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Classiques Garnier

Des Confessions aux Essais Des émotions populaires à l’appel du divin

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Auteur : Comparot (Andrée)
  • Résumé : Cet article veut mettre l’accent sur certains points de convergence peu repérés jusqu’ici entre les Confessions et les Essais. Montaigne, lecteur d’Augustin, puise chez le théologien matière à lutter contre les passions en les dénonçant, tout particulièrement dans un contexte de déchaînements collectifs et de destructions. Appel à la conversion pour le premier, appel au divin seul capable de tempérer les passions pour le second, c’est sur ces points essentiels que se rejoignent les deux œuvres.
  • Pages : 23 à 31
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126072
  • ISBN : 978-2-406-12607-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0023
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, Confessions, Saint Augustin, guerres de religion, passions, foi, Dieu, infini
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Des Confessions aux Essais

Des émotions populaires à lappel du divin

Des Confessions dAugustin aux Essais de Montaigne, les points communs ne se sont point toujours imposés. Pourtant léloignement dans le temps rend pour nous les ressemblances surprenantes. Bien davantage à la Renaissance, les troubles religieux et politiques vécus pouvaient rappeler alors aux Chrétiens les efforts de conciliation du grand théologien en son temps, et dans lapaisement de son esprit, son aspiration au divin. Lecteur dabord, puis auteur lui-même, Montaigne a cherché, dans son exemple, dans son ouvrage, pouvons-nous dire aujourdhui, à lutter contre les perversions humaines.

Les Confessions apportaient au monde les épisodes de la vie de leur auteur, et par la réflexion quelles suscitaient au lecteur, un apaisement dans les controverses. Lanalyse de lesprit humain également prétendait éclairer « les opacités profondes de la pensée ». Par là, Augustin préparait la voie à celui qui se disait « soi-même la matière de son livre ». Lun, tourné vers la contemplation ouvrait lhomme à lillumination du divin, lautre tourné vers laction, dans un monde déchiré, dénonçait la violence des passions.

Augustin dit sadresser à Dieu, mais écrit aussi pour donner leçon au monde. Auteur ainsi, il ouvre son livre en peignant lenfance, avant la vie responsable de lhomme. Soucieux de léquilibre de son ouvrage, il en lance initialement les principaux thèmes et se refuse à compter son premier âge comme partie de la vie quil a passée en ce monde, puisquil nen conserve ni souvenir, ni connaissance1, et le ramène au mystère divin que poursuivra le reste de louvrage. Le temps où il nexistait pas par la pensée, il le compte dans ses obligations envers Dieu, non sans en rendre grâce. Plus étonnant, lui qui fera de la mémoire le fondement de lesprit 24humain, puisquil na point souvenir de cet âge des balbutiements, il les repousse dans les ténèbres de son esprit, jusquau temps de la gestation même : « Puisque, écrit-il, pour ce qui regarde ma propre connaissance et mon souvenir, il ne men reste non plus didée que de celui que jai passé dans les entrailles de ma mère, et quils sont tous deux ensevelis pour moi dans lobscurité des mêmes ténèbres2 ». Sans cette mémoire autour de laquelle il découvre toutes les facultés de lesprit, lenfant na point dexistence. De la vie seulement. Mais dans un monde que nous ignorons, qui est sans doute celui de ce Dieu quil ne saurait remercier dune existence qui ne lui appartient pas encore. Par suite Augustin confond ce temps avec celui de la gestation, tout aussi peu consciente. Ouvrait-il ainsi la voie à son émule de la Renaissance qui prétendra à onze mois de gestation ? Vérité, faut-il dire, erreur dorigine familiale, ou imitation dun auteur par lautre ? Il reste quen effet, ce refus de la vie de lesprit à lenfant nouveau-né ou à naître, le place dans la volonté de Dieu, et par suite, avant son existence même, lui impose le lien avec le divin, comme un besoin irrésistible. Dans la pensée de Montaigne, comme dans celle dAugustin, laspiration à léternel sinscrit dans la condition humaine.

Que Montaigne se soit dabord intéressé aux pages des Confessions qui, plus clairement, comportaient pour lui, et pour ses contemporains, un intérêt dactualité, simpose aussitôt à nous. Négligeant les premiers balbutiements de lauteur, louvrage sattache à la faute de ladolescent : le vol des mauvaises poires. Il en avait de meilleures chez lui. Cependant il nen est pas resté sur larbre, pour la plus grande déconvenue des propriétaires, faut-il croire. Cela nous vaut une longue analyse de tous les vices humains dans laquelle chacun se caractérise par un manque, ou parfois seulement par le danger quentraîne ce manque. Ainsi, finissant la liste, la tristesse devait, plus que tout autre, toucher le lecteur : « La tristesse se dessèche dans le regret des choses quelle a perdues et que le cœur avait aimées avec passion, parce quelle voulait quon ne lui ôtât rien de tout ce quelle possède, comme il est impossible de vous ôter rien de ce que vous possédez3 ». Plus nettement la colère donnait ses raisons : « La colère veut se venger avec une souveraine justice4 ». 25Comme dans tous les vices, dans le désir de vengeance résidait une rivalité avec Dieu. Lacte fautif se doublait encore ainsi du désir du divin, dans la vaine poursuite dun infini refusé, et la dépossession dun état de perfection perdu.

Si toute faute porte en soi, excuse ou condamnation, la marque de laspiration au divin, Augustin apportait une autre raison à lémotion collective des troubles humains. Que le théologien, pour comprendre sa propre faute, lait ramenée à ce désir du divin en tout dévoiement, lauteur de la Renaissance, jugeant son époque déchirée par les soulèvements des guerres de Religion, ne pouvait laccepter et montrait son refus dans lénergie des termes employés. Lémotion populaire, comme les guerres ouvertes, renferme bien toutes les passions humaines quAugustin avait analysées. Mais alléguées par une religion pervertie, elles prennent un caractère durgence. Lhypocrisie, en sautorisant de la religion, entraîne le refus de Dieu. Initialement à « Apologie de Raymond Sebon », Montaigne souligne le scandale de la perversion de ces guerres, en opposant à un christianisme authentique, toutes les perversions développées dans les Confessions et dénoncées dans les mobiles véritables des chefs des différents soulèvements collectifs : « La justice qui est en lun des partis, elle ny est que pour ornement et couverture ; elle y est bien alléguée, mais elle ny est ni reçue, ni logée, ni épousée5 ». La preuve est apportée par la condamnation divine : « Dieu doit son secours extraordinaire à la foi et à la religion, non pas à nos passions, les hommes y sont conducteurs et sy servent de la religion. Ce devrait être tout le contraire6 ». Le dévoiement du divin dans tous les vicesquavait affirmé Augustin, repris par Montaigne, explique les malheurs déplorés par les Essais : « Notre zèle fait merveille quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, lambition, lavarice, la détraction, la rébellion. Notre religion est faite pour extirper les vices, elle les couvre, les nourrit, les excite7 ». Lhomme de guerre, ou de loi, dépasse le théologien. La condamnation de lémotion collective est sans appel. Ce nest plus le seul dévoiement des passions qui entraîne le crime, mais la religion même qui les « nourrit ». Ce renversement des valeurs est la pire des condamnations.

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Le premier jugement de son acte rapporté par Augustin en entraînait ainsi la réprobation, comme celle de toute faute devant Dieu. Inquiet cependant devant la loi des hommes, Augustin poursuivait. Reconnaissant la honte quil éprouvait encore, il lexpliquait par lamitié. Dans lentente du groupe : « lâme devient en cela si aveugle et si déréglée que, pour satisfaire sa passion, elle ne fait pas seulement des choses honteuses et infâmes, mais quelle trouve sa propre satisfaction dans sa honte8 ». Ensuite venait lexplication : « Pourquoi donc, sinterroge-t-il, le plaisir que je prenais en cette action venait-il de ce que je la faisais en compagnie des autres9 ? ». La réponse se clamait ensuite : « O amitié pernicieuse et ennemie de la vertu, est-ce ainsi que tu séduis malheureusement les esprits. » La source de lémotion collective se trouvait ainsi dans le plus noble des rapports humains, mais restait déplorée dans ses effets.

La force dangereuse qui porte si facilement au mal, toute promiscuité, trouvait son origine dans le meilleur de lhomme, par suite de la complexité de sa condition. Cette poursuite du divin dans la faute, cette présence de Dieu comme une ombre dans la volonté humaine, même perverse, cest la vision du théologien, celle aussi qui séduisit lauteur qui voulait apaiser le monde de son temps. Plus importante pour le lecteur, parce quil se trouve plus immédiatement intéressé par tous les maux humains, se trouve la protestation des Essais. Cest en homme politique que Montaigne a lu le texte dAugustin, lui qui, en son adolescence a très probablement assisté à la mort du Lieutenant Général De Moneins10. Il avait sans doute alors, à peu près exactement lâge dAugustin quand il mangea ses mauvaises poires, quinze ans dit la chronique. Mais Montaigne ne relate pas le soulèvement sans déformation : « dans mon enfance » situe-t-il lévènement, peut-être pour affaiblir un jugement des faits qui ranimerait facilement les passions, plus sûrement pour sexclure de toute responsabilité dans une passivité quon peut juger coupable. Il navait point participé à lacte, mais, profondément marqué ne le relate point sans une sévérité qui ne lui est pas habituelle. Le Maire de Bordeaux qui avait assuré la paix à sa ville, sous sa direction, en juge en loccurrence la population : « Il nest rien moins espérable de ce monstre ainsi agité que lhumanité et 27la douceur11 ». Extérieur désormais àlagitation politique, il juge le choix de la confiance affiché par De Moneins comme « une résolution plutôt brave (à mon gré précise-t-il) que téméraire12 ». Ce nest plus alors ladolescent profondément touché qui sémeut, mais lhomme de guerre expérimenté qui, quant à lui, aurait imposé « la révérence et la crainte13 ». Il reste que cet épisode bordelais, ce crime collectif, sil na pu marquer « son enfance », en son adolescence a touché sa sensibilité la plus profonde. La politique de lapaisement quil essaie partout dimposer, représente donc un effort sur une profonde sensibilité et une animosité irréprimable contre la violence, soit le triomphe de la sagesse chez lémule dAugustin et le lecteur des philosophes antiques.

Avec lui choisissons dans Tite Live un des exemples de massacre collectif. Dans la dernière rédaction des Essais, il emprunte à lhistoire un épisode où lindividu, mais aussi la troupe vaincue exercent à lenvie violence et cruauté. Le tyran vainqueur, Philippe V de Macédoine, sil faut préciser un récit dont Montaigne ne rapporte que lhorreur finale, avait accordé aux vaincus un délai de trois jours avec lobligation de se tuer eux-mêmes « avec plus dordre et plus à laise14 ». Lironie sur lhomme seul éclate dans la suite de la phrase qui rapporte lautodestruction du groupe entier : « lesquels ils remplirent de sang et de meurtre, au-delà de toute hostile cruauté15 ». La conclusion alors simpose, générale pour toute guerre et particulièrement pour les massacres contemporains des Essais : « Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires qui semblent plus âpres dautant que leffet en est plus universel. Elles le sont moins que séparées. Ce que le discours ferait en chacune il le fait en tous, lardeur de la société ravissant les particuliers jugements16 ». La réflexion dAugustin sur lentraînement engendré par lamitié nallait pas si loin. Lessai la prolonge à la lumière des troubles vécus : Augustin avait accusé la honte qui « du particulier ravit les jugements ». Pour Montaigne lémotion collective étouffe le discours, cest-à-dire la raison. Mais la promiscuité touche toute la personne, le corps autant que lesprit. Il accuse ainsi « lardeur de la société », une chaleur humaine quil 28faut prendre au sens propre, autant quau figuré. La force ainsi libérée sexerce, désormais incontrôlée. Dans lexemple apporté par Tite Live à Montaigne, le phénomène psychologique est monté jusquau cas extrême de destruction de soi-même par le sujet touché, dans la libération de la violence la plus extrême. Dans la complexité de toutes choses humaines, celle-là méritait particulièrement en effet, la considération de lauteur des Essais, en son temps de déchaînement des passions collectives, sinon le respect. Retourné contre soi-même, le mouvement de masse révèle la nature destructrice de sa force, une brutalité dépourvue de toute conscience humaine. Le dépouillement du récit historique rapporté par lessai dénonce, dans la passion de tous, un esprit « au-delà de toute hostile cruauté », la perte de la conscience individuelle, labandon de chacun à la force meurtrière, jusquà lautodestruction du groupe dans une collective violence. Ce cas extrême, par la brièveté du texte, exprime toute lhorreur de Montaigne pour les soulèvements populaires.

Montaigne ainsi, se détachant du vol des poires, faute dadolescent bien légère pour la conscience des hommes, a recouru à la plus grande histoire pour pousser jusquà lextrême le dévoiement du divin dans laction humaine, soit lautodestruction du groupe, voulue par la conscience collective et justifiée par une analyse profonde de cet étouffement de la raison individuelle dans lacte. Lantiquité était généreuse, mais le présent aussi sur lequel Montaigne se tait. Augustin du moins nen était pas resté à laffirmation dans le groupe dune force du mal. Son analyse supposait que cette force pouvait être tournée vers le bien.

Avançant dans ses Confessions, il rapporte, dans les conversions de lÉglise Chrétienne, comment il faisait jouer un rôle important aux personnages de renom. Ainsi, disait-il, les convertis « sils sont moins connus dans le monde, ceux même qui les connaissent en reçoivent une moindre joie. Car lorsque lon se réjouit avec plusieurs, la joie de chacun en particulier est beaucoup plus grande, parce quon senflamme les uns les autres. De plus ceux qui sont connus de plusieurs ouvrent aussi par leur exemple le chemin du salut à plusieurs, et lautorité de leur personne rendant leurs actions considérables, il sen trouve beaucoup qui les veulent suivre17 ». Grâce à lillustration de certains, le petit nombre des convertis entraînait la foule, et par elle naissait ensuite cette joie beaucoup plus grande, cette flamme que chacun porte à lautre, la foi 29collective dirons-nous. Augustin fait ainsi de lélan des foules une aide au sentiment religieux. Le procédé tiré de lexpérience de son adolescence, après sa propre conversion, détourné de son condamnable usage, prenant valeur nouvelle, est élargi à lÉglise tout entière. La puissance de lassemblée, par son nombre, devient justification de la foi et se trouve ainsi valorisée.

Dénonçant tous les torts de son époque, et par excellence la cruauté, Montaigne ne sattachait point au prosélytisme. Il ose formuler, au contraire « nest point dhostilité excellente comme la Chrétienne18 ». Loin de lencourager, il sattarde à ruiner le fondement de tout esprit de parti dans sa propre religion. Il reste que louverture même de son ouvrage avait fait une place à la possibilité dune valeur constructive de lémotion des foules, par ce qui est « damollir les cœurs », comme il le proposait initialement pour lentrée de son premier essai, sinon de son ouvrage. Il rapporte pour cela, après deux autres exemples la permission donnée par lEmpereur Conrad troisième ayant assiégé Guelphe duc de Bavière, à toutes les gentilles femmes de la ville, de partir avec tout ce quelles pouvaient emporter sur elles : « Elles, dun cœur magnanime savisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants, et le Duc lui-même19 ». Lunité des suppliantes obtient alors de lEmpereur victorieux le changement de sa volonté, la pitié et lhumanité. Par cet exemple, les Essais commencent par léloge du pardon. Malheureusement ce succès moral de lopiniâtreté des foules nest quexceptionnel dans louvrage. Dû à des femmes, de plus comme si la volonté nappartenait quaux hommes, il reste unique sous la plume de Montaigne. Son monde de lutte entre les partis religieux et politiques semble inexorablement livré à la cruauté. Sauf les sursauts dindignation et de répulsion quil veut, au contraire susciter au lecteur, tout y finit dans le sang.

Augustin avait meilleure part. Dans la fin de ses Confessions, désormais ministre de Dieu, témoin devant les hommes, il retrouve le divin dans le monde qui lentoure. La mémoire, au centre de la pensée humaine, lamène à la saisie même de Dieu. Si les philosophes anciens dont il avait, écrit-il, lu les traductions du grec en latin, lui avaient enseigné, dans les problèmes du temps, la disparition du présent, dérobé par le passé et lavenir, il donnait la réponse chrétienne : lhomme venait se perdre en Dieu. Cest ainsi que 30lillumination dOstie rapporte lentretien quil eut avec sa mère et qui les mena jusquau sentiment dune saisie de linfini20. Se libérant de tout souvenir matériel, admirant les ouvrages de Dieu jusquà la saisie de leurs âmes, ils atteignirent à la sagesse où ils trouvèrent léternel21. Lémotion alors, et la vision rapportée par les Confessions travaillent à imposer la certitude apportée au lecteur, cest à dire à lhumanité même, par lévènement personnel. Augustin par là, non seulement par son ministère de prêtre mais surtout par son ouvrage dauteur, avait détourné lesprit de parti, si dangereux dans le monde, en sentiment religieux. La saisie ponctuelle du divin quil rappelait entraînait le désir de léternel.

Ainsi lenseignement de toutes les Confessions avait-il été préparé dès les premiers paragraphes du livre. La volonté divine se trouvait manifestée par labsence de la mémoire dans la gestation de lenfant et ses premiers vagissements. Sils navaient pu obtenir de la part de lauteur une aussi profonde action de grâce à Dieu que celle quil exprime ailleurs en toute occasion cest qualors tout entier en sa création nouvelle par Dieu, il navait pas lintelligence de sa condition humaine, trop récente encore. Présent jusque dans la faute, jamais perdu depuis son origine, le divin habitait lhomme au plus profond de son esprit, tout prêt à ressurgir. Possédé avant toute connaissance apportée par le monde, Augustin le voulait encore épanouir pour les générations à venir.

Montaigne, comme Augustin, lecteur de la philosophie grecque en traduction latine à loccasion, ou française en son temps, termine l« Apologie de Raymond Sebon »sur une belle page de Plutarque, puis sur un jugement de Sénèque qui impose lexistence dun Dieu, pour sen excuser en apparence : « À cette conclusion si religieuse dun homme païen, je veux joindre seulement ce mot dun témoin de même condition22 ». En fait ce nest pas un « mot » mais, fécondé par le souvenir de la main de Dieu, sans cesse reprise dans les Confessions, un souhait personnel, le désir quil exprime alors comme essentiel à tout son ouvrage : « Il sélèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main. Il sélèvera abandonnant et renonçant à ses propres moyens et se laissant hausser et soulever par les moyens purement célestes23 ». Lillumination 31souhaitée nest pas visuelle, comme à Ostie, elle est spatiale. Cest une autre expression de linfini. Sa place, en conclusion de lessai central de louvrage, lélève en une affirmation définitive.

Ainsi, doublant la démonstration de la perversion destructrice des soulèvements populaires, les Essais, à limitation des Confessions, connaissaient même partie constructive, lappel au divin. Le désir de la vérité, de léternel, de la stabilité de lêtre qui nexistent quen Dieu, sans cesse répétés dans louvrage, en faisaient lunité. Les émotions populaires navaient de remède que par lappel au divin.

Puisque les malheurs de lhomme dans les Essais se présentent comme exigeant un recours au divin, inspiré dAugustin, au lieu de renouveler comme Montaigne la philosophie antique par un appel au christianisme, reprenons pour conclure la plus belle des infidèles du grand Arnauld. Là où Augustin avait écrit : « OstiaTiberina », il traduit par une vision illimitée : « Ostie où le Tibre se jette dans la mer24 ». La sobre mention du lieu dembarquement projeté devient symbole de lillumination toute proche, une vision de linfini. Les soulèvements populaires peuvent mener ainsi à faire appel au divin.

Andrée Comparot

Professeur honoraire
à lUniversité de Rennes II –
Haute Bretagne

1 Saint Augustin, Confessions, traduction dArnaud dAndilly éd. H. Charpentier, Paris, Garnier, s.d., I, VII p. 17.

2 Ibid.

3 Ibid., II, VI, p. 62.

4 Ibid.

5 Essais, II, 12, édition de Denis Bjaï, Bénédicte Boudou, Jean Céard et Isabelle Pantin, sous la direction de Jean Céard, Paris, Le livre de Poche, 2001, La Pochothèque, p. 697.

6 Ibid.

7 Ibid. p. 698.

8 Confessions, II, IV, p. 57.

9 Ibid., II, IX, p. 66 et 67.

10 Essais, I, 23, p. 199.

11 Ibid., p. 200.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Ibid., II, III, p. 576.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Confessions, VIII, IV, p. 271.

18 Essais, II, 12, p. 698.

19 Ibid., I, I, p. 56.

20 Confessions, IX, VII, p. 321 et IX, X, p. 329.

21 Ibid.

22 Essais, II, XII, p. 932.

23 Ibid.

24 Confessions, IX, VIII, p. 321 et IX, X, p. 329.