la paresse, de la mélancolie, du libertinage, etc. Revêtus d’une telle bonté et gardés dans l’innocence, les sauvages sont devenus des proies faciles pour les colonisateurs qui ont trouvé dans cette innocence le bon moyen pour les tromper, les exploiter, les asservir et finalement de les exterminer. Le problème n’est donc ni la lâcheté, ni la paresse dont parle Kant, mais l’extrême bonté et l’innocence originelle, très proche de celle de l’enfant. Un autre texte de Kant, dans son Anthropologie, illustre bien la question :
406« Cet homme a un bon naturel » signifie : il n’est pas entêté, il cède volontiers ; il est à vrai dire sujet à l’irritation, mais il se calme facilement [comme un enfant, ajouterions-nous] et ne garde pas rancune (il est négativement bon). – Au contraire, l’expression « il a bon cœur » a beau désigner un certain type de sensibilité, elle veut dire bien davantage. C’est une impulsion au bien pratique, bien qu’exercé hors des principes ; si bien qu’un homme de bon naturel et un homme de bon cœur sont tous deux des gens dont, avec un peu de ruse, on peut faire ce qu’on veut65.
Le sauvage ne dépend pas des lumières de l’Européen pour assurer sa vie pratique66 ; comme son « bonheur [ne] dépend [pas non plus] du choix d’un autre67 », puisque les sauvages savent « heureusement jouyr de leur condition » (I, 31, 210). Le « problème » – face à l’Européen (vrai problème) – semble bien être cette innocence, cette naïveté originelle, cette bonté extrême : « quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy de n’en avoir pas tant qu’eux [les Indiens] : ils se sont perdus par cet advantage, et vendus, et trahis eux mesme » (III, 6, 909). Protéger cette enfance innocente de la malveillance, de la cupidité, ainsi que régler l’utilisation des arts et des sciences acquises, semble quelque chose de palpable et de justifiable. De ce point de vue, les Amérindiens resteraient néanmoins dépendants de cet apprentissage, d’une tutelle (inaccessible) qui les préserverait de la tutelle des colonisateurs. La « fraternelle societé et intelligence » (ibid., 910) restant toujours impossible à réaliser (sauf comme effet peu attendu des leçons), le sauvage resterait à cet égard dans sa minorité. Non pas exactement dans les termes de Kant, puisqu’ils n’ont pas besoin de l’Européen ou des Anciens pour faire usage de l’entendement, mais parce qu’ils ont pourtant besoin d’un apprentissage pour les protéger de la subjectivité européenne, compte tenu ses effets néfastes. De même, ce ne serait que par la raison qu’ils pourraient se débarrasser des acquisitions violentes, des arts qui les mèneront bientôt à la ruine, etc.
407Liberté, Lumières, Langage, « Science éthique »
Comment la réponse expérimentale à la question (laboétienne) de la Servitude volontaire peut-elle ouvrir une autre voie d’appréciation à la pratique du Même et de l’Autre ?
Il s’agit certes d’une réponse oblique et expérimentale que Montaigne donne à la question de la servitude volontaire68 ; d’abord parce qu’elle est formulée en d’autres termes, où la critique n’émerge pas du champ politique du même (l’État, le tyran, etc.), mais du registre de l’expérience de l’autre. Autant il est avéré que cette réponse est extraite d’un champ ethnographique, donc d’une culture particulière, autant elle ne cesse d’exprimer une certaine valeur universelle, qu’il s’agisse de la notion de justice, ou de la lutte dialectique des classes avant la lettre, c’est-à-dire de la question de l’inégalité sociale69. Dans cet échange, c’est la « superbe raison » – selon l’expression de Pascal70 – qui soumet ces deux réalités à son universalisme non-substantiel et hétérogène. La relation apparemment paradoxale entre relativisme et universalisme ne vise donc pas à délimiter une territorialité ou une historicité de la question qui entremêle liberté et servitude71. À l’aune du caractère transhistorique et sans géographie mis en avant par La Boétie, Montaigne reprend la tension entre liberté et servitude dans ses essais américanistes.
408Pour Jean Starobinski, la question doit être saisie depuis la notion d’amitié72 comme devise pour reprendre la question laboétienne :
Parlant de son amitié avec La Boétie, Montaigne […] écrit : « Nous estions à moitié de tout ». Et voici, de son entretien à Rouen avec trois sauvages d’Amérique, l’un des propos que Montaigne a retenu : « Ils ont une façon de langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres ». Or, ce partage et cette amitié universalisés, dans les mots que Montaigne rapporte, font naître la critique des inégalités, que les cannibales décèlent en France d’un coup d’œil : « Ils avoyent aperçu qu’il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté […]73 ».
Ce même moyen de refuser la servitude est également décrit dans l’essai III, 6, où l’on voit que même la mort est préférable à la soumission, à la servitude74. La notion de complémentarité sociale explicitée dans leur langage trouve, d’une part, un écho dans l’amitié Montaigne-La Boétie, et d’autre part s’oppose à la fausse amitié des colonisateurs (« couleur d’amitié et de bonne foy », III, 6, 910). Mais revenons au texte kantien pour bien aligner les termes de notre inflexion. Selon Kant, il existe un certain nombre de peuples qui restent – même après que la nature les ait éloignés d’une condition minimale de l’entendement (naturaliter maiorennes) –, soit par paresse soit par lâcheté, dans la minorité, donc dans une situation qui rend « facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers75 ». Or, les sauvages ont pu être trompés pendant un certain temps, mais sans attendre ils se sont opposés à la tutelle des exploiteurs jusqu’à la mort. La critique énoncée dans le discours du capitaine cannibale décèle et dénonce la minorité au sein de la société civilisée. La moitié de la population assujettie à la 409faim et à la pauvreté reste dans l’état de minorité, tant par l’absence de liberté que par l’usage précaire des lumières. Le sauvage opère dès lors une véritable inversion des termes qui définissent les lumières chez Kant. « Or, pour ces lumières, il n’est rien de requis d’autre que la liberté76 ». Cette liberté, reconnue par Montaigne (ainsi qu’ultérieurement par Locke, Montesquieu, Voltaire, Buffon, Rousseau et d’autres) chez les Cannibales, est la condition d’un renversement de la pratique du même et de l’autre, ainsi que de la division entre majorité et minorité. C’est la raison naturelle du sauvage qui résonne dans sa science éthique, de sorte que la critique dévoile doublement l’égarement de la raison chez l’Européen civilisé : comment un roi peut-il, dans sa minorité, en commander d’autres qui sont dans l’âge adulte et jouissent, au moins apparemment, de jugement ? Le capitaine sauvage décèle ainsi une minorité déguisée en majorité. La deuxième critique est encore plus profonde car en termes kantiens, même si les Européens prenaient soudainement la décision de se rebeller contre les inégalités et de mettre feu aux maisons des riches, etc., rien ou presque ne changerait en ce qui concerne l’usage de l’entendement. « Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse », dit Kant, « mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront77 ». Nous avons ici l’indice par lequel nous pouvons concevoir non seulement une inversion des termes majorité/minorité, mais aussi une majorité cannibale, dans la mesure où elle efface les contours précédemment envisagés au moyen d’une conquête imaginaire (polir la sauvagerie européenne qui avait été transmise aux Indiens, réglementer l’usage des arts également acquis). Le sauvage ne dénonce pas seulement la minorité au sein de la société européenne, il atteste sa majorité dans l’étendue de l’universel. Dans la réalité cannibale, la notion de justice ne glisse pas du logos à l’ethos, mais de l’ethos au logos puisque le sentiment précède toujours la dénomination. Si l’Indien se conçoit comme la moitié de son semblable, c’est parce que le sentiment de complémentarité – comme sympathie ou amitié – était déjà présent dans leur « science ethique ». Par conjecture, disons que le discours du capitaine cannibale aurait réveillé une révolution qui a bouleversé l’état social inégalitaire en Europe. De ce fait, l’autonomie de l’entendement ne serait pourtant pas une acquisition instantanée du résultat ahurissant d’une 410telle insurrection. La critique exposée dans le discours du chef cannibale confirme l’utilisation autonome de la raison, des lumières naturelles, de l’entendement, quel que ce soit le nom qu’on veuille lui donner. Et la preuve se vérifie non seulement dans le discours critique, mais dans la pratique, dans la défense inconditionnelle de la liberté (condition primordiale de l’autonomie selon les propres termes de Kant), dans le refus d’une raison qui tolère l’inégalité. L’autonomie, c’est-à-dire l’usage intégral des lumières, est déjà une réalité dans la société cannibale, elle n’a pas besoin d’une révolution. C’est ainsi que le « Capitaine » indigène prononce son discours avec un naturel extrême, car il est en pleine possession de sa raison naturelle. La majorité sauvage accède donc à l’universalité, elle extrapole le champ culturel qui lui est particulier, des habitudes, des rites et des coutumes, car c’est sa raison même qui s’identifie substantiellement avec la raison distincte de la raison-doxa. Un extrait du chapitre i, 31, traitant de la démonstration de l’universalité du mariage chez les indigènes, peut être appliqué – sans préjudice exégétique – à l’utilisation de la raison dans le discours critique du Cannibale. Voyons-le :
Et, afin qu’on ne pense point que tout cecy se face par une simple et servile obligation à leur usance et par l’impression de l’authorité de leur ancienne coustume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l’ame si stupide que de ne pouvoir prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance (p. 213).
Or, étant donné que cette « suffisance » apparaît comme déplacée du cadre mimétique de la coutume, ne pourrait-elle pas être considérée par ailleurs comme un équivalent anticipé de l’autonomie que Kant exige pour le bon usage de l’entendement et pour l’acquisition de la majorité ? Nous répondrions, sans hésiter, de manière affirmative. Et nous ferions encore référence à la ressource imaginative utilisée pour la première fois dans l’essai I, 31, où le Cannibale, avec son expérience d’égalité sociale, aurait pu servir de matière à la tradition de la philosophie politique pour repenser les moyens de gérer le bien commun : « Combien trouveroi il [Platon] la republique qu’il a imaginée, esloignée de cette perfection : “viri a diis recentes” » (I, 31, 207). Bien plus qu’une leçon, ne pourrions-nous pas y voir déjà les contours d’un renversement de la tutelle ? La raison naturelle – déployée à la fois dans la « science ethique » et dans le langage des indigènes –, lorsqu’elle décèle la précarité de l’usage de la raison, et refuse jusqu’à la mort la servitude, n’affirme-t-elle pas la pleine autonomie du sauvage, donc 411sa majorité ? Avec la critique du capitaine cannibale, Montaigne ne conduit pas l’autre vers le même78, malgré le fait qu’il identifie l’autre-sauvage sur une échelle des similitudes. Le même est détrôné dans la mesure où l’autre fait preuve d’une raison plus éclairée que celle du nous. Le même, pensé dans le registre anthropologique, n’a donc plus de privilège, car sa raison-doxa a été décelée comme fausse, comme masque de la coutume ; alors que l’autre-sauvage s’approche davantage de la raison, comme le prouve son jugement sur les inégalités. Ainsi, le sauvage bascule le socle du même, du moi et du nous, parce qu’il apparaît d’ores et déjà comme modèle de suffisance et d’utilisation correcte de la raison. La chose, une fois dégagée du nom, va au-delà du support qui lui a été donné, le sauvage ouvre un discours au-dedans de l’essai qui échappe aux propos généraux de Montaigne (critique, relativisme, leçons). Comme le dit Kant, « l’usage public de notre […] raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes79 ». C’est exactement cet usage public de la raison naturelle, dans la critique du capitaine, qui libère ou projette la réalité cannibale au-delà de la conception des essais amérindiens.
La réponse expérimentale de Montaigne au problème exposé par La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire, va au-delà de ses propres préceptes en politique. Montaigne ne serait pas favorable à une réponse violente au gouvernement80, comme le propose le capitaine cannibale. La réponse dépasse aussi la proposition de La Boétie, qui resterait dans le cadre d’une résistance passive : le boycott contre le tyran81. Et, enfin, elle irait au-delà aussi des postulats de Kant qui penche plus en faveur d’un « projet destiné à protéger les communautés82 ». Kant sait néanmoins que les institutions sont des « instruments mécaniques d’un usage de la raison, ou plutôt 412d’un mauvais usage des dons naturels83 ». En dépit de cette conscience, Kant tend à attendre « un chef d’État qui favorise les lumières84 ». Mais les sauvages, libres, sains, et bien pourvus par l’abondance naturelle n’ont pas connu la « miserable condition humaine » de l’Européen. Comme déjà dit plus haut, les Cannibales font, au contraire, preuve d’une « heureuse condition d’hommes ». C’est du point de vue de cette énorme différence et distance qui sépare le sauvage de l’Européen, que le premier dépasse les limites de la tolérance aux maux de la civilisation. La liberté sauvage n’a rien à voir avec « la vagabonde liberté de nos fantasies » (I, 14, 58), mais elle a à voir avec l’expérience de l’organisation sociale sans « magistrat » et sans « superiorité politique ». Si « nostre viguer et liberté est esteinte », celle du sauvage se maintient vive, étincelante dans sa force naturelle. Montaigne est tout à fait conscient que sa réponse à la question laboétienne dépasse ses résolutions politiques : « Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature » (I, 23, 116). La raison sauvage ne se réalise pas dans la raison d’État, sa fin n’est pas le droit mais le bonheur, la liberté, la « puissance d’agir » (I, III, 18). En bref, le Cannibale rejette toute l’ombre d’acclimatation de la servitude, qui limitera les contractualistes modernes à penser toujours sous un toit indépassable d’inégalités, inscrites dans la pierre comme tolérables. La majorité sauvage ne tolère pas les inégalités sociales, un tel déséquilibre représente une « estrange » absurdité, donc un anathème selon le système organisationnel des Indiens.
Leonardo Oliveira Moreira
Doctorant en Philosophie
Université de São Paulo – USP/Université Paris 1 – Panthéon – Sorbonne
Centre d’Histoire des Philosophies Modernes de la Sorbonne
(HiPhiMo – EA 1451)
1 Cf. Christine Mauduit, La Sauvagerie dans la poésie grecque d’Homère à Eschyle, Paris, Les Belles Lettres, 2006.
2 De Girolamo Benzoni Milanese, voir La Historia del Mundo Nuovo [1565], Venise, Pietro et Francesco Tini frateli, 1572 ; sur Sepulveda, voir Bartolomé de Las Casas, La Controverse entre Las Casas et Sepulveda, précédé de Impérialisme, empire et destruction, introduit, traduit et annoté par N. Capdevila, Paris, Vrin, 2007. De Joseph de Maistre, voir Les Soirées de Saint-Pétesbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence (1822), et l’Examen d’un écrit de J.-J. Rousseau sur l’inégalité des conditions parmi les hommes (1979) ; de Cornelius de Pauw, voir Recherches philosophiques sur les américains ou Mémoires intéressants pour servir à l’histoire de l’espèce humaine (1768). Et de Buffon, voir dans son Histoire naturelle, le chapitre sur les « Variétés dans l’espèce humaine ». Pour une étude globale de la réception des sauvages dans la pensée philosophique moderne, voir Antonello Gerbi, La Disputa del Nuovo Mundo[1955], a cura di Sandro Gerbi ; con un saggio di Antonio Melis, Milan, Adelphi edizioni, 2000.
3 Voir Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale : des généalogies bibliques aux théories raciales (1500-1700), préface de F. Lestringant ; traduit par A. Estève et P. Gabellone, Lecques, Théétète, 2000.
4 Sur le caractère notionnel du Sauvage, voir François Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Paris, Galaade Éditions, 2005.
5 Voir Claude Lévi-Strauss, « Une science révolutionnaire : l’ethnographie », dans De Montaigne à Montaigne, éd. établie et présentée par Emmanuel Désveaux, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 37-38.
6 Ibid., p. 38.
7 Nous empruntons l’expression à Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 7.
8 Toutes les références aux Essais renvoient à l’Édition Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004.
9 Hobbes, Le Citoyen[1642-1647], Chronologie, Introduction, Bibliographie et notes par Simone Goyard-Fabre, traduction de Samuel Sorbière, Paris, GF Flammarion, 1982, Préface, p. 74.
10 Puisque, comme l’a bien observé Georges Gusdorf, « la théorie du droit naturel suppose, avant la constitution des sociétés politiques, l’existence d’une “société de nature” », Les sciences humaines et la conscience occidentale VI. L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1973, p. 511.
11 À ce sujet, voir l’excellente analyse de Sergio Landucci, I Filosofi e i selvaggi (1580-1780), Bari, Laterza, 1972.
12 Lévi-Strauss, d’une autre manière, divise la raison en trois types, voir « Retour à Montaigne », dans De Montaigne à Montaigne, op. cit., p. 78sq.
13 II, 19, 668 : « il s’en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison ».
14 « Certes, c’est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l’homme » (I, 1, 9).
15 Voir Mitchiko Ishigami-Iagolnitzer, « Montaigne et la relativité », dans Claude Blum et François Moureau, Études montaignistes en hommage à Pierre Michel, Paris, Champion, 1984, p. 131-138, à la p. 131.
16 Voir Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993, p. 459.
17 Blaise Pascal, Entretien de Pascal avec le M. de Saci, Aix, éditions Provençales, 1946, p. 58-59.
18 Selon Michel de Certeau, « cette différence, progressant à travers les codes à la manière d’une fêlure, se trouve traité par l’Essai [I, 31] au double niveau du mot (“barbare”, “sauvage”), unité élémentaire de la nomination, et du discours, envisagé sous la forme des témoignages référentiels (antiques ou contemporains) », Le lieu de l’autre, Paris, Seuil, 2005, p. 190.
19 Comme l’a noté Tristan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 59.
20 « Il ny a ni raison, ny prescription, ny force, qui puisse contre son inclination et son chois » (I, 14, 57).
21 Voir sur ce sujet le chapitre iii (« La relation à autruy ») de J. Starobinski, op. cit., p. 177-265.
22 Voir l’article de Marc Foglia, « Bien juger du cannibalisme : “c’est pour représenter une extreme vengeance” », dans Jean-Claude Arnould et Emmanuel Faye (dir.), Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, 2013, publication en ligne : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?bien-juger-du-cannibalisme-c-est.html, consultée le 01/07/2021.
23 Voir M. de Certeau, Le Lieu de l’autre, op. cit., p. 187-200. Pour une vue plus vaste sur les espaces chez Montaigne, voir Zoé Samaras (dir.), Montaigne : espace, voyage, écriture, Paris, Champion, 1995.
24 Selon les mots de Frank Lestringant, dans Le Brésil de Montaigne, op. cit., p. 235.
25 À propos de cette relation avec l’absolutisme voir M. Ishigami-Iagolnitzer, art. cité, p. 137.
26 Comme le dit Marie-Luce Demonet, « Montaigne invente l’homme “en gros” qui n’est pas superposable à cet homme universel objet de la métaphysique et de la morale. L’éloge du genre historique dans “Des livres” (II, 10) est conforme à cette conscience de deux niveaux extrêmes de la connaissance de l’homme, “en gros”, c’est-à-dire en général, et “en détail”, c’est-à-dire en particulier », « Introduction : L’Homme en gros », dans Marie-Luce Demonet (dir.), Montaigne et la question de l’homme, Paris, PUF, 1999, p. 6.
27 Ibid., p. 1.
28 « Devant l’autre, Montaigne est incontestablement mû par un élan généreux : plutôt que de le mépriser, il l’admire ; et il ne se lasse pas de critiquer sa propre société. Mais l’autre trouve-t-il son compte dans ce manège ? », T. Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 70.
29 Ibid.
30 T. Todorov, op. cit., p. 71. La posture soi-disant individualiste peut également être observée dans la préface « Au Lecteur », p. 3, ou encore dans II, 6, 378.
31 T. Todorov, op. cit., p. 70.
32 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 459.
33 Ibid., p. 466.
34 Comme l’a noté Celso Martins Azar Filho, « le problème du changement et de la permanence, du même et de l’autre […] ne le conduit pas à forger un vocabulaire technique ou une technologie logico-rhétorique qui lui permettrait d’exposer formellement son ontologie : bien au-delà d’une rénovation banale ou réforme terminologique, il s’agit alors de la création de nouvelles procédures discursives », « Mobilismo e relacionalismo no Des cannibales de Montaigne », dans Jean-François Dupeyron et Fabien Pascal Lins (dir.), « Montaigne. Ensaios sobre o Novo Mundo (vol. 1) », Modernos & Contemporâneos– International Journal of Philosophy, vol. 4, nº10, Campinas-São Paulo, 2020, p. 113 ; je traduis. [https://www.ifch.unicamp.br/ojs/index.php/modernoscontemporaneos, consulté le 01/05/2021]
35 J. Starobinski, op. cit., p. 470.
36 Voir Raffaele Carbone, « “Voye de la raison” et “voix commune” (Essais I, 31) : reconnaissance de l’autre et mise en cause de la logique duelle », dans Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, op. cit., p. 5-7.
37 Ibid., p. 7.
38 I, 23, 112 : « selon l’ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l’estre de la nature ».
39 « Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume » (I, 23, 115).
40 Sur la portée ontologique des Essais, cf. C. M. Azar Filho, op. cit., p. 112-124.
41 Ainsi dans les leçons pour l’instruction des enfants : « Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’ayent que la raison pour guide » (I, 26, 155).
42 I, 53, 309 : « cette grande dispute qui a tousjours esté entre les Philosophes pour trouver le souverain bien de l’homme, et que dure encores et durera eternellement ».
43 Voir Fabien Pascal Lins, « Quatre pistes de lectures autour des essais amérindiens de Michel de Montaigne », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, nº69, 2019-1, p. 43-64. Sylvia Giocanti, « L’européanisation manquée des peuples amérindiens : une fausse piste de lecture du chapitre “Des Coches” (Montaigne, Essais, III, 6) », in Jean-François Dupeyron et Fabien Pascal Lins (dir.), « Montaigne. Ensaios sobre o Novo Mundo (vol. 1) », op. cit.
44 Gérard Defaux, « Montaigne, la différence et la logique de l’identité », MLN, vol. 97, no 4, 1982, p. 928.
45 Dans l’article de S. Giocanti, op. cit.
46 Parce qu’il y a plusieurs affaires auxquels les enfants « ne peuvent prendre pied » par eux-mêmes (I, 26, 149), ainsi ils ont besoin d’un « gouverneur », d’un « conducteur » (150).
47 Voir João Ricardo Moderno, « Montaigne et le paradoxe de la barbarie. Le royaume des cannibales et les cannibales du royaume », dans Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, op. cit.
48 Et qui est aujourd’hui avérée comme étant le plus grand génocide de l’histoire ; voir Marcelo Grondin et Moema Viezzer, O maior Genocídio da História da Humanidade : mais de 70 milhões de vítimas entre os povos originários das Américas. Resistência e Sobrevivência, Toledo, Princeps, 2018.
49 Comme le prouve S. Giocanti, op. cit., p. 13.
50 Sans se référer ici aux populations indigènes du Mexique et du Pérou, qui « ne nous cedoient non plus en industrie » (III, 6, 909).
51 Il s’agirait donc d’une leçon de plus au milieu d’une série de leçons (lectio) des essais américanistes, tels qu’interprétés par G. Defaux, op. cit., p. 921sq.
52 I, 31, 207 : « Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n’ont aucune ressemblance aux nostres ».
53 « Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d’escorse de grandes arbres » (I, 31, 207).
54 « Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, resolution contre les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrois pas d’opposer les exemples que je trouverois parmy eux aux plus fameaux exemples anciens » (III, 6, 909).
55 « La plus part de leurs reponces et des negotiations faictes […] tesmoignent qu’ils ne nous devoyent rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence » (III, 6, 909).
56 III, 6, 909 : « si ne l’avons nous pas foité et soubmis à nostre discipline par l’avantage de nostre valeur et forces naturelles, ny ne l’avons practiqué [séduits] par nostre justice et bonté ».
57 « Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes » (I, 31, 209).
58 « Icy on vit de chair humaine » (I, 23, 114).
59 Parce que ce cannibalisme est une « invention qui ne sent aucunement la barbarie » (I, 31, 212).
60 I, 31, 209 : « ayant apperçeu que les Portuguois, qui s’estoient r’alliez à leurs adversaires, usoient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient, qui estoit de leur enterer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de traict, et les prendre apres : ils penserent que ces gens icy de l’autre monde, comme ceux qui avoyent semé la connoissance de beaucoup des vices parmy leur voisinage, et qui estoient beaucoup plus grands maistres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devoit estre plus aigre que la leur, commencerent de quitter leur façon ancienne pour suivre cette-cy ».
61 III, 6, 908 : « il n’y a pas cinquante ans qu’il ne sçavoit [le sauvage] ny lettres, ny pois, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes ». Ce que cet extrait montre clairement, c’est qu’après ces cinquante années, les peuples indigènes ont appris, du moins en partie, ces arts qui leur étaient jusqu’alors étrangers.
62 I, 26, 159 : « la meilleure part des sciences qui sont en usage, est hors de notre usage […] y a des estendues et enfonceures tres-inutiles ».
63 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les “Lumières” ? », dans La Philosophie de l’histoire, Paris, Montaigne/Denoël, 1947, p. 46.
64 Ibid.
65 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, traduction de Michel Foucault, Paris, Vrin, 1994, 2e partie, I, p. 135.
66 Et si le lecteur rétorque que le métal européen leur a été extrêmement utile, Montaigne rappelle qu’ils « se font le poil bien plus nettement que nous, sans autre rasouër que de bois ou de pierre » (I, 31, 208).
67 E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, op. cit., livre III, A, p. 121.
68 En soulignant les échos de la problématique laboétienne dans l’essai I, 31, Olivier Pot remarque que « l’incorporation de la thèse subversive du Contr’un dans le “corps monstrueux” des Essais est immédiatement mise en œuvre dans la réflexion consacrée au cannibalisme (I, 31) », parce que « la réalité géographique de l’anthropophagie était susceptible de fournir la “métalepse” permettant aux Essais de faire (re)vivre la pensée “libertaire” du Contr’un par la transformation d’un topos scolaire […] en une donnée ethnographique constatable », de sorte que Montaigne « confère à la liberté prônée verbalement par La Boétie un site objectif et expérimental », L’inquiétante étrangeté. Montaigne : la pierre, le cannibale, la mélancolie, Paris, Champion, 1993, p. 111-112.
69 Cette universalité s’observe aussi dans le cadre de l’anthropophagie, dans la mesure où la relation entre le moi et l’autre est permutée dans le relativisme. Voir à ce propos l’article déjà cité de Marc Foglia.
70 B. Pascal, Entretiens de Pascal avec le M. de Saci, op. cit.
71 Pierre Clastres, en parlant de La Boétie, dit que celui-ci « pose une question totalement libre parce qu’absolument libérée de toute “territorialité” sociale ou politique », « Liberté, Malencontre, Innommable », dans La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, édition de Miguel Abensour [1er éd. 1976]), Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 247.
72 Notion qui sera également retravaillée par Olivier Pot, lorsqu’il affirme qu’« une analyse en détail [de la réponse à la question de la servitude dans les Essais] ferait sans doute apparaître de multiples points de convergences entre la définition de l’amitié […] et la description du monde cannibale » (O. Pot, op. cit., p. 112).
73 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 471. Toutes les citations de Montaigne se réfèrent au chapitre i, 31, p. 213-214.
74 « Quand je regarde cete ardeur indomptable de quoy tant milliers d’hommes, femmes et enfans, se presentent et rejettent à tant de fois aux dangers inevitables, pour la defence de leurs dieux et de leur liberté ; cette genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers que de se soubmettre à la domination de ceux de qui ils ont esté si honteusement abusez, et aucuns choisissans plustost de se laisser defaillir par faim et par jeusne, estans pris, que d’accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses » (III, 6, 910).
75 E. Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les “Lumières” ? », op. cit., p. 46.
76 Ibid., p. 48.
77 Ibid.
78 Comme le note G. Defaux, « Montaigne, plutôt que de tyranniquement ramener l’autre au même », se perd « dans l’autre […] » (op. cit., p. 929).
79 E. Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les “Lumières” ? », op. cit., p. 48.
80 Comme on peut le voir, par exemple, dans un précepte pour l’instructeur d’un enfant : « Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres loyal serviteur de son prince » (I, 26, 155).
81 Technique qui a été bien démontrée par la métaphore du feu : « Certes comme le feu d’une petite estincelle devient grand et tousjours se renforce ; et plus il trouve de bois plus il est prest d’en brusler ; et sans qu’on y mette de l’eaue pour l’esteindre, seulement en ny mettant plus de bois n’aiant plus que consommer il se consomme soymesme, et vien sans force aucune, et non plus feu », E. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, éd. M. Abensour, op. cit., p. 135-136.
82 Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les “Lumières” ? », op. cit., p. 52.
83 Ibid., p. 47.
84 Ibid., p. 54.