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Classiques Garnier

Pouilloux/Hollan, de Montaigne aux arbres

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 2, n° 70
    . Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon
  • Auteur : Casals Pons (Jaume)
  • Résumé : La rencontre de Jean-Yves Pouilloux avec le peintre Alexandre Hollan a donné une inflexion décisive à leur œuvre respective. Jean-Yves Pouilloux a consacré au peintre Alexandre Hollan un essai sur ses natures mortes, incitant en retour Alexandre Hollan à se lancer dans l’écriture d’une réflexion sur la peinture. Un échange fécond entre littérature et peinture est ainsi né de cette rencontre.
  • Pages : 11 à 16
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406101536
  • ISBN : 978-2-406-10153-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Jean-Yves Pouilloux, Alexandre Hollan, nature-morte, peinture, littérature
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Pouilloux/Hollan,
de Montaigne aux arbres

Des évocations plus heureuses de Jean-Yves Pouilloux et de son œuvre, jen ai déjà fait à loccasion de son anniversaire et, comme on dit chez nous, de sa « jubilation » (retraite) de luniversité. Jai lénorme chance de posséder une tonne de matériel sensible et précieux depuis que, ayant lu avec dévotion ses psychoarticles préhistoriques sur le manque despace et lespace du manque chez Montaigne et sa petite thèse Lire les Essais de Montaigne, jai détecté la présence dun homme remarquable, avec une belle moustache, dans un avion et à laéroport de Dakar, qui, en attendant les valises, se souvenait du précepte évangélique « les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers » avec une voix précieuse. Le jour suivant, à lamphithéâtre de lUniversité Cheik Anta Diop, Claude Blum nous a présentés et jai enfin associé un visage à celui qui était pour moi « mon » Pouilloux. On ne sest rien promis, mais on est resté amis pour toujours, pour se voir seuls ou en famille, pour lire ou regarder des tableaux et des objets curieux, pour goûter des vins et des viandes, ou pour gravir les plus hauts sommets des Pyrénées.

Je me sens encore trop touché par ces souvenirs. Pourtant, je vais prendre maintenant du recul pour essayer de moccuper dun événement remarquable dans la vie intellectuelle (personnelle aussi, sans doute) de Jean-Yves Pouilloux : sa rencontre avec Alexandre Hollan, le peintre. Je pense quils se sont rencontrés par lintermédiaire de Laurent Jenny. Imaginez-vous un peu ces trois-là, passant outre leurs préjugés et leurs inclinaisons pour laffection, pris par une discussion sévère sur les fondements de la culture et les vérités de la vie. On devait être alors dans les années quatre-vingt quand Jean-Yves et Alexandre ont commencé à partager certains chemins immémoriaux. Je me trompe peut-être. Mais ce nest pas très grave, car je vais, à la mode dun théoricien effronté, situer la deuxième navigation de Jean-Yves, celle qui lui a fait adopter 12une allure complètement neuve dans ses écrits, et qui, dailleurs, a aussi très probablement fait quAlexandre fonce dans lécriture, vers une date très précise, qui me convient fortement : la date à laquelle jai moi-même rencontré Alexandre Hollan.

Lannée 1993, à loccasion de lexposition Hollan à lAtelier Cantoisel de Joigny, Jean-Yves a publié, un opuscule plus quun catalogue général sur la peinture dobjets qui aboutissait à lœuvre dAlexandre, et qui contenait quelques petits paragraphes du même Alexandre. Cest à cette époque que se déclenche, à mon avis, la furie littéraire du peintre, qui se lit dans un magnifique premier échantillon quatre années plus tard, chez « Le temps quil fait ». Je vais donc me consacrer à ces deux textes, Le regard et lobjet, de Jean-Yves Pouilloux, et Je suis ce que je vois dAlexandre Hollan, dans lidée de faire naître une sorte de pensée à deux et den choisir quelques branches qui me semblent très riches, bonnes à greffer sur toute autre plante.

Le regard et lobjet soccupe bien sûr des natures mortes (“vies silencieuses” dans le vocabulaire naissant dHollan), alors que mon titre semble soccuper des arbres. Je voudrais montrer que, déjà à cette époque originaire, il ny a pas grande différence entre arbres et natures mortes. Jose avancer que cest parce que Pouilloux venait de Montaigne et de Proust, dans sa première navigation, que lon peut voir à travers son texte ceci : lAlexandre des vies silencieuses est le même peintre que celui des arbres. Une route facile à suivre pour sapprocher de cette idée sans histoire, si « je suis ce que je vois ». On traite du même point de vue constitutif lêtre de lartiste que les objets quotidiens de la maison et ceux du jardin, forêt ou garrigue. Abandonnons pour le moment cette évidence merveilleusement frustrante de mon discours pour suivre de plus près un instant celle de Pouilloux sur les natures mortes.

Dabord, la carpe peinte par Stoskopff au xviie siècle. Quelques écailles et quelques petits détails illuminés nous donnent lidée du poisson entier. Il reste pourtant presque entièrement plongé dans lombre. Le texte démarre avec les humbles ustensiles de nos cuisines, immortalisés avec tant de soins par les peintres au long de siècles defforts. Ils survivent aux immenses batailles et aux scènes bibliques qui plongent le spectateur – du moins le spectateur contemporain – dans lennui par excès. Et on a le droit alors de se demander « que font tant dobjets quand nous ne nous en servons pas, quand nous dormons ou simplement quand nous 13ne les voyons pas ». On pourrait immédiatement chercher des réponses dans lincroyable consistance de lempirisme immatérialiste de George Berkeley, parce que la question ressemble énormément à celles que se posait lévêque et scientiste irlandais. Mais Pouilloux se tourne plutôt vers lOrient, et plus précisément vers la culture japonaise. En effet, en japonais, la présence se divise en deux termes, correspondant soit aux êtres inanimés, soit aux animés. Lobjet qui a servi longtemps, mortier, tasse ou casserole, qui dure plus longtemps quune génération familiale, acquiert une personnalité propre, « une nouvelle dignité », « change détat civil » et doit être traité aussi à laide dune autre série de paroles.

Nous sommes toujours endormis quand il sagit de percevoir cette nouvelle condition des objets qui, dans leur grâce ou leur maladresse, nous intègrent et nous donnent notre place dans leur royaume. Cest justement cela que les peintres explorent dans leur lutte contre « notre inattention coutumière ». Ils choisissent ainsi des significations vraies que nous subissons sans vraiment comprendre. Le texte nous fait voyager par les exemples des peintres réalistes (Vermeer, Rembrandt, Chardin), qui jouent avec la précision et la négligence, et ce jusquau paradoxe. Ils noient nos yeux dans la tromperie de leurs recettes, devinant nos inventions, notre regard menteur, créateur, et nous plongeant dans le jeu immédiat et mystérieux de notre existence : celui de nos objets et de nos regards.

La réminiscence du sens spéculatif propre aux Classiques résonne jusquà notre époque. Cest la trace de cette « négligence » que Diderot avait déjà reprochée à Chardin. Cézanne offrira à pleine vue tout ce que le baroque avait dissimulé ou avait glissé contre ses efforts de perfection. Ses coins compotiers à la limite du roulement signalent ouvertement un objectif où la patine de lobjet doit rendre service immédiatement aux lois de la physique, et non pas aux lois du sens commun. Les flacons de Morandi – partenaires à travers le temps de plusieurs expositions conjointes avec Hollan – « nous proposent de nous interroger sur ce que nous voyons réellement ». Il est discret, mais ferme, en nous montrant « le vide qui entoure les objets (surtout dans les aquarelles) », comme si lobjet de sa peinture nétait pas la série dobjets que nous considérons agglomérés pour former le monde sur un fond neutre, mais cet espace qui pourrait nous éveiller en interrompant le rêve constant qui nous relie à un monde fait dobjets juxtaposés, nous ouvrir les yeux à ce que, 14dans notre « somnambulisme quotidien », nous croyons voir sans arriver jamais à voir.

Ne fuyons pas devant la reconnaissance de ce malentendu. « Ces objets sont là, devant nous pourtant, cest un seau, une jatte, un broc – avec autant de précisions quon voudra, émaillé, rouillé, ébréché, écaillé, ocre ou bleu-vert… Comment sommes-nous aussi peu capables de les voir ? »

Comme on pouvait sy attendre, Pouilloux se fâche, il a très envie de nous rapprocher de lœuvre dAlexandre Hollan. Lui qui nest pas si sévère avec lendormissement des humains devant le véritable défi de la connaissance : la connaissance des objets plutôt que la connaissance de la nature. Quand le peintre se place devant son montage fait dobjets, de melon pourri, de pêche sèche, de pot émaillé rouillé, de cruche de zinc blanchie, ces objets le regardent aussi lui, et lui proposent une lutte de couleurs et de lumière avec des questions et des réponses qui ne viennent pas toutes de la lumière de lastre solaire. Ces réponses viennent aussi du dialogue entre les objets eux-mêmes, qui parlent au regard du peintre. « Alexandre Hollan dit : Cest un melon qui fait parler le vert dans un broc. Si je remplace par un chou rouge, peut-être le broc va dire bleu-violet ».

Pouilloux évoque les jades, des mots du grand romancier Junichiro Tanizaqui pour qui la lumière se laisse attraper par certains blocs de pierre qui, depuis leur intérieur, développent avec paresse un reflet. Ces reflets à leur façon nous dosent la transparence solaire qui, sans cela, serait trop éblouissante. Ainsi les hautes montagnes, ainsi nos sommets.

Passons, pour retrouver le cœur de notre sujet, les arbres. Les arbres sont aussi le motif de la préface de Je suis ce que je vois, le deuxième texte que jai mentionné plus haut. Cette préface est signée par Jean-Yves Pouilloux. Tout dabord, un dicton des Yoga Soutra de Patangali : « La raison dêtre de ce qui est vu est seulement dêtre vu ». De nouveau, on retrouve en Orient des éléments qui sont aussi présents en Occident. « Esse est percipi aut percipere », dit Berkeley. Être est être perçu (ou percevoir). Mais Je suis ce que je vois suppose un échec du système des dictons. Lobjet est, dans sa nature, la perception de celui qui perçoit. Mais ici, celui qui perçoit, reconnaît quil est déterminé dans son être par ses perceptions. On va dire bientôt que les arbres nous possèdent. Et Pouilloux a dit des choses de cet ordre dans plusieurs textes de cette deuxième époque, apparemment plus éloignée de Montaigne que la 15première, apparemment en symbiose avec le peintre quil nétait pas. Il me semble être devenu le poète quAlexandre Hollan nest pas, ou nétait pas non plus. Voyons cette préface.

En premier lieu, il illumine la longueur de lexpérience réfléchie dans les textes rassemblés dans le livre. Depuis longtemps Alexandre se place, avec des fusains ou avec des pinceaux, on ne va pas faire ici une différence, devant certains arbres choisis dans la garrigue de lHérault ou en face dun petit nombre dobjets usés. Il sinterroge à la recherche des perceptions qui vont surgir de leur simple présence. Pouilloux parle de « lénigme de leur présence, de lécho quils éveillent en lui », comme si chaque élément de lœuvre qui va peut-être en surgir, chaque trait, chaque couleur, était une version de « lévidence centrale et mystérieuse » à percevoir par nous-mêmes. Nous sommes spectateurs dans la mesure où nous sommes capables de trouver le temps pour le regarder dans de bonnes conditions, en pouvant nous disposer nous-mêmes devant ces dessins et peintures.

Dans lordre de la réalisation artistique, ces éléments constitutifs des œuvres cherchent à représenter lévénement particulier, expérience simple et pourtant toujours surprenante : lévénement « dun contact avec le monde ». Ce contact appartient à ce qui se produit véritablement. Alexandre cherche à le conserver, à empêcher que nos idées, notions, ou mots qui nous imprègnent transforment et déforment à leur gré le contact, et le transportent vers les conventions trop acceptées qui travaillent insidieusement pour nous en séparer et nous séparer de nous-mêmes.

Dans la rivière de nos impressions continuelles, nous luttons pour nous orienter en nommant sans arrêt les choses du monde. Le modèle du congloméré dobjets discrets, chacun avec son nom et sa notion, nous calme du souci du devenir. Nous décidons inconsciemment dattribuer aux impressions une identité, une forme, une couleur, en élaborant ainsi sans nous en apercevoir un monde fictif qui, dit Pouilloux, ne nous appartient même pas quand nous y avons déjà déposé notre adhésion plus spontanée.

Des accidents doivent être attendus pour briser le rêve de somnambule dans lequel nous vivons. Seulement les ruptures nous feront perdre confiance dans le système de ce que nous croyons voir. Mais un autre chemin souvre à la place des ruptures accidentelles. Cest le travail « patient, calme et exigeant pour se déprendre des images tout faites ». 16Cest précisément là que le Jean-Yves Pouilloux éditeur dAlexandre Hollan place leffort expressif des notes du peintre sur ce travail, sur certains moments de son travail. « [ces pages] Sont les notes dun peintre, mais bien davantage elles enregistrent laventure dun être en quête de la réalité, et qui, pour cela, se bat avec ce qui ne cesse de bruire en lui. Peut-être est-ce vraiment cela, la poésie ? »

Voici une note finale accordée qui signale les vases dans lesquels la poésie et la musique partagent leur circulation avec la peinture et quon lit difficilement, en connaissant le lecteur de Montaigne et de Proust, sans se souvenir de la peinture du moi que Montaigne utilise pour caractériser son livre, les Essais. Jean-Yves Pouilloux a mené depuis sa jeunesse académique une formidable critique de la pensée au travers de sa lecture des Essais. Les deux tiges de cette raffinée et impitoyable destruction nétaient pas très loin du sujet de sa préface du premier livre dAlexandre :

a) La terrible impuissance des lecteurs de Montaigne au moment de devoir survivre dans le désordre du livre, leur inarrêtable besoin dy trouver un ordre, un ordre caché, même très caché, pour pouvoir calmer leur malheur de lecteurs de linstitution.

b) La généralisation philosophique qui se dégage naturellement de ce discours sur les Essais, cest-à-dire, lincapacité de penser véritablement et léternelle question que mon ami se posait quand on sest connu : Comment commencer véritablement à penser ?

En croisant Alexandre Hollan, et en restant lun en face de lautre, Pouilloux trouve quelque chose qui nest pas vraiment différent de sa critique à outrance de la comédie insoutenable du savoir institutionnel, mais qui en constitue le côté positif. Attrapé par plaisir et par devoir dans la circulation de vie dans les arbres et dans les vies silencieuses dAlexandre, il est devenu son poète.

Jaume Casals Pons