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Classiques Garnier

When literature and history move in together A happy encounter with Alain Legros

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2020 – 2, n° 72
    . Saveur du savoir Mélanges Alain Legros
  • Author: Cocula-Vaillières (Anne-Marie)
  • Abstract: This tribute shows the fruitfulness of the collaboration of history and literature that is at the origin of the book Montaigne aux champs. The identification of Captain Le Lignou is a precious contribution by Alain Legros to research on the history of the 16th century.
  • Pages: 39 to 46
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406113560
  • ISBN: 978-2-406-11356-0
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11356-0.p.0039
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-25-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: history, literature, philology, Montaigne, interdisciplinarity
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Quand la littérature
et lhistoire se mettent en ménage

Lheureuse rencontre avec Alain Legros

À bien y réfléchir, il me semble que le plaisir de travailler avec Alain Legros doit beaucoup au hasard dune homonymie liée à nos recherches respectives : celle de la ville de Tours et de la tour de Montaigne en Périgord. La première fut le lieu dune première rencontre au Centre des études supérieures de la Renaissance (CESR) à loccasion dun colloque sur la Réforme où participaient historiens, historiens de lart et spécialistes de littérature, tous fervents dun xvie siècle auquel ils consacraient leurs recherches. Dautres rencontres suivirent et jy retrouvai avec plaisir, du côté des historiens, Robert Sauzet, Gérald Chaix, Bartolomé Bennassar et bien dautres collègues. Un peu plus tard, lors de soutenances de thèses, nous nous retrouvâmes dans ce lieu où il fait bon discuter et débattre grâce aux apports et bienfaits dune pratique assidue de la pluridisciplinarité chère aux chercheurs du Centre.

DE LA VILLE DE TOURS À LA TOUR DE MONTAIGNE
EN PÉRIGORD 

La référence à la tour de Montaigne vint sans tarder dans nos conversations avec pour sujet de prédilection les poutres du plafond de la librairie, source des travaux dAlain Legros et de son ouvrage majeur : Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne1. En cet endroit précis, tellement singulier et si important dans lécriture des Essais, la méthode et la science dAlain Legros me sont apparues 40inégalables tant elles conjuguent des approches plurielles capables de ne négliger aucun signe dans la disposition et la compréhension des sentences sélectionnées par Montaigne et reproduites selon ses instructions.

Rien néchappe à la technique de décryptage dAlain Legros aussi bien sur bois que sur papier ou sur plâtre…Rien narrête ses investigations quitte à remonter le cours de la pensée de Montaigne en déchiffrant sous les sentences actuelles celles qui ont dû leur céder la place. Cest ainsi quAlain Legros a perfectionné un art de lenquête, jalonné dinterrogations et de découvertes, qui aurait fait de ce professeur de lettres classiques un redoutable commissaire semblable aux fins limiers activement recherchés au xixe siècle pour faire carrière dans la police. Cest pourquoi, à ses côtés, sous le plafond de la librairie, on passe des heures passionnantes en le suivant à pas comptés sur le territoire restreint dune déambulation quasi-circulaire dont il a percé le mystère en reconstituant le cheminement intellectuel de Montaigne lorsquil compose et dicte les chapitres des Essais.

En allant ensemble à la tour de Montaigne–ce que nous fîmes assez souvent–, je me suis efforcée de le persuader dune conviction historienne concernant ce lieu décriture si célèbre et célébré en littérature, qui était décrit comme une tour divoire protégée du monde extérieur, bien à labri au sein dune seigneurie calme et tranquille, plantée de vignes et de céréales, riveraine du ruisseau de la Lidoire qui prend sa source en pays de Gurson et se jette dans la Dordogne en amont de la ville de Castillon, lieu de la dernière bataille de la guerre de Cent ans, en juillet 1453. En effet, loin de souscrire au récit dune retraite paisible que Montaigne appelle de ses vœux dans linscription solennelle de sa librairie, au sortir de ses fonctions de conseiller du roi au parlement de Bordeaux, jai toujours considéré comme déraisonnables sa transformation et son appropriation de la tour dentrée de sa demeure, principal moyen de défense dune maison forte bâtie sur un rocher au sommet dune colline dominant la vallée de la Dordogne. 

Son site et sa situation répondaient à la volonté des Anglo-gascons de protéger le Bordelais, notamment le port de Libourne, des attaques françaises lancées depuis le Périgord. Or, dès le milieu du xvie siècle, cent ans après la victoire de Castillon, la Guyenne retrouve son insécurité dantan lors des premiers affrontements des guerres de religion dans la décennie 1550-1560. 

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Pierre Eyquem, le père de Montaigne, bien conscient de cette menace aggravée par le statut de sa seigneurie dépendante des archevêques de Bordeaux, seigneurs de La Mothe-Montravel, avait fait rehausser les murs de sa demeure avec la permission de larchevêque. Il avait pris la mesure des risques encourus dans une région exposée aux violences religieuses, surtout depuis que les protestants dirigeaient les corps de ville de Bergerac et Sainte-Foy, villes proches des possessions des Eyquem, utilisées comme haltes par les troupes protestantes pour traverser sans encombre la rivière de Dordogne. Toutes ces précautions défensives sont abandonnées par Montaigne lorsquil hérite de la seigneurie au décès de son père, en 1568. Pour sa seule commodité et pour se réserver lexclusivité des trois étages de la tour, Montaigne se prive de la modeste garnison de quelques soldats occasionnels, sans doute des tenanciers présents à tour de rôle au rez-de-chaussée. Désormais ce niveau, directement exposé aux intrusions extérieures, est consacré à Dieu et devient une chapelle vouée au culte de saint Michel. Les deux étages supérieurs accueillent sa chambre où il entend rester seul et, au-dessus, sa librairie avec un cabinet attenant. Lensemble restant dune remarquable simplicité, proche de la rusticité, qui na rien de commun avec les appartements privés et autres cabinets de curiosités des châteaux de la Renaissance dans la vallée de la Loire, familière à Alain Legros. 

Dès lors, pour le linguiste et spécialiste de lettres classiques et pour lhistorienne de la vallée de la Dordogne, soffrait la perspective de travailler ensemble sur laménagement et le rôle de la tour de Montaigne, non seulement dans sa vie et la composition de son œuvre, mais aussi dans lhistoire de sa province, la Guyenne, pièce maîtresse de laccession au trône de France dun prince qui a été reçu par deux fois dans la demeure de Montaigne : Henri de Navarre, le futur Henri IV. Ainsi avons-nous élaboré et mené à bien un ouvrage intitulé : Montaigne aux champs, paru aux éditions Sud-Ouest en 2011. Il est doté de deux cahiers dillustrations en couleurs, pour la plupart dues à Alain, attentif aux paysages et à leurs transformations, et observateur minutieux des écrits de Montaigne et des ajouts de lexemplaire de Bordeaux (EB) conservé à la bibliothèque municipale de Bordeaux. Enfin, cet ouvrage attache une grande importance à la description des fresques du cabinet attenant à la librairie, avec un souci de reconstitution et dinterprétation rendu nécessaire par leur effacement et leur détérioration. 

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MONTAIGNE AUX CHAMPS : UNE AVENTURE PARTAGÉE

Cette aventure, passionnante à tous égards, fut précédée dun partage des tâches fondé sur un triple objectif : saisir les conditions de la prise de possession de Montaigne comme seigneur des lieux, suivre le cheminement de son aménagement de la tour et préparer le contenu dune visite virtuelle de ses étages avec le soutien du laboratoire numérique de luniversité Bordeaux-Montaigne, intitulé Archéovision, où officiait alors Robert Vergnieux avec lassistance de Pascal Mora. Tous deux, aux côtés dAlain Legros, ont pu relever et retranscrire les sentences qui ont précédé celles daujourdhui, inchangées depuis la mort de Montaigne en 1592.

La répartition des chapitres de louvrage fut une tâche facile car leur agencement simposait de lui-même avec, pour partie essentielle, létude de la « singularité » de la tour délection de Montaigne et de ses trois niveaux ainsi que le millier douvrages, aujourdhui disparus ou dispersés, disposés sur les étagères de sa bibliothèque dont il ne reste que des pitons fichés dans le mur circulaire du bâtiment. Cette partie de louvrage est tout naturellement revenue à Alain Legros, accompagnée des photographies déjà évoquées et des notes de synthèse de Montaigne sur ses lectures. Ce paragraphe central étant précédé de deux chapitres introductifs sur « lhéritier des Eyquem », puis sur « la distinction » qui sépare Pierre et Michel, le père et le fils. Lhistoire et la littérature y furent conviées tour à tour, sans obstacles ni scènes de ménage entre nous. La troisième et dernière partie revenait à lhistoire et à la chronologie précise des événements qui se sont déroulés dans la demeure de Montaigne et à proximité sur les rives et les chemins des bords de la Lidoire, en pays de Gurson. Indéniablement, la maison forte et la tour sont alors entrées dans une période tourmentée qui coïncide avec les années où Montaigne sinstalle en Périgord et commence à rédiger les chapitres des deux premiers livres des Essais.

La première séquence de son installation (1568-1572) correspond à un bouleversement de la stratégie des huguenots de guerre qui, dès 1568, choisissent comme base de résistance et de refuge possible la ville de La Rochelle sous limpulsion du prince Louis de Condé et de lamiral Gaspard de Coligny, bientôt rejoints par la reine de Navarre, Jeanne dAlbret, et 43ses deux enfants : Henri et Catherine. Dès lors et pour trois décennies, de 1568 à 1598, le cheminement des troupes protestantes suit un itinéraire en diagonale qui les mène de Provence, du Languedoc, de Guyenne et du Béarn jusquà La Rochelle. Lors de sa chute de cheval, sans doute intervenue en 1569, Montaigne a pris conscience de ce bouleversement militaire qui dure jusquà la fin des guerres dont il ne connaît pas le dénouement : lorsquil meurt, en 1592, Henri IV est encore protestant et na pas fini daccomplir la reconquête dun royaume dont lissue reste incertaine.

Auparavant, deux événements marquants se sont déroulés chez lui : le premier lors de la Noël 1584, le second à la fin doctobre 1587. La Noël 1584, qui se situe dans la dernière année de son second mandat de maire de Bordeaux, voit larrivée dans sa demeure du roi Henri de Navarre, de son cousin, le prince Henri de Condé, de leurs proches et dune escorte dhommes darmes qui logent dans le village. Cette visite a reçu lagrément officieux du maréchal de Matignon qui représente le roi Henri III en Guyenne et doit sans cesse composer avec Henri de Navarre, gouverneur en titre de la province et premier prince du sang, hissé au rang de prétendant au trône de France depuis la mort du duc dAnjou, dernier frère dHenri III, en juin 1584. Faute davoir pu obtenir la conversion au catholicisme du roi de Navarre, Henri III tente de se rapprocher de lui face au danger de la Ligue ultra-catholique des Guise, en train de naître clandestinement avec le soutien du roi dEspagne et de son argent. Cest au logis de Montaigne que se déroule cette rencontre de lavant-dernière chance. Montaigne en assume la responsabilité avec tous les honneurs quun modeste seigneur doit rendre au premier prince du sang et à ses proches. Cette fierté de vivre un événement extraordinaire se reflète dans le Beuther où Montaigne énumère par ordre de préséance ses hôtes dexception et la totale confiance qui est la leur puisque Henri de Navarre a refusé les services dun goûteur et a dormi dans le lit du maître de céans. Bien plus, Montaigne a le privilège doffrir à ses hôtes le loisir dune chasse dans ses bois…

À la fin doctobre 1587, la gravité des circonstances dicte à Montaigne un silence précautionneux : rien ne transparaît dans son œuvre du passage du roi de Navarre chez lui. La seule preuve de ce séjour dune soirée et dune nuit se trouve dans le livre de comptes du Béarnais comme le nomment ses adversaires. Ce moment providentiel dans la carrière du futur Henri IV coïncide avec sa victoire « miraculeuse », remportée le 4420 octobre contre larmée royale du duc de Joyeuse, dans le bourg de Coutras, au nord de Libourne. Son entrevue avec Montaigne marque sans doute une étape essentielle dans lexercice de la diplomatie officieuse qui jalonne les dernières années de lauteur des Essais, toujours sous le patronage du maréchal de Matignon, fort de lagrément du roi Henri III soucieux de ne pas casser tous les liens qui le rattachent à Henri de Navarre, en dépit de leur différence de religion et des combats qui les opposent. Rien na transpiré de la conversation entre le seigneur de Montaigne et le vainqueur de Coutras, déjà sur le chemin du retour vers ses terres du Béarn. Il porte la terrible responsabilité davoir anéanti larmée dun roi auquel il aspire à succéder, conformément à la loi salique. Il a pour excuses davoir vaincu une armée royale dressée contre lui et davoir rendu à ses adversaires morts au combat les honneurs funéraires dignes de leur rang et de leur courage. Au sortir du logis de Montaigne, Henri de Navarre a poursuivi la chevauchée méridionale qui le rapproche de Diane dAndoins, sa maîtresse du moment, veuve depuis 1580 du comte de Gramont que Montaigne célèbre comme un ami et dont il a escorté la dépouille sur la route de Soissons en Picardie. Pour Montaigne, cette nouvelle rencontre avec le roi de Navarre offrait la possibilité dune future mission de conciliation auprès du roi Henri III, exposé aux exigences croissantes dHenri de Guise, chef dune Ligue de plus en plus puissante. Son départ vers Paris, dès le début de 1588, découle de cette entrevue imprévue, issue elle-même dune victoire inattendue. 

ET, POUR FINIR, UNE TROUVAILLE DALAIN LEGROS :
L
IDENTIFICATION DU LIGNOU…

On sait que sur son chemin jalonné dobstacles et de mauvaises rencontres, Montaigne et son escorte sont dévalisés de maints objets précieux, dans la forêt de Villebois, au nord du Périgord, par un bandit qui a lhabitude de sévir dans la région2. Montaigne, parvenu à Orléans 45à la mi-février, fait un récit circonstancié de sa mésaventure au maréchal de Matignon. Il en profite pour nommer son voleur : « Cest le Lignou qui a fait cette prise ». Précision dautant plus précieuse pour Matignon que cest son fils, le comte de Thorigny, qui dirigeait lescorte qui accompagnait Montaigne. Thorigny, lui aussi, a souffert des méfaits de ce bandit de grand chemin qui, jusquà la découverte dAlain Legros, était identifié comme Ligueu et donc assimilé à un ligueur…

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des scénarios puisque ce partisan de la ligue avait tout intérêt à intercepter un convoi favorable à la cause du roi de France, Henri III. Or, cest linverse qui se produit : ce Lignou en question appartient à lautre camp, celui des protestants, qui auraient dû laisser passer sans encombre une escorte qui œuvrait pour la cause du roi de Navarre, lun des chefs des huguenots de guerre.

La trouvaille dAlain Legros fut de découvrir à la Bibliothèque nationale de France un document éclairant sur « Les Inhumanitez et Sacrileges du Capitaine Lignou » et daté de la même année que le guet-apens de Villebois. Ce texte figure dans les annexes de Montaigne manuscrit, source de premier plan constituée par Alain Legros à partir des manuscrits de Montaigne, transcrits et longuement explicités par lui. Désormais, plus de doute, ce capitaine Lignou qui sévissait entre Loire et Charente, sur près de 300 kilomètres de distance, nétait pas le premier bandit venu : la preuve en est donnée par lentremise dont bénéficient Thorigny et Montaigne pour pouvoir reprendre la route. Cest le prince Henri de Condé en personne, pour lors en résidence à Saint-Jean dAngély où il se remet dune blessure reçue à la bataille de Coutras, qui intervient pour permettre la suite de leur voyage vers Paris.

À tous points de vue, cette entrée en scène du fils de Louis de Condé, frère cadet dAntoine de Bourbon, mort à la bataille de Jarnac en 1569, est éclairante : non seulement, ce prince qui occupe la seconde place dans lordre de succession au trône, est jaloux de son cousin Henri de Navarre, mais il occupe une place de choix parmi leurs coreligionnaires en soutenant leurs revendications face aux concessions acceptées par Henri de Navarre lorsquil négocie les édits de pacification avec la monarchie : à Bergerac, en 1577, à Nérac, au Fleix et à Coutras, en 1578 et 1579. Ce prince que Montaigne a reçu chez lui à la Noël 1584 et qui a loyalement servi son cousin Navarre à Coutras, désapprouve au plus haut point le rapprochement politique esquissé par la mission de Montaigne 46vers Henri III. Lorchestration du complot de Villebois pour en savoir plus sur le contenu des messages et autres documents transportés par les chefs de lescorte mérite bien de faire appel aux services du fameux capitaine Lignou, quitte à des dédommagements en butin prélevé sur les voyageurs. Heureusement, il na pas été tenté par les Essais qui faisaient eux aussi partie de lexpédition avant dêtre accueillis chez le libraire-imprimeur parisien : Abel LAngelier. 

QuAlain Legros soit remercié pour cette contribution à lhistoire de Montaigne et de son temps.

Anne-Marie Cocula-Vaillières

Professeure honoraire de luniversité Bordeaux-Montaigne

1 Paris, Klincksieck, 2000.

2 Voir sur ce point la lettre de Montaigne au Maréchal de Matignon éditée par Alain Legros sur le site Monloe : https://montaigne.univ-tours.fr/lettre-matignon-16-fevrier-1588/ (consulté le 29/11/2020).