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Classiques Garnier

Montaigne annotateur d’un projet de réforme judiciaire ? En dialogue avec François Rouget

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2020 – 1, n° 71
    . varia
  • Auteur : Legros (Alain)
  • Résumé : Dans un article récent (BSIAM 69, 2019 – 1), F. Rouget a publié la transcription intégrale d’un manuscrit de 1584 qui expose un projet de réforme judiciaire en Béarn. Les illustrations jointes en annexe reproduisent neuf notes qui pourraient être attribuées à Montaigne. Conçue comme une réponse aux interrogations de l’auteur sur ce point, la présente notule, tout en saluant sa prudence, tend à montrer que ces notes ne sont pas autographes et qu’il pourrait même s’agir d’un faux.
  • Pages : 191 à 195
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406106470
  • ISBN : 978-2-406-10647-0
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0191
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, autographes, justice, Béarn, authenticité
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Montaigne annotateur
dun projet de réforme judiciaire ?

En dialogue avec François Rouget

Dans lun des tout derniers numéros du Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne (no 69, 2019–1, p. 87-111), François Rouget fait état de sa belle découverte dun « Advis sur la réforme des procédures judiciaires en Béarn » à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (Ms. 3094, ff. 203-209). En annexe, il transcrit lintégralité des soixante articles de ce document manuscrit dune dizaine de pages daté du 8 mai 1584 et signé « De Mesmes », puis il soumet à lexamen du lecteur neuf fac-similés des notes ajoutées au document par une autre main : huit brèves en marge et une plus longue signée « mo(n)taigne ». Pour illustrer la présente notule, il est recommandé davoir sous les yeux ces neuf « figures » déjà éditées par F. Rouget dans le récent Bulletin mentionné ci-dessus, p. 109-111 (Fig. 1-9).

« Lauthenticité du document, déclare lauteur, ne soulève aucun doute. Mais quen est-il de lintervention manuscrite attribuée à Montaigne1 ? » À cette question clairement posée, il donne quelques éléments de réponse, mais sa prudence, on ne peut plus justifiée, lamène à sen remettre in fine aux « spécialistes des autographes de Montaigne ». En est-il vraiment ? 192Plus familier que spécialiste (et familier toujours surpris…), je ne pouvais pas en tout cas me dérober à cette sorte dinvitation2. Voici donc, brièvement, ce que je pense pouvoir tirer dune comparaison de ces annotations jusqualors inédites avec les autographes de Montaigne que jai édités3, en particulier dix-sept lettres de sa main datées de 1583 à 1585 (il était au moment de l« Advis » maire de Bordeaux pour un second mandat), dont les signatures peuvent être par ailleurs comparées à celles de treize autres lettres et à celles que Montaigne a placées au bas des pages de titre dune centaine de volumes conservés de sa bibliothèque4. Ceci toutefois est un avis, non un rapport dexpertise. Tant mieux sil permet, non de fermer, mais détoffer au contraire le dossier réouvert par F. Rouget dans le prolongement des remarques de Jean-Pierre Dhommeaux et de George Hoffmann. « Il y a toujours, dit Montaigne, place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes, et route par ailleurs ».

Fig. 1 (ny auoir quune iustice) — « ny » et « auoir » pourraient être de M (désormais pour « Montaigne ») — « quune » sans apostrophe ne se rencontre pas chez M — « iustice » : on ne trouve pas ailleurs chez M cet /i/ initial allongé (presque un /j/), ni jamais un /s/ long devant /t/, et ce /t/, qui ressemble à un /l/, est très différent de ceux de M, même quand il y a, comme ici, ligature.

Fig. 2 (gratis) — le tracé du /g/ et du /r/ pourraient être de M, qui cependant ne place jamais le /g/ en surplomb par rapport au /r/, comme cest le cas ici (écriture « descendante » et non « ascendante » comme toujours dans les lettres de M) — ni le /t/ ni le /s/ ne ressemblent à ceux de M (par exemple dans « partis ») — les lettres sont toutes soigneusement reliées, plus quelles ne le sont chez M (en dautres lieux au contraire, lannotateur détache chacune des lettres à lexcès).

Fig. 3 (auoir) — très ressemblant, malgré le soin apporté à la liaison, avec pleins et déliés, et le fait que M distancie en général « a » de « uoir » (« a uoir », i.e. « à voir »).

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Fig. 4 (mieuls ualent cinq que un) — on trouve chez M « mieus » ou « mieux », jamais « mieuls » — « cinq » sans point se rencontre aussi chez M — la correction du premier /q/ en /g/ sans boucle (pour apparier les deux /q/ ?) ou linverse montre une hésitation assez rare chez M, même sil lui arrive de confondre parfois un peu ces deux lettres.

Fig. 5 (ne se peut) et Fig. 6 (ne se peut) — très proche de M, en particulier pour le tracé du /p/ — lusage de deux /s/ différents nest pas rare chez M.

Fig. 7 (nest guiere bon pour lestat) : « nest guiere » pourrait avoir été écrit par M, y compris la liaison incomplète entre /s/ court et /t/ — dans « bon », le /b/ pourrait lui aussi être de M, mais le soin apporté à la liaison entre /o/ et /n/ diffère de ce quon trouve chez M, qui a tendance à séparer ces deux lettres — « pour » : assez proche de M — « lestat » : de même (absence dapostrophe, forte inclination vers la droite, facilité et rapidité de plume en contraste avec les lignes préscédentes).

Fig. 8 (bon) : même remarque que ci-dessus pour la liaison entre /o/ et /n/, qui suggère une sorte dapplication.

Fig. 9 (tenir la mein a ce que gens de uertu doctrine et preudhomie destienent la iustice – uoir ma lettre $ 1 $ 3 – mõtaigne) — « tenir », « mein », « ce que » pourraient être de la main de M — « gens » : M préfère partout « ians » — « uertu », « doctrine », « destienent » (avec /s/ long), « iustice » (avec /s/ long) : /t/ « très différent de ceux de M (le tracé ressemble encore une fois à celui dun /l/) » — les ligatures sont toutes maladroites et différentes de celles de M, qui ne place pas de /s/ long devant /t/ ni de liaison entre /r/ et /t/ — « et » très différent chez M, qui ne relie pas les deux lettres, comme cest le cas ici — « preudhomie » et « voir ma lettre » pourraient avoir été écrits par M — le signe /$/ (pour signaler un paragraphe ?) ne se rencontre pas ailleurs chez M — la courbe inférieure du chiffre /3/ est beaucoup plus ample chez M — la signature est assez proche de celle de M, mais, comme toute cette note, elle semble avoir été effectuée avec une application qui contraste avec les signatures toujours très alertes de M, au reste beaucoup plus inclinées vers la droite ; le /t/ sapparente de nouveau à un /l/ ; très différent dans sa facture (sorte de discrète apostrophe) de celui de M (trait droit oblique souvent long), le point est sagement placé sur le /i/ alors que M le déporte toujours vers ou sur le /g/ (sorte de /q/ avec ou sans boucle) ; très sage lui aussi, le /e/ final diffère nettement des /e/ très enlevés qui achèvent dordinaire la 194signature de M par un long trait oblique qui part de la base du /e/ avec laquelle il forme un angle aigu.

Même sil faudrait idéalement tenir compte des conditions matérielles qui peuvent faire varier une écriture (destination, support, confort, urgence, plume5…) et pouvoir procéder à une analyse des encres, je serais donc pour ma part enclin à penser quen dépit de quelques troublantes ressemblances les différences de ductus entre ces notes (marginales et/ou finale) et les autographes avérés de Montaigne sont trop importantes (en particulier le tracé du /t/) pour quon puisse y reconnaître sa main, ce dont le prudent F. Rouget se garde bien.

On peut même se demander sil ne sagit pas dun faux (on en trouve dautres dans la collection Fillon) quand on sait, par Charavay, quune autre main avait placé en tête du document cette instruction, sur lordre possible, selon lui, du roi de Navarre : « Soit communiqué par le Sr Duplessis au Sr de Monteigne [sic] auec le Cayer ». Si la graphie « Monteigne » correspond bien, en effet, à notre façon de prononcer le nom de lauteur des Essais (« Montègne »), il est peu probable quun contemporain, surtout sil était béarnais ou gascon, lait utilisée pour écrire un nom de personne que tous savaient issu du toponyme « montagne », comme Montaigne le rappelle lui-même6. Dans les autres exemples que jai pu rencontrer, par exemple en étudiant les arrêts du Parlement où le nom de Montaigne est mentionné dans la liste des conseillers présents à tel ou tel procès, le nom conserve toujours un /a/ à la deuxième syllabe, quelles que soient par ailleurs les différences graphiques, sans doute au plus près de la prononciation locale (/a/ nasalisé, /n/ mouillé) : « Montanhe », « Montanye », « Montagne » à côté de « Montaigne ».

Dans ses Annales et Croniques de France (Paris, G. le Noir, 1572, fo 151v), Nicole Gilles loue la Providence divine davoir « permis » la réforme de linstitution judiciaire de 1538. En sexerçant, comme il 195la fait aussi un moment sur son Éphéméride de Beuther, à une écriture quelque peu phonétique inspirée de Meigret, Montaigne commente cet éloge dans la marge de son exemplaire : « Si ce discours valoët guiere ce seroët doumage quil fut appliquè si mal à propos car il est certein que la France ne se sant nullemant de ste reformation & quil ni en eut onques qui vausit. » Autrement dit : « Si ce discours avait quelque valeur, il serait dommage quil fût appliqué si mal à propos, car il est certain que la France ne se ressent nullement de cette réforme et quil ny en eut jamais qui vaille. » Ce clair aveu dune certaine répugnance à légard de toute espèce de réforme judiciaire saccorde mal, me semble-t-il, avec lintérêt que Charavay et Bonnefon prêtent à Montaigne pour la réforme présentée par les syndics de Béarn à lapprobation de la Cour souveraine de ce pays cher au roi de Navarre.

Alain Legros

CESR, Université de Tours

1 Selon la note no 892 de lInventaire des autographes de la collection Benjamin Fillon publié par Ernest Charavay en 1878-1879. Paul Bonnefon a reproduit cette note en 1893 dans Montaigne – lhomme et lœuvre (p. 358, note 1). Sans avoir encore remarqué alors cette copie, jai fait de même dans « Cinq documents méconnus relatifs à Montaigne » (Montaigne Studies, vol. 29, 2017, p. 203-210), plus précisément dans la troisième rubrique, un peu trop vite intitulée « Notes autographes de Montaigne sur un projet de réforme judiciaire, mai 1584 ». La publication des fac-similés pris de loriginal permet de corriger trois erreurs de transcription de Charavay que jai alors reproduites : il faut lire « guiere » et non « guieres », « preudhomie » et non « prudhomie », « destienent » et non « destiénent ». Les deux dernières ont été aussi corrigées par F. Rouget, sans recourir à la copie de Bonnefon ni à la mienne (on ne peut avoir tout lu, et je remercie lauteur de sêtre plusieurs fois référé à mes travaux déditeur).

2 En novembre dernier, F. Rouget ma dailleurs aimablement communiqué le pdf de son article, juste avant que ne me parvienne la publication sur papier.

3 A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Classiques Garnier, 2000 ; id., fac-similés et éditions numériques de « Montaigne à lœuvre » (MONLOE) sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (BVH), 2012-2016 (https://montaigne.univ-tours.fr).

4 Fac-similés des pages de titre dans Barbara Pistilli et Marco Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2014 ; voir aussi dans MONLOE une cinquantaine douvrages entièrement numérisés, notamment ceux qui ont été annotés par Montaigne et dont jai renouvelé lédition.

5 Sans oublier létat de santé et les fièvres éventuelles. Quand par exemple Montaigne envoie un exemplaire de ses Essais de 1588 à Loisel, il lui dit quil craint d« aller en empirant », dans un billet truffé de maladresses graphiques. On retrouve la même difficulté dans les toutes premières additions et corrections de lExemplaire de Bordeaux, effectuées elles aussi en 1588 à une époque où lauteur, au témoignage de Pierre de Brach, avait failli mourir. Il remercie, dans une autre envoi, la femme du médecin qui la alors soigné et il confie trois fois la plume à Marie de Gournay pour des additions écrites sous sa dictée et dont il a placé et écrit lui-même les premiers mots.

6 Merci à Violaine Giacomotto pour cet avis et pour les échanges que nous venons davoir au sujet de la prononciation du nom de Montaigne.