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Classiques Garnier

« Voix d’éveil »

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 2, n° 70
    . Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon
  • Auteur : Hochart (Patrick)
  • Résumé : Ce texte revient sur une ligne de fond de la pensée de Jean-Yves Pouilloux : loin de lire dans les Essais un florilège de maximes assertoriques, il montre à quel point Montaigne s’attache à chercher une pure présence à soi et au monde.
  • Pages : 17 à 21
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406101536
  • ISBN : 978-2-406-10153-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0017
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, éveil, pensée, style coupé
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« Voix déveil »

Il aura donc fallu lautorité bienveillante de Jean-Yves pour que jeusse laudace daccrocher quelques notes de bas de pages en marge des Essais. Cest quils irriguaient tant son quotidien, quil les avait si bien chevillés au corps, parlait si couramment Montaigne quil dissipait la révérence à son égard, tout en sondant à chaque occasion la subtilité infinie de sa démarche. Dautres sauront dire ce que lui doivent les études montaignistes, pour ma part je me bornerai à faire ressortir deux lignes de fond de son inlassable déchiffrement des Essais.

Demblée1 Jean-Yves récuse avec vigueur2 « le carcan lénifiant3 » qui se plaît à tirer de Montaigne des assurances, tel un florilège de maximes assertoriques rassemblées dans une Sagesse. Limplacable et prolixe réquisitoire que dresse l« Apologie de Raimond Sebond » na rien de rassurant, tant il sacharne, en faisant flèche de tout bois et en usant de toutes les armes du pyrrhonisme, à ruiner radicalement toute entreprise de connaissance, aussi bien du monde que de soi, et à dénoncer la présomption invétérée de quiconque se targue détancher notre inextinguible soif de savoir ; encore nest-il pas même assuré que « ceux qui le sentent en (aient) un peu meilleur compte4 ». Mais cette emprise de la présomption5, dautant plus puissante quelle est invisible, Jean-Yves la désigne pertinemment sous le signe du somnambulisme : « Il faut 18sans doute un événement imprévu pour faire apparaître cet invisible, pour nous aider à percevoir que nous avancions en somnambules dans un monde que nous avions imaginé plus que nous lavions vu, comme le dit la célèbre formule grecque, “rêve dune ombre”6 ».

Dès lors, toutes les particularités du style « couppé » de Montaigne, que Jean-Yves ne se lasse pas de relever avec gourmandise et acuité (ironie, « dialogisme », impératifs, « allongeails », ponctuation, etc.), savèrent être autant dimpulsions au réveil7, qui interrompent la pente somnambulique du discours, tel « un bon coup de fouet à la bestise ordinaire de son jugement » (I, 23, p. 116). Il sagit à tout instant de rompre le cours nappé de son esprit, dopérer un recul qui creuse une distance de soi à soi8, ou encore de ménager dans le fil même du propos « un espace de silence9 » et déprouver paradoxalement quautant 19la continuité somnambulique nous sépare de nous-mêmes10, autant cette mise à distance de soi-même rapproche de soi. À ce compte, la pensée se confond avec léveil, dès lors que « chaque avancée de phrase se perçoit menacée dune coupure, dun retour – ce qui est proprement réflexion, et donc éveil11 » : « penser véritablement12 », cest séveiller de lengourdissement présomptueux, cest donc toujours « commencer à penser » ; autrement dit, on ne pense véritablement que par lexercice d« un éveil de chaque instant13 », « sans cesse à recommencer, ou plus exactement sans cesse à commencer14 », « car rien nest si constant en nous que cette pente par laquelle nous substituons une affirmation à une incertitude15 ».

À quoi, maintenant, ouvre16 cette « voix déveil17 » ? À rien dautre justement quau « maintenant ». Car Jean-Yves fait valoir que lextrême rigueur avec laquelle Montaigne traque tous les biais qui compromettent 20nos assertions et nos « jugements en gros18 » a pour envers une ouverture19 à la présence, quasi indiscernablement, à soi et au monde20 ; ou encore que « par une disposition très surprenante, mais aussi très attendue et obstinément recherchée, dans son mouvement même vers le renoncement il rencontre un sol21 ». Ce sol, recherché et inopinément rencontré, cest celui de « la plus basse marche22 », soit le site, non dun moi23, mais dun « chez moi24 » à tenir pour « lindividu-que-je-pense-être considéré comme un lieu où se produisent des événements qui échappent aux catégories constituées, où se manifestent des réactions sans cesse à ressaisir, un lieu ou si lon préfère une scène25 ». Moyennant quoi, délaissant le soin denseigner, Montaigne semploie à raconter ou à réciter26, à décrire au plus juste ces événements et ces réactions, sacharne à coïncider « avec linstant actuel », à ressaisir « cette pure présence » à soi et au monde : « En somme, (à condition) davoir avec soi un commerce tel quon puisse “être présent à soi”, ce qui est à la fois lucidité et coïncidence avec linstant actuel : “Quand je dance, je dance ; quand je dors, je dors ; voyre et quand je me promène solitairement en un beau vergier, si mes pensée se sont entretenues des occurrences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy” (III, 13, 1107). Contrairement à ce quon imagine souvent, il nest rien de plus difficile que datteindre à cette pure présence27 ».

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Or cette disposition selon laquelle il devient loisible de « jouyr loiallemeent de son estre28 », pour autant que lextrême défiance et vigilance envers tous les « mirages qui nous fascinent29 » se renverse en « une foi singulièrement forte dans le présent actuel de lexistence30 », il arrive à Jean-Yves de la qualifier, non sans scrupule, à lenseigne de la phénoménologie31. Ainsi se fait jour, du moins, la seconde source qui na pas laissé dirriguer la pensée incarnée32 de Jean-Yves, à savoir « la lecture de Maurice Merleau-Ponty33 » et combien, dans le fil de Montaigne, il sut faire preuve de loyauté et « se garder autant que possible dêtre injuste34 ».

Patrick Hochart

1 Lire les Essais de Montaigne, Maspero, 1969, repris sous le titre « Lire les Essais aujourdhui », dans Montaigne, Léveil de la pensée, Champion, 1995, p. 7-111.

2 Avec « un emportement juvénile, une fougue qui mont quitté avec les années », id., p. 3.

3 Ibid. ; cf. « Les lectures lénifiantes des Essais (elles abondent, malheureusement)… », Montaigne, une vérité singulière, Gallimard, 2012, p. 12.

4 Essais, éd. Villey, III, 9, p. 1000 : « Si les autres se regardoient attentivement, comme je fay, ils se trouveroient, comme je fay, pleins dinanité et de fadaise. De men deffaire, je ne puis sans me deffaire moy-mêmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres ; mais ceux qui le sentent en ont un peu meilleur compte, encore ne scay-je », (voir Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 239-241).

5 Voir « La chose du monde la mieux partagée », in BSAM, janv.-juin 206, no 41-42, p. 25-30.

6 Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 131 ; voir aussi « …comme si lon séveillait dun songe de somnambule auquel lhabitude nous fait attribuer la consistance de la réalité » ; « …lemprise que notre somnambulisme quotidien exerce sur la vivacité de notre esprit », id., p. 4, 150 ; « …et ainsi à oublier le somnambulisme quotidien auquel il est si difficile déchapper » ; « Cest nous-mêmes avec nous-mêmes qui sommes enclins à nous entendre pour persévérer dans notre somnambulisme ordinaire » ; « …ceux qui se prêtent à être modifiés par la lecture quils font, et pour qui un retour sur soi fait apparaître le somnambulisme dans lequel nous maintiennent nos idées préconçues et notre indéracinable désir de synthèse, de généralités » ; « Dans ma “non-pensée” insue, cest-à-dire dans mon somnambulisme bavard danimal à paroles vides, pures ritournelles de petites machines à musique qui bruissent sans cesse de rengaines usées jusquà la corde », Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 13, 110, 207, 218. Ou encore à propos de la « ponctuation intermédiaire inédite » de Montaigne : « Celle-là précisément qui ne veut pas clore une séquence, mais désigne une interruption, et sinscrit pour empêcher la phrase commencée de se mouvoir sans attention, de se dérouler delle-même à la façon dont marche un somnambule », id. p. 57.

7 « Cest à ce réveil que vise le déploiement de lironie [] Un tel réveil est lenjeu des innombrables adresses à un interlocuteur [] Comme aussi les ponctuations inhabituelles, les scansions, les majuscules… », Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 209.

8 « Cest pourquoi les mots tracés un jour sur le papier font retour sur celui qui les écrivit, les relit, et sy trouve en quelque sorte mis à distance de soi-même », id., p. 38 ; voir aussi id. p. 34.

9 Sur les locutions « qui amolissent et moderent la témérité de nos propositions » : « On peut imaginer quil sagit douvrir, pour la phrase qui est en train de se composer, une sorte despace silencieux où elle puisse un instant se suspendre, juste le temps que celui qui la profère ait chance den entendre la résonance, et comme un écho à peine murmuré mais suffisant pour que lexagération, lemphase, lenflure, loutrecuidance soient perceptibles ; et du coup, un retour à soi », Montaigne, léveil de la pensée, op. cit., p. 139 ; « Ce qui souvre ainsi à la réflexion est un espace de silence, un espace où Montaigne savise quon ne peut rien dire sans outrepasser les limites que notre incertitude radicale nous assigne », id., p. 221 ; cf. A. Tournon, « Léveil au silence », in « Éveils », Études en lhonneur de Jean-Yves Pouilloux, Garnier, 2010, p. 117-135. Aussi bien comment ne pas associer à la mémoire de Jean-Yves celle dA. Tournon, ces deux amis disparus presquen même temps, ces deux éminents lecteurs de Montaigne qui se plaisaient à penser « dans les marges » lun de lautre (voir id., p. 118 et Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 195 ou encore « Montaigne : “Larrêt” ou la “renaissance de la pensée” », in Lart et la formule, Gallimard, 2016, p. 160-177) ?

10 « Curieux mécanisme qui agit en nous, à notre insu, et nous précipite vers un horizon qui ne nous correspond pas, qui ne correspond pas aux limites de notre condition, qui de fait nous sépare de nous-mêmes, puisque nous sommes voués à lincertitude », Montaigne une vérité singulière, op. cit., p. 35 ; « Car cette versatilité qui est notre condition ne nous empêche nullement de nous représenter pourtant comme des “sujets”, et lon pourrait même dire que cette représentation nous sépare radicalement de nous-mêmes », Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 181.

11 Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 55.

12 Voir « Comment commencer à penser véritablement ? », Montaigne léveil de la pensée, op. cit., p. 131-146.

13 « Lutter contre la présomption représente un véritable exercice spirituel, un éveil de chaque instant pour se déprendre des pouvoirs de laffirmation », id., p. 221.

14 Id., p. 186.

15 Id., p. 155 ; « Il ma fallu de nombreuses années pour comprendre, à la fois dans les Essais et dans ma propre vie, que cest dans la réflexion au présent que peut se mettre en pratique un certain rapport au vrai et quil est sans cesse à éprouver de nouveau, à essayer, puisquil est sans cesse menacé à notre insu par notre soif inextinguible de certitude », id., p. 4.

16 « Mais ce constat négatif constitue aussi un commencement, une ouverture », Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 67.

17 « De même dans notre lecture des Essais, il nous faut travailler à quitter nos “orbieres” si nous ne voulons pas rester dans nos “ornieres”, accepter de devenir étrangers à nos représentations de nous-mêmes pour pouvoir prêter attention à cette voix déveil », Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 187.

18 « Tous jugements en gros sont laches et imparfaicts », III, 8, p. 943, (voir entre autres Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 128, 178).

19 « Mais, du même coup, ce constat ouvre une possibilité : ne peut-on concevoir un autre mode de rapport à soi que celui de la “connaissance” au sens classique ? », Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 62.

20 « Je ne mayme pas si indiscretement et ne suis si attaché et meslé à moy que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre », III, 8, p. 942 (voir Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 39).

21 Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 225.

22 « La plus basse marche est la plus ferme. Cest le siege de la constance. Vous ny avez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye toute en soy », II, 17, p. 645 (voir Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 184, 225…).

23 « Terence Cave a nettement montré que le “moi” napparaît pas dans les Essais. », Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 168.

24 Voir entre autres III, 2, p. 811 : « Si je ne suis chez moy, jen suis tousjours bien pres. »

25 Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 182-183.

26 « Les autres forment lhomme ; je le recite… », III, 2, p. 804 ; « Je nenseigne poinct, je raconte », id., p. 806.

27 Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 37-38.

28 « Cest une absolue perfection, et comme divine, de scavoyr jouyr loiaallement de son estre », III, 13, p. 1115, (voir Montaigne, Léveil de la pensée, op. cit., p. 226).

29 « …quelle pente, apparemment irréversible, nous entraîne donc vers des mirages qui nous fascinent ? », id., p. 149.

30 « Cette loyauté pourrait bien être la marque essentielle dune foi singulièrement forte dans le présent actuel de lexistence », id., p. 226.

31 « En dautres termes, passer dune ontologie (essence) à une phénoménologie (circonstance) ; mais à le formuler ainsi on risque une nouvelle fois démousser la radicalité du propos », id., p. 178.

32 « …cette incarnation de la pensée que je crois essentielle à lentreprise des Essais et qui est devenue essentielle à ma propre vie », id., p. 5.

33 « Penser prit soudain un sens que cela navait pas auparavant, celui de séveiller à la réalité, de “voir les choses comme elles sont”. Il ma fallu laide de la tradition orientale et la lecture de Maurice Merleau-Ponty », ibid.

34 Montaigne, une vérité singulière, op. cit., p. 15.