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Classiques Garnier

Contextures cognitives « L’art d’eschafauder » chez Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Auteur : Oddy (Nathalie)
  • Résumé : Chez Montaigne la notion de « contexture » fonctionne comme concept écologique et emblème de l’ingéniosité animale. Le terme est envisagé par Montaigne comme figure cognitive et référence équivoque à son projet d’écriture qui met en exergue la notion de construction et de fabrication et qui interroge la question de l’interprétation. Le propos explore les parallèles entre les idiomes dont se sert Montaigne pour évoquer l’ insuffisance naturelle de l’esprit humain et les idiomes contemporains.
  • Pages : 241 à 261
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126072
  • ISBN : 978-2-406-12607-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0241
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Contexture, écologie, niche, cognition étendue, échafaudage
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Contextures cognitives

« L art d eschafauder » chez Montaigne

Et changeons didiome selon lespece

II, 12, 4581.

Dès lantiquité, certains artefacts de lordre naturel sont considérés comme des « nœuds » qui distillent une élaboration et une signification particulière. Ces produits de lartisanat animal – à savoir les nids et les toiles daraignée – ont plusieurs fonctions liées à la conservation de lespèce : ils constituent des habitations et des lieux de communication ; la toile daraignée fournit un terrain de chasse et des opportunités de camouflage. Ces structures et les créatures qui les construisent figurent dans les écrits dhistoire naturelle ancienne – Aristote, Pline lAncien, Plutarque, Élien – où elles sont associées à un émerveillement qui se situe à la croisée entre lexpérience transcendante et la prise de conscience de notre insuffisance épistémique face à la complexité de la création. Dans le contexte de lhistoire naturelle de la Renaissance qui, daprès Philippe Glardon, « séchafaude sur des bases solides [] autour de la réflexion sur les signes et leur interprétation, et qui se cristallise autour des points de convergence entre le langage humain et le langage naturel, dorigine divine2 », ces objets mi-matériels, mi-symboliques figurent la possibilité de cette convergence entre les moyens de communication humains, non-humains et divins.

Dans « lApologie de Raimond Sebond », Montaigne sappuie sur cette riche tradition, mais ladapte et lélabore dans une perspective 242plus explicitement cognitive3. Au sein de II, 12, la notion polysémique de « contexture » – qui se manifeste sous les formes merveilleuses du nid et de la toile – fonctionne à plusieurs niveaux : comme emblème puissant de lingéniosité instinctive des créatures et de leurs ouvrages qui surpassent la compréhension humaine, comme motif quasi-matérialisé et sceptique dune limitation et une précarité typiquement humaines, et comme mise en abyme ou incorporation du modèle de la composition. Cette signification ambigüe se ramifie dans le texte des Essais avec des implications interprétatives chargées.

Si les exemples de contextures naturelles suscitent une expérience dadmiration et démerveillement, qui avoisine la curiositas4, la notion de contexture est avant tout un concept dorganisation, qui apporte une perspective et une échelle doubles : celle chère à la Renaissance du macrocosme et du microcosme – qui lit dans lorganisation des connaissances la mimesis de lorganisation de la nature et des structures intérieures de lesprit humain – et la perspective écologique de lorganisme individu par rapport à la nature conçue comme une totalité ou communauté complexe, en harmonie avec la conception stoïcienne de lunivers comme un être vivant composé de parties. En même temps, ailleurs dans les Essais,la contexture exprime linstabilité, la nature rapiécée, fragmentée et temporaire de la condition humaine, et de lesprit humain qui se ramifie, shybride, et sétaye par les supports externes afin de combler son insuffisance naturelle5. Ce processus peut être envisagé sous deux aspects : en tant que lintériorisation de 243lautre, ou comme extériorisation en forme dextension – de lintériorité. Ainsi, la contexture représente simultanément la composition et la décomposition, la stabilité et linstabilité, lordre et lentropie – « le bastiment et le desbastiment » (II, 12, 531) –, inscrivant lhomme et ses divers édifices dans une combinaison complexe de continuités et de discontinuités avec son environnement. Cependant la contexture tend à simplifier et à schématiser, en réduisant la complexité ingérable et indigeste à un patron (« Quel patron et quel modele », II, 12, 531), qui apprivoise et déforme, voire dénature le réel selon nos propres structures et « formes de cognoissance ». Dans lApologie,le modèle épistémique et cognitif quasi-architectural (dont font partie les notions de contexture et déchafaudage) participe à la réflexion philosophique de Montaigne. Il y a des parallèles importants dans « Des coches » où « lart deschafauder », une technique de construction que les Péruviens, habitants dun autre monde (ou monde parallèle), nont pas cultivée, opère sur le plan figuré ainsi que littéral. La métaphore de léchafaudage – ancrée sur le plan matériel dans la notion dune structure temporaire adjuvante ou auxiliaire qui habilite les travaux – situe la cognition humaine de façon ambigüe entre le matériel et limmatériel, entre lintériorité et lextériorité, entre la permanence et ce qui est provisoire. Nous proposons ici denvisager le topos renaissant de linsuffisance humaine sous langle écologique et contemporain de la cognition située et étendue (situated and extended cognition), un paradigme de recherche transdisciplinaire qui envisage lesprit comme processus étendu dans le monde, plutôt que contenu dans le crâne, et qui conçoit la cognition de lorganisme comme partiellement constituée par le rapport à son lenvironnement6.

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Contexture, écologie, accommodation

Pour mieux situer lApologie il faut remonter à 1569, lannée au cours de laquelle est parue la traduction de la Theologia Naturalis sive Liber naturae creaturarum (1484) du théologien catalan Raimond Sebond par Montaigne, à la demande de son père. Ce projet de traduction est « une occupation bien estrange et nouvelle » : louvrage de Sebond est « dune contexture bien suyvie » et son dessein plein de piété (440). Le verbe « suivre » sassocie souvent à la notion de contexture, et rappelle litinéraire mental à travers un ouvrage évoqué par le concept dynamique de ductus dans la rhétorique classique et médiévale. Mary Carruthers met en lumière ce concept qui fait partie de la dispositio, et désigne ce qui conduit lesprit sur sa voie dans la composition, le résultat dune opération de délibération, de sélection et de jugement7 ». Le ductus évoque la conduite, le cheminement vers une destination, la compréhension qui se développe et se déplie dans le temps, tandis que la contexture visualise sur le plan quasi-spatial léventail ou lenchaînement de connexions structurales, logiques ou causales, et ouvre une perspective écologique sur la composition textuelle et linterprétation de celle-ci. Les notions méta-discursives de contexture, de ductus et de dessein soulèvent des équivoques autour du déterminisme et de lautonomie (louvrage exerce-t-il sa propre autonomie, indépendamment de lintention de lauteur ?), et transmettent la tension entre plusieurs conceptions du fonctionnement ou de la vie dun ouvrage : conçucommemachine ou engin complexe, commeorganisme situé dans un environnement – dont le lecteur ou spectateur fait partie – ou comme itinéraire, qui guide le lecteur ou le spectateur à travers ses propriétés formelles, logiques et esthétiques. Comme Déborah Knop a montré dans son analyse de la conduite de lécriture chez Montaigne, le concept transversal du ductus, pertinent aux 245domaines aussi divers que lart des aqueducs, léquitation, la chasse, lart militaire, la morale et lart daimer, se prête à la lecture de la posture de lécrivain, qui se partage entre vagabondage et canalisation de ses propensions naturelles8. Le cheminement montaignien est propulsé par cette interaction entre lintentionnalité et les embardées arbitraires et contingentes du hasard ou la fortune, une dynamique qui problématise la notion même dune écriture « consubstantielle » à son auteur9. La valeur conceptuelle de contexture gît dans la tension fructueuse entre rigidité déterministe et flexibilité adaptive, une tension complexe que contexture schématise. Dans le contexte de la poétique humaniste, la contexture figure la combinaison dimitation et dimprovisation dont les ouvrages se nourrissent.

La Théologie naturelle de Montaigne décline et réaménage la cosmologie de Sebond – qui maintient la vision hiérarchique, à la fois biologique et métaphysique, littérale et allégorique, de la scala naturae – et subvertit son schéma cosmique.Tandis que Sebond insiste sur létagement ontologique et spirituel entre les règnes et sur la différence entre lhomme et le reste de la création, la version de Montaigne met en balance cette conception du cosmos, en insistant sur les liens complexes entre les formes du vivant qui constituent un réseau composé de signes, de matière et de langage10. Sa transformation de la verticalité de Sebond en horizontalité brouille la frontière entre les humains et les autres créatures. La place de lintelligence animale, même végétale, par rapport 246à lintelligence humaine, et létagement ontologique et cognitif restent ambigus et instables11 : il existe une tension irréductible entre la pensée analogique – qui voit des équivalents ou analogues chez les animaux aux comportements psychologiques humains – et lidée que les autres formes du vivant habitent un règne radicalement autre, imperméable à linterprétation humaine. Dans lApologie, et lessai qui le précède, « De la cruauté », Montaigne témoigne dune empathie écologique qui correspond à sa vision ethnographique dautres cultures dans « Des cannibales » et « Des Coches » qui sinspirent du pluralisme épicurien.

Le terme écologie est relativement récent : forgé vers 1866 par le zoologue et biologiste allemand Ernst Haeckel, « Ökologie » désigne létude des relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent12. Les écologies sont par leur étymologie (lancien grec oikos signifie maison ou demeure) des habitations. Les théories du climat de la première modernité – développées par Bodin, Le Roy et La Framboisière, entre autres – proposent une écologie intégrée de la nature et de la culture, où la frontière entre la nature et la culture est fluide et poreuse, et une source denrichissement et de façonnement réciproque13. Cette conception se démarque de la cosmologie moderne, qui tend à concevoir la nature comme un domaine ontologique discret avec des frontières stables14. Sil est devenu commun depuis le xviie siècle de penser que seuls les humains ont une intériorité distinctive, liée au langage et à la raison, la Renaissance témoigne dune vision plus riche et inclusive des possibilités cognitives et sociales, même politiques et juridiques, des autres espèces15.

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Les Essais sont parsemés du terme « contexture », désignant larrangement formel des éléments composant un tout complexe, généralement fonctionnel16 : les nids des oiseaux, les toiles daraignée, les différentes espèces de corpus (politiques, théologiques, biologiques, discursifs, institutionnels, temporels et existentiels), en sont tous des exemples17. Sur le plan discursif, la contexture désigne lensemble des relations organisées entre les éléments significatifs dune composition ou dun ouvrage. Si les contextures sociales et politiques peuvent être solides (« Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture dun si grand corps tient à plus dun clou. Il tient mesme par son antiquité : comme les vieux bastimens, ausquels laage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix », III, 9, 960), les contextures linguistiques et discursives sont souvent fragiles, instables, trop artificielles18. Lensemble de ces divers usages forge un réseau de signification à léchelle des Essais qui trouble les frontières entre la nature et lartifice, entre lhumain et les autres formes de vie.

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Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement et choisissent elles sans discretion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost dune figure quarrée que de la ronde, dun angle obtus que dun angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects ? (II, 12, 455)

Ce passage très connu de lApologie fait partie dune discussion sinueuse et étendue portant sur labsurdité de la présomption humaine et la bêtise de placer lhomme en tête de la hiérarchie ontologique du vivant. Il traite de lenvergure cognitive des créatures non humaines, dont les exemples sont puisés, souvent presque verbatim, dans la traduction en français par Jacques Amyot des Moralia de Plutarque (selon Montaigne, « de tous les autheurs que je cognoisse celuy qui a mieux meslé lart à la nature et le jugement à la science », III, 6, 899), parue en 1572, lannée où Montaigne a commencé sa rédaction des Essais19. Dans De sollertia animalium (traduit par Amyot sous le titre « Quels animaux sont les plus advisez, ceulx de la terre, ou ceulx de leau »), Plutarque signale son intention de démontrer les capacités cognitives, affectives, sociales et morales des animaux non humains : « toute creature qui a sentiment, ait aussy ensemble discours et entendement20 ». Plusieurs de ces exemples consistent à décrire l« execution ingenieuse et subtile » chez ces animaux de ce qui est « expedient promptement au besoing » – cest à dire lintelligence manifeste dans leur pouvoir de discerner ce qui leur est « propre et commode21 ». Au xvie siècle, lingéniosité animale, exprimée par le concept de sollertia (lhabileté, la réponse rapide et adaptive dun animal à son environnement), remontant à Aristote et véhiculée par la réception de Plutarque, est identifiée comme une forme de prudence ou sapience pragmatique qui est pertinente au sein de la sphère politique22. Dans ce contexte la figure du renard dans Il Principe de Machiavel est 249lemblème de cette ingéniosité : le renard, contrairement au lion, est très versatile et capable de faire des inférences.

Le texte de Montaigne adapte la version dAmyot, la déclinant sous le signe de lincertitude, et juxtapose la présomption humaine et lépistémologie instinctive de lhirondelle. Lajout du terme contexture, un terme absent du texte dAmyot, apporte des ramifications importantes. Dune part, sur le plan local, il renforce la notion de complexité, à la fois au niveau de la fabrication et de la déconstruction, et dautre part – à léchelle plus grande des Essais – il situe ces artefacts de lhistoire naturelle dans une continuité équivoque avec les formes dhabitus que constituent la condition humaine et dautres constructions discursives et cognitives.

Un des aspects saillants du passage est limbrication réciproque quil effectue entre les matériaux et les méthodes employés par les créatures humaines et non-humaines dans la construction de leurs habitations23. Laccommodation du nid de lhirondelle dans les interstices de larchitecture humaine traduit une réflexion sur la situation humaine dans la nature, le cosmos, et notre condition denchevêtrement (entanglement, en anglais)24. Cette imbrication brouille la frontière entre les bâtiments et les intelligences humaines et animales, entre la nature et la culture, et entre les notions dintériorité et dextériorité.

Dans De amore prolis, Plutarque rend hommage à la construction miraculeuse du nid de lalcyon, quil compare aux artifices des hirondelles, des colombes et des abeilles :

Elle compose, ou pour mieulx dire quelle fabrique, comme un maistre charpentier batissant une navire dune forme, qui seule entre toutes ne se sçauroit renverser ny enfondrer en la mer : car elle va premierement recueillir les espines et arestes dun poisson qui se nomme aiguille, quelle conjoint et lie ensemble, les entrelassant les unes de long, les autres de travers, ne plus ne moins que sur lestaim on jette la trame, y adjoustant des courbes et arrondissemens lune dedans lautre, tellement quelle en forme à la fin un sejour rond25.

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Dans la partie suivante, le texte met en exergue ladéquation morphologique entre la forme du nid et sa fonction très spécifique dhéberger loiseau qui la construit :

Ce qui plus encore fait à admirer, cest la proportion et la figure de la concavité du dedans du vaisseau : car elle est composée et proportionnée, de maniere quelle ne peult recevoir ny admettre autre chose que loyseau qui la bastie : car à tout autre chose elle est impenetrable, close et fermée26.

Tandis que chez Plutarque lexpérience démerveillement nest pas sujette à linterprétation, chez Montaigne la difficulté palpable de comprendre ces êtres et la fabrique de leurs contextures est lourde de sens : « Mais aucune suffisance na encores peu attaindre à la connoissance de cette merveilleuse fabrique dequoy lalcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere » (II, 12, 480-481)27. Ailleurs, il insiste sur la corrélation entre les miracles et lignorance28.

Montaigne situe ce passage explicitement par rapport à Plutarque (« Voilà une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu ») mais souligne linsuffisance de ce récit à détricoter la nature matérielle et la complexité structurelle de cet artefact : « toutesfois il me semble quelle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir de loger au dessoubs de nous et dinterpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre ? » (II, 12, 480-481). La forme ronde et hermétique – close et fermée – du nid est un miroir de son inaccessibilité sur le plan herméneutique.

Ainsi, Montaigne intègre la contexture du nid, et la capacité inadéquate de son modèle (Plutarque) à la déchiffrer, dans sa propre écologie sceptique et discursive qui interroge lhorizon limité de la compréhension 251humaine. De surcroît, la cognition étendue de lhomme – manifeste dans les inventions qui lui permettent de sétayer (« sestanconner ») et dallonger son être – constitue une partie intégrante de cette écologie.

La « merveilleuse fabrique » de la contexture modélise et interroge à la fois ce quune critique a appelé « lidéologie de linvention » à la Renaissance et localise linvention humaine – scientifique, technologique et poétique, au sens large du terme – à léchelle plurale et relativiste de la cosmologie épicurienne29. Dans la même veine, Montaigne situe linvention humaine dans la longue durée de lhistoire dans « Des coches » :

[B] Sil y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, cest où linvention et la nouveauté fournit dadmiration, non pas la despence. En ces vanitez mesme nous descouvrons combien ces siecles estoyent fertiles dautres espris que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité comme il faict de toutes autres productions de la nature. [] Je crains que nostre cognoissance soit foible en tous sens, nous ne voyons ny gueres loin, ny guere arriere ; elle embrasse peu et vit peu, courte et en estandue de temps et en estandue de matiere (III, 6, 907).

Dans les lignes qui suivent le passage qui commence par « Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps », Montaigne décrit la construction de la toile daraignée avec la même attention à sa délibération et à son raisonnement, en choisissant les nœuds qui constituent son architecture :

Pourquoy espessit laraignée sa toile en un endroit et relasche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantost de celle-là, si elle na et deliberation, et pensement, et conclusion ? Nous reconnoissons assez, en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont dexcellence au dessus de nous et combien nostre art est foible à les imiter (II, 12, 455).

Dans « Des Cannibales » (I, 31) les mêmes exemples – le nid et la toile – réapparaissent comme la matérialisation de la problématique de la représentation ; la complexité structurale, fonctionnelle et esthétique des artefacts de ces petits animaux nous confronte à nos propres limites cognitives : « Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer 252le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté et lutilité de son usage, non pas la tissure de la chetive araignée » (I, 31, 206). Dans ce contexte, le nid de loiseau et la toile daraignée sont, suivant le dictum de Démocrite, des modèles pour limitation et linstruction humaine : « les ouvrages de laragnée, dont les femmes ont pris le patron pour ourdir leurs toiles, et les chasseurs pour brocher leurs pans de rets, sont grandement à esmerveiller pour plusieurs raisons30 ». Lesprit humain est « un util vagabond, dangereux et temeraire ; il est malaisé dy joindre lordre et la mesure. Cest un corps vain, qui na par où estre saisi et assené ; un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir neud ny prise » (II, 12, 559). Le nœud de la toile de laraignée revient sous la forme du nœud qui « devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre createur » (II, 12, 446).

Dans lApologie, la créature qui tisse le lien entre les notions entrelacées daccommodation (entendu au sens théologique et écologique),dhabitus et de contexture est lhirondelle qui bâtit et suspend son nid dans les demeures humaines. Dans le Journal de voyage, ce sont dautres espèces doiseaux nicheurs qui apparaissent dans le texte, lors de son premier séjour à Rome (30 novembre 1580-19 avril 1581). Par lintermédiaire de son secrétaire, Montaigne décrit ses impressions des ruines du « corps admirable » de la Rome antique :

Il estoit vraisamblable que ces mambres desvisagés qui en restoint, cestoint les moins dignes, & que la furie des ennemis de cete gloire immortelle, les avoit portés, premieremant, à ruiner ce quil y avoit de plus beau & de plus digne ; que les bastimans de cete Rome bastarde quon aloit asteure atachant à ces masures antiques, quoi quils eussent de quoi ravir en admiration nos sicles presans, lui faisoint resouvenir propremant des nids que les moineaus & les corneilles vont suspandant en France aus voutes & parois des eglises que les Huguenots viennent dy demolir31.

Ici Montaigne rapproche lédification de nouveaux bâtiments sur les ruines antiques à Rome des nids construits et suspendus par les moineaux et les corneilles dans les arches et les murs des églises catholiques détruites par les protestants pendant les guerres civiles. Ces bâtiments superposés ou greffés les uns sur les autres sont des palimpsestes, construits en 253partie par la mémoire des lieux. Tandis que la nature incongrue de ce mélange darchitectures semble exprimer la désapprobation, on peut également lire dans ce passage une dimension plus positive, même dans le contexte des guerres de religion qui dévastent son propre pays : la possibilité de reconstruction et de renouvellement, et de coexistence et de tolérance entre les formes différentes de croyance.

Dans lApologie, lentrelacement de lhistoire naturelle humaniste, de la théologie naturelle et dune forme danthropologie cognitive qui résonne avec des courants de pensée contemporains forge une thématique de la communication, de linterprétation (ou truchement) et de laccommodation à léchelle terrestre et cosmologique. Ce tissu, dont les éléments sont étroitement liés (comme Montaigne le remarque, « Je nayme point de tissure où les liaisons et les coutures paroissent, tout ainsi quen un beau corps, il ne faut quon y puisse compter les os et les veines » (I, 26, 172), est fondamental pour la manière dont le lecteur navigue dans le texte à plusieurs égards. Dabord linadéquation entre le projet déclaré au début de lApologie et sa réalisation a une fonction particulière, dans la mesure où cette tension entre ladéquation et linadéquation, entre la commensurabilité et lincommensurabilité, fait partie de la matière discursive de lessai32. À léchelle des Essais conçus comme une totalité, lApologie trace le dessein de louvrage entier, dans la mesure où cet essai théorise et simultanément réalise les possibilités et les limites de sa propre composition. LApologie effectue un réinvestissement de lhumain dans une écologie affective et cognitive plus vaste et ouverte, où lêtre humain fait partie dun tissu daction et de responsabilité réciproques.

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Parallèles contemporains :
construction de niche et échafaudages cognitifs

Montaigne semble lire, dans la logique de congruence, dadaptation et dajustement sensible exprimée par les contextures naturelles et leur rapport à lenvironnement, un modèle écologique et situé de la cognition humaine – à la fois incorporée ou incarnée et étendue dans la matière externe ou « artificielle ». Chez Montaigne, la cognition étendue est à la fois une fonction des limites intrinsèques de lhumain, et son moyen principal de les dépasser. Le lieu commun ancien, illustré notamment par Lucrèce et par Pline lAncien, de lhomme jeté sans arme et dépourvu dans lunivers, plus démuni quaucun animal, est constamment paraphrasé à la Renaissance. La version de Montaigne insiste sur la notion dallongement et de prolongation artificielle ou « estrangere », voire prothétique sur le plan spatial ainsi que temporel, qui inscrit la cognition et lentendement humain dans une logique de lextension quasi-architecturale :

[C] Un soing extreme tient lhomme dalonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps sont les sepultures ; pour la conservation du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir, impatient de sa fortune, et à sestançonner par ses inventions. Lame, par son trouble et sa foiblesse ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondemens en des circonstances estrangeres où elle sattache et se plante ; et, pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, sy repose plus seurement quen soy et plus volontiers (II, 12, 553).

Lhomme est une créature artificielle par nature : son être le destine à lhybridation, et à se soutenir et « se rebastir » en cooptant des ressources et structures externes et auxiliaires. Le contraste avec le mouvement cognitif des hirondelles est marqué : le verbe « quester » remplace « fureter », verbe plus intentionnel et sûr.

Depuis plusieurs décennies, les programmes de recherche en sciences cognitives se sont ré-orientés vers une conception de la cognition qui privilégie le rôle cognitif du corps et de lenvironnement, y compris des supports « externes33 ». Lœuvre-phare de George Lakoff et Mark Johnson, 255Metaphors we Live By (« Les métaphores dans la vie quotidienne »), parue en 1980, a ouvert une perspective cognitive sur le rôle façonnant de nos métaphores habituelles qui sont ancrées dans notre expérience sensorimotrice. Depuis, ce champ pluridisciplinaire, quoique majoritairement anthropocentrique, foisonne de travaux portant sur les implications philosophiques, linguistiques et interprétatives de la cognition incarnée (embodied) et étendue (extended). Ce virage paradigmatique, loin dêtre nouveau ou radicalement différent des conceptions historiques de la cognition, a des affinités importantes avec des idées et des idiomes qui circulaient pendant la première modernité. Cooptée par les études culturelles, lapproche cognitive (parfois appelée « Cognitive historicism ») des cultures et des textes prémodernes fournit des outils de lecture qui apportent une valeur heuristique et qui mettent en relief des aspects pertinents du fonctionnement de ces ouvrages, dans leur propre contexte culturel et le nôtre34. Cependant, il est important de différencier cette approche du « darwinisme littéraire » (ou « rhétorique adaptive ») qui vise, en adoptant un paradigme bioculturel, à repenser la littérature à laune de la théorie de lévolution35. Ce mouvement critique – qui polarise les débats surtout dans le monde anglo-saxon – cherche à intégrer, voire subsumer, tous les comportements humains (y compris les produits de la création et limagination) dans une perspective évolutionniste36.

Dans son ouvrage fondateur, LApproche écologique de la perception visuelle, paru en 1979, le psychologue écologique James Gibson définit le concept de niche en sappuyant sur son idée clé d« affordance » (traduit comme « invite » dans la traduction en français37) qui signifie « fournir, procurer ou être en mesure de faire quelque chose », désignant une réalité à la fois subjective et objective du monde environnant qui renvoie 256indissociablement aux propriétés de la chose et aux capacités de lêtre vivant, humain ou non-humain, chacun dans son contexte. Louvrage propose de réinscrire la vision dans lenvironnement quelle est vouée à révéler à lanimal, par lintermédiaire de son corps. Selon cette perspective lobjet nest pas perçu comme le corrélat dune représentation, mais comme un pôle dinteractions, directement accessible à lexploration. Selon Gibson, la niche est constituée par un ensemble d« affordances » :

Dans larchitecture une niche est un lieu qui convient à un objet statuaire, un endroit dans lequel lobjet rentre. Dans lécologie une niche est un cadre de phénomènes environnementaux qui conviennent à un animal, un cadre dans lequel lanimal rentre sur le plan métaphorique38.

En rapprochant et en mettant en contraste larchitecture et lécologie, Gibson inscrit lanimal humain et ses technologies lui permettant de modeler lespace et les matériaux – cest-à-dire larchitecture – dans une continuité avec les animaux non-humains et leurs propres façons ou manières dadapter, de réaménager et dorganiser lespace comme les ressources selon leur besoin. Ici se posent des questions de téléologie et intentionnalité – “intelligent design” – qui résonnent dans le contexte, voire la contexture, de lécriture des Essais. Chez Aristote, la discussion des ressemblances qui existent entre la vie animale et la vie humaine dans lHistoria Animalium se situe au sein dune réflexion sur la téléologie ou causes finales dans lordre naturel qui croise ses propos dans la Physique (ii, 8) : les causes qui opèrent dans la nature ne dépendent pas dun agent intentionnel. La nature exhibe des régularités et des schémas (patrons) à travers le temps, ce qui permet la prévoyance et limitation. Dans la nature il y a donc des causes téléologiques mais non-intentionnelles, manifestes dans les activités des créatures qui construisent mais sans art ou savoir-faire, ou par délibération ou enquête. Aristote fournit lexemple des nids des oiseaux et les toiles daraignée, mais il y a une tension avec ses propos dans lHistoria Animalium, où il semble discerner une intelligence plus précise chez les créatures de petite taille, tels que les oiseaux, et où il décrit la méthode de construction du nid 257de lhirondelle comme ayant des points communs importants avec la méthode de construction humaine.

Dans le discours contemporain, le concept de « construction de niche », employé à lorigine dans le domaine de la biologie et de lécologie évolutionniste, dénote la modification par lorganisme de ses conditions et de son environnement afin de sy assurer une accommodation optimale. Ce principe, développé par le biologiste Richard Lewontin dans les années 1980, affirme que les espèces qui sont constructrices de niches co-dirigent leurs parcours évolutifs : elles ne sadaptent pas de façon passive à leur environnement mais le construisent et le façonnent de manière active par leurs choix et leurs mouvements. Ce processus est une force puissante qui altère les pressions de la sélection, et génère un “feedback” ou rétrocontrôle dans lévolution dont les effets sont maintenus au fil des générations (doù la notion dhéritage écologique)39. La toile daraignée par exemple modifie les sources de sélection naturelle au sein de sa niche sélective, ce qui permet la sélection ultérieure de formes élaborées de camouflage et communication. Sa toile est conçue, par certains scientifiques, comme partie intégrante de sa cognition étendue40.

La construction de niche prend une multiplicité de formes, dont la plupart ne consiste pas en la création dartefacts ou créneaux physiques tels que des nids, des toiles ou des terriers : la figure de la niche sert demblème ou dabréviation quasi-matérialisée de cette modélisation de linteraction entre lorganisme et son environnement, qui façonne son habitat et son habitus, en tant qu« ingénieur écologique41 ». Le langage dont se sert Lewontin pour décrire la construction de niches peut rappeler la notion anthropologique de Claude Lévi-Strauss de « bricolage » proposée dans La Pensée sauvage dans le contexte de la composition des systèmes de mythes : les organismes construisent leurs niches en utilisant des matériaux mélangés (« bits and pieces ») puisés dans le monde externe42.

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Réinterprétée par les sciences cognitives et la philosophie, la construction de niche devient “cognitive niche construction » ou, dans le contexte humain, “cultural niche construction” qui savère particulièrement pertinente à lévolution de lêtre humain, dont les pratiques culturelles effectuent de profondes modifications de notre environnement43. Les humains construisent des environnements de croissance et de développement qui modifient, à leur tour, la façon dont les individus apprennent et développent44. Selon cette perspective évolutionniste et écologique, le langage constitue une partie ou une fonction cruciale de notre niche cognitive. Selon le philosophe Andy Clark, le langage constitue “a cognition-enhancing animal-built structure”, une forme déchafaudage qui nous permet dorganiser la pensée, le raisonnement, la représentation45. Cette notion déchafaudage, aujourdhui courante dans une variété de disciplines pour décrire les contextes structurants à lapprentissage, remonte aux recherches constructivistes dans la psychologie du développement au début du xxe siècle, surtout du psychologue soviétique Lev Vygotsky et, de manière moins prononcée, de Jean Piaget46. Selon Vygotsky, pendant lacquisition du langage chez lenfant, le langage se divise en une forme extérieure (le langage proféré), et une forme intérieure (inner speech), qui sert doutil incorporé pour organiser, ordonner et façonner les éléments cognitifs de la pensée complexe47.

Sur le plan littéral, un échafaudage indique une construction provisoire, fixe ou mobile, dont les planchers supportent les ouvriers et les 259matériaux à une certaine hauteur du sol dans lédification, la réparation, la peinture ou la décoration des bâtiments. Pour emprunter le terme de Gibson, une telle plateforme constitue un “affordance”, en permettant à louvrier daccéder à des parties du bâtiment qui sont normalement hors de portée. Par analogie ou transfert, un échafaudage peut faire référence à ce qui a un rôle adjuvant pour la construction progressive de quelque chose, ou à une superposition ordonnée mais complexe déléments différents. Plus péjorativement, le terme peut aussi désigner un amoncellement ou un entassement instable ou mal organisé, en raison du caractère provisoire, artificiel, et peu solide ou convaincant de la structure.

Dans le contexte des Essais, la phrase sur « lart dechafauder » apparaît dans « Des Coches » (III, 6), lors de lévocation du Nouveau Monde et de ses habitants autochtones. Dans ce passage, Montaigne compare les modalités de construction des Péruviens à celles du monde ancien :

Quant à la pompe et magnificence, par où je suis entré en ce propos, ny Graece, ny Romme, ny Aegypte ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du pays, depuis la ville de Quito jusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieues), droict, uny, large de vingt-cinq pas, pavé, revestu de costé et dautre de belles et hautes murailles, et le long dicelles, par le dedans, deux ruisseaux perennes []. En lestimation de cet ouvrage, jay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là. Ils ne bastissoient poinct de moindres pierres que de dix pieds en carré ; ils navoient autre moyen de charrier quà force de bras, en trainant leur charge ; et pas seulement lart deschafauder, ny sçachant autre finesse que de hausser autant de terre contre leur bastiment, comme il sesleve, pour loster apres (III, 6, 914).

Montaigne souligne que son estimation de louvrage est adaptée en fonction des moyens de construction à disposition. Il pèse la difficulté de la tâche, entreprise sans recours à des supports auxiliaires dans son contexte particulier, en ce lieu-là. Cette notion dajustement et de contextualisation – quon peut envisager comme la calibration de son jugement – va de pair avec son relativisme culturel et ethnographique.

Chez Montaigne, lart déchafauder transcende son sens littéral et constitue unmoyen de pensernos modalités de construire nos niches ou contextures cognitives, qui sont à la fois lindex de nos limites naturelles et la manifestation de notre ingéniosité ou sollertia, de notre capacité 260pour lajustement. Les deux sens liés de « édification » – construction et développement – se mêlent : les supports physiques et matériels (alors externes) utilisés pour la construction des bâtiments sont le modèle pour les outils et structures – souvent intériorisés – du développement. La contexture est une présence polyvalente et puissante, qui organise le texte et articule la récursivité exprimée autrement et ailleurs par la notion de consubstantialité. Au sein de son argumentation dans lApologie, les notions de construction et dédification sont omniprésentes. La notion polysémique de contexture agit comme tremplin ou affordance qui invite le lecteur à appréhender la matière complexe de lessai sous divers aspects : comme méditation sceptique et lucide sur la condition humaine, comme une réflexion sur nos moyens culturels, en tant quingénieurs et bricoleurs épistémiques et écologiques, de nous compléter et de façonner notre environnement. Par limbrication ou suspension de sa propre niche textuelle dans larchitecture défaillante des structures du savoir humain, Montaigne imite les oiseaux qui habitent les ruines des églises dans le Journal. En tant que mise en abyme de son projet décriture, nichée dans un essai qui sonde les thématiques entrelacées de la communication, linterprétation et laccommodation, la contexture emblématise, et met en balance, lart et la méthode de la poétique humaniste, bâtie sur une logique et une pratique de limitatio et de linnutritio – lincorporation ou la naturalisation de la matière, ou du corps dautrui. Dans « Du repentir » (III, 2), cette récursivité se manifeste dans la question que Montaigne nous pose et se pose : « Mais est-ce raison que, si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art ? » (805) Dans les Essais, la métaphore quasi-matérialisée de léchafaudage sert à remettre en cause la division entre lintériorité et lextériorité : léchafaudage du langage et des textes est une structure « intériorisée » comme les architectures et loci mentaux des arts de mémoire. Lambiguïté ou lambivalence irréductible entre contexture et échafaudage conçus comme structures stables et instables, naturelles ou artificielles, intérieures ou extérieures, participe à la complexité de la situation humaine – sur le plan épistémique, cognitif, moral, spirituel – dans son contexte écologique et cosmique. En identifiant certaines affinités entre les idiomes du xvie siècle et ceux des recherches contemporaines (à savoir « construction de niche » et 261« échafaudage cognitif »), nous proposons non pas que ces conceptions et idiomes forment une continuité conceptuelle linéaire, mais que les univers historiques, culturels et disciplinaires quils habitent puissent communiquer fructueusement.

Nathalie Oddy

Brasenose College,

Oxford

1 Michel de Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier (Paris, PUF, 2004). Toute référence aux Essais renvoie à cette édition.

2 Philippe Glardon, « Lhistoire naturelle du xvie siècle : historiographie, méthodologie et perspectives », Gesnerus, vol. 63, 2006, p. 280–298 (293).

3 Pour une analyse de la fonction du nid de lhirondelle dans la « quête herméneutique » dans lApologie, voir Catherine Randall, “The Swallows Nest and the Hermeneutic Quest in the Apologie de Raimond Sebond”, Montaigne Studies, vol. XII, no 1-2, 2000, p. 137-145.

4 Voir Jean Céard, La Nature et les prodiges : Linsolite au xvie siècle, Genève, Droz, 1996, p. 21–2. Sur la notion démerveillement par rapport à la nature, voir Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and the Order of Nature 1150-1750, New York, Zone Books, 2001. Sur la richesse de la notion prémoderne de curiosité voir Neil Kenny, The Uses of Curiosity in Early Modern France and Germany, Oxford, Oxford University Press, 2004.

5 La vision de lhomme en tant quêtre radicalement partiel et inachevé – une synecdoche, imago dei –sinscrit dans une longue tradition sceptique et religieuse. Montaigne emploie le mot contexture pour désigner la nature fragile, incomplète et instable de notre condition terrestre : « Nous sommes tous de lopins, et dune contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy » (« De linconstance de nos actions », II, 1, 337). Dans la même veine Montaigne rapproche la contexture au geste introspectif : « Si nous nous amusions par fois à nous considerer, et le temps que nous mettons à contreroller autruy et à connoistre les choses qui sont hors de nous, que nous lemploissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes » (« Dun Mot de Caesar », I, 53, 309).

6 Parmi les textes fondateurs de ce programme de recherche, parfois appelé « 4E cognition » (Embodied, Extended, Embedded, et Enacted cognition) voir F. Varela, E. Thompson et E. Rosch The Embodied Mind : Cognitive Science and Human Experience, Cambridge, Mass., MIT Press, 1991 ; Andy Clark et David Chalmers, The Extended Mind. Analysis vol. 58, No. 1,1998), p. 7-19 ; Edwin Hutchins, Cognition in the Wild, Cambridge, Mass., MIT Press, 1995. Pour un aperçu de cette approche voir aussi The Oxford Handbook of 4E Cognition, éd. Albert Newen, Leon De Bruin, et Shaun Gallagher, Oxford, Oxford University Press, 2018. Dans le contexte de cette conception écologique de la cognition, il faut reconnaître également limportance de la pensée phénoménologique de Merleau-Ponty et dAlain Berthoz et les recherches dAndré Leroi-Gourhan, ainsi que les travaux de James Gibson et Gregory Bateson, dans Steps Towards an Ecology of Mind, London, University of Chicago Press, 1972.

7 Mary Carruthers, « Machina Memorialis », Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002. Carruthers définit le ductus comme la façon dont un ouvrage “leads someone through itself : that quality in a works formal patterns which engages an audience and then sets a viewer or auditor or performer in motion within its structures, an experience more like travelling through stages along a route than like perceiving a whole object”. Voir M. Carruthers, “The Concept of ductus or Journeying Through a Work of Art”, Rhetoric Beyond Words, Cambridge University Press, 2013, p. 190.

8 Déborah Knop, « Maîtrise et fougue du ductus Montaignien », Montaigne Studies, vol. XXVII, no 1-2, 2015, p. 73-88.

9 Par rapport à ce jeu ou dynamique entre le déterminisme et lindétermination, on pourrait penser à la notion de clinamen (inclinatio) dans la physique épicurienne qui désigne lécart, la déclinaison spontanée des atomes dans leur trajectoire linéaire, que Montaigne, dans son exemplaire annoté de De rerum natura, glose comme « Mouvemant a coutier fort legier et ridicule que les atomes font ». Voir Michael A. Screech, Montaignes Annotated Copy of Lucretius : A Transcription and Study of the Manuscript, Notes and Pen-Marks, Geneva, Droz, 1998, p. 120 [42, 259].

10 Tom Conley, « A Chaos of Science », Renaissance Quarterly, vol. LI, 1998, p. 934-941. Dans cet article Conley écrit : “Montaigne insists on showing the ties that link them [man and animals] in a loose webbing of matter, signs and language” (941). Le mot webbing (tissu) renvoie à la notion de contexture. Sur le réseau de métaphores dans les Essais, voir Carol Clark, The Web of Metaphor, Lexington, French Forum, 1978. Sur la dimension biologique et discursive des toiles, voir Maria Lucília Marcos, “Web of life. Intersecting Metaphor and Pattern”, Revue française des sciences de linformation et de la communication [en ligne] 10, 2017.

11 Voir Dominque Brancher, Quand lesprit vient aux plantes, Genève, Droz, 2015, et Emanuele Coccia, La Vie des Plantes : Une Métaphysique du Mélange, Paris, Payot et Rivages, 2016.

12 Ernest Haekel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, Berlin, G. Reimer, 1868.

13 Pour une étude récente des parallèles entre lanthropologie écologique contemporaine et la théorie du climat de la première modernité, voir Sara Miglietti “Between Nature and Culture : The Integrated Ecology of Renaissance Climate Theories”, Early Modern Écologies, Amsterdam University Press, 2020, 138-159.

14 Philippe Descola, Lécologie des autres : lanthropologie et la question de la nature, Versailles, Éditions Quae, 2011, p. 46-47. Voir aussi Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

15 Laurie Shannon, The Accommodated Animal – Cosmopolity in Shakespearean Locales, Chicago, University of Chicago Press, 2012. Sur les écologies humaines et non-humaines, naturelles et artificielles, dans le contexte de lAnthropocène voir aussi : Jeffrey Jerome Cohen, Stone : An Ecology of the Inhuman, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015 et Timothy Morton, La pensée écologique, Paris, Zulma, 2019.

16 Selon Cotgrave dans A Dictionairie of the French and English Tongues (1611), « contexture » désigne « a web, or weauing ; composition, worke, frame ». Comme « texture », la racine lexicale de « contexture » est le verb « tistre » (« to weave, to fold within »), mais met en exergue la complexité de la composition, une élaboration plus poussée dans lorganisation ou la concaténation des parties. Greimas enregistre trois sens principaux : « Forme obtenue par lunion des parties tressées. Nature humaine. Développement, déroulement », A.J. Greimas, Dictionnaire du moyen français, Paris, Larousse, 2001, 141.

17 Larchitecture de lunivers, et la condition humaine, sont des contextures : « Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? cest la condition de vostre creation » (« Que philosopher cest apprendre a mourir » I, 20, 92). La contexture du corps humain est menacé de dissolution par la maladie : « Je laisse faire nature, et presuppose quelle se soit pourveue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution », « Divers Evenemens de Mesme Conseil », I, 24, 127).

18 « Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand aisance à les combattre ; et ceux qui lont faict, nont pas laissé moins de facilité à combatre les leurs. Il sy trouveroit tousjours, à un tel argument, dequoy y fournir responses, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de debats que nostre chicane a alongé tant quelle a peu en faveur des procez » (« De la praesumption », II, 17,655). Dans « Des livres », Montaigne emploie contexture à deux reprises dans ce sens dérogatoire : « Ny les subtilitez grammairiennes, ny lingenieuse contexture de parolles et dargumentations ny servent » (II, 10, 414) ; « Ainsin, à force beaux mots, ils nous vont patissant une belle contexture des bruits quils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou, au moins, qui ont eu la fortune den conduire dautres de mesme sorte » (II, 10, 417-418).

19 Jacques Amyot, Œuvres morales et meslées de Plutarque, Paris, Imprimerie de Michel de Vascosan, 1572.

20 Plutarque, « Quels animaux sont les plus advisez », 509r.

21 Ibid.

22 Raphaele Garrod, « “The Animal Outside” : Animal Ingenuity and Human Prudence in French Renaissance Political Thought », Journal of Medieval and Early Modern Studies, vol. 49, 2019, p. 521-540. Sur la réception de Plutarque à la Renaissance voir Olivier Guerrier (ed.), Moralia et Œuvres morales à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2008, et Robert Aulotte, Amyot et Plutarque : La Tradition des Moralia au xvie siècle, Genève, Droz, 1965.

23 La notion même dimbrication (du Latin imbrex - tuile) désigne larrangement régulier et fonctionnel de matériaux. Le mot sutilise également dans le contexte de lhistoire naturelle et la zoologie, pour décrire les recouvrements qui sorganisent de façon analogue à celle des tuiles dun toit – les feuilles des plantes, les écailles, les plumes, des poissons et des oiseaux.

24 Ailleurs dans LApologie et les Essais ce glissement sémantique et conceptuel entre les artefacts de lhistoire naturelle et les artifices humains se présente par rapport à la défense et aux armes. Par exemple, dans « Des armes de Parthes » (II, 9).

25 Amyot, « Quels animaux sont les plus advisez », 522v.

26 Ibid.

27 Selon Gaston Bachelard « un nid trouvé dans la nature [] devient un instant – le mot nest pas trop grand – le centre dun univers, la donnée dune situation cosmique ». Cette expérience inépuisable de naïf émerveillement traduit ce quil appelle « La phénoménologie philosophique du nid ». Bachelard, La poétique de lespace, Paris, PUF, 1957, p. 121-122.

28 « [A] Combien de choses appellons nous miraculeuses et contre nature ? [C] Cela se faict par chaque homme et par chaque nation selon la mesure de son ignorance (II, 12 526) ; Les miracles sont selon lignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon lestre de la nature. [] Les barbares ne nous sont rien de plus merveilleux, que nous sommes à eux » (« De la coustume », I, 23, 112) ; « Jay peur que [] nous avons plus de curiosité que nous navons de capacité » (« Des cannibales », III, 6, 203).

29 Nous empruntons cette expression à Eric MacPhail dans son article “Montaignes New Epicurianism”, Montaigne Studies, vol. XII 2000, p. 91-103. Selon Montaigne, lhypothèse de la pluralité des mondes est lopinion qui a « le plus de verisimilitude » (II, 12, 524).

30 Plutarque, « Quels animaux sont les plus advisez », 512r.

31 Montaigne, Journal de voyage, ed. François Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. 100.

32 Voir Claude Blum, « “LApologie de Raimond Sebond” et le déplacement de lapologétique traditionnelle à la fin du xvie siècle », Le Signe et le Texte : Études sur lécriture au xvie siècle en France, ed. Lawrence D. Kritzman, Lexington, Ky, French Forum, 1990.

33 Voir ci-dessus, note 6.

34 Voir Guillemette Bolens, Le style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Éditions BHMS, 2008 ; Miranda Anderson, The Renaissance Extended Mind, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015 ;Lisa Zunshine, The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies, New York, OUP, 2015 ; Peter Garratt, The Cognitive Humanities : The Embodied Mind in Literature and Culture, London, Palgrave Macmillan, 2016 ; Terence Cave, Thinking with Literature : Towards a Cognitive Criticism, Oxford, OUP, 2016.

35 Parmi les études qui préconisent cette perspective, voir Joseph Carroll, Literary Darwinism : Evolution, Human Nature and Literature, London, Routledge, 2004 ; Alex C. Parrish, « Evolution in the English Department : The Biocultural Paradigms of Literary Darwinism and Adaptive Rhetoric », Literature Compass, vol. 11, 2014, p. 649-656.

36 Jonathan Cramnick, « Against Literary Darwinism », Critical Inquiry Vol. 37 (2011), 315-347.

37 Olivier Putois (trad.), Lapproche écologique à la perception visuelle, Éditions Dehors, 2014.

38In architecture a niche is a place that is suitable for a piece of statuary, a place into which the object fits. In ecology a niche is a setting of environmental features that are suitable for an animal, into which it fits metaphorically”.VoirJames J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, London, Houghton Mifflin, 1979, p. 129.

39 Kevin Laland, F J Odling-Smee, M W Feldman et al., “Niche construction, biological evolution and cultural change”, Behavioural and Brain Sciences, vol. 23, 2000, p. 131-146.

40 Hilton F. Japyassu, Kevin N. Laland, “Extended Spider Cognition”, Animal Cognition, vol. 20, 2017, 375(21).

41 La notion de “ecosystems engineering” dans le contexte humain est développée dans louvrage de Kim Sterelny, Thought in a Hostile World : The Evolution of Human Cognition, Malden,Blackwell, 2003.

42 Richard Lewontin, « Gene, organism, and environment », in D. S Bendall (ed.) Evolution from Molecules to Men, Cambridge, CUP, 1983, p. 273–285 (280). Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

43 Stephen Pinker, “The Cognitive Niche : Coevolution of Intelligence, Sociality, and Language”, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2010, Vol. 107, 2010, p. 8993-8999.

44 Voir Kevin N. Laland, “Cultural Niche Construction : An Introduction”, Biological Theory, vol. 6(3), 2011, p. 191-202 ; Andy Clark, Michael Wheeler, “Culture, Embodiment and Genes : Unravelling the Triple Helix”, Philosophical Transactions : Biological Sciences, vol. 363, 2008, p. 3563-3575.

45 Voir Andy Clark, “Word, Niche and Super-Niche : How Language Makes Minds Matter More”, Theoria, vol. 54, 2005, p. 255-268.

46 L.S. Vygotsky, Mind in society : the Development of Higher Psychological Processes, London, Harvard University Press, 1978.

47 Au sujet de lacquisition du langage chez lenfant, Montaigne écrit : « Quant au parler, il est certain que, sil nest pas naturel, il nest pas necessaire. Toutefois, je croy quun enfant quon auroit nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay mal aisé à faire), auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions ; et nest pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen quelle a donné à plusieurs autres animaux » (II, 12, 458).