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Classiques Garnier

Bifurcations à venir Méditations tardives sur le travail d’André Tournon

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 2, n° 70
    . Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon
  • Auteur : Cave (Terence)
  • Résumé : Le travail d’André Tournon fut profondément enraciné dans une vision politique et sociale régie par l’authenticité. Il croyait au sens précis des mots et des phrases dans leur contexte, tandis que la non-résolution de l’écriture est restée l’article principal de sa foi intellectuelle d’un bout à l’autre de sa carrière, ce que montre en particulier son ouvrage Route par ailleurs.
  • Pages : 43 à 54
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406101536
  • ISBN : 978-2-406-10153-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0043
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : André Tournon, Montaigne, bifurcation , hétérodoxie, polyphonie, réflexivité, théorie
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Bifurcations à venir

Méditations tardives sur le travail dAndré Tournon

Le travail authentique de lintelligence na que rarement été plus sensible que dans les écrits, les commentaires, les conférences, et la conversation personnelle dAndré Tournon. Communiquée à chaque instant par lintensité de son regard, tantôt souriante, tantôt sévère, les yeux souvent mi-clos mais toujours scintillants dénergie intérieure, cette intelligence était un habitus dont tous ceux qui lont connu ont dû faire lexpérience. Il vivait son travail intellectuel avec passion, voulait le communiquer, comme sil sagissait dune valeur sociale, politique. Et on ne peut pas douter, en fait, que ce travail ne fût profondément enraciné dans une vision politique et sociale régie elle aussi par lauthenticité. Une vision égalitaire, où le rang, lautorité professionnelle, ne comptaient pour rien, où les intuitions dun étudiant étaient toujours prises au sérieux, à condition dêtre lexpression, toutes proportions gardées, dun engagement équivalent.

La fidélité de la lecture :
éviter les prothèses !

Commençons par une petite anecdote personnelle. Je me rappelle quune fois, lors dune soutenance de thèse où jassistais comme simple auditeur, la candidate a eu limprudence de dire à André Tournon, à propos de je ne sais plus quelle phrase des Essais, quil faudrait sans doute, pour faire ressortir le sens de cette phrase, ajouter un « mais » ou un « pourtant ». « Prothèse ! » sécria-t-il, sur un ton de mépris qui mest toujours présent à lesprit chaque fois que je suis tenté de faire une démarche pareille. Les « prothèses », ce sont les substitutions subreptices, souvent inconscientes, dun sens plus « raisonnable », en quelque 44sorte plus confortable, à celui, audacieux, inattendu, insolite, auquel le texte de Montaigne (ou de Rabelais, ou de tout autre texte complexe et déroutant) nous oblige à faire face. Il condamnait avec une férocité égale les traductions faussement lisibles, où les prothèses tendent à proliférer. On pourrait objecter quaucune expression linguistique nest jamais complète, que le mot, la phrase, la ponctuation même, laissent toujours à deviner des nuances, des implications, des possibilités de lecture qui ne peuvent pas ne pas se modifier en passant dune langue en une autre. La langue humaine, après tout, nest pas faite pour les puristes. La réponse de Tournon à une telle objection aurait sans doute été robuste (je lui prête ici des mots quil naurait sans doute pas choisis lui-même) : « Oui, bien sûr, la langue nest pas un code exact ; mais il faut garder jusquà la limite lexigence dun transfert impossible, pour ne pas retomber dans une approximation lâche et paresseuse ; ou, pire, plaquer une lecture “évidente” sur une bifurcation dont on ne sétait pas aperçu, de sorte que cette autre possibilité de lecture reste à jamais effacée. » Son travail, sur la manière dont Montaigne, dans les modifications manuscrites apportées au texte imprimé de lédition de 1588, a scandé ses phrases, leur a donné un rythme différent, une voix différente, était régi par le même principe et défendu (tout le monde sen souviendra) avec la même indignation. On pouvait ne pas être daccord avec lui, mais il fallait reconnaître que lauthenticité qui, à ses yeux, constituait la « forme maistresse » des Essais, était profondément liée à lauthenticité personnelle dAndré Tournon lui-même.

À cet égard, donc, lesprit qui transparaît à travers tous ses ouvrages était le contraire de lesprit « post-moderne ». Il croyait au sens précis des mots et des phrases dans leur contexte, ainsi quà la précision éveillée de celui qui les écrivit. Il détestait le relativisme à outrance, le « scepticisme » moderne pour qui le texte nest que prétexte et toutes les réécritures sont loisibles. Il va sans dire quil disposait en plein des compétences traditionnelles dun seiziémiste : maîtrise des langues, connaissance intime du corpus littéraire, philosophique et historique du monde antique, compréhension en profondeur de ce quon pourrait appeler lécologie humaniste du xvie siècle, ainsi que de lécologie juridique, qui recoupe celle-ci, mais nest pas isométrique avec elle. Pour lui, les anachronismes étaient frappés danathème au même titre que 45les prothèses. Faisons toutefois cette réserve : tout conscient quétait André Tournon des contraintes historiques qui présidaient à lécriture des Essais, il est clair que lhistoire – histoire événementielle, histoire des idées, même histoire culturelle, sauf dans la mesure où elle était décisive pour comprendre la culture de Montaigne lui-même – nétait pas son gibier. Cétait la démarche de la pensée qui la préoccupé, et quil a poursuivie inlassablement.

De la polyphonie à lhétérodoxie

La pensée dAndré Tournon na en fait jamais été celle dun théoricien. Pourtant, il a passé toute sa carrière (comme je lai fait moi-même) au moment historique où sest déferlée la grande vague des théories littéraires. Il nest donc pas surprenant que certains des mots-concepts favorisés, sinon inventés, par la pensée théorique soient passés dans son lexique habituel, au point dy prendre lair de concepts-clés, doutils à penser. Dans son livre sur Rabelais, par exemple, où lesprit de Bakhtine transpire à maints endroits, il parle de la « polyphonie » rabelaisienne, au sens que Bakhtine a donné à ce terme1. Dès les années 1970, en effet, ce mot-concept a ouvert la voie à toute une génération de seiziémistes (dont, entre bien dautres, moi-même et notre regretté ami Michel Jeanneret) pour dénoncer et refuser chez les écrivains de cette époque, chez Rabelais comme virtuose de la polyphonie, toute velléité de la clôture, dune logique cohérente, dune thématique endoxale2. Il sagissait, selon la version autorisée par Barthes, de substituer la notion dun discours pluriel à celui, désormais suspect, dun discours monologique3. De nos jours, à un moment où grande partie de lédifice post-structuraliste et post-moderniste est en retrait, cet outil, que jappellerais méthodologique plutôt 46que théorique, retient sa force et son urgence. LorsquAndré Tournon le reprend en main, dans le dernier chapitre de « Route par ailleurs », pour parler de Montaigne, il laura déjà enrichi par une série dexpressions analogues : la « bifurcation », métaphore assortie à celle de la route par ailleurs, nen est que la plus frappante. Jirais jusquà affirmer que la tâche de dégager (sans leffacer) la non-résolution, la non-linéarité, de lécriture est restée larticle principal de la foi intellectuelle dAndré Tournon dun bout à lautre de sa carrière. Alors, quand il parle de plus en plus souvent, dans ce dernier chapitre, d« hétérodoxie », ce mot est à comprendre avant tout dans le même sens4. Il serait évidemment faux de soutenir que les Essais témoignent dune hétérodoxie radicale dans le domaine de lidéologie politique, sociale ou religieuse. Il sagit du « nouveau langage » dont Montaigne donne lexemple unique (« seul au monde de son espèce »), dun instrument discursif et communicatif adapté à linterrogation, plutôt que dune action politique contestataire. Toujours est-il que la fonction dun tel langage était (et lest encore) dinterroger et de déjouer les systèmes, déchapper à leurs prises, de déblayer à côté un terrain ouvert qui permette de respirer. Une ligne se trace alors qui partirait du refus de la doxa scolastique et de la pédagogie autoritaire chez Montaigne pour se manifester, quelle que soit la différence de contexte culturel et politique, dans linterrogation des systèmes endoxaux de nos jours, de linstrumentalisation des savoirs, ou dune économie politique hégémonique. Dans cette perspective, on a le droit daffirmer que les bifurcations dont parle André Tournon, celles de la « route par ailleurs », doivent être comprises, comme nous lavons remarqué plus haut, en fonction de sa conscience sociale et politique.

Methodos et démarche réflexive

Reprenons cette question maintenant par un autre biais, la diversité des « lustres » étant, après tout, un élément constitutif de la méthode 47montaignienne. Au seuil de son livre, en commentant son mot-clé « ailleurs », André Tournon fait remarquer que le vocable latin aliorsum est une contraction de alio versum, « en se tournant dautre part5 ». La métaphore de la route, ainsi que de la direction quil sagit de prendre, est fondamentale pour le langage humain, comme lont montré George Lakoff et Mark Johnson6, et Montaigne sen sert si libéralement quelle finit par nêtre plus une métaphore : les Essais sont déjà, avant le départ pour Italie, un journal de voyage. Le détour, comme la bifurcation et lembrouillure, est une chose que lon sent avec son corps, un corps qui, selon la formule connue de I.26, « ne marche quà tâtons, chancelant, bronchant et chopant7 ». Or, on pourrait également évoquer ici la métaphore implicite du mot « méthode », qui comporte létymon composé grec « meta + hodos8 ». « Hodos », cest la route ; le préfixe « meta » se prêterait aisément au sens de « par ailleurs », même si dautres possibilités soffrent aussi : « de côté », « au-delà », « après, à venir », et bien entendu « à un niveau supérieur », comme dans « métaphysique » : la route par-dessus.

Tous ces sens sont pertinents pour lensemble de conceptions quasi métaphoriques sur lesquelles le titre du livre dAndré Tournon attire lattention. Il est clair, pourtant, que le dernier occupe une place privilégiée dans la méthode dAndré Tournon telle quil la présente au début et à la fin du livre. Pour lui, la pensée montaignienne est une forme dautocritique discrète mais constante qui invite le « suffisant lecteur » à imiter (ou mieux, à réapproprier) ses écarts, ses tours et retours sur soi. Autrement dit, les Essais apparaissent ici comme le site dune pensée « réflexive » :

[] pour comprendre les Essais il serait indispensable dassimiler le processus de dédoublement réflexif qui régit leur écriture []. On nadmet pas sans 48difficulté la spécularité de lessai, autrement dit la structure réflexive par laquelle le texte donne à voir et à interroger le regard de lécrivain sur le thème dont il traite, bref tout ce qui conditionne le travail dune intelligence saisie dans son activité et dans ses visées (et non pas le « moi », fantôme familier plus commode à apprêter)9 .

Pour les lecteurs de mon âge (peut-être pour les plus jeunes aussi), cette « spécularité », cette démarche réflexive qui est si difficile à saisir (à admettre), a lair de se rapprocher de la « réflexivité » dont la théorie littéraire parle depuis plus dun demi-siècle10. Mais cette impression serait erronée. André Tournon na manifestement aucune intention de projeter sur les Essais ce tournant dans lhistoire du « meta- ». Il serait abusif, par exemple, dimposer aux Essais la pratique dune « herméneutique du soupçon », comme Paul Ricœur a nommé la critique à outrance telle que nous la connaissons aujourdhui. André Tournon fait confiance à son auteur et à lintelligence exceptionnelle de son autocritique ; à son authenticité morale aussi. Ce qui émerge à travers la lucidité soutenue dAndré Tournon est la lucidité que Montaigne a apportée au scrutin de sa propre pensée.

Perspective dun funambule

Il serait oiseux de vouloir refaire ici lanalyse des concepts de « bifurcation », du « dire à demi », de la « fantastique bigarrure », enfin de la « route par ailleurs », quAndré Tournon a lui-même faite si magistralement11. Remarquons pourtant que, pour mettre en place ce dispositif de lecture et dinterprétation que construit Tournon à partir de ce que Montaigne lui-même en a dit, il lui a fallu réaliser un équilibre qui, à première vue, 49a lair délicat, sinon précaire. Dune part, il insiste sur louverture des Essais à des possibilités de lecture imprévisibles – de lectures à venir ; dautre part, il ne lui vient jamais à lesprit dabandonner ni lexigence de rigueur dont nous avons parlé plus haut, ni en conséquence un éthos critique fondé sur lauthenticité. La rigueur, lacuité du regard, fonctionne ici comme caution ; elle garantit la véridicité de la démarche douverture critique, puisquelle aura déjà intégré les conditions nécessaires pour savoir, dabord, lesquelles des bifurcations sont (seront éventuellement) valables, ensuite pour ne pas errer une fois quon est lancé sur la route. Cet équilibre, quAndré Tournon a lui-même su conserver, montrant la voie à dautres lecteurs, se profile déjà, bien entendu, dans le célèbre passage sur la partition des lecteurs éventuels des Essais en trois groupes (II.17, IN p. 521). À la hauteur vertigineuse où seuls les esprits forts et confiants en eux-mêmes ont des chances de respirer, on discerne un groupe infiniment petit (vanishingly small, dirait-on en anglais) de lecteurs à venir qui rempliront lattente de ces funambules, séparés par le temps mais joints par lesprit, que sont Michel de Montaigne et son ami André Tournon.

« Un nécessaire croisement
des investigations littéraires et philosophiques »

Cette pratique de léquilibre se trouve en quelque sorte intériorisée dans une tentative pour concilier les deux faces apparemment opposées des Essais sur le plan générique. Vers la fin de « Route par ailleurs », refusant de tomber soit du côté dune lecture docile aux exigences dun rationalisme philosophique (ou dune histoire des idées), soit du côté dune critique littéraire dépourvue de rigueur, André Tournon résume ainsi son argument-clé (sa méthode) :

Reste à espérer cependant quun surcroît dattention, et un nécessaire croisement des investigations littéraires et philosophiques, fera découvrir que les traits singuliers de la composition des Essais [] sont les effets déconcertants dune exigence : obtenir du lecteur, au lieu dune simple adhésion, lattention critique et lucide propre à saisir la cohérence ou la convergence des propos, et aussi, peut-être surtout, le sens de leur dispersion. (p. 387)

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Non seulement dans « Route par ailleurs », en fait, mais dans lintégralité de ses travaux, André Tournon donne lexemple dune lecture régie par « une attention critique et lucide », dune « close reading » soutenue. À cet égard, il lit comme un littéraire, pas du tout comme un philosophe. Il aime la comédie rabelaisienne parce que « rire est le propre de lhomme », pas du tout parce que le comique littéraire est le leurre allégorique dune pensée abstraite, que celle-ci soit orthodoxe ou hétérodoxe. Le littéraire rabelaisien nest pas un alibi, cest un aliorsum, le pays de lailleurs. Il en va de même des Essais : les anecdotes montaigniennes, la mise en vedette dun corps nu, rebelle, ridicule, douloureux, les bévues et les bêtises que Montaigne se complaît à dénoncer chez lui-même, obligent le lecteur à abandonner la ligne droite des doxas philosophiques, sengager dans l« embrouilleure » avec tout ce que celle-ci porte en elle de choses fantastiques, de grotesques, de monstres de limagination.

La méthode dAndré Tournon serait-elle donc une sorte de paradiastole, une redescription de la philosophie comme critique littéraire ? Pas tout à fait. Juste avant le passage cité plus haut, il affirme que « les Essais sont un ouvrage philosophique difficile, dune complexité insolite ». Et en arrivant là, il sest permis une petite ironie sur les amateurs de la littérature : les « routes par ailleurs », dit-il, « séduisent peut-être limagination littéraire et touristique » (p. 385), comme si limagination littéraire risquait de se dissoudre en divagations « simplement plaisantes12 ». Tout cet argument présuppose, en fait, le primat de la philosophie, même sil sagit dune philosophie qui aura été détournée de la voie droite que lon a lhabitude de lui assigner. Après la remarque citée, il ne sera plus question de littérature. On nous parle du « but de la recherche philosophique », du « type de zététique inventé par Montaigne » ; Montaigne est désormais un « zététicien » qui « assignait [] à la philosophie une vocation insolite à son époque », et nous décernons, à travers les « imprévisibles détours » du langage des Essais, « les capacités novatrices de la philosophie de lessai13 ».

Ce que dit André Tournon sur les pages de I.26 où Montaigne raconte comment il a lu les Métamorphoses à lâge de sept ou de huit ans, puis Virgile, Térence et Plaute, confirme largement cette préférence : « Dans 51ces lectures denfance, tout est fiction » (p. 108) ; ce que Montaigne appelle « Le premier goût que jeus aux livres », léveil de sa sensibilité littéraire et humaniste, est qualifié dune « dérive dans les parages de la fiction ». Si lhistoire nétait pas le gibier de Tournon, que dire donc de la poésie, que Montaigne déclarait aimer « avec une particulière inclination » ? Même si on ne sen tient quaux citations, les Essais sont dun bout à lautre un hommage à la force de la poésie, qui devient, au dernier stade de la route, la substance dun des plus grands, des plus saisissants chapitres, le fameux « Sur des vers de Virgile ». Dans lIndex nominum de « Route par ailleurs », pourtant, pas un seul poète nest mentionné, comme si les poètes que Tournon nomme au cours de ses analyses napportaient rien au sérieux du livre. Cette lacune est particulièrement étonnante lorsquon constate que même le poète du De rerum natura en est absent. Cest pourtant dans les vers de Lucrèce, abondamment cités par Montaigne, que la poésie devient le paradigme dun langage et dune manière de penser autre. À côté de lui, la lecture de Sextus Empiricus est fade et dépourvu dattraits.

Autre lacune qui indique la même préférence : pourquoi le Quart Livre est-il supprimé dans « En sens agile » (à un fragment dépisode près) ? André Tournon justifie lexclusion en affirmant que ce livre nest quune « textualisation de lespoir14 ». Cest plutôt le Tiers Livre, avec ses dialogues quasi philosophiques, qui retient lintérêt du commentateur15. À mon sens, pourtant, le dernier livre de Rabelais est aussi le plus poétique, le plus rempli dimaginations contrefactuelles. Il invite précisément à une exploration toujours renouvelée, pleine de bifurcations et dinterruptions inattendues. Cest le souverain exemple dune route par ailleurs qui met en scène des émotions puissantes (peur, deuil, haine, joie) et qui en même temps ne cesse jamais de penser, selon le mode de pensée, précisément, de la poésie.

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À la recherche du « corps aéré de la voix »

Tout lecteur des Essais se souviendra de létonnante description que fait Montaigne, par double après-coup16, de la difficulté de la descente quil a entrepris de faire, dans le chapitre De lexercitation (II.6), à travers le labyrinthe de lesprit :

Nous navons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin : et si, ne pouvons dire si cest du tout en pareille manière à cette-ci, nen connaissant que les noms. Nul depuis ne sest jeté sur leur trace. Cest une épineuse entreprise, et plus quil ne semble : de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit. De pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes : De choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. [] Je peins principalement mes cogitations, sujet informe qui ne peut tomber en production ouvragère. À toute peine le puis-je coucher en ce corps aéré de la voix17.

Ce que Montaigne propose ici nest pas un projet philosophique. Le passage pourrait plutôt se lire comme lavant-écho dune bifurcation future : le rêve des neurologues de notre époque est précisément de suivre la trace de la pensée humaine jusque dans les replis les plus cachés de la substance pensante, du corps pensant. Remettons pourtant ce détour à une date ultérieure (sinon aux « calendes grecques », selon la formule célèbre de Rabelais)18, et écoutons plutôt Paul Valéry, lui-même scientifique, mais aussi poète, qui se préoccupait de léveil de la pensée (voir, par exemple, le début de son grand poème La Jeune Parque). Ici, en effet, il parle de lAdonis de La Fontaine :

Celui même qui veut écrire son rêve se doit dêtre infiniment éveillé. Si tu veux [] poursuivre dans ta profondeur cette chute pensive de lâme comme une feuille morte à travers limmensité vague de la mémoire, ne te flatte pas 53dy réussir sans une attention poussée à lextrême, dont le chef-dœuvre sera de surprendre ce qui nexiste quà ses dépens. []

Ce ne fut jamais un jeu doisif que de soustraire un peu de grâce, un peu de clarté, un peu de durée, à la mobilité des choses de lesprit : et que de changer ce qui passe en ce qui subsiste. Et plus la proie que lon convoite est-elle inquiète et fugitive, plus faut-il de présence et de volonté pour la rendre éternellement présente, dans son attitude éternellement fuyante19.

La prose exquise de Valéry arrive à capturer ce qui rend lexploration de la pensée humaine si difficile, à savoir cette dispersion incessante des « imaginations », comme Montaigne le dirait, et dont il est question dans un passage connu de III.5 (IN, p. 170). Laffinité entre ce passage et celui du chapitre ii.6 que jai cité juste avant pourrait ainsi nous tenter à ouvrir une bifurcation virtuelle qui passerait par le début du chapitre Du repentir dune part, et dautre part par ce que dit Montaigne sur la force de la poésie, par exemple dans I.26 et III.5. Selon cette bifurcation virtuelle, Sextus Empiricus, le pyrrhonisme, le projet philosophique, tout cela resterait en place, mais sans simposer. Lucrèce (le poète, plutôt que lépicurien en tant que tel) émergerait de lombre, et la philosophie admettrait son affinité avec la poésie, lui reconnaîtrait sa rigueur, sa capacité à articuler une pensée complexe, autre, déconcertante. Parallèlement, les lecteurs de Montaigne qui « aiment la poésie dune particulière inclination » ne seraient plus soupçonnés dun esthétisme oisif, ou pire, de tourisme littéraire. On leur accorderait une attention sérieuse lorsquils racontent ce quils auront écouté en suivant à travers les Essais les traces du « corps aéré de la voix ».

Quelle que soit la bifurcation que lon décide de prendre, lenquête que lon mènera prendra inévitablement la forme dune chasse, de la poursuite dun objet fuyant, impossible à saisir une fois pour toutes – dun objet, qui, comme Daphné poursuivie par lamoureux Apollon, subit une métamorphose au moment même de la prise. André Tournon fut un des chercheurs qui ont au plus haut degré connu lexcitation capiteuse de la chasse, quil a maintenue jusquau bout de ses forces. Et nous ? – nous qui, après sa disparation, restons, provisoirement, êtres de passage, livrés aux péripéties dun monde autrement plus imprévisible, menaçant, dangereux que celui que connaissait Montaigne : Quel « à 54venir » sommes-nous en mesure de proposer, pour la lecture, pour la critique, pour la pensée humaine ? Quelle que soit la réponse, le message quAndré Tournon nous a laissé, encapsulé dans la dive bouteille de ses écrits, nous encouragera à le suivre tout au long de la « route par ailleurs ».

Terence Cave

1 André Tournon, « En sens agile ». Les acrobaties de lesprit selon Rabelais, Paris : Champion, 1995, p. 27-28.

2 Voir lobjection de Bernard Sève (compte rendu de « Route par ailleurs », dans BSAM 43-44 (2006), p. 95, note 5), qui porte sur le sens musical du terme, et non sur son sens « théorique ».

3 Ian Maclean préfère le terme « polythétique » pour parler de cet aspect du discours montaignien.

4 Voir encore B. Sève, qui sinquiète de ce mot (op. cit., p. 97-98), comme sil réinstaurait la figure périmée dun Montaigne agressivement séculier, avant-coureur de lÂge des Lumières.

5 « Route par ailleurs », p. 8, note 2.

6 George Lakoff et Mark Johnson, Metaphors We Live By, Chicago et Londres, Chicago University Press, 1980.

7 Montaigne, Essais, éd. André Tournon, Imprimerie nationale, 1998 (ci-après IN), vol. 1, p. 254. Pour cette notion dune métaphore qui nen est pas une (puisque la pensée est déjà incarnée), voir mon article « Chiastic cognition : kinesic intelligence between the reflective and the pre-reflective », in Movement in Renaissance Literature : Exploring Kinesic Intelligence, éd. Kathryn Banks et Timothy Chesters, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2018, p. 13-30.

8 Pour le sous-titre de cette section, jai choisi décrire methodos, lapostrophe ayant la fonction de marquer non seulement lellipse mais aussi la bifurcation.

9 « Route par ailleurs », p. 387. Cette description de lautocritique montaignienne se laisse pressentir déjà au début du livre ; voir par exemple RPA, p. 10-11.

10 On se souviendra de titres comme le Miroirs dencre. Rhétorique de lautoportrait de Michel Beaujour, Éditions du Seuil, 1980.

11 Cest sur le livre de 2006 que nous allons principalement, mais pas exclusivement, nous concentrer dans les remarques suivantes. II va sans dire quil est essentiel également de retenir à lesprit la collaboration dAndré Tournon avec le regretté Jean-Yves Pouilloux, qui a livré ses propres réflexions toujours pertinentes sur des thèmes tel que le « dire à demi » ainsi que, sur un plan plus général, sur la notion de l« éveil de la pensée » quil a fraternellement partagée avec André Tournon.

12 Je pense ici à la célèbre remarque de Montaigne, qui classe les œuvres de Boccace, de Rabelais et de Jean Second parmi les livres « simplement plaisants » (II.17, IN p. 126-127).

13 p. 387 pour toutes ces citations.

14 « En sens agile », p. 182. Étrange expression qui rappelle le scepticisme post-structuraliste, où tout (n)est (que) texte.

15 Faisons pourtant cette réserve : André Tournon, qui aimait et comprenait mieux que personne lhumour rabelaisien, a peut-être été en quelque sorte repoussé par le ton plus sombre du Quart Livre, où la comédie se joue la plupart du temps sur un ton angoissé.

16 Double, puisque le chapitre comme il est enregistré dans son premier était déjà une tentative pour capturer une experience cognitive déja lointaine, difficilement récupérable ; ensuite puisque le long passage dont je cite ici deux fragments fut ajouté, bien des années plus tard, dans lÉdition de Bordeaux.

17 IN, vol. II, p. 78, 80. Jai légèrement modifié la ponctuation de Tournon en restituant les deux points de loriginal.

18 En effet, nous espérons proposer ailleurs une lecture « cognitive » des Essais, lintervention actuelle ne permettant pas délaborer suffisamment les bases dune telle lecture.

19 Paul Valéry, « Au sujet dAdonis », Variété II, 1937, Paris, Gallimard, 1957, p. 476.