Aller au contenu

Classiques Garnier

Portrait d’Alain Legros en paumier

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2020 – 2, n° 72
    . Saveur du savoir Mélanges Alain Legros
  • Auteur : Brancher (Dominique)
  • Résumé : Il s’agit de célébrer la virtuosité critique d’Alain Legros en prolongeant la réflexion qu’il a menée autour de la rencontre entre jeu de paume et philosophie chez Montaigne. La traduction de l’epochè pyrrhonienne par « je soustiens » correspond à l’attitude du joueur se positionnant pour réceptionner la balle, qu’elle soit celle du jeu ou celle de la parole humaine.
  • Pages : 71 à 84
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406113560
  • ISBN : 978-2-406-11356-0
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11356-0.p.0071
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/01/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, epochè, pyrrhonisme, philosophie, jeu de paume
71

Portrait dAlain Legros en paumier

Alain Legros tient sans doute beaucoup moins aux hommages, à léloge du plumage, même sil fait loiseau, quau généreux partage de ses explorations dans le « païs au-delà », où il sefforce de « desmeler », tant que va la plume, la « veue trouble et en nuage », pourtant toujours affûtée, de Montaigne1. À la manière du joueur de paume qui « tombe à pic » en faisant parvenir la balle exactement au pied du mur du fond, il maîtrise un art bien à soi de la « chasse-pic2 » par sa perspicacité critique, roulant ses pensées jusquaux endroits décisifs, pour que rayonne leur impact, marquant le bon point au bon moment. Esprit agile, il sait toujours prendre la balle au bond, autrement dit à la volée, faisant sienne la célèbre formule de Montaigne : « la parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui lescoute3 ». Or le Bordelais compare cet échange à celui entre deux joueurs, celui qui sert, celui qui reçoit : « comme entre ceux qui jouent à la paume, celuy qui soustient sa desmarche [positionne] et sapreste selon quil voit remuer celuy qui luy jette le coup et selon la forme du coup [la frappe]4 ». Prêtant loreille à la trame déchos que tissent les Essais, Alain Legros a montré avec virtuosité comment cette acception sportive du verbe « soutenir » permettait de mieux visualiser 72labstraite formule « je soutiens », par laquelle Montaigne traduit en 1580, dans lApologie, le vocable pyrrhonien Épékhô : « Je soustiens, je ne bouge5 ». Le monde des idées apparaît intimement lié à celui des corps, « sentre-communiquants leurs fortunes6 », et si la nature des « ressorts » de cette étroite « cousture », « jamais homme ne la sçeu7 », du moins la chair du texte la donne-t-elle à palper au lecteur, à compter quil soit suffisant paumier. Ainsi Alain Legros tient-il une raquette de bon boyau de chat bien en main (et en poche), le manche renforcé de nerf de bœuf8, et surtout légère, ailée, « la meilleure », car « à la paulme faut avoir une raquette legere & leteuf pesant [] ne trop, ne trop peu, car toute chose ou il y a trop, ou trop peu ne vault rien9 ». Ainsi dûment équipé et lesté, il pratique une danse de philologue herméneute dont on ne peut quadmirer les « pirouettes10 » (le jeu de jambes) pour mieux attraper l« éteuf » virevoltant des Essais. Bien plus quune œuvre critique, il nous présente une démarche de pensée, allant et venant inlassablement sur le court du texte à la poursuite dune balle – dune parole –sans cesse en mouvement, tout en inspirant infinies nouvelles parties à ses lecteurs épatés, postés à la galerie (encore une expression tirée du jeu de paume). Aussi, à la volée, voudrais-je « remettre la partie sur la chasse11 », autrement dit intervertir les positions en continuant ici à « peloter » le vocabulaire de nos anciens paumiers que goûtait fort sportivement Montaigne et qua si bien éclairé Alain Legros. Une manière de poursuivre, en se renvoyant la balle pour séchauffer (sens du 73verbe « peloter »), le dialogue performé lors dune mémorable journée au Jeu de Paume de Bordeaux, qui aura inscrit une nouvelle ligne de vie, joyeuse et ludique, dans nos (longues et courtes) paumes12.

Montaigne ou lathlétisme de la pensée

En 1569 paraît à Venise le De gymnastica, un ouvrage du grand médecin érudit Girolamo Mercuriale qui sera maintes fois republié, notamment en 1577 à Paris13. Cet influent traité humaniste plaide pour lintégration de la gymnastique à la médecine hygiénique – ne permet-elle pas de maintenir ou rétablir la santé ? Il sinscrit dans la vogue douvrages, souvent écrits par des médecins, qui à partir de la deuxième moitié du xvie siècle, sintéressent au possible bénéfice de la gymnastique antique une fois adaptés au monde contemporain. Parmi ces auteurs, au moins trois (les médecins Andrea Bacci et Laurent Joubert, le chirurgien Ambroise Paré14) sont bien connus de Montaigne, car 74lusage des exercices est étroitement lié à celui des bains, où il cherche à amollir ses pierres rénales pour mieux les expulser.

Sa rencontre avec la gymnastique nest évidemment pas seulement livresque. Elle a joué un rôle important dans son éducation, tandis que son père en maîtrisait les plus virtuoses exercices. Durant son voyage en Italie, il a manifesté un grand intérêt pour diverses joutes (courses équestres, voltige, tir à larc, escrime et jeux de balle)15 et fait fréquemment référence dans les Essais à son goût pour les déplacements à cheval ou à pied – il lui faut marcher pour penser, et aller « de la plume comme des pieds16 ». Le mouvement conditionne une écriture décrite par des métaphores elles-mêmes doublement cinétiques, par leur nature de métaphore, qui consiste à déplacer un sens sur un autre sens, et par leur prédilection pour les référents gymniques. Pour Montaigne, il ne sagit donc pas tant de disserter sur les exercices que de sexercer en maniant la plume, de faire bouger le livre, à coups de voltes, sauts et renversements argumentatifs et stylistiques, jusquà en perdre le souffle : « il nest rien si contraire à mon stile quune narration estendue : je me recouppe si souvent à faute dhaleine17 ». Cette altération de la respiration est le critère qui, de Galien aux traités dhygiène du xvie siècle, permet de distinguer lexercice du simple mouvement.

Cependant, loin de saligner sur le modèle athlétique, Montaigne semploie à le problématiser. Il privilégie une poétique de la nonchalance, livrée au hasard, plutôt quencadrée par des règles et un programme orientés vers une finalité : « Je suis desgousté de maistrise et active et passive18 ». Cette « exercitation » nonchalante19 réveille létymologie du mot « sport », un terme introduit au milieu du xvie siècle, issu de « deporter », qui signifie se distraire, notamment en pratiquant lexercice physique. Comme lécrit Rabelais à propos du géant Gargantua, « se desportaient [] ès prés et jouaient à la balle, à la paume20 ». Le verbe 75signifie aussi se décharger dune obligation, comme celle de se soumettre à la codification de plus en plus technique et mathématisée des exercices physiques dans les traités du xvie siècle21.

Comme lécrit Alain Legros, avec Montaigne, le corps nest jamais très loin de la pensée, et son esprit « mousse », nonchalant, va de pair avec un « corps tendre » : lessayiste se targue dêtre un piètre sportif, un désastre gymnique – affirmation que lon ne saurait prendre au pied de la lettre. Vérité, exagération ou mensonge, la question est plutôt de savoir pourquoi lauteur tient à se façonner un tel ethos. Il existe ainsi, dans les Essais, un décalage frappant entre le modèle de bonne condition physique quil prône et linsistance sur la mollesse de sa nature. Dans « De lInstitution des Enfans », son programme pédagogique accorde, comme Rabelais dans léducation humaniste de Gargantua, et sous légide de Platon, une grande importance à lexercice corporel. Or ce modèle pédagogique apparaît comme un antidote au contre-modèle montaignien, dont léducation, conduite « dune façon molle et libre22 », est tantôt rendue responsable de sa languissante complexion, tantôt jugée incapable de vaincre lincroyable force de résistance dune mollesse innée : « jestois parmy cela si poisant, mol et endormi, quon ne me pouvoit arracher de loisiveté, non pas [= pas même] pour me faire jouer23 ». Et la vieillesse, qui assèche le corps, na su altérer cette complexion, et a comme maintenu notre auteur dans sa « tendreur24 » originelle et enfantine :

Ce nest pas assez de luy [lenfant] roidir lame ; il luy faut aussi roidir les muscles. Elle est trop pressée, si elle nest secondée, et a trop à faire de seule fournir à deux offices. Je sçay combien ahanne la mienne en compagnie dun corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle25.

Par son incurable mollesse, Montaigne trahit un double modèle : non seulement celui quil préconise, mais aussi celui quincarnait son père, 76que nul « homme de sa condition » ne sut jamais égaler « en tout exercice de corps ». Et lauteur de poursuivre, en exacerbant le contraste avec son géniteur : « A la danse, à la paume, à la luite, je ny ay peu acquerir quune bien fort legere et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout26 ». Or en se dépeignant aussi peu habile à bondir quà plonger, à manier lépée que la raquette (sport qui fut fatal à son frère, mort dun éteuf reçu dans lœil), Montaigne met dautant mieux en valeur ses « exercitations » proprement littéraires, ressources et symptômes des périodes turbulentes. Cest grâce à ses mouvements scripturaires « intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuel27 », ou pour mieux dire, intellectuellement sportifs, sportivement intellectuels, quil va se forger un corps de remplacement susceptible, à coup de toniques métaphores gymniques, de rivaliser avec celui du père.

Larrêt dynamique de la pensée

« Je soutiens, je ne bouge28 » : grâce à Alain Legros, on a vu à quel point le verbe « soutenir » se leste dun sens dynamique : au jeu de paume, on soutient quand, aux aguets, on attend la balle. De même, en danse, « soutenir le pas », signifie conserver la cadence (1690), et en équitation, « soutenir un cheval » revient à « lempêcher daller trop tôt sur le terrain » (1611). Il y aurait ainsi une manière bien montaignienne de soutenir lexigence dune pensée engagée mais consciente de ses limites. « Ne pas bouger » nest donc pas lantithèse du branle pédestre ou mental, mais relève dune gymnastique suspensive plus subtile qui condamne implicitement les adhésions irréfléchies à des opinions partisanes et violentes. Ainsi, Montaigne fait sien le refrain pyrrhonien dans un ajout décisif de lexemplaire de Bordeaux :

Jessaye de soubstraire ce coing à la tempeste publique [les guerres de religion], comme je fay un autre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis ; pour moy, je ne bouge. 77Entre tant de maisons armées, moy seul, que je sache en France, de ma condition, ay fié purement au ciel la protection de la mienne29.

Notons que le « je ne bouge » a de fait… bougé dans les ajouts autographes sédimentés de lexemplaire de Bordeaux, puisquil corrige une première formulation, « la miene [forme] ne bouge ».

Jean-Yves Pouilloux proposa, il y a quelques années, une conférence intitulée « Montaigne. Larrêt ou la renaissance de la pensée ». Or comment penser larticulation de cet arrêt et de cette renaissance, où limmobilité est condition de léveil de la pensée ? Pour un aussi fin connaisseur des questions juridiques quétait Montaigne, larrêt renvoie à une décision ferme de la cour de justice. Peut-être est-ce précisément parce quil rédigea entièrement de sa main, ainsi que la montré Alain Legros, dix arrêts ou plutôt dicta30 et quil en contrôla trente-sept autres, signés, à une exception près, de son nom, quil écrit ironiquement : « Recevons quelque forme darrest qui die : La court ny entend rien31 ». Passé maître dans lart de déjouer ou assouplir les arrêts des disciplines trop sûres delles-mêmes, à la manière de ce président « assurément humaniste », invitant à « “géhenner” le suspect “avec moderation32” », Montaigne ne serait-il pas ce quon appellera au xviie s. un homme « sans arrêt », à savoir irrésolu et volage ?

Rien nest moins sûr, tant lessayiste semble tout autant priser larrêt, mot qui désigne, depuis le xiiie siècle, la suspension dune action, dun processus ; doù, au xviie siècle, la référence au chien qui simmobilise à la chasse, ce qui donnera « être en arrêt », être sur le qui vive, au début du vingtième. Cest bien dans ce sens que je comprends la notion d« arrêt » dans les Essais : non comme un dispositif pour maintenir un système immobile, tel le « point darrêt » en couture, non comme une capture, une saisie, l« arrestation » (xive) dun sens définitif, sommé de se rendre, mais comme une mise aux aguets de la pensée, un moment 78suspendu pour mieux sélancer et se relancer. Cest une exigence du pyrrhonisme que cet arrêt interrogatif et anti-dogmatique. Selon Sextus Empiricus, « la suspension de lassentiment [epochè] est larrêt de la pensée [stasis dianoias] du fait duquel nous ne rejetons ni nous ne posons une chose33 ». Ce vocabulaire technique posa un véritable défi aux traducteurs. Henri Estienne, dont Montaigne possédait la version latine des Hypotyposes pyrrhoniennes, parue en 156234, opte pour assensus retentio, conformément aux fiches de vocabulaire de son Ciceronianum lexicon graecolatinum (1557) où figure la traduction assentionis retentio, tirée du premier livre des Academica35. Dans les annotations à ce passage des Hypotyposes, Estienne mentionne cependant une autre variante cicéronienne, se ab assensu sustinere, ou assensum sustinere, assensionem sustinere36, que reprend Montaigne sous une forme intransitive : « je soutiens ». Lexpression est intimement liée à lidée dexercice physique, comme le révèle un passage des Académiques de Cicéron, où le stoïcien Chrysippe se compare à un « habile conducteur de char », freinant ses chevaux au bord du précipice (equos sustinebo), lorsquil simpose un arrêt dans la discussion, se retient [sic me ante sustineo], et cesse de répondre à des questions captieuses37.

Cette extension du domaine de la mobilité prend un tour particulièrement fascinant dans certains traités techniques de la Renaissance, comme le De arte natandi de Digby (1587), qui inclut dans sa typologie des mouvements le corps allongé, immobile dans leau – avec un orteil dressé, éventuellement pour se couper les ongles38, ou le menton suspendu au-dessus des flots, au chapitre « menti suspensio ». Flottant 79sur le dos, il sagit ici de renverser la tête vers larrière en surélevant le visage, de tirer ses pieds un peu vers le haut, les mains jointes derrière le dos, en courbant le corps comme un arc, de sorte que leau, montant et descendant en son creux, le soutienne si facilement quil ne soit besoin de remuer ni mains, ni pieds39.

Dans un chapitre du De gymnastica, le praticien Girolamo Mercuriale quant à lui sinterroge : An erectum stare sit exercitatio40 ? Rester debout constitue-t-il un exercice, à rebours de lopinion commune ? La réponse, affirmative, ne repose plus comme avant sur lenchaînement dynamique de la halte et du rebond, mais sur larticulation tensionnelle du corps et de lesprit, ce muscle qui actionne la possibilité de rendre le corps, en apparence, immobile. Léquilibre dun homme, comme celui dun oiseau dans le ciel, résulte ainsi de deux mouvements contradictoires, celui du corps qui chute et celui de lâme qui sélève, en salliant la volonté des muscles. Lexemple permet à Mercuriale de contester à Platon lopposition entre status et motus, immobilité et mouvement, pour se rallier à Aristote (Physique, 5), qui noppose pas le mouvement à limmobilité, mais à un autre type de mouvement, idée chère à Montaigne : « Le monde nest quune branloire perenne. [] La constance mesme nest autre chose quun branle plus languissant41 ». En travaillant la limite indécise séparant arrêt et mouvement, le Bordelais déconstruit lassociation morale entre immobilité et paresse, tout en développant un véritable art de la résistance à la gravité des idées reçues, où lactivité passive nest pas servitude volontaire mais abandon réfléchi.

Se perdre à trop vouloir gagner

Tous ces éléments culturels ne font que souligner ce qua si bien mis en valeur Alain Legros, limportance pour Montaigne du verbe « soutenir », cette suspension dynamique, à la fois gymnique et philosophique, où 80lon se retient de pencher dun côté ou de lautre. Refusant les trop fortes inclinations, Montaigne affirme ailleurs, dans le chapitre « De Ménager sa volonté », et en jouant du même verbe, quil ne tient pas aux choses, ou plutôt, que les choses ne le « tiennent » pas : si elles le touchent, elles ne le possèdent pas, et notre paumier du style de mettre en avant comme heureuse singularité ce « privilège dinsensibilité ». Non quil ne ressente rien, mais il ne sattache et ne se passionne : « mon opinion », écrit-il, « est quil se faut prester à autruy et ne se donner quà soy-mesme », se prêter au jeu, en quelque sorte, sans sy perdre, en maintenant à égale distance peurs et désirs – « jusques à la santé que jestime tant, il me seroit besoing de ne la pas desirer et my adonner si furieusement que jen trouve les maladies importable42 [insupportables] ». Cette éthique redéfinit la véritable santé comme stratégie existentielle, positionnement juste par rapport au monde et à soi-même, qui vaut aussi sur le terrain du jeu de paume, significativement rapproché dun jeu tactique, les échecs :

Considerez, quaux actions mesmes qui sont vaines et frivoles, au jeu des eschets, de la paume et semblables, cet engagement aspre et ardant dun desir impetueus jette incontinent lesprit et les membres à lindiscretion et au desordre : on sesblouit, on sembarrasse soy-mesme. Celuy qui se porte plus moderéement envers le gain et la perte, il est tousjours chez soy ; moins il se pique et passionne au jeu, il le conduict dautant plus avantageusement et seurement. Nous empeschons au demeurant la prise et la serre [saisis] de lame à luy donner tant de choses à saisir. Les unes, il les luy faut seulement presenter, les autres attacher, les autres incorporer43.

Cette relégation du jeu de paume parmi les actions frivoles, de peu dimportance, na rien dinsultant pour les paumiers, car la force dillustration métaphorique de cette activité éclate à nouveau, pour faire comprendre cinétiquement au lecteur une disposition dêtre.

Lengagement trop passionné à la paume apparaît même à Montaigne comme une constante anthropologique qui, de lAncien au Nouveau monde, récemment découvert, affiche lunité du genre humain. Dans les lointaines et exotiques Indes occidentales, les gens pratiquent ainsi « jeux de paume, jeu de dez et de sort auquel ils seschauffent souvent jusques à sy jouer eux mesmes et leur liberté44 ». Laliénation est la 81chose du monde la mieux partagée ; on se perd soi-même à trop vouloir gagner. Doù la nécessité dapprendre à déjouer lobsession, à y mettre du jeu plutôt quà sy engager, au sens étymologique de se mettre en gage soi-même, comme valeur marchande à troquer plutôt que quant à soi à préserver.

Cette réflexion éthique autour de la paume senrichit dune dimension épistémologique, dès lors quil sagit de penser la cécité humaine face aux aveuglements et angles morts de la pensée. Comme à son habitude, Montaigne aime à ancrer sa réflexion dans lobservation concrète dun cas étonnant :

Jay veu un gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, au-moins aveugle de tel aage quil ne sçait que cest que veue : il entend [comprend] si peu ce qui luy manque, quil use et se sert comme nous des paroles propres au voir, et les applique dune mode toute sienne et particuliere. [] Il dira comme lun dentre nous : Cette sale a une belle veue : il faict clair, il faict beau soleil. Il y a plus : car, par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et quil la ouy dire, il sy affectionne et sy embesoigne [emploie], et croid y avoir la mesme part que nous y avons ; il sy picque et sy plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. [] Lesteuf [la balle], il le prend à la main gauche et le pousse à tout [= avec] sa raquette ; [] Que sçait-on si le genre humain faict une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce defaut la plus part du visage des choses nous soit caché45 ? 

Telle serait la « maladie » et l« imperfection » (les termes sont de Montaigne) congénitale de lhomme : ignorer sa propre ignorance et manquer de lucidité critique, comme laveugle impunément satisfait de lui-même se croit maître du jeu en saisissant la balle de la main gauche et en la poussant maladroitement de sa raquette. Mais attention : Montaigne prend soin de formuler cette hypothèse sur un mode interrogatif (« Que sait-on si le genre humain faict une sottise pareille [] ? »), car affirmer tout de go que lhumanité méconnaît sa propre ignorance serait tomber dans le même travers dogmatique. Comme il lécrit pour présenter lenquête philosophique telle que la conçoivent les sceptiques pyrrhoniens : « Lignorance qui se sçait, qui se juge et qui se condamne, ce nest pas une entiere ignorance : pour lestre, il faut quelle signore soy-mesme46 ». Si lon ajoute un niveau supplémentaire, 82statuer catégoriquement sur lignorance de lignorance ne ferait que reconduire le vice dénoncé, alors que la forme interrogative suspend (soutient) tout jugement, relève dun exercice critique jamais clos, non dune sanction ou dun score définitif.

Articulées, les deux longues citations que jai commentées révèlent toute leur complexité : la présence autarcique à soi-même, si elle est revendiquée, menace aussi de se renverser en sottise. À trop adhérer à soi, on risque doublier la chasse pour une prise illusoire. On voit donc comment Montaigne maintient les éteufs ou balles de sa pensée constamment en mouvement (cest le titre du bel ouvrage de Jean Starobinski), les fait rouler et rebondir avec une infatigable souplesse, invitant à se déprendre dun trop fort engagement aux choses mais aussi à ses propres croyances, potentiellement pathogènes. Quon dialogue avec soi ou avec les autres, la parole séchange entre deux joueurs attentifs lun envers lautre, comme la montré Alain Legros, mais rien ne garantit le rapport de ce qui se dit à la vérité.

Filant la métaphore sportive, le texte semble assimiler la circulation défaillante des représentations humaines à un jeu de paume sans raquette – au xvie siècle, la pratique à main nue perdure et raquette, étymologiquement, vient du latin médiéval rasceta, « paume47 », avant que la vogue de ce sport nen déplace, par métonymie, le sens (vers 1450). Moins noble (jeux de mains, jeux de vilains, autrement dit de paysans, énonce le proverbe en sinspirant du jeu), cet usage renvoie à la maladresse de laveugle saisissant la balle de se main gauche. Pour Montaigne, les parties humaines souffrent du statut ontologique des joueurs, défaillantes créatures en regard de la toute-puissance divine qui seule lance des balles marquées du sceau de la vérité dans les textes incarnant la Révélation chrétienne48 : « Quoy quon nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir 83que cest lhomme qui donne et lhomme qui reçoit ; cest une mortelle main qui nous le presente [le pseudo-savoir], cest une mortelle main qui laccepte49 ».

Le jeu souffre aussi du manque flagrant de coordination des joueurs : « si les prises humaines estoient assez capables et fermes pour saisir la vérité par noz propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejecteroit de main en main de lun à lautre50 ». Faute de consensus perceptif, les individus multiplient les balles perdues. Nous croyons pouvoir soumettre les choses « à nostre mercy », les assimiler « comme il nous plaist51 », mais cette apparente toute-puissance se renverse en faiblesse, puisque la subjectivité de la perception multiplie les vérités possibles, et altère ce quelle accueille dans les callosités de la main. Ce nest ainsi que dans la conscience de ces ratages et impossibles coïncidences que peut sopérer, à un autre niveau, la rencontre dexpériences singulières du corps et de la pensée sous légide dun scepticisme revivifié.

Le partage de cette expérience nous rassemble, qui consiste à jouer avec Montaigne, à échanger nos éteufs à fleur de corde. Non pas pour gagner, mettre lautre sur le « carreau » (dont était constitué le sol des salles dédiées à ce jeu), mais pour le plaisir de la partie, car « qui na jouyssance quen la jouyssance, qui ne gaigne que du haut poinct, qui naime la chasse quen la prinse, il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole52 ». Goûtons à ce « haut poinct » qui resémantise la « chasse » du côté du jeu de paume, où ce substantif désigne lendroit où la balle tombe après le premier bond (chez Furetière, après Cotgrave). Et partageons avec Montaigne, maître du rebond et du redémarrage salvateur de la pensée, léthique de cette souple résistance, de ce « tenir bon » auquel il sessaie en affrontant la Fin de partie de sa vie : « Je soustien tant que je puis53 ». Cette aptitude pourrait bien dépendre de la mise en pratique du « commandement paradoxe » dApollon qui, clôturant lessai « De la Vanité », exploite significativement les deux mêmes verbes, cette fois sous une forme réflexive. À la croisée du jeu de paume, du pyrrhonisme 84et de léthique du « connais-toi toi-même », où se couturent corps et esprit, le dieu nous intime : « Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous ; [] appilez vous, soutenez vous []54 ».

Dominique Brancher

Université de Bâle

1 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey et Verdun-Louis Saulnier, Paris, PUF, 1992 [1924], I, 26, p. 146A. Sauf mention contraire, nous nous référons toujours à cette édition. Les italiques seront de notre fait.

2 Voir Marc Fumaroli, Le Livre des métaphores, Paris, Éditions Robert Laffont, 2012, rubrique « Pic – arriver, tomber à pic », expression issue du vocabulaire du jeu de paume. Si la balle arrive au pied du mur du fond, cest une « chasse-pic ».

3 II, 15, p. 615C. La correction manuscrite de lexemplaire de Bordeaux remplace la première lettre de « comme » par « Comme », scansion mettant en valeur la comparaison (voir sur le site Monloe laccès à la version numérique de lEB réalisée par Marie-Luce Demonet et Alain Legros, accueillie par les BVH, III, 13, f. [490v]), http://xtf.bvh.univtours.fr/xtf/view?docId=tei/B330636101_S1238/B330636101_S1238_tei.xml;chunk.id=B330636101_S1238_n6.13;toc.depth=1;toc.id=B330636101_S1238_n6;brand=default;query=bouge#1 (consulté le 29/10/2020).

4 III, 13, p. 1088B.

5 II, 12, p. 505A. Voir Alain Legros, « Suspendre son jugement : philosophie et jeu de paume », site de la SIAAM, 19 octobre 2020 https://siaam.hypotheses.org/699 ; consulté le 20 octobre 2020 ; « Epékhô, cest-à-dire je soutiens, je ne bouge. Jeu de paume, histoire et philosophie », in Montaigne global, Mélanges en lhonneur de Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, à paraître en 2021, p. 411-423.

6 I, 21, p. 104A.

7 II, 12, p. 539A.

8 Pour ces indications sur la fabrication des raquettes, nous nous référons au commentaire de Serge Vaucelle sur le poème érotique de François Du Souhait, « Les Joueurs de Paume aux Dames », in Le Labyrinthe damour ou suite des Muses françoyses, Lyon, 1611, vers 34. Nous remercions S. Vaucelle qui a eu la générosité de nous faire part de ses analyses.

9 Henri de Saint-Didier, Traité contenant les secrets du premier livre sur lépée seule (Paris, Jean Mettayer, & Matthurin Challenge, 1573, transcription par Olivier Dupuis, version du 12/08/2010, https://ffamhe.fr/sources/Sainct_Didier_Transcription_1.1.pdf, p. 93 (consulté le 29/10/2020).

10 Ibid., p. 94.

11 « Les Joueurs de Paume aux Dames », in Le Labyrinthe damour ou suite des Muses françoyses, Lyon, 1611, vers 9.

12 Cette journée, intitulée « Athlétisme philosophique. Montaigne au Jeu de paume », a eu lieu le 15 février 2020 au Jeu de Paume de Bordeaux, à Mérignac, 14h30. Je lai organisée dans le cadre du « Mois Montaigne 2020, Santés ! » qui mavait été confié, en mêlant table ronde et performance sportive, avec Alain Legros, Christophe Bouneau (UBM), Thierry Bernard-Tambour (paumier et historien du jeu de paume), Tom Conley.

13 La première édition paraît à Venise en 1569. Pour une bibliographie, voir LArt de la gymnastique. Livre premier, éd. et trad. Jean-Michel Agasse, Paris, Les Belles Lettres, 2006. ; pour lhistoire du texte, voir du même auteur « Girolamo Mercuriale : Humanism and Physical Culture in the Renaissance », in De arte gymnastica, éd. C. Pennuto, trad. V. Nutton, Florence, Olschki, 2008, p. 863-872. Sur cet ouvrage, voir plus généralement Vivian Nutton, « Les exercices et la santé : Hieronymus Mercurialis et la gymnastique médicale », in Le Corps à la Renaissance : Actes du XXXe Colloque de Tours 1987, éd. J. Céard et alii, Paris, Amateurs de livres, 1990, p. 295-308 ; Nancy G. Siraisi, « History, Antiquarianism, and Medicine : The Case of Girolamo Mercuriale », Journal of the History of Ideas, vol. 64, no 2, avril, 2003, p. 231-251 ; Girolamo Mercuriale : medicina e cultura nellEuropa del Cinquecento : atti del convegno Girolamo Mercuriale e lo spazio scientifico e culturale del Cinquecento : Forlì, 8-11 novembre 2006, éd. A. Arcangeli, V. Nutton, Florence, Olschki, 2008.

14 Le médecin Andrea Bacci, mentionné dans le Journal de Voyage, publia en 1571 à Venise un ouvrage important sur les bains, le De thermis, où il prend position par rapport à Mercuriale ; le médecin Laurent Joubert, dont Montaigne connaît bien les Erreurs populaires publiées chez son propre éditeur bordelais, Millanges, est lauteur de deux opuscules (De gymnasiis et De balneis antiquorum), publiés de manière posthume en 1582. De son côté, le chirurgien Ambroise Paré propose pour la première fois en français, dans son Introduction à la chirurgie (Œuvres, 1575), une application du mouvement à lhygiène.

15 John McClelland, « Montaigne and the Sports of Italy », Renaissance and Reformation / Renaissance et Réforme, n.s., vol. 27, no 2, 2003, p. 41-51.

16 III, 9, p. 991B.

17 I, 21, p. 106C.

18 III, 7, p. 917B.

19 De « non-chaloir », négliger, tenir peu de compte de qqn ou qqch selon Godefroy.

20 Gargantua, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, chap. xxiii. Sur ce terme, voir Bernard Merdrignac, Le Sport au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, chap. 1.

21 Sur cette technicisation rationaliste, aux dépens du mouvement spontané, voir John McClelland, Body and Mind : Sport in Europe from the Roman Empire to the Renaissance, Londres – New York, Routledge, 2007, chap. 7-8.

22 II, 17, p. 643A.

23 I, 26, p. 174A.

24 Le Littré illustre larticle « tendreur » de cette citation issue des Cincq dialogues faits à limitation des Anciens, par Or. Tubero : « Cette tendreur qui empêche de reconnaître les défauts de ses enfants spirituels [livres] ».

25 Ibid., p. 153C.

26 Ibid., II, 17, p. 642A.

27 III, 13, p. 1107C.

28 II, 12, p. 5050A.

29 II, 15, p. 617C.

30 Comme lexplique Alain Legros en introduction au formidable travail dédition numérique des « Arrêts du Parlement de Bordeaux au rapport de Montaigne », « ces textes, élaborés par les conseillers siégeant dans la Première des deux Chambres des Enquêtes du Parlement de Bordeaux qui jugeaient en appel, nallaient devenir arrêts au sens propre quune fois lus à haute voix et validés par la Grand Chambre » (Monloe, https://montaigne.univ-tours.fr/arrets-parlement-bordeaux/ ; consulté le 29/10/2020).

31 III, 11, p. 1030B.

32 Alain Legros, « Arrêts du Parlement de Bordeaux au rapport de Montaigne », Introduction.

33 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, éd. et trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, I, 4, [10], p. 59.

34 Sexti Philosophi Pyrrhoniarum hypotypωseωn libri III, trad. Henri Estienne, [Genève], Henri II Estienne, 1562, I, 4, p. 10.

35 Ciceronianum lexicon graecolatinum, Id est, Lexicon ex variis Graecorum scriptorum[Genève], Henri II Estienne, 1557, « Ex libris philosophicis », Lucullus, premier livre des Academica, p. 160, où figure la traduction assentionis retentio.

36 Sexti Philosophi Pyrrhoniarum hypotypωseωn libri III, « Annotationes Henrici Stephani », p. 245.

37 Cicéron, Les Académiques / Academica - édition bilingue, trad. José Kany-Turpin, introd. Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2010, XXIX, 94.

38 Everard Digby, De arte natandi, Londres, Thomas Dawson, 1587, chap. 27, f. M2. La traduction anglaise na guère tardé : A Short introduction for to learne to Swimme. Gathered out of Master Digbies Booke of the Art of Swimming. And translated into English for the better instruction of those who understand not the Latine tongue. By Christofer Middleton, Londres, James Roberts for Edward White, 1595.

39 Everard Digby, De arte natandi, Londres, Thomas Dawson, 1587, chap. 22, « Menti suspensio », f. K4.

40 Mercuriale, De arte gymnastica libri sex, Venise, Junta, 1573, III, chap. 3, p. 136 sqq.

41 III, 2, p. 805B.

42 Toutes les citations proviennent du même passage, III, 10, p. 1003B.

43 Ibid., p. 1008-1009B.

44 II, 12, p. 574B.

45 II, 12, p. 589A.

46 II, 12, p. 503A.

47 Il est employé pour la première fois par Constantin lAfricain au xie siècle pour désigner le tarse, à partir de larabe dialectal rahet, « paume ». Voir Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction dAlain Rey, Paris, Le Robert, 1992, article « raquette ».

48 Sans remettre en question la Révélation chrétienne et le caractère sacré des textes qui lincarnent, Montaigne dit seulement que Dieu savale à nous et parle notre langue. Il se sert donc dintermédiaires humains. Voir Alain Legros, Essais, I, 56 : « Des prières » de Michel de Montaigne, Genève, Droz, 2003, p. 31 sqq. Sur la sugkatabasis ou divine condescendance, voir François Rigolot, Lerreur de la Renaissance, p. 51, sqq. ; Mario Turchetti, « Une question mal posée : Érasme et la tolérance. Lidée de sugkatabasis », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, no 53, 1991, p. 379-395.

49 II, 12, p. 563B.

50 Ibid., p. 562A.

51 Idem.

52 III, 5, p. 881B.

53 III, 2, p. 817B.

54 III, 9, p. 1001B.