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Classiques Garnier

La suffisance dans les Essais de Montaigne Du rêve à la réalité

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 1, n° 69
    . varia
  • Auteur : Comparot (Andrée)
  • Résumé : Contrairement aux affirmations généralement acceptées, Montaigne a lu les Confessions de Saint Augustin. Ce nouvel article révèle combien cette lecture domine la pensée de l’auteur. Fondant sa limite du jugement humain, elle découvre l’intention poursuivie par l’ouvrage. « Du rêve à la réalité » : ces deux derniers termes soulignent la difficulté que représente pour le lecteur des Essais ce mot de suffisance souvent répété dans des acceptations différentes ou contradictoires.
  • Pages : 31 à 42
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097662
  • ISBN : 978-2-406-09766-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09766-2.p.0031
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/11/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, suffisance, Confessions, Saint Augustin, présomption, religion
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La suffisance dans les Essais
de Montaigne

Du rêve à la réalité

« Le charmant projet quil a eu de se peindre » impose lécrivain dont le mérite nest plus à discuter. Osons dire que louvrage dont lauteur déclare en effet « navoir eu de fin que domestique et privée », par la publication quil a assurée à son livre, limposant ainsi à une époque troublée, prétend, en fait, entrer dans la lutte, et, peut-être la réduire. Le terme privilégié pour expliquer sa pensée révèle le but véritable poursuivi par louvrage.

Ce terme de « suffisance » en titre dun chapitre du Premier livre : « Cest folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance », est employé de la manière la plus générale pour qualifier lesprit humain. En préambule à tout lessai, Montaigne analysant ce quil appelle ainsi « folie » en place la cause dans la coutume. Cest « la nouveauté des choses, plus que leur grandeur qui nous incite à en rechercherr les causes1 ». Lhomme alors, en se confiant à sa raison montre sa suffisance : « Cest se donner lavantage davoir dans la tête les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre mère nature. Et quil ny a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance2. ». Comme dans le titre donné au chapitre, la définition de la suffisance apparaît dans cette confiance qui anime lhomme, confiance en sa raison. Mais cette raison ne connaît point de mesure. Ou plutôt, il croit pouvoir sélever jusquà atteindre celle de Dieu « et de la puissance de notre mère nature3 ». La suffisance constituerait ainsi une faute devant Dieu, mais aussi une folie devant les hommes. Les Essais, sous le terme de suffisance sattachent à une peinture du monde où les fautes humaines 32sont responsables de la perversion contemporaine. Œuvre de chétien, ou pensée politique – les deux sont indissociables dans louvrage – lauteur, homme de guerre, homme de lettres et homme dÉtat peut, de son expérience personnelle, de la peinture de soi-même, sélever contre une « suffisance » qui pervertit son époque.

Avant de louer ou condamner la suffisance, Montaigne avait, dans « De linstitution des enfants », limité la valeur de la pensée humaine en sappuyant sur un passage des Confessions où Augustin, à loccasion dune controverse théologique, demandait à Dieu de lui donner la charité envers ses adversaires. Mais vibrant encore de passion, il affirmait alors la relativité de la vérité atteinte par lhomme : « Que mimporte-t-il si ma pensée est différente de celle quun autre croit que lauteur a eue en écrivant4 ». Il précisait ensuite : « La vérité nest ni à moi, ni à celui-là, ni à cet autre. Vous nous appelez tous à haute voix pour la posséder également5 » et le revers de ce don simposait aussitôt : « Vous nous avertissez avec menaces de ne prétendre pas lavoir chacun en particulier si nous ne voulons en être privés ». La part de vérité ainsi accordée à lhomme, personnelle et limitée, se doublait de lavertissement donné par Dieu « de ne pas lavoir chacun en particulier si nous ne voulons en être privés6 ». La part de vérité accordée supposait ainsi ce quArnauld traduit par « menaces ». Le texte original, plus fortement imposait en conclusion la présence du Juge : « terribiliter admonens nos ». Tel était le destin de lhomme quavaient déjà formulé les Confessions. La limite de la raison humaine supposait, si lon dépassait la mesure accordée, le châtiment. Constatant témérité et orgueil, Augustin concluait « Vos jugements sont terribles7 ».

Cette conception du destin fait à lhomme qui doit se limiter à la part de vérité qui lui est accordée, en reconnaissant et en respectant celle de ladversaire, a touché lauteur des Essais. Il la partage et la fonde, lui aussi sur la nature de lesprit humain.

Dès les premiers essais, dans tous les arts, guerre, poésie ou médecine, Montaigne attribuait toute complète réussite à la fortune et faisait avouer aux praticiens à qui elle avait été accordée quelle surpassait 33leur suffisance8. Dans « De linstitution des enfants » où il ne célèbre plus aucune science, mais lexercice du jugement, il la ramenait à son expérience personnelle : « Jai lu en Tite Live cent choses que tel ny a pas lues. Plutarque en y a lu cent autres, outre ce que jai su lire, et à laventure outre ce que lauteur y a mis et aperçu, et y prête des sens et des visages plus riches9 ». Cette diversité des jugements de chaque lecteur nen condamne aucun. Dans la mesure où chacun tolère lopinion de lautre, chacun possède une vérité, comme aussi lauteur même. Cest dans cet exercice du jugement que tient la suffisance et la limitation de la vérité atteinte.

La portée du terme séclaire davantage au centre de l« Apologie de Raymond Sebon10 » où laffirmation se justifie par une reprise de lanalyse des Confessions. Quand elle respecte la mesure, la suffisance apporte une heureuse assurance dans lexpression dune vérité personnelle. Quand elle la dépasse, elle tourne à la perversion de lhomme et mérite les châtiments annoncés par Augustin. Illustrant lavertissement du théologien par lévocation des guerres de religion en son temps, Montaigne dépassant la peinture du « moi » annoncée, avait trouvé dans la suffisance humaine un sujet qui pouvait également séduire le lecteur.

Le terme choisi prend ainsi son sens du texte dAugustin, au passage cité, pour limiter la vérité laissée à lhomme. La suffisance ne désigne pas exactement la vérité poursuivie par Augustin, mais lexercice du jugement qui y doit mener. Cest pourquoi comme les Confessions, les Essais, sous ce terme peignent deux réalités contraires : laccomplissement de lhomme et du monde dans la mesure, et à lopposé leur perversion dans tout dépassement de cette limite.

Que toute suffisance repose sur pratiques et connaissances acquises, dans quelque domaine que ce soit, elle assure, par suite, dans une réussite une heureuse assurance. La fréquence du terme, en réalité équivoque, limpose comme un lieu commun dans les Essais : « le suffisant lecteur11 » affirme avec bonheur son interprétation du texte discuté, pourvu quil ne tente pas de limposer par la force.

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Du domaine livresque, le bienfait de la limitation à une certaine mesure sétend à la société. Le respect dune noblesse qui repose sur lacte héroïque accompli dans les temps reculés constitue, pour qui a proclamé son conservatisme politique12, une valeur dont lauteur des Essais cherche à shonorer. Il sattache à lancienneté de son château et aux armoiries qui lornent encore. Quoique le chapitre « Des Noms » ait été consacré à détruire « la prérogative des titres13 », il ne peut sempêcher de préciser au lecteur ses armoiries, tout en en marquant ensuite le caractère illusoire : « Quel privilège » feint-il de sétonner « a cette figure pour demeurer particulièrement en ma maison14 ? ». Nest-ce point la crainte de la démesure et du châtiment qui amène ce retour sur lorgueil de laffirmation de son rang ?

Dans le même domaine lhomme de guerre revendique son illustration, mais avec lhabileté nécessaire pour paraître se maintenir dans la modestie. Après avoir affirmé dans « Les Récompenses dHonneur15 » que la distinction quelles assurent ne convient quà un capitaine fameux, il éprouve le besoin de rappeler lui-même quil a reçu lordre de Saint Michel. Avouant lavoir désiré en sa jeunesse, il cache sa fierté den avoir ensuite été honoré, derrière la dégradation de lordre : « Au lieu de me monter et me hausser dans ma place pour y aveindre, elle ma bien plus gracieusement traité ; elle la rabaissé jusquà mes épaules et au-dessous16 ». La modestie voulue est sauve, mais laffirmation de soi reste. La suffisance est parfaitement respectée dans latteinte portée au prestige de lordre reçu.

La suffisance aussi dans les Essais sattache au respect des valeurs établies. Elle devient même la politesse nécessaire à la société de lépoque. Ainsi se justifient les préambules consacrés aux grandes dames qui le visitent ou à la princesse auprès de laquelle il veut défendre louvrage auquel sa traduction a récemment donné une nouvelle illustration. Et par extension, si lon veut, les trois cents pages de l« Apologie de Raymond Sebon ». Plus précisément, « De lArt de Conférer » est loccasion dun compliment. Montaigne ne pouvait-il lire Tacite sans « la suasion dun gentilhomme que la France aime beaucoup, tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance et bonté qui se voit en 35plusieurs frères quils sont17 ». Toute la famille se trouve par là honorée par lessai. Mais célébrant la suffisance du jeune homme Montaigne ne détruit pas la sienne. Oubliant que lhumaniste doccasion avait peut-être mauvaise grâce de conseiller un aussi bon lettré que lui, il glisse dans un jugement de lhistorien, pour ne pas manquer à la réserve quil se doit, et rester lui-même fidèle au principe de la suffisance qui de religieuse est ainsi devenue sociale.

Le dernier exemple de cette morale imposée pas les Essais quil faut apporter est la suffisance à laquelle il ramène la peinture de soi dont il a dit faire le sujet de son ouvrage : « Mon art et mon industrie ont été employés à me faire valoir moi-même » écrit-il. « Mes études à mapprendre à faire, non pas à écrire. Jai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne18 ». Peut-être Montaigne ne met-il pas son mérite dans son livre. Cest pour lui, non point de la modestie, mais laveu quil sert un projet plus important. Cest refuser de chercher la réussite de louvrage. Et il précise, abandonnant toute vanité dauteur : « Jai désiré de la suffisance pour le service de mes commodités présentes et essentielles, non pour en faire magasin et réserve à mes héritiers19 ». Suit lénumération de ses commodités essentielles : « traiter lamour ou des querelles, au jeu, au lit, à la table20 ». En la trivialité de certaines réside la modestie qui les ramène à la suffisance.

Ainsi, si lon naccorde point vraiment à la valeur cherchée par Montaigne une politesse qui est respect dun ordre établi et travaille à assurer les jouissances de la vie, du moins en se présentant dans les nécessités de lexistence, sans magnifier son sujet, il le présente dans les conditions imposées par le Saint, à la pensée religieuse duquel il ramène son obéissance. Retrouvons donc à travers son livre la raison profonde de sa suffisance, et la manière dont il sy est conformé.

Conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis de Bordeaux, il résilie sa charge en 1570. Disant respecter la profession qui a été la sienne, il se justifie de lexécution des lois à laquelle il était tenu en ayant limité autant quil la pu leur sévérité et toute cruauté.

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Retournant à lÉcriture Sainte pour autoriser sa conduite, il généralise : « Toutes choses produites par notre propre discours et suffisance, autant vraies que fausses sont sujettes à incertitude et débat. Cest pour le châtiment de notre fierté, et instruction de notre misère et incapacité que Dieu produisit le trouble et la confusion de lancienne tour de Babel21 ». Le châtiment rapporté par la Bible imposait alors à lhomme sa conduite pour les temps à venir : « Quelque train que lhomme prenne de soi, Dieu permet quil arrive toujours à cette même confusion, de laquelle il nous représente si vivement limage par le juste châtiment de quoi il battit loutrecuidance de Nemroth et anéantit les vaines entreprises du bâtiment de sa Pyramide22 ». LÉpitre aux Corinthiens avait été reprise déjà par Augustin23. La suffisance de lhomme est ainsi, dans la limitation qui lui est imposée, condamnée comme par un article de foi. Elle se double dune menace. Dans l« Apologie de Raymond Sebon » un tel passage constitue la déclaration dune foi religieuse.

Il révèle aussi la raison profonde de la conduite du magistrat que Montaigne a été, soit la plus tolérante quil était possible alors dadopter. Dans son dernier livre, cest nommément quil fait appel encore à Saint Augustin pour passer de la raison de sa conduite à lexemple vécu : « Et suis de lavis de Saint Augustin quil vaut mieux pencher vers le doute que vers lassurance ès choses de difficile preuve et dangereuse créance24 ». Pour le magistrat la pensée religieuse fait ainsi une obligation de refuser lopinion à laquelle la raison ne peut apporter de certitude. Sans rappeler aucun des jugements quil a pu rendre lui-même en sa carrière passée, il retrace une libre consultation quil a été appelé à donner. Invité à examiner des hommes et femmes accusés de sorcellerie dont « une vieille entre autres vraiment bien sorcière en laideur et difformité, très fameuse de longue main en cette profession25 », ayant vu preuves et libres confessions et « marque insensible même », Montaigne avoue : « en conscience je leur eusse plutôt ordonné de lellébore que de la ciguë26 ». « À tuer les gens, avait-il préalablement écrit, il faut une clarté lumineuse et nette. Et est notre vie trop réelle et essentielle, pour 37garantir ces accidents supernaturels et fantastiques27 ». Non seulement dans le cas rapporté, mais dans le respect de la vie humaine, Montaigne faisait du doute, cest à dire de de la suffisance le principe qui lavait gouverné dans lexercice de sa profession.

Évitant de se peindre lui-même dans ses fonctions, il rappelle les souvenirs quil a conservés de son entourage pour lui faire affirmer, bien malgré lui, peut-être, le principe qui le gouverne. Son expérience personnelle lui permet de constater que : « à une science si infinie, dépendant de lautorité de tant dopinions… il ne peut être quil nen naisse une confusion extrême de jugements28 ». Ainsi cite-t-il un juge quil a connu qui, « en quelque matière agitée de plusieurs contrariétés, mettait en marge de son livre : “question pour lami” ; cest à dire que la vérité était si embrouillée et débattue quen pareille cause il pourrait favoriser celle des parties que bon lui semblerait29 ». Toute décision alors ne pouvant plus se fonder sur la raison, mais sur lopinion seule, entraîne pour son auteur le châtiment annoncé pour la suffisance, la confusion et la discussion.

Ayant ainsi, autant que son livre le rapporte, pratiqué dans lexercice de sa profession une modération exceptionnelle à lépoque, cest sans doute dans son acte de démission quil accomplit le plus complètement sa suffisance. Le refus du doute et de la cruauté, après quatorze ans dexercice simposait définitivement à lui. Cest alors vraiment quil atteignait à cette suffisance parfaite qui lui permettait de terminer son ouvrage en recomandant à Dieu sa vieillesse et en en exprimant le bonheur : « sans miracle et sans extravagance ». Cest, précisait-il « une absolue perfection et comme divine de savoir jouir loyalement de son être30 ». Labandon des problèmes propres à sa profession lamenait ainsi, dans la paix de sa conscience à une attente du bonheur.

Par la suffisance quil dit avoir pratiquée dans la société humaine grâce à une sage modération, Montaigne nous amène ainsi à lexpression du bonheur, mais par opposition aussi, à lavertissement du châtiment promis à ceux qui ont refusé la suffisance. Dans quelque domaine que ce soit ils ont exercé une volonté de puissance qui les condamne 38et contre laquelle les Essais prétendent les mettre en garde. Ainsi la conclusion du chapitre « De lIncertitude de notre Jugement » rappelle lavertissement dAugustin à ceux qui ne respectent pas la mesure : « Les évènements et issues dépendent, notamment en la guerre, pour la plupart, de la fortune, laquelle ne se veut pas ranger et assujettir à notre discours et prudence… Cest quil y a une puissance plus grande qui nous contraint, nous gouverne, et mène les êtres mortels sous ses lois propres31 ». Cest aux belligérants quest adressé lavertissement et le rappel de la présence de Dieu et de la menace qui pèse sur ceux qui, par la guerre particulièrement, violent les lois humaines, et la mesure que lon doit ranger sous le terme de la suffisance. Le but essentiel des Essais tient dans cet effort de mise en garde.

Ainsi la suffisance pratiquée dans tous les aspects de la vie humaine, politesse, vie quotidienne ou professionnelle et le bonheur quelle pourrait assurer par le renoncement à lactivité sociale juridique et politique, supposait à côté de la jouissance des valeurs acceptées, le renoncement à leur plénitude. La poursuite de la connaissance et de la puissance, lexcellence de leur atteinte étaient refusées à lhomme. Le drame alors naissait de ce quil ne se résignait pas à cette privation.

Lhomme aspire à linfini constate Montaigne. Mais lhomme se heurtait, le principe même de la suffisance lattestait, à un monde fini. Ceux qui nacceptaient pas cette limitation se tournaient alors vers lextension de leur personne, soit lorgueil condamné par lÉcriture et sabandonnaient à tous les vices. Cest ainsi que les premières pages de l« Apologie de Raymond Sebon »avaient opposé à un christianisme véritable des factions qui se déchiraient en son temps sous le couvert de la religion. La religion « incite » aux vices reprenait Montaigne après les avoir énumérés : haine, cruauté, ambition, avarice, détraction, rébellion. Ainsi née de laspiration à linfini, sur laquelle se fonde toute la pensée religieuse, la suffisance refusée devenait la cause des vices de lindividu, et par suite, dans la collectivité, du malheur du temps présent.

Utilisant « la confession de la vertu » rapportée par Tacite qui la prête à un gouverneur Romain peu crédible, Montaigne constate dune manière générale, les vices de la société en tous les temps : « Notre bâtiment et public et privé est plein dimperfection ; mais il ny a rien dinutile en nature, non pas linutilité même, rien ne sest ingéré en cet univers qui 39ny tienne place opportune32 ». Montaigne développe ensuite sa pensée : « Notre être est cimenté de qualités maladives : lambition, la jalousie, lenvie, la vengeance, la superstition, le désespoir logent en nous, dune si naturelle possession que limage sen reconnaît aussi aux bêtes. Voire et la cruauté, vice si dénaturé33 ». Tous les vices énoncés ainsi soffrent dans les Essais à lappétit de lhomme pour compenser la privation de linfini et viennent nourrir son désir inassouvi.

Chaque domaine aura alors ses vices, et Montaigne nest pas tendre pour certains. Dans la conversation mondaine, au milieu de la politesse des hôtes, il exerce toute sa verve « présomption, suffisance » décide-t-il. Et il poursuit : « À combien de sottes âmes en mon temps a servi une mine froide et taciturne de titre de prudence et de capacité ? Les dignités, les charges se donnent nécessairement plus par fortune que par mérite34 ». À cette injustice qui condamne déjà la société se joint la perversion propre aux individus : « Je suis divers à cette façon commune, et me défie plus de la suffisance quand je la vois accompagnée de grandeur de fortune et de recommandation populaire35 ». Il énonce alors les artifices propres à ceux à qui la société a réservé une place éminente. Leur valeur tient dans une contenance très étudiée : « Il nous faut prendre garde combien cest de parler à son heure, de choisir son point, de rompre le propos, ou le changer, dune autorité magistrale, de se défendre des opppositions dautrui par un mouvement de tête, un sourire, ou un silence, devant une assistance qui tremble de révérence et de respect36 ». Au souci de lopportunité se joint ensuite la mimique qui en impose à lassistance si bien que, quelques pages plus loin, le texte pouvait poursuivre : « Cest au plus malhabile de regarder les autres hommes par-dessus lépaule, sen retournant toujours du combat, pleins de gloire et dallégresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gaieté de visage leur donne gagné à lendroit de lassistance qui est communément faible et incapable de bien juger et discerner les vrais avantages. Lobstination et ardeur dopinion est la plus sûre preuve de bêtise37 ». La comparaison finale faisait passer laccusation de la société à 40linjure : « Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, sérieux, grave comme lâne38 ». Cétait ainsi un monde perverti renversant toutes les valeurs, et un homme ambitieux et habile à le dominer qui accomplissaient le châtiment annoncé par Augustin.

Désabusé dun tel monde, Montaigne constatait, au début de sa seconde publication, la nécessité des vices, le châtiment de Dieu, sans doute destiné à punir limperfection de toute suffisance humaine. Notre être, le monde étaient « cimentés de qualités maladives … desquelles », ajoutait le texte, « qui oterait les semences en lhomme détruirait les fondamentales conditions de notre vie39 ». La loi du péché sans doute faisait des crimes une conséquence nécessaire, en nous dabord, puis en lunivers : « Les vices y trouvent leur rang et semploient à la coûture de notre liaison40 ». Dans lhomme dabord, dans le monde ensuite se trouvait constatée la présence du crime : « Desquelles qualités qui oterait les semences en lhomme détruirait les fondamentales conditions de notre vie41 ». Non plus seulement constatation, mais justification par leur utilité politique, les vices assuraient léquilibre du monde. Il ne restait à lhomme quà chercher de les éviter : « le bien public requiert quon trahisse et quon mente et quon massacre ; résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples42 ». Le monde ainsi représenté par les Essais, fondé sur le principe de la suffisance et de la limitation humaine, la loi du péché, en somme, devenait singulièrement triste et Montaigne avait revu sa phrase pour en accentuer la puissance dramatique : « le bien public requiert quon trahisse, et quon mente, et quon massacre43 ».

Le dernier terme ainsi rajouté : « le massacre » remettait en place primordiale le thème qui revient le plus souvent dans louvrage : la hantise de la guerre civile. Deux chapitres déjà dans la première édition avaient été consacrés à la cruauté. Si, « Couardise Mère de la Cruauté », par son titre semble excuser la faiblesse humaine44, le cours du chapitre sefforce den comprendre la raison et le progrès à travers bien des exemples. La cause profonde du vice tient dans la volonté de puissance, la vengeance, 41disons plus exactement. Et la vengeance appelle à linfini la réciprocité. Malheureusement, comme toute chose humaine, cette réciprocité étant limitée, elle entraîne la destruction de lhomme et de la société : « Tout ainsi est à plaindre la vengeance quand celui envers lequel elle semploie perd le moyen de la souffrir. Car comme le vengeur veut voir, pour en tirer du plaisir, il faut que celui sur lequel il se venge y voie aussi pour en recevoir du déplaisir et de la repentance45 ». Par sa nature ainsi la cruauté quengendre la vengeance, dans ses répliques successives, ne connaît plus de terme que lhorreur.

Cest, en effet, dans lhorreur que nous conduit le chapitre jusquà lépisode insoutenable qui le termine. Montaigne qui a sans doute en main le livre qui relate les faits et les situe en Hongrie, les place au contraire en Pologne. Le roi de France sen étant récemment esquivé, le lieu parle davantage à limagination du lecteur. On en revient à cheval, avec quelques relais sentend ! Et puisque nous ne nous intéressons quaux nouveautés celle-ci ne date que dun demi-siècle, tandis que les découvertes du Nouveau Monde, après un siècle entier, ne touchent plus limagination. Dans les deux cas pourtant le crime ultime pour lhomme est expliqué par le même désir de vengeance. Objectif seulement pour les cannibales dAmérique, Montaigne, pour les paysans hongrois, insiste sur les répliques des vengeances et leur caractèer collectif. On fit jeûner les prisonniers avant la scène de cannibalisme. Pour finir le récit en arrive au réalisme le plus affreux : « Et fit-on paître vingt de ses plus favoris Capitaines, déchirant à belles dents sa chair et engloutissant les morceaux46 ». Le choix des verbes est particulièrement évocateur de lhoreur de la scène. « Paître », le terme ne semploie que pour les bêtes. Ce sont aussi les verbes utilisés pour rapporter les faits, des verbes daction qui animent la scène dans lexactitude et la trivialité : « déchirant à belles dents sa chair et en engloutissant les morceaux ». Ces verbes, de plus au participe présent, prolongent laction et la fixent dans la mémoire du lecteur. La dernière phrase, ensuite, qui fait partager lacte à un nombre indéterminé de complices : « à dautres de sa suite » nous laisse sur une multiplication de lhorreur partagée par échange entre les boureaux et victimes. Montaigne cherche à soulever la répulsion et à pluraliser le cas relaté. Tandis que pour les cannibales du Nouveau Monde il avait 42montré la complaisance de la curiosité, pour les Hongrois ou Polonais du récit, cannibales par accident peut-on dire et non par la coutume dune civilisation primitive, il travaille à créer lhorreur. Cest quils appartiennent au monde Chrétien. Lessai reprend ainsi la page par laquelle débute l« Apologie de Raymond Sebon », opposant au vrai Christianisme celui de son temps, perverti par les passions personnelles. Mais la cruauté, seule passion dénoncée dans lessai « Couardise Mère de la Cruauté », par un réalisme atroce ne parle plus à la raison du lecteur mais à sa sensibilité seule. Cest un autre art, plus puissant peut-être.

Voltaire avait peut-être raison de trouver dans les Essais le charmant projet dune autobiographie, mais la peinture du moi dans louvrage reste fragmentaire. Elle est toujours destinée à soulever la sensibilité du lecteur et, dans une fin politique, à détruire lesprit de parti que suscitent et entretiennent des orateurs engagés et complices. Montaigne retient son lecteur par des anecdotes historiques ou vécues et lui offre les exemples de cette suffisance, châtiment divin sous lequel lhomme est tombé pour navoir pas observé la limite quelle imposait au monde. Tout exemple suppose la règle quil illustre, louvrage ainsi impose le remède aux guerres civiles : la limitation des crimes et le retour à lhumanité.

Andrée Comparot

Professeur honoraire à lUniversité de Rennes II – Haute Bretagne

1 Montaigne, Essais, éd Jean Ceard, La Pochothèque Paris 2001. p. 277.

2 Ibidem p. 276.

3 Ibidem.

4 Saint Augustin, Confessions, traduction dArnauld dAndilly, éd H. Charpentier, Paris, Garnier, S.D, XII XVII p. 503.

5 Ibidem p. 514.

6 Ibidem.

7 Ibidem.

8 Essais, I XXIII, p. 196.

9 Ibidem, I XXV, p. 240.

10 Essais, II XII, p. 870 « Cest une opinion moyenne et douce que notre suffisance nous peut conduire jusques à la connaissance daucunes choses, et quelle a certaines mesures de puissance outre lesquelles cest témérité de lemployer »

11 Essais, I XXIII, p. 195.

12 Ibidem, I XXII, passim.

13 Ibidem I XLVI, p. 452.

14 Ibidem p. 453.

15 Ibidem, II VII, p. 608.

16 Ibidem, II XII, p. 894.

17 Ibidem, III VIII, p. 1471.

18 Ibidem, II XXXVIII, p. 1226.

19 Ibidem.

20 Ibidem.

21 Ibidem, II XII, p. 860.

22 Ibidem.

23 Cité de Dieu, XVI XV.

24 Ibidem, p. 1603 et Cité de Dieu, XIX-XVIII.

25 Essais, III XI, p. 1604.

26 Ibidem.

27 Ibidem, p. 1602.

28 Ibidem, II XIII, p. 902.

29 Ibidem.

30 Ibidem.

31 Ibidem, I XLVII, p. 466.

32 Ibidem, III I, p. 1232.

33 Ibidem, III I, p. 1233.

34 Ibidem, III VIII, p. 1459.

35 Ibidem, p. 1464.

36 Ibidem.

37 Ibidem, p. 1468.

38 Ibidem.

39 Ibidem, II I, p. 1233.

40 Ibidem.

41 Ibidem.

42 Ibidem.

43 Ibidem.

44 Ibidem, II XXVII, p. 1070.

45 Ibidem, p. 1072.

46 Ibidem, p. 1086.