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Classiques Garnier

« Il les a, de bonne foy, renoncez et quittez » La bonne foi comme reconnaissance de l’ignorance dans les Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Auteur : Beuvier (Clément)
  • Résumé : Cet article étudie le fonctionnement de la « bonne foy » dans les Essais, en analysant son association à l’acte de reconnaissance entendu comme aveu d’ignorance, et en cherchant à montrer, à travers un détour par le champ du droit, que la notion est moins à comprendre dans le paradigme de la fides, dans le discours sur la fidélité à la parole donnée, que sur le plan de la gnoséologie et de l’éthique de la « conférence » que l’œuvre dessine.
  • Pages : 87 à 105
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126072
  • ISBN : 978-2-406-12607-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0087
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, bonne foi, reconnaissance, droit, présomption, ignorance
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« Il les a, de bonne foy,
renoncez et quittez »

L a bonne foi comme reconnaissance
de l
ignorance dans les Essais

Cette étude se propose de mettre en évidence un fonctionnement textuel de la « bonne foy » dans les Essais, en cherchant à montrer que la manière dont Montaigne utilise cette notion ne rattache pas directement celle-ci au thème – central par ailleurs – de la fidélité à la parole donnée, mais est plutôt à comprendre sur le plan de la gnoséologie de lœuvre, au sein du rapport au savoir et au langage que lœuvre dessine1. Lanalyse des occurrences est appuyée sur celle des usages juridiques de la « bonne foy » au xvie siècle, partant du postulat que le sens juridique de la notion est une donnée essentielle, qui distingue sémantiquement la bona fides de la fides dont elle est issue, y compris lorsquelle est utilisée hors du champ du droit.

La désignation des Essais comme « un livre de bonne foy » dans la première phrase de lavis « Au lecteur » est souvent rapportée à limportance fondamentale que Montaigne accorde dans lœuvre au respect de la parole donnée, à la condamnation du mensonge quil y prononce de part en part2. Dans son article « Montaigne ou la parole donnée3 », Antoine Compagnon rapproche ainsi cette affirmation 88liminaire de la thématisation de la fides dans lœuvre, du traitement que fait Montaigne, sur le plan de lénoncé, du motif de la parole donnée. La « bonne foy » du livre est ainsi décrite comme le signe de la rhétorique « fondée sur la bonne foi, la dictorum constantia et veritas, sur la parole donnée4 » qui caractériserait les Essais. Rattachée à ce discours sur la fides, la « bonne foy » se trouve alors comprise dans une logique de la promesse, conçue comme la clause dun engagement, la marque dune parole que lœuvre donnerait sur son seuil. Dans lécart, plusieurs fois noté par les spécialistes, entre le renoncement des Essais à atteindre une vérité fixe et lexposition répétée des dommages causés par le mensonge et linfidélité5, cest de ce dernier côté quest le plus souvent localisée la bonne foi, lexigence de constance sur laquelle elle reposerait étant perçue comme une possible limite à la « métaphysique mobiliste et relativiste6 » des Essais.

Nous essaierons de montrer ici que ce rapprochement, incontestable, de la « bonne foy » et de la fides peut être complété par une autre approche, attentive à ce qui sépare ces deux notions plutôt quà ce qui les relie ; attentive à ce qui fait, dans et hors des Essais, la singularité de la bonne foi. Cette dernière est en effet dotée dune relative autonomie conceptuelle vis-à-vis de la fides dont elle est issue, notion centrale de la culture latine7, désignant notamment mais non exclusivement la parole donnée, la loyauté de celui qui donne cette parole, ou la confiance que cette parole cherche à produire chez celui à qui elle est donnée8. La bona fides est, quant à elle, au départ, une formule spécifiquement juridique, qui apparaît entre le ive et le 89iiie siècle avant J.-C. dans le droit romain9, et est conceptualisée dans le droit savant médiéval et renaissant. Au xvie siècle, cette spécificité juridique demeure une donnée centrale de la notion, y compris dans ses usages non techniques, ainsi que dans les usages vernaculaires de la « bonne foy », qui conserve hors du champ du droit une partie des traits quelle y a acquis.

Si la signification juridique de la bonne foi peut intéresser une lecture des Essais, cest entre autres parce que celle-ci repose sur un rapport singulier au savoir et au langage. Comme nous le verrons à travers un rapide parcours juridique, qui constitue la première étape de ce travail, la parole de bonne foi nest pas dabord, dans le droit, la parole de la promesse, la parole tenue après avoir été donnée : il sagit, dune part, de la parole de celui qui ignore, mais est excusable de son ignorance, dautre part de la parole de celui qui ne joue pas sur les mots, ne sempêtre pas dans des subtilités langagières mais privilégie au contraire, dans le rapport à lautre, lintention sur les formules contractuelles, lesprit sur la lettre. Ces deux traits font que la bonne foi fonctionne dans et hors du droit comme lexpression dune forme de méfiance envers une interprétation trop stricte des paroles, là où le discours philosophique sur la fides insiste davantage, au contraire, sur le caractère contraignant des paroles, sur la force obligatoire des mots par lesquels on sengage. Il y a alors entre bonne foi et fides, et entre les deux discours que ces notions suscitent, non pas une équivalence, mais une complémentarité, les deux notions nétant pas porteuses des mêmes exigences.Quand Montaigne emploie ces termes de « bonne foy » dans les Essais (où ils apparaissent à dix reprises au total10), ce nest ainsi pas dabord au sein du paradigme de la fides, pour souligner comme il le fait ailleurs limportance capitale que revêt le respect de 90la parole donnée, mais sur le plan gnoséologique du rapport au savoir que lœuvre dessine, et dans léthique de la « conférence » quelle pratique et appelle de ses vœux. La bonne foi, nous le verrons, nest ainsi pas opposée au mensonge ou à la tromperie, mais à la présomption et à lopiniâtreté.

Par cette référence au champ juridique, lanalyse qui suit sinscrit dans le sillage des travaux dAndré Tournon, qui a montré lintérêt heuristique quil y avait à rapprocher, autour du problème de la « validité de la parole11 », la langue des Essais de la langue du droit. En ce qui concerne plus particulièrement cette notion de « bonne foy », cest Michel Simonin qui en a rappelé lorigine juridique, pour en proposer, dans son article « Rhetorica ad lectorem : lecture de lavertissement des Essais12 » (1989), une analyse que lon peut qualifier de contractuelle : faisant écho à la bona fides du droit romain des contrats, et Montaigne étant « latiniste précoce et formé aux études juridiques13 », la « bonne foy » de lavertissement fixerait les termes dun contrat passé avec le lecteur. Quatre ans plus tard, dans une note à son article « Lessai : un témoignage en suspens14 » (1993), André Tournon reprenait cette analyse quil reposait dans une perspective non plus contractuelle mais testimoniale, dans la continuité des hypothèses développées dans La glose et lessai : cette « bonne foy » liminaire serait moins à comprendre comme une clause contractuelle – puisque « si le livre présenté en cet avis est “de bonne foi”, cest précisément dans la mesure où il ne propose pas le contrat usuel déchange15 » – que comme une qualité propre au témoin devant assurer le juge de sa crédibilité, de la véridicité de son témoignage16. Dans la mesure où le présent travail ne porte pas 91directement sur loccurrence de lavis « Au lecteur », quil semploie à mettre en perspective avec les autres apparitions de la « bonne foy » dans lœuvre, nous insisterons sur dautres logiques juridiques que celles du contrat et du témoignage, qui sinscrivent néanmoins dans le cadre élaboré par ces analyses.

Nous commencerons par présenter quelques traits juridiques de la notion, non pas pour en tirer une définition correspondant à lusage quen fait Montaigne, mais pour mettre évidence ce par quoi la bona fides/bonne foi se distingue de la fides ; pour justifier, par ailleurs, les rapprochements qui seront établis par la suite entre les différentes occurrences de la notion dans lœuvre, ainsi quentre ces occurrences et les phénomènes textuels plus larges que sont le modèle gnoséologique et léthique de la parole que lœuvre met en place.

Aspects de la bonne foi dans le droit savant (xiie-xive siècle)

Dans les quatre parties du Corpus iuris civilis, codification tardive du droit romain qui est lobjet principal des commentaires des jurisconsultes médiévaux et renaissants, la bona fides recouvre trois acceptions principales, qui peuvent se recouper théoriquement mais correspondent à la résolution de cas spécifiques. Il peut sagir dabord de la bonne foi conçue généralement, comme contraire de la fraude et du dol, de la tromperie. Cette bonne foi, qui est requise dans tout contrat17, et qui consiste, comme lécrit Hugues Doneau dans la seconde moitié du xvie siècle, « à faire et à ne pas faire18 », cest-à-dire à ne rien simuler ni dissimuler à celui avec qui lon forme un contrat, désigne un état desprit proche du fair play, que les dictionnaires juridiques du xvie siècle circonscrivent au moyen dexpressions variées : il sagit de « négocier loyalement et dans un esprit de droiture », de « sappliquer à la négociation sans dol 92et sans fraude19 », dagir « sans la moindre feinte20 », « sans duperie, astuce ni malice21 ».

De portée générale, cette première acception est toutefois la moins représentée, dans les textes du Corpus iuris civilis eux-mêmes autant que dans les commentaires auxquels ils donnent lieu, entre la renaissance du droit savant à la fin du xiie siècle, et la fin du xvie siècle. La notion se rencontre beaucoup plus fréquemment dans une forme plus restreinte, spécifique au cas du « possesseur de bonne foi » (possessor bonæ fidei), qui se trouve en possession dun bien quil a acquis avec la conviction que celui qui le lui a vendu en était bien le propriétaire, ou était bien en droit de le lui vendre (en qualité, par exemple, de tuteur ou de mandataire22). La bonne foi désigne alors la croyance erronée mais non répréhensible que peut avoir quelquun en la régularité juridique de la situation dans laquelle il se trouve. Répandue dans le droit coutumier autant que dans le droit savant au xvie siècle23, cette forme de la bona fides est la plus riche de conséquences dans la procédure ; désignant une ignorance excusable – proche de lignorance « invincible » de la théologie morale24 – sa fonction est de faire reconnaître les effets dun acte juridique en dépit de lillégalité de celui-ci, en faisant accéder le possessor bonæ fidei à une série de droits, à commencer par la jouissance des fruits de la possession, et, surtout, le droit de prescription acquisitive, cest-à-dire dacquisition de la propriété dun bien possédé depuis un certain temps, droit auquel ne peut prétendre le possesseur de mauvaise foi (possessor malæ fidei)25. Cest 93en vue de ces effets, écrit Alciat dans son commentaire du De verborum significatione, « quil importe grandement de savoir quand est-ce quun possesseur est de bonne foi26 ».

La bona fides connaît enfin une troisième acception, dans la dénomination dun certain type dactions en justice, les « actions de bonne foi » (actiones bonæ fidei), que les Institutes de Justinien distinguent des « actions de droit strict » (actiones stricti iuris)27. Dans la formule de ces actions (qui sont au nombre de dix-sept, découlant de dix-sept types de contrats parmi lesquels figurent par exemple le contrat de vente, de dépôt ou de prêt à usage), le magistrat romain ajoutait une clausule telle que ex bona fide, qui autorisait le juge, nous dit le texte des Institutes, à « estimer librement ce que le demandeur doit au défendeur », suivant « ce qui est bon et équitable », sans être rigoureusement tenu, comme dans les actions « de droit strict », par les termes exacts du contrat ayant donné lieu au litige. Mentionné par Cicéron dans le De officiis28, ce dernier sens de la bonne foi est, des trois, le seul qui pose un réel problème dinterprétation aux commentateurs médiévaux et renaissants : si tous les contrats exigent quon sy applique « de bonne foi », loyalement, comment comprendre cette liste par laquelle les jurisconsultes romains distinguent une catégorie de contrats dits « de bonne foi », dans laquelle tous nentrent pas ? Cette catégorie des « contrats de bonne foi » signifierait-elle quil existerait des contrats dans lesquels la bonne foi ne serait pas exigée, ou le serait, du moins, à moins forte raison ?

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Bien que rapidement résolue, cette difficulté est cruciale dans la progressive conceptualisation que connaît la bonne foi entre le xiie et le xvie siècle, car elle va pousser les jurisconsultes à rapprocher la bonne foi du concept déquité. Voici ce quécrit par exemple Azon dans sa glose des Institutes, qui explicite le problème posé par ce passage et y apporte une solution, après avoir fidèlement reproduit la liste des dix-sept actiones bonæ fidei :

Mais il faut chercher en quoi les actions énumérées ci-dessus sont qualifiées « de bonne foi » plus que toutes les autres, qui sont de droit strict. Est-ce parce que dans ces dernières, le dol peut être employé impunément, mais ne peut pas lêtre dans les actions de bonne foi ? Je réponds que non : il nest aucun contrat dans lequel le dol peut être commis impunément ; bien au contraire, celui-ci est purgé dans laction de bonne foi comme dans celle de droit strict []. [Ces actions] sont en effet qualifiées « de bonne foi » [] car le juge, dans celles-ci, a tout pouvoir pour faire observer ce quexige léquité ou la bonne foi, et ce, même si les contractants nen navaient pas convenu, ou même sil ny avaient pas pensé29

La bona fides dont il est question dans ce paragraphe des Institutes est donc relative au pouvoir dappréciation dont le juge dispose dans linterprétation des contrats, et non à la bonne foi des contractants, qui est attendue dans ces contrats de la même manière que dans tous les autres. La distinction apparaît ici nettement entre le plan de formation du contrat et celui de son interprétation par le juge : cest sur ce second plan quest positionnée la bonne foi, qui est associée à læquitas et est donc définie comme un critère dinterprétation auquel le juge doit se référer. Ce critère est relatif à la marge de manœuvre dont le juge dispose dans lévaluation des obligations contractuelles ayant donné lieu à laction, et lui permet de faire observer aux contractants des obligations ne figurant pas stricto sensu dans la lettre du contrat. Dans les commentaires suscités par ce paragraphe des 95Institutes30, la bonne foi se trouvait ainsi détachée de la seule idée de loyauté requise par ceux qui contractent, pour devenir, opposée au droit strict, un des instruments de léquité.

Ce glissement de sens dans la notion fait quau xvie siècle, cest la plupart du temps dans ce cadre de léquité que les jurisconsultes comprennent la bonne foi. Dans ses Commentariorum Iuris Civilis, le jurisconsulte parisien François de Connan (1508-1551), formé à Bourges, clôt ainsi le chapitre quil consacre à léquité par un rapprochement avec la bonne foi, en considérant que « ce quon nomme léquité dans linterprétation des lois, sappelle, dans les contrats, la bonne foi31 ». Un des textes fondateurs de lhumanisme juridique, les Annotations sur les Pandectes de Guillaume Budé (1508), joua certainement un grand rôle dans lexplicitation de cette analogie, dans la mesure où ces contrats de bonne foi sont un des exemples cités par Budé pour justifier le parallèle quil opère entre la formule bonum et æquum du droit romain et lepikeia aristotélicienne32. Quand Jean de Coras commentera les Institutes en 1555, il considérera ainsi comme des quasi synonymes ces trois concepts de bona fides, bonum & æquum et epikeia33.

Ce progressif appariement de la bonne foi à léquité a ainsi pour conséquence de détacher la bonne foi des enjeux liés à la fides, à la fidélité à la parole donnée. Parce quil a pour objectif de faire observer des obligations « non convenues » ou « tacites », pour reprendre les formules dAzon, le critère de la bona fides déborde le champ de ce qui a été explicitement promis. On comprend pourquoi les juristes furent amenés, dans ce but, à distinguer fides et bona fides, cette dernière tentant de circonscrire des obligations qui, parce que non stipulées, échappaient nécessairement au cadre de la première : tenir la parole donnée, respecter les engagements formulés, les exigences de la fides96relèvent du droit strict plus que de la bonne foi. Dans son commentaire du paragraphe Actionum autem des Institutes, en 1581, Hugues Doneau écrivait ainsi :

Et combien y a-t-il déléments, dans les contrats de bonne foi, qui sont observés eu égard au bonum et æquum, au sujet desquels rien na été auparavant promis ou même absolument dit, et donc où aucune parole [fides] na été donnée34 ?

Attachée aux deux idées dignorance excusable et déquité, la bonne foi est donc lexpression dans le droit dune forme de méfiance envers une interprétation trop stricte des paroles. Elle permet de faire reconnaître les droits de celui qui ignorait que le contrat quil a formellement passé était illégal, ou bien de faire observer des obligations échappant à ce que le contrat stipule explicitement. La bonne foi est pensée et utilisée par le droit comme un instrument permettant de faire primer lesprit sur la lettre du contrat, un outil de remédiation pour échapper aux pièges dans lesquels pourrait conduire une interprétation au pied de la lettre des clauses stipulées.

« Bonne foy »
et reconnaissance dans les Essais

Cest ainsi par le rapport au savoir et au langage quelle instaure que se caractérise la notion, qui cherche à prendre en charge les limites de la connaissance humaine dune part (ignorance excusable), les limites inhérentes à toute parole dautre part (dans le cadre de léquité), qui permet au juge de sécarter des clauses explicitement stipulées pour faire prévaloir lesprit de lengagement sur la lettre et le formalisme du contrat. Ces traits conceptuels par lesquels la bonne foi se singularise vis-à-vis de la fides (dans et hors du droit) en font une notion heuristique féconde pour une lecture des Essais et du modèle gnoséologique et 97éthique quils déploient, duquel participent une partie des occurrences de la « bonne foy » dans lœuvre. En suivant ces occurrences, on observe en effet que ce nest pas dabord dans le paradigme de la fides, à propos du respect de la parole donnée, que Montaigne la mobilise, mais sur deux autres plans : celui de la critique pyrrhonienne des prétentions de la raison humaine à atteindre la vérité dune part, celui de léthique de la « conférence » que lœuvre met en place dautre part. Ce nest ainsi pas au mensonge, à la tromperie ou à la déloyauté que la notion se trouve opposée, mais à ces deux vices de la raison et du discours que sont la « présomption » et l« opiniâtreté », contre lesquels sélaborent la gnoséologie et léthique des Essais. Face à ces formes viciées de la sagesse et de lart de conférer, la bonne foi apparaît comme la marque dun remède commun, consistant en la faculté de la raison et du discours à reconnaître leurs limites et leurs erreurs.

Le verbe « reconnaître » est ici employé à dessein, car la bonne foi se trouve en effet associée dans le texte, lexicalement parfois, sémantiquement le plus souvent, à la notion de reconnaissance, dont Olivier Guerrier a montré comment elle ouvrait sur la pratique heuristique et éthique élaborée par les Essais. Les analyses qui suivent se situent ainsi dans le sillage de ses travaux sur cette notion35. Au fil de ses occurrences, la « bonne foy » semble venir modaliser, sur les deux plans de la recherche de la connaissance et de la pratique de la conférence, le geste du reconnaître, dans lun des sens identifiables dans les Essais, qui associe la reconnaissance à laveu, à la confession, à la concession pourrait-on dire, au fait dadmettre nos limites, dadmettre que nous étions dans lerreur ou quun autre était dans le vrai36. Cette association entre bonne foi et reconnaissance lexicalise ainsi le rapport de la bonne foi à lignorance, ainsi que la défiance quelle exprime vis-à-vis dun rapport trop étroit au langage, du goût trop prononcé de la littéralité dont doit se garder la parole consciente de sa précarité, capable dadmettre ses erreurs voire de parler contre elle-même. La notion relève ainsi de la sagesse socratique quexprime la thématique de la « reconnaissance de lignorance », si fréquente dans lœuvre quelle peut apparaître, comme lécrit Olivier Guerrier, « comme une des clés de voûte du livre37 ».

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Cette convergence des deux notions a dabord lieu dans « De la præsumption », où la « bonne foy » vient préciser lacte de reconnaissance, lappareillage des deux constituant ce qui serait pour Montaigne un des gestes philosophiques par excellence :

La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. Il semble que la mere nourrise des plus fauces opinions et publiques et particulieres, cest la trop bonne opinion que lhomme a de soy38.

Ce jugement sur la philosophie dérive dans lessai du constat que fait Montaigne de sa tendance à dévaloriser ses propres actions du seul fait quelles sont siennes, tendance que confirment et attisent, nous dit-il, ses goûts en matière de lectures philosophiques, puisquil prise dabord « celles qui nous mesprisent, avilissent et aneantissent le plus39 ». La bonne foi, qui se signale ici comme garde-fou à la philautie, réside dans laveu dignorance qui doit guider la philosophie dans la recherche de la sagesse, dans la conscience de ses propres limites que doit avoir la raison humaine dans son exercice.

Rien de surprenant donc, à ce que la notion apparaisse à propos de Pyrrhon dans l« Apologie de Raimond Sebond », pour figurer ce même geste du reconnaître entendu comme geste philosophique, bien que ce dernier verbe soit lexicalement absent du passage :

Les privileges fantastiques, imaginaires et faux, que lhomme sest usurpé, de regenter, dordonner, destablir la vérité, il les a, de bonne foy, renoncez et quittez40.

À propos de Pyrrhon, la phrase met en scène le même geste philosophique de retrait, de renoncement aux présomptions de la raison humaine. Cest dans ce geste en lui-même que semble résider la bonne foi, dans cet aveu, ce suspens symptomatique du renoncement pyrrhonien à atteindre une vérité fixe.

Liée à la reconnaissance de lignorance, la bonne foi participe également dans ce passage dun jeu de lesprit et de la lettre. Lextrait 99cité sinscrit en effet dans une défense de Pyrrhon, dans la réfutation dune critique à son encontre, que Montaigne a exposée plus haut en soulignant quelle se caractérise par une manière de prendre abusivement Pyrrhon au mot, dinterpréter au pied de la lettre sa philosophie pour prendre les pyrrhoniens au piège de leur propre doctrine :

Quiconque imaginera une perpetuelle confession dignorance, un jugement sans pente et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrronisme. [] Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à limpulsion et contrainte des passions, aux constitutions des loix et des coustumes et à la tradition des arts. Non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit41. Ils laissent guider à ces choses là leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis bien assortir à ce discours ce que on dict de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charretes, se presentant aux precipices, refusant de saccommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il na pas voulu se faire pierre ou souche ; il a voulu se faire homme vivant, discourant et raisonnant, jouïssant de tous plaisirs et commoditez naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et spirituelles en regle et droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires et faux, que lhomme sest usurpé, de regenter, dordonner, destablir la vérité, il les a, de bonne foy, renoncez et quittez42.

La bonne foi joue ici à deux niveaux : dans laveu dignorance pyrrhonien (dans le geste du « reconnaître de bonne foi »), mais aussi dans la défense quen fait Montaigne, défense qui consiste à faire primer lesprit de la doctrine sur sa lettre, pour ne pas déduire de lépochè pyrrhonienne le portrait sarcastique de Pyrrhon que dépeignent ses détracteurs. Ces derniers, en effet, « [enchérissent] sur sa discipline » ; la brièveté de la proposition, succédant à lénumération des traits de la caricature, met en évidence le malin plaisir quils se font à prendre au mot lenseignement de Pyrrhon, pour en tirer des conséquences en réalité contraires à lesprit de celui-ci. La progression du texte et la place quy occupe la « bonne foy » peut être rapprochée de la défiance exprimée à plusieurs reprises par Montaigne vis-à-vis des interprétations trop littérales des discours, 100les nôtres ou ceux dautrui, ou bien de la manière quil a danticiper les conséquences qui pourraient être tirées dune lecture trop stricte de son propre texte, pour désamorcer celles-ci en les admettant par avance. Cest par exemple le cas lorsquil évoque son plaisir de voyager, dans « De la vanité » :

Je sçay bien quà le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager porte tesmoignage dinquietude et dirresolution. Aussi sont ce nos maistresses qualitez et praedominantes. Ouy, je le confesse, je ne vois rien, seulement en songe et par souhait, où je me puisse tenir ; la seule varieté me paye, et la possession de la diversité, au moins si aucune chose me paye43.

Le motif de la reconnaissance « en bonne foi » joue ainsi dans la représentation par Montaigne de la réception de son propre discours, où il sarticule à la question de linterprétation « à la lettre44 ».

Le « reconnaître de/en bonne foy » figure ainsi sur le plan gnoséologique des Essais un geste de renoncement aux présomptions de la raison humaine ; laveu dignorance sur lequel il repose est également thématisé, dans une logique plus proprement discursive, au sein de léthique de la « conférence » que lœuvre met sur pied. La reconnaissance des limites de la raison correspond en effet à la reconnaissance des limites de la parole et à la faculté que doit avoir celle-ci dadmettre ses erreurs, de parler contre soi. Montaigne en fait démonstration à propos de lui-même dans « De lexpérience », lorsquil tourne en dérision les prétentions scientifiques de la médecine :

Pour Dieu, que la medecine me face un jour quelque bon et perceptible secours voir comme je crieray de bonne foy, Tandem efficaci do manus scientiæ45.

Bien que ce soit sur le mode de lironie, la bonne foi modalise encore ici laveu dune parole capable de se dédire, lorsquelle se trouve confrontée à la preuve de son erreur. La forme viciée de cette reconnaissance serait ainsi le maintien dune parole envers et contre tous, niant lévidence du vrai alors même quil se présente à elle.

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Voilà certainement pourquoi lopiniâtreté et la chicane46 sont présentées par Montaigne comme deux des pires écueils de lart de conférer :

Il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main dun maistre si impetueux, mais aussi ma conscience47.

Cette sottise à laquelle la bonne foi est inaccessible correspond à lopiniâtreté engendrant les disputes où le discours se dissipe dans ses propres formes, ne repose plus sur aucune adhésion du locuteur à ses paroles :

Mais quand la dispute est trouble et des-reglée, je quitte la chose et mattache à la forme avec despit et indiscretion, et me jette à une façon de debattre testue, malicieuse et imperieuse, dequoy jay à rougir apres48.

Dans cette forme viciée de la conversation, que lon pourrait rapprocher du rejet du marchandage par Montaigne49, le dialogue sempêtre dans des subtilités langagières où finit par disparaître le vrai quil sagissait datteindre, en convainquant ou en étant convaincu :

Nous naprenons à disputer que pour contredire, et, chascun contredisent et estant contredict, il en advient que le fruit du disputer cest perdre et aneantir la verité50.

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À linverse, la bonne foi évite à la conférence de tourner en chicane, puisque le locuteur de bonne foi savère capable de reconnaître quil avait tort, dadmettre les raisons de lautre, sans semployer à maintenir formellement les siennes dans le seul but de ne pas se désavouer. Dans le tableau presque épique quil dresse de la dispute dans « De lart de conférer », Montaigne souligne ainsi les méfaits dune trop grande valeur accordée à ses propres paroles par celui qui « compte ses mots, et les poise pour raison », qui « ne voit rien en la raison, mais [] vous tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses et sur les formules de son art51 ». En contrepoint à ce nuisible apprentissage de lart de contredire, la confession est présentée dans « De linstitution des enfans » comme « un effet de jugement et de sincérité » : « se raviser et se corriger, abandonner un mauvais party sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes et philosophiques52 ».

On peut pour finir renvoyer à lexemple que nous donne le Journal de Voyage53 dune de ces situations de conférence pour lesquelles Montaigne ne cesse de répéter son goût et de définir des règles. Dans la partie rédigée de sa main, le Journal rapporte en effet une conversation quil eut à Rome, autour dun dîner en compagnie dun ambassadeur français, de Marc-Antoine Muret et d« autres savants54 ». La discussion se porte alors sur la traduction de Plutarque par Amyot, qui est lobjet dun désaccord entre Montaigne et les autres participants :

…contre ceux qui lestimaient beaucoup moins que je ne fais, je maintenais au moins cela : que, où le traducteur a failli le vrai sens de Plutarque, il y en a substitué un autre vraisemblable et sentre-tenant bien aux choses suivantes et précédentes55.

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Si le verbe « maintenir » campe le locuteur sur ses positions, celui-ci commence de sen déloger par la concession quintroduit la locution adverbiale « au moins », concession qui se trouve confirmée, dans la suite du texte, par lapparition du « reconnaître en bonne foi » :

Le grec, disent-ils, sonne []. Au lieu de ce sens clair et aisé, celui que le traducteur y a substitué est mol et étrange. Par quoi, recevant leurs présuppositions du sens propre de la langue, javouai de bonne foi leur conclusion56.

Dans le cadre de la conférence et du rapport au savoir et au langage quelle doit mettre en œuvre, la bonne foi permet ainsi, par-delà les formalités du langage et lamour de soi qui peut empêcher un locuteur dadmettre une opinion dont il est pourtant intérieurement persuadé, une forme de « venue à la raison », conditionnée par la bonne volonté57, et dont le geste discursif de la reconnaissance constitue lacte privilégié58.

Ainsi, la « bonne foy » nest pas dabord employée dans les Essais, de même que dans le Journal, comme revers du mensonge ou de la tromperie, mais bien de la présomption et de lopiniâtreté ou de la chicane, sur le double plan du rapport au savoir et au langage que lœuvre élabore. Par laveu dignorance sur lequel elle repose, et par lattention quelle porte à ce que les mots ne suscitent pas dinterprétation qui outrepasse ou dévie leur intention, la notion occupe ainsi une position singulière au sein du décalage entre la gnoséologie pyrrhonienne dont les Essais sont lexpression et lintransigeance de Montaigne dans sa condamnation du mensonge59. Le fonctionnement qui se dégage des quelques occurrences étudiées montre comment, sur le plan de la recherche de la vérité 104(menée seul ou de pair avec lautre dans la conférence), la bonne foi confère une positivité à lacte de se dédire, aux antipodes du discours que tient Montaigne au sujet du « démentir » ou de la tromperie, sur le plan de la parole donnée. Envisagée hors du modèle de la fides, elle apparaît comme lexpression dun rapport à la vérité qui est sans doute à rapprocher de lusage qui est fait de la figure de Démade dans « Du repentir » : « Tant y a que je me contredits bien à ladventure, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy points60 ».

Concluons dun mot sur lavis « Au lecteur », et sur la « bonne foy » que Montaigne prédique de son livre dans la première phrase61. Lanalyse des autres occurrences de la notion dans lœuvre conduit à une lecture de lAvis qui, tout en identifiant le premier point dapplication de cette « bonne foy » dans laveu de faiblesse formulé par les trois phrases qui suivent, souligne néanmoins la portée de celle-ci à léchelle de lœuvre entière. Cette lecture sinscrit dans la continuité de celle proposée par André Tournon, qui refuse de « restreindre la portée de cette revendication de véracité au seul “avertissement” dissuasif qui déclare louvrage stérile62 », ainsi que de celle dAntoine Compagnon, dans larticle cité en introduction du présent travail : en ce qui concerne la portée de laffirmation liminaire de « bonne foy », lanalyse attentive à ce qui dissocie la bonne foi et la fides aboutit aux mêmes conclusions que lanalyse qui voit dans la bonne foi un avatar de la fides63. Si lAvis participe à coup sûr dune dune rhétorique paratextuelle traditionnelle, dune captatio benevolentiæ proche de lecusatio propter infirmitatem64, il nen 105reste pas moins que la désignation du « livre de bonne foy » recourait dentrée de jeu, et dès 1580, à une notion consubstantielle au mouvement gnoséologique et éthique de lœuvre. Linvitation paradoxale à ne pas lire adresse aussi une demande au lecteur, celle de ne pas prendre trop au pied de la lettre une parole qui vaut parce quelle est « sans dessein et sans promesse65 ».

Clément Beuvier

Doctorant, Université de Tours /Centre détudes supérieures
de la Renaissance

1 Cette communication est issue dun travail de thèse en cours sur les usages de la notion de bonne foi au xvie siècle (Université de Tours, Centre détudes supérieures de la Renaissance), co-dirigé par Stéphan Geonget et de Laurent Gerbier.

2 Voir en particulier, pour la parole donnée, I, 5 (« Si le chef dune place assiégée, doit sortir pour parlementer »), I, 6 (« Lheure des parlemens dangereuse ») ou III, 1 (« De lutile et de lhonneste ») ; pour le mensonge, I, 9 (« Des Menteurs ») et II, 18 (« Du Démentir »).

3 Antoine Compagnon, « Montaigne ou la parole donnée » dans F. Lestringant (éd.), Rhétorique de Montaigne, Paris, Champion, 1985, p. 9-19. Cet article analyse le motif de la parole donnée dans la perspective du rapport des Essais à la rhétorique.

4 Ibid., p. 19. La formule latine est tirée de la définition de la fides comme dictorum conventorumque constantia et veritas que donne Cicéron dans le De officiis (I, vii, 23), souvent citée au xvie siècle.

5 Sur cet écart voir notamment, dans des perspectives différentes : Antoine Compagnon, art. cité, p. 13-14 et 18-19 ; Olivier Guerrier, Rencontre et reconnaissance, Paris, Garnier, 2016, p. 167-169 ; Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du mensonge, Paris, Droz, 2000, p. 20-23.

6 Antoine Compagnon, art. cité, p. 14.

7 Voir en particulier Pierre Boyancé, « Les Romains, peuple de la fides », dans Bulletin de lAssociation Guillaume Budé, no 23, décembre 1964, p. 419-435 ; Joseph Hellegouarch, Le vocabulaire latin des relations et des parties politiques sous la République, Paris, Les Belles Lettres, 1972.

8 Sur les différents sens de la fides dans la culture romaine, voir en particulier GérardFreyburger, Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusquà lépoque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 1986 ; J. Hellegouarch, op. cit. ; Roberto Fiori, « Fides et bona fides. Hiérarchie sociale et catégories juridiques », dans Revue historique de droit français et étranger, vol. 86, no 4, octobre-décembre 2008, p. 465-481.

9 Roberto Fiori, op. cit., p. 473. Comme le montre Roberto Fiori, sil est abusif de considérer que la formule napparaît pas hors du champ juridique dans la littérature latine, comme a pu le soutenir Luigi Lombardi (Dalla « fides » alla « bona fides », Milan, A. Giuffrè, 1961), celle-ci constitue néanmoins la « déclinaison [de la fides] presque uniquement dans le contexte du droit privé » (p. 473).

10 Une première fois dans lavis « Au lecteur », puis en II, 10 (417A, 419A), II, 12 (467B, 505A), II, 17 (634A), II, 32 (626A), III, 6 (910B), III, 8 (925C) et III, 13 (1079B). Nos références aux Essais renverront à lédition de P. Villey et V.L. Saulnier, Paris, PUF, 1992.

11 André Tournon, Montaigne. La glose et lessai, édition revue et corrigée, précédée dun Réexamen, Paris, Champion, 2000, p. vi.

12 Michel Simonin, « Rhetorica ad lectorem : lecture de lavertissement des Essais », dans Montaigne Studies, vol. I, Hestia Press, novembre 1989, p. 61-72.

13 Ibid., p. 63.

14 André Tournon, « Lessai : un témoignage en suspens », dans Jules Brody et al., Carrefour Montaigne, Pise/Genève, Edizioni Ets/Slatkine, 1994, p. 117-145.

15 Ibid., p. 143, note 21.

16 On peut également mentionner lanalyse plus récente de Michael Randall, qui envisage quant à lui la « bonne foy », comme Antoine Compagnon, au sein du discours montaignien sur lutile et lhonnête, à partir de létude dun commentaire de François Douaren sur la fides dans les pactes : Michael Randall, « Montaigne et des juges véreux », Les Dossiers du Grihl[en ligne], 2017-02 : https://journals.openedition.org/dossiersgrihl/6778 (consulté le 12/03/2021).

17 Voir en particulier C. 4. 37. 3, le titre du Code cité par les juristes pour souligner lexigence universelle de bonne foi dans lexercice contractuel.

18 Hugues Doneau, Opera omnia, Lucques, Giovanni Riccomini, 1762-1770, vol. VII, col. 829 : « Consistit autem bona fides in faciendo, & in non faciendo ».

19 Jacob Stoer, Lexicon iuridicum…, Genève, Jacob Stoer, 1607, p. 154 : « sincere, et ex animi integritate negocia tractare », « sine dolo & fraude versari ».

20 Jakob Spiegel, Lexicon iuris civilis…, Bâle, Johann Herwagen, 1554, fol. h ro : « citra ullum figmentum facere ».

21 Joannis Calvini alias Kahl, Lexicon iuridicum, Genève, Petrus Balduinus, 1622,p. 119-120 : « Bona fides alias contraria est fraudi, dolo, astutiis, malitiæ ».

22 D. 50. 16. 109.

23 Voir par exemple Jacques dAbleiges, Le grand coustumier de France…, Paris, Jean Houzé, 1598, p. 235 ; Antoine Loisel, Institutes coustumieres…, Paris, Abel lAngelier, 1607, p. 62-63.

24 Sur ce point voir Jean-Pierre Massaut, « Les droits de la conscience erronée dans la théologie catholique moderne », dans H. R. Guggisberg, F. Lestringant et J.-C. Margolin (éd.), La liberté de conscience (xvie-xviie siècles), Genève, Droz, 1992, p. 237-255.Je remercie Stéphan Geonget de mavoir indiqué cette référence.

25 Nous laissons ici de côté lapport décisif du droit canon à ce cas de la possessio bonæ fidei. Le droit romain ménageait en effet des exceptions à limpossibilité dacquérir par prescription pour le possesseur de mauvaise foi. La loi et la doctrine prévoyaient, dabord, certains cas dans lesquels ce dernier pouvait acquérir par prescription après trente ans de possession de la chose, là où le possesseur de bonne foi le pouvait après dix ans (voir notamment la Novelle 110. 7), selon un principe qui se retrouve dailleurs dans les Institutes de Loisel (éd. citée, p. 62). La prescription acquisitive, ensuite, ne requérait la bonne foi quau commencement de la possession, cest-à-dire quil suffisait au possesseur davoir été de bonne foi au moment de lacquisition, eût-il appris par la suite que le vendeur nétait en réalité pas en droit de lui vendre le bien en question (voir par exemple D. 41. 10. 4). Dès le xiiie siècle, les autorités canoniques ont levé ces deux conditions, en élargissant lexigence de bonne foi dans la prescription. On peut citer comme exemple le canon Quoniam omne de 1215 (reproduit dans les Décrétales, X. 2. 26. 20), qui suspend la possibilité de la prescription avec mauvaise foi, et le canon Veniens de 1212 (X. 2. 26. 19), qui étend lexigence de bonne foi à toute la durée de la possession, et non seulement au commencement de celle-ci.

26 André Alciat, De Verborum significatione, Lyon, Sébastien Gryphe, 1530, p. 169 : « Multum interest scire, quando quis bonæ fidei possessor sit. Is enim & fructu lucratur, & longo tempore præscribit. »

27 Inst. 4. 6. 28.

28 III, xv, 61.

29 Azon, Summa azonis, locuples iuris civilis thesaurus, Bâle, Johann Herwagen, 1563, fol. Cc 3 ro, col. 1151, no 41 : « Sed & illud quærendum est, quare superiores magis dicuntur bonæ fidei, quam aliæ omnes quæ sunt stricti iuris. Nunquid enim illæ dicuntur magis bonæ fidei quam aliæ, quia in aliis impune committitur dolus, sed non committitur impune in his, quæ sunt bonæ fidei ? Respondeo non : in nullo enim contractu impune committitur dolus, imo purgatur in actione bonæ fidei, & stricti iuris. ut nota.in sum. C. de dolo.§.nunc autem. » « Dicuntur enim bonæ fidei [] : quia in eis pleniorem iudex habet potestatem ad omnia exequenda, quæ suadet æquitas vel bona fides, licet de eis non convenerint, vel cogitaverint… »

30 Un chapitre de notre thèse est consacré au développement théorique de la bona fides que ce paragraphe suscite entre le xiie et le xvie siècle.

31 François de Connan, Commentariorum Iuris Civilis, Bâle, Nicolaus Episcopius, 1557 [1538], p. 73, no 12 : « Quæ vero in legibus explanandis æquitas nominatur, in contractibus bona fides appellatur… »

32 Guillaume Budé, Annotationes in quatuor et viginti pandectarum libros, Paris, Josse Bade, 1508, fol. l ro.

33 Jean de Coras, In Titulum Iustiniani de actionibus, Commentariolus, Lyon, Antoine Vincent, 1555, p. 121 : « Indeque tractum, ut naturalis æquitas, & simplicitas ab omni iuris subtilitate, & stricta ratione distincta, quam Græci ἐvιexeiam, nos bonum & æquum, dicimus : in iure nostra, Bonæ fidei verbo, plerunque significetur. »

34 Hugues Doneau, op. cit., vol. VI, col. 764 : « At quam multa sunt in contractibus bonæ fidei, quæ servantur ex æquo & bono, de quibus prius nihil promissum aut dictum etiam omnino est, eoque ubi nulla fides est data ? » Je remercie Daniel Saulnier de son aide pour la traduction de ce passage.

35 Olivier Guerrier, Rencontre et reconnaissance, op. cit.

36 Ibid., p. 217-219.

37 Ibid., p. 218.

38 II, 17, 734A.

39 Ibid.

40 II, 12, 505A.

41 « Car Dieu a voulu que nous ayons non pas la connaissance mais seulement lusage de ces choses » (Cicéron, De divinatione, I, 18).

42 II, 12, 505A/505C.

43 III, 9, 988B.

44 Cette analyse fait lobjet dun développement dans notre travail de thèse en cours.

45 III, 13, 1079B. La citation latine provient des Épodes dHorace (XVII, 1) : « Enfin, je donne les mains à une science efficace ! »

46 La notion de chicane désigne dans le droit une « difficulté que lon soulève dans un procès sur point mineur pour embrouiller laffaire » (définition TLF). Montaigne utilise à plusieurs reprises cette notion dans sa critique de la procédure judiciaire (II, 12, 564A, II, 657A ; III, 9, 947B ; III, 10, 1019B ; III, 13, 1067B). Nous employons aussi cette notion pour souligner la portée juridique de la notion de « conférence », récemment rappelée par Stéphan Geonget : « Les enjeux juridiques du terme de “conférence” (III, 8) », dans Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, no 65, 2017-1, p. 49-64.

47 III, 8, 925C.

48 Ibid., 925B.

49 Dans le sillage des analyses de Philippe Desan dans Les Commerces de Montaigne (Paris, Nizet, 1992), en particulier dans les chapitres iii, v et vi, qui montrent comment Montaigne rejette le marchandage comme figure du rapport à lautre, on peut songer notamment à ce passage de I, 14 : « Jexcepte les payements où il faut venir à marchander et conter, car si je ne trouve à qui en commettre la charge, je les esloingne honteusement et injurieusement tant que je puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il nest rien que je haisse comme à marchander. Cest un pur commerce de trichoterie et dimpudence : apres une heure de debat et de barquignage, lun et lautre abandonne sa parolle et ses sermens pour cinq sous damandement » (I, 14, 63B). Le marchandage est ici décrit dans des termes similaires à ceux par lesquelles Montaigne décrit la « dispute » dans « De lart de conférer ».

50 Ibid., 926C.

51 Ibid., 926B.

52 Ibid., I, 26, 155A/155C : « Quon luy face entendre que de confesser la faute quil descouvrira en son propre discours, encore quelle ne soit aperceue que par luy, cest un effet de jugement et de sincérité, qui sont les principales parties quil cherche ; que lopiniatrer et contester sont qualitez communes, plus apparentes aux plus basses ames ; que se raviser et se corriger, abandonner un mauvais party sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes et philosophiques. »

53 Étant prises un certain nombre de précautions vis-à-vis de ce texte ; voir la note dAlain Legros sur le site du programme MONLOE : https://montaigne.univ-tours.fr/journal-voyage/ (consulté le 01/06/21).

54 Montaigne, Journal de voyage, édition Fausta Garavini, Paris, Gallimard, 1983, p. 214.

55 Ibid.

56 Montaigne, Journal de voyage, éd. F. Garavini, Paris, Gallimard, 1983, p. 214-215.

57 On peut mentionner, à propos du rapport entre bonne foi et bonne volonté, cette phrase de « Des livres », où Montaigne décrit lattitude de son jugement sen prenant à soi-même de ne pas goûter la lecture de lAxioche de Platon, plutôt que de remettre en question lintérêt de lœuvre et les appréciations mélioratives quen ont donné « tant dautres famaux jugemens anciens » : « il se contente de se garentir seulement du trouble et du desreiglement ; quant à sa foiblesse, il la reconnoit et advoüe volontiers » (II, 10, 410A ; cité par Olivier Guerrier, op. cit., p. 218).

58 À lentrée « Raison, Ratio » de son dictionnaire, Robert Estienne donne ainsi comme exemple « Venir à la raison & à bon compte », quil associe au latin « Agnoscere bonæ fidei » (Dictionnaire François latin, Paris, Robert Estienne, 1549, p. 518).

59 Comme le formule Olivier Guerrier dans Rencontre et reconnaissance, « celui qui a renoncé à toute prise sur la vérité objective, universelle et définitive, ne cesse daffirmer dans son livre les méfaits du mensonge » (op. cit., p. 168).

60 III, 2, 805B. Montaigne détourne ce propos de Démade, qui ne porte pas, dans la Vie de Demosthenes dont il est issu, sur la vérité, mais sur la chose publique (Plutarque, Vie de Demosthenes, Les vies des hommes illustres, Grecs & Romains, comparees lune avec lautre par Plutarque de Chæronee, translatées premierement de Grec en François par maistre Jacques Amyot lors Abbé de Bellozane, & depuis en ceste seconde edition reveuës et corrigees en infinis passages par le mesme translateur, Paris, Michel de Vascosan, 1565, 586B-586K).

61 Dans une perspective différente, qui inscrit davantage la bonne foi dans la problématique de lécriture du moi, voir lanalyse dYves Delègue dans le premier chapitre de Montaigne et la mauvaise foi, Paris, Champion, 1998, p. 15-33, en partie reprise dans « Lécriture de la “bonne foy” dans les Essais : peinture et poésie » dans Nouveau Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, vol. 5, 2009, p. 33-40.

62 Art. cité, p. 144, note 23.

63 Voir en particulier la conclusion dAntoine Compagnon, art. cité, p. 19, que nous reprenons ici en en déplaçant certains termes.

64 Voir Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 192-194 (la première phrase de lavis « Au lecteur » est cependant citée par Genette comme exemple de la « fonction préfacielle » de véridicité, et non de la fonction de modestie à laquelle il rattache lexcusatio propter infirmitatem).

65 I, 50, 302C.