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Classiques Garnier

The Duomo di Prato and Montaigne’s artistic vision

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 1, n° 69
    . varia
  • Author: Louagie (Yves)
  • Abstract: The Travel diary reveals at first an attitude of avoidance towards painting resulting in a greater artistic interest for statuary. In addition, the only pictorial work explicitly appreciated was characterized by a strong contrast between light and dark. Finally, the description of some emblematic Tuscan monuments reveals a confusion between ophidian green and black. The latter facts conjugated with a thorough analysis of chromatic terminology suggest a deuteranomaly type colour blindness.
  • Pages: 65 to 86
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406097662
  • ISBN: 978-2-406-09766-2
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09766-2.p.0065
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-12-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Montaigne, travel journal, plastic arts, vision, color blindness
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Le Duomo di Prato et la vision artistique de Montaigne

Le Journal de Voyage reflète la vision du monde de Montaigne et de son compagnon décriture. Il est une source unique de renseignements pour la compréhension de leur sensibilité esthétique, car ce sont dabord les sens qui déterminent notre perception et notre réflexion sur la réalité : « Or toute connaissance sachemine en nous par [le moyen] des sens : ce sont nos maîtres. Via qua munita fidei / Proxima fert humanum in pectus templaque mentis [(Cest) la meilleure voie par où lévidence pénètre au plus près du cœur de lhomme et dans le sanctuaire de son esprit1] ».

Comme nous le verrons, la confrontation du texte à laspect des lieux décrits suscite des interrogations sur lexacte perception des couleurs par leur auteur. Si elle est démontrée, cette particularité visuelle – on ne peut parler dinfirmité vu que Montaigne considérait sa vision comme excellente – pourrait expliquer des singularités anecdotiques comme lhabitude vestimentaire de se limiter à lassociation exclusive du blanc et du noir, « car je ne mhabille guère que de noir ou de blanc, à limitation de mon père2 », par exemple. Également surprenante, cette incapacité de distinguer les légumes communs, alors que le jeune gascon fut confié dès ses premières années à un couple de paysans du hameau de Papessus puis éduqué au château-ferme de Montaigne : « je néglige [] de connaître aussi le nom et la forme des plantes et des fruits et la 66manière de préparer les aliments dont je vis3 ». Plus fondamentalement, ce type de vision peut justifier une certaine réserve au sujet des œuvres en « plate peinture » dont Montaigne évite de parler « impertinemment », ce qui lamène à railler ceux qui se prétendent experts en ce domaine. Il cite ce grand seigneur de la cour du roi de Perse qui, visitant latelier dun peintre renommé, perdit tout crédit dès quil ouvrit la bouche pour commenter les œuvres : « Ces magnifiques ornements, cette haute situation sociale ne lui permettaient pas dêtre ignorant comme un homme du peuple et de parler sans justesse de la peinture : il aurait dû garder, en restant muet, cette présumée et apparente compétence4 ». Ce mutisme quil prône, il semblera dailleurs ladopter. Étrange pour un esprit curieux, cultivé et sensible.

Mais les fresques ne lui ont fait aucun plaisir

Cest donc sur la statuaire quil concentre son intérêt pour les arts plastiques, évitant de commenter les peintures. La particularité na pas échappé aux commentateurs qui émirent de nombreuses critiques sur un prétendu manque de sensibilité à la peinture et même à lart en général.

Meunier de Querlon, le premier éditeur et commentateur du Journal de Voyage, observe dans son Discours préliminaire5 : « Il ne marque point une admiration outrée pour Venise [] mais on remarquera que Montaigne, sans être insensible aux belles choses, était assez sobre admirateur. » De Querlon reste mesuré dans ses propos car il se doit de défendre lauteur quil édite. Il ajoute dailleurs une note dans laquelle il relativise cette impression en dénonçant un certain snobisme chez les Philosophes de son époque : « Aujourdhui lon admire trop ; et la plupart de nos Philosophes, ou de ceux qui, parmi nous, en prennent le nom, ne se défendent pas plus que les autres dun sentiment qui ne prouve point 67toute létendue desprit que lon voudrait bien montrer ». Vingt ans plus tard, en 1794, John Dalton présentera et publiera ses observations sur ses propres troubles de la vision des couleurs.

François-René de Chateaubriand, dans les Mémoires doutre-tombe (dont la rédaction commence dès 1809), sera un des premiers à reprocher très explicitement la fameuse indifférence que Montaigne aurait affichée lors de la visite de Saint-Pierre : « En présence de tant de chefs-dœuvre, aucun nom ne soffre au souvenir de Montaigne ; sa mémoire ne lui parle ni de Raphaël, ni de Michel-Ange, mort il ny avait pas encore seize ans6 ». Il est vrai que Montaigne mentionnera dans la Sala Regia du Vatican les trois fresques de Vasari figurant les évènements de la Saint-Barthélemy mais ne fera aucune allusion à celles de la Chapelle Sixtine, pourtant situées dans la salle adjacente. Et Stendhal émettra des reproches tout aussi sévères : 

En 1580, quand Montaigne passait à Florence, il y avait seulement dix-sept ans que Michel-Ange était mort, tout retentissait encore du bruit de ses ouvrages. Les fresques divines dAndré del Sarto, de Raphaël et du Corrège étaient dans toute leur fraîcheur. Eh bien ! Montaigne, cet homme de tant desprit, si curieux, si désoccupé, nen dit pas un mot. [] Mais les fresques du Corrège, de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Raphaël, ne lui ont fait aucun plaisir7.

Plus près de nous, Pierre Villey évoque dans son introduction aux Essais le ton du Journal de Voyage ; mais souffrant de cécité, il ne peut que manifester une certaine amertume devant cette étonnante indifférence aux beautés dItalie : « il est à peu près insensible aussi aux beautés artistiques que la terre italienne lui offre à profusion8 ».

La description détaillée des dégâts infligés par les intempéries aux plaques de marbre qui revêtent le dôme de Florence a le don dagacer Frank Lestringant : « Lattention microscopique prêtée aux grains de la pierre qui se délite, alors que plus bas sétend le célèbre panorama, dont il nest rien dit sur le moment, exprime à merveille la “myopie” délibérée 68qui est celle de Montaigne9 ». Il exprimera la même déception au sujet de la promenade sur les sommets du Janicule qui aboutit à la péripétie « minuscule » de la perte de la bourse. Mais ces critiques, sappliquant dailleurs à une observation jugée étriquée du décor paysager, se sont trompées de cible car les descriptions ne sont pas de Montaigne mais de son secrétaire.

Jean Giono, tout en admettant lui aussi une lacune concernant la peinture, replace les œuvres picturales de la Renaissance dans leur vrai contexte, cest-à-dire hors de ces pinacothèques familières pour nous mais inexistantes à lépoque, les galeries privées des palais seigneuriaux exceptées : 

Après Meunier de Querlon, tous ceux qui soccupent du Journal de voyage sétonnent du fait que Montaigne ne parle jamais (non pas des œuvres dart) de la peinture. Pour nous, 1580, cest lépoque de Michel-Ange, de Raphaël, de Jules Romain, du Corrège, du Titien, de Véronèse, du Tintoret. Avec notre esprit habitué du musée et des expositions nous sommes surpris que Montaigne nait pas couru voir ces peintures fraîches. Nous oublions que ces peintures fraîches nétaient pas exposées [] ; [dautres] étaient cachées dans des coins dombre, sous des voûtes noires et dans des lieux où lon allait non pas pour regarder, mais pour baisser le front10.

Dans une analyse remarquable de clarté et dérudition consacrée aux rapports de Montaigne avec les arts plastiques, Richard Anthony Sayce reconnaît un sentiment artistique chez Montaigne mais admet que la référence à la peinture dans le Journal manque souvent de spécificité et suggère plutôt un intérêt historique ou religieux. Il est cependant le premier à noter que les marbres verts des basiliques de Florence et de Prato sont décrits comme noirs11, erreur quil associe à celle de Charles de Brosses commise 150 ans plus tard : « la cathédrale, vieux, vaste et beau bâtiment, tout revêtu en dehors de marbre à compartiments rouges, 69noirs et blancs12 ». Sayce est aussi le premier à se demander si Montaigne et son secrétaire étaient tous deux aveugles aux couleurs ou si le marbre avait été noirci par le temps ; comme le marbre était qualifié de noir tant à Florence quà Prato, il suggère une paternité montainienne pour les deux passages.

À propos du Duomo di Prato

Le Duomo San Stefano, vrai joyau de style gothique toscan, est mis en valeur par une vaste place dégagée ; langle droit de la façade se développe en une très belle chaire en marbre avec bas-reliefs de Donatello. Montaigne, sur place à lheure du « disner », écrit à son sujet : « Le dôme y est beau et enrichi de beaucoup de marbre blanc et noir13 ». Lévocation dun Duomo qui, en pleine luminosité, serait strié de marbre blanc et noir paraît bien surprenante.

En effet, les parois sont revêtues à lextérieur comme à lintérieur dune alternance de bandes de marbre blanc et vert : le nom de Prato est associé depuis lépoque médiévale à la roche serpentine du Monte Ferrato connue dans toute la Toscane pour ses infinies tonalités de vert. Les carrières les plus anciennes sont à moins de quatre kilomètres au nord de Prato, au Pian di Maggio, sur les flancs orientaux des Monte Piccioli et Ferrato, près du village de Figline14. Ces roches ophidiennes (du grec οϕιϛ, ophis, serpent) ou serpentines (du latin serpentinus, de serpent) de coloration olive exercèrent une véritable fascination.

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Giorgio Vasari, dans son ouvrage Le Vite publié en 1550, nous la décrit dans le chapitre sur larchitecture : « après le porphyre vient la serpentine, pierre verte, un peu sombre, avec quelques petits cristaux crucifères, longs et jaunâtres, répartis dans la masse ; elle sert aux artisans à faire des colonnes et des dalles de pavement pour les constructions, mais on na jamais vu de figures en serpentine ; seulement un nombre incalculable de bases de colonnes, de pieds de table et dautres ouvrages plus frustes. Cette pierre est susceptible de se briser, bien quelle soit encore plus dure que le porphyre ; cependant on réussit à la travailler plus facilement15 ». Ce vert de Prato devait sa fortune artistique à une réminiscence de la noblesse des marbres antiques. Il fut associé à lépanouissement de larchitecture romane toscane en particulier florentine. Ainsi, les principaux monuments revêtus de marbre blanc associé au vert de Prato sont à Florence ; ce sont le Baptistère de Saint Jean, léglise de San Miniato al Monte, les flancs et les absides de la basilique Santa Maria dei Fiori et le Campanile de Giotto.

Douze statues et une peinture

Il est illusoire, comme le démontre lophtalmologue Philippe Lanthony16, de prétendre effectuer un diagnostic de daltonisme chez un peintre professionnel en se fondant exclusivement sur lexamen de quelques œuvres. Ces artistes évitent les erreurs et les confusions manifestes par divers procédés tels quinscrire les noms des teintes sur les tubes, ranger les couleurs dans un ordre invariable ou se faire aider par un acolyte dont la vision des couleurs est intacte. En réalité, ce sont les conduites adoptées par les peintres, leur comportement durant leur carrière, qui trahiront le daltonisme ; la plupart abandonnent rapidement la peinture pour se consacrer au dessin, au graphisme monochrome ou à la sculpture. Charles Meryon (1821-1868), le plus grand graveur parisien du xixe siècle, était daltonien. Il abandonna fort tôt la peinture – il ne 71laissa quune seule œuvre picturale, Le vaisseau fantôme – au profit de la gravure ; son « affection » lui permit en quelque sorte dexprimer le meilleur de son génie. Il disait : « Je préfère souvent de belles gravures noires dans lesquelles on a bien tenu compte des dégradations des teintes aux plus vifs effets de la couleur17 ». Dans sa biographie de léminent sculpteur et peintre florentin Baccio Bandinelli (1493-1560), Giorgio Vasari estime « que les dessins de Baccio étaient dune extrême beauté, mais quil maniait les couleurs maladroitement et sans grâce ; il décida donc de ne plus jamais peindre et prit chez lui un jeune peintre, appelé Agnolo, qui maniait les couleurs très correctement18 ».

Sil est difficile démettre un tel diagnostic à lexamen de toute une production picturale, à fortiori est-il impossible de se prononcer au sujet dun amateur à lévidence des œuvres dart quil considère. Cest le comportement dévitement quadopte Montaigne à légard de lart pictural, souligné dailleurs par les multiples critiques des commentateurs, qui constitue un des indices les plus fiables dun trouble potentiel de la vision des couleurs.

Comme ces artistes qui abandonnent la peinture pour la gravure, un second signe nous est donné par le report du goût artistique vers les œuvres tridimensionnelles car parmi les œuvres plastiques mentionnées par Montaigne, les sculptures occupent une place prépondérante. Il termine la description de son premier séjour à Rome par la liste de ses douze statues préférées :

Jy vis aussi plusieurs excellentes statues, et notamment une nymphe dormante, une morte et une Pallas céleste. LAdonis qui est chez lévêque dAquino ; la Louve de bronze et lEnfant qui sarrache lépine du Capitole ; le Laocoon et lAntinoüs de Belvedere ; la Comédie du Capitole ; le Satyre de la vigne du cardinal Sforza ; et de la nouvelle besogne : le Moïse, en la sépulture de San Pietro in vincula ; la belle femme qui est aux pieds du pape Paul III, en la nouvelle église de Saint-Pierre ; ce sont les statues qui mont le plus agréé à Rome19.

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Toutes ces œuvres, exceptée « la morte », sont identifiables et, pour la majorité, sont devenues célèbres. Sy ajoutent les statues réalisées par Michel-Ange pour la chapelle des Medici et les quatre bustes de philosophes que Montaigne vit à Rome au palais Cesarini20.

À côté de ces nombreuses évocations lapidaires, un petit nombre de peintures sont mentionnées pour leur intérêt surtout politique. Ce sont le triptyque de Vasari de la Sala Regia consacré aux événements de la Saint-Barthélemy et les fresques hagiographiques de la villa Farnese de Caprarola. À Florence, en la basilique Saint Laurent, ils virent « plusieurs pièces en plate peinture et très belles statues, excellentes, de louvrage de Michel-Ange21 ». Toujours au palais de Jean-Georges Cesarini à Rome « il y a aussi les portraits des plus belles dames romaines vivantes et de la signora Clelia-Fascia Farnèse, sa femme, qui est, sinon la plus agréable, sans comparaison la plus aimable femme qui fût pour lors à Rome, ni que je sache ailleurs22 ». Ce portrait de Clelia Farnèse par Jacopo Zucchi, effectivement dune grande beauté, est presque monochrome : la pâleur aristocratique du visage contraste sur un arrière-fond sombre et un vêtement dun bleu profond virant au noir.

Néanmoins, la seule œuvre picturale explicitement appréciée par Montaigne pour son intérêt esthétique est une fresque du Castello del Buon Consiglio de Trente que Marcello Fogolino peignit en 1532 : un Triomphe nocturne aux flambeaux de Jules César. Le narrateur la mentionne en ces termes : « Nous y vîmes aussi, parmi les autres peintures du plancher, un triomphe nocturne aux flambeaux, que M. de Montaigne admira fort23 ». La fresque du Triomphe aux flambeaux fait partie dun ensemble peint sur le plafond de la tour ronde du palais, le Torion da Basso. Elle fait partie dun groupe de quatre fresques ovales denviron 180 sur 90 cm, disposées en cercle autour des armes de lévêque Bernardo Cles, évoquant des épisodes de la vie de Jules César. Leur position verticale à deux mètres du spectateur 73force à garder du recul. Le Triomphe aux flambeaux se caractérise par la dominance dun dégradé de tons sombres et ocres dans une ambiance claire obscure annonçant Le Caravage et Rembrandt van Rijn. Cette peinture tout à fait originale par son extrême densité, se singularise des autres peintures maniéristes du palais de Trente et dœuvres de la cour des Valois comme celles dAntoine Caron. On y distingue Jules César barbu coiffé dune couronne de lauriers, assis sur un trône surmonté dun dais, dont le char est tiré par un attelage de quatre éléphants en apparat. La scène est faiblement éclairée de quatre triades de candélabres monumentaux finement ouvragés fixés sur le dos des éléphants et dun flambeau brandi à lavant du cortège ; ils éclairent dune faible lumière des étendards, des oriflammes, des trophées, deux lévriers. Le spectateur daltonien distingue mal les couleurs des autres fresques, elles lui paraissent discordantes et même disruptives, ne permettant pas de distinguer la structure de ces compositions quil assimile à des mosaïques mal assemblées. Mais lapparence presque monochrome du Triomphe aux flambeaux le rend parfaitement accessible. Il « pénètre » dans le tableau à la lueur des torches et des candélabres, à la chaleur des ocres sombres qui lui paraissent orangés. Ainsi, lauteur des Essais préféra-t-il aux subtiles nuances des tons pastel les écarts marqués de la future technique du clair-obscur, à laquelle il fut probablement lun des premiers de son époque à manifester de lintérêt.

La terminologie chromatique
du Journal de Voyage

À Prato, la serpentine devient noire, mais il existe toutefois dans la partie du Journal de Voyage rédigée par Montaigne quatre allusions à la couleur verte. Ces mentions désignent le manque de maturité dun fruit ou concernent lélément dune association évidente. Ainsi, passant par lOmbrie, à Foligno « ils servent des fèves crues par toute lItalie, et des pois et des amandes vertes, et ne font guère cuire les artichauts24 ». Aux Bains de la Villa, il décrit les habitudes alimentaires dune population pauvre obligée de consommer des mûres crues hors saison : « Le peuple 74est ici fort pauvre ; ils mangeaient dans ce temps des mûres vertes quils cueillaient sur les arbres en les dépouillant de leurs feuilles pour les vers à soie25 ». La citation suivante, quasiment un pléonasme, appartient à la première visite à la ville de Lucques dont il observe les remparts et les petites douves : « les fossés peu enfoncés, où il court un petit canal deau, et pleins dherbes vertes, plats et larges par le fond26 ». Une allusion du même type opposant les aires cultivées au milieu dune abondante végétation à des cimes rocheuses dénudées apparaît lors du premier séjour aux Bains de la Villa. Il y décrit les montagnes de la vallée de la Lima : « les montagnes qui couvrent ledit fond, toutes bien cultivées et vertes jusques à la cime, peuplées de châtaigniers et oliviers27 ».

Par contre, la couleur rouge semble être reconnue de manière indubitable et spécifique comme en témoignent six allusions dans la partie du Journal de Voyage rédigée par notre auteur. Ainsi par exemple, à Rome, lorsque Grégoire XIII fit le pèlerinage des sept églises : « [] il demanda sa litière, en laquelle il y avait deux chapeaux rouges quasi de même façon, pendant attachés à des clous28 » ou durant la Semaine Sainte, lorsque se montre la Véronique, « le prêtre qui le tient a les mains revêtues de gants rouges29 ».

Le bleu nest cité quune seule fois, mais dans des conditions précaires de luminosité. Lorsquil aperçoit aux vêpres dans la pénombre dune église, assis près de lautel tenant à la main un cierge allumé, un adolescent de quinze ans au passé criminel délivré des prisons par ordonnance du pape : « Le dimanche des Rameaux, je trouvai à vêpres, en une église, un enfant assis au côté de lautel sur une chaise, vêtu dune grande robe de taffetas bleu, neuve, []30 ».

De la couleur jaune, il nest fait quune seule mention, lors du second séjour aux Bains de la Villa. Le texte italien de lédition princeps que Meunier de Querlon traduit par « les urines étoient un peu troubles, avec un peu de sable ; javois le teint dun jaune pâle31 » pose un problème dinterprétation. Comme le fera remarquer Louis Lautrey, laspect jaune 75pâle doit être attribué aux urines, « les urines un peu troubles, avec un peu de sable. La couleur, dune certaine pâleur jaune32 », ce qui diminue considérablement la portée du qualificatif.

Lorsquil décrit les compagnies de pénitents qui défilent à la lueur des torches durant la Semaine Sainte, Montaigne énumère une suite de couleurs : « mais ce jour-ci ils se promènent en troupes, vêtus de toile ; chacune compagnie à sa façon, qui blanche, rouge, bleue, verte, noire, la plupart les visages couverts33 ». La couleur des robes, appelées froc ou sac, varie selon les confréries. La première qui se crée dans une ville prend la couleur blanche, la seconde, pour se distinguer, est généralement noire. Les confréries suivantes sidentifient par le rouge, le bleu, le gris, ou une autre couleur, sans ordre précis. Il est en effet plus simple de parler de « pénitents blancs », de « pénitents noirs » et même des « rouges » ou des « verts », que de confrérie du « Saint Esprit », du « Saint Sépulcre » ou du « Très Précieux Sang de Notre Seigneur Jésus Christ ». Ce que Montaigne désigne est une dénomination plutôt que le fruit dune observation directe de couleurs.

Dans les jardins de la villa dEste, lentrecroisement de jets deau produisant une sorte de pluie épaisse et continuelle forme un arc-en-ciel : « le soleil tombant là-dessus engendre, et au fond de cet étang et en lair, et tout autour de ce lieu, larc-du-ciel si naturel et si apparent quil ny a rien à dire de celui que nous voyons au ciel. Je navais pas vu ailleurs cela34 ». On observe un arc-en-ciel lorsque des gouttes deau sont en suspension dans lair devant soi et que le soleil brille derrière soi. Ce phénomène optique est provoqué par la dispersion de la lumière par des gouttes approximativement sphériques ; il fait apparaître toutes les teintes monochromatiques en un spectre continu de dégradé de couleurs, cest un arc coloré avec le rouge à lextérieur et le violet à lintérieur. Mais avant de produire un effet chromatique, le phénomène provoque une réfraction différenciée et structurée de la lumière. Cest pourquoi, même en labsence de perception des couleurs et à fortiori lorsque le rouge peut encore être distingué, larc-en-ciel demeure visible. Il peut dailleurs être parfaitement reproduit sur une photographie en noir et blanc.

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John Dalton

La dyschromatopsie ou altération de la distinction de certaines couleurs, aussi appelée daltonisme ou color blindness était parfaitement inconnue à lépoque de Montaigne. Elle occasionnait en effet peu de troubles : « Car sil en manque quelquun [des sens], notre pensée ne peut pas en découvrir labsence35 ». Le chimiste anglais John Dalton36 qui deux cents ans plus tard publiera lanalyse de ses particularités visuelles navait pris conscience de son problème avec les couleurs quau moment où il observa la différence de couleur dun objet examiné à la lumière du jour et à la lumière dune chandelle. Cest avec lassistance dun ami à la vision normale quil put mener ses investigations. Il estimait du reste que sa vision, à lexception des couleurs, était aussi claire et distincte que celle dautres personnes. Cest cependant un capitaine du nom de Joseph Huddart qui en 1741, peu avant John Dalton, fit de ce sujet la première description. Il avait pris connaissance de la vision particulière de Thomas Harris, cordonnier dun village côtier proche du petit port où lui-même résidait. Il en fit une observation précise et, en cherchant des cas similaires au sein de la famille Harris, découvrit deux frères ayant la même vision colorée que Thomas37. Plus tard, John Dalton visita le seul frère survivant de la famille Harris et confirma largement lobservation du capitaine Huddart38.

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Comme John Dalton, Montaigne se plaignait fort peu de sa vue quil jugeait même excellente. Il est donc peu probable que nous soyons en mesure actuellement de prouver un diagnostic sur la base exclusive des écrits de lauteur ; comme lécrivait le docteur René Bernouilli lorsquil sexprimait sur les yeux de Montaigne : « Concédons que chaque diagnostic qui se fonde sur les seules indications du patient nest jamais quune opinion affectée dun degré dincertitude39 ». Le praticien montaigniste concluait néanmoins, au terme dune étude « pathographique » des Essais, à une pathologie de nature hypermétrope qui expliquait quelques difficultés à voir de près. Ensuite, peu après la cinquantaine, débuta pour Montaigne une cataracte qui le rendit peu à peu myope, compensant ainsi son hypermétropie. Et René Bernoulli de remarquer que Montaigne eut la satisfaction de noter à la dernière page de son Quinte-Curce quil fut capable de le lire en trois jours, lui qui dix ans plus tôt nétait plus en mesure de lire une heure de suite.

Les anomalies de la vision des couleurs

Les rayons lumineux simpriment sur les cellules photosensibles de la rétine : les cônes et les bâtonnets dont un segment renferme les pigments photorécepteurs. À la base de ces cellules sont empilés des milliers de disques formés par des replis de leur membrane sur lesquels sont accrochés des pigments qui transforment lénergie lumineuse en signal électrique. Les bâtonnets sont associés à la vision nocturne tandis que les cônes servent à la perception diurne et à lidentification des couleurs. Beaucoup moins nombreux et concentrés dans une petite dépression centrale de la rétine, ces cônes permettent la vision centrale en haute résolution.

Seuls les cônes possèdent donc les pigments nécessaires à la transformation de lénergie lumineuse en couleurs et cest la répartition des pigments au sein de chaque cône qui permet den différencier trois types par leur sensibilité à une couleur primaire : le rouge, le vert ou le bleu. En fonction du pic dabsorption pour une longueur donde lumineuse déterminée, 78on distingue dabord les cônes L (Long wave) sensibles au rouge dont les longueurs dondes fluctuent autour de 560 nanomètres. En proportion de 64 %, ils sont majoritaires. Viennent ensuite les cônes M (Medium wave) sensibles au vert, à des longueurs dondes moyennes de 530 nanomètres, qui représentent 32 %40. Enfin, moins nombreux (2 %), les cônes S (Short wave) sont sensibles au bleu, plus éloigné dans le spectre des couleurs à des longueurs dondes courtes approchant les 426 nanomètres.

Labsorption de la lumière par ces pigments modifie les propriétés électriques de la cellule et induit un message nerveux. Les neurones ou émanations du cerveau que sont les cônes émettent des signaux électriques qui sont acheminés par le nerf optique vers les aires cérébrales concernées et cest le mélange de spectres dabsorption sensibles à chacune des trois couleurs primaires qui permet de reproduire les milliers de nuances de la gamme colorimétrique. Notre vision trichromate des couleurs repose donc sur un mécanisme complexe qui peut évidemment présenter de nombreuses anomalies41.

La plus radicale et la plus rare de ces anomalies (sa fréquence en Occident nest que de 1/33000) est labsence totale de perception tricolore, une vision monochromatique en noir et blanc avec nuances de gris. Lachromatopsie ou monochromatopsie survient lorsque les cônes sont dépourvus des trois types de pigments et que la vision provient essentiellement des bâtonnets.

Plus fréquentes sont les dyschromatopsies, les troubles de perception pour une seule couleur résultant de labsence ou de lanomalie dun seul pigment. Chaque type de déficit sera identifié par un préfixe traduisant le rang – déterminé par sa longueur donde – attribué à la couleur primaire affectée. En fonction de la gravité de latteinte, on parlera soit d« anopies » pour une absence de perception de couleur spécifique soit d« anomalies » pour une atténuation de cette perception. Lassociation des deux critères – couleur primaire affectée et gravité de lanomalie – permet de distinguer six types de dyschromatopsies. Ainsi, les déficits affectant le rouge, première (πρωτοϛ) couleur du spectre de la lumière 79visible concernée – en lisant de la droite vers la gauche à partir des ondes les plus longues –, sont les protanopies et protanomalies. Les deutéranopies et deutéranomalies concernent la seconde (δευτερειοϛ) couleur située dans le spectre vert-jaune. Enfin, la perception du bleu est altérée dans les tritanopies et tritanomalies (τριταιοϛ).

Montaigne, la deutéranomalie
et le bras long du chromosome X

En nous fondant sur la terminologie chromatique du Journal de Voyage, nous pouvons avancer quelques hypothèses sur un éventuel type daltération de la vision colorée chez notre auteur. La protanopie et la protanomalie résultant de labsence des cônes L, ne concernent pas à priori Montaigne qui a bien démontré sa sensibilité à la couleur rouge. De même, la tritanopie, forme rare qui résulte de labsence des récepteurs rétiniens au bleu avec maintien de la vision du vert, ne sapplique pas.

Par contre, la deutéranopie due à labsence des pigments sensibles au vert-jaune peut nous intéresser. Elle atteint une fréquence de 1,1 % dans le sexe masculin ; cest la forme de John Dalton42. Cette catégorie affecte spécifiquement le spectre du vert-jaune : si nous désaturons ces couleurs sur les images virtuelles du Duomo di Prato à laide de logiciels de post-production photographique nous obtenons en effet des lignes noires, le rouge et le bleu étant préservés. Ces mêmes images traitées par des filtres de simulation de la vision deutéranope43 fournissent un résultat similaire pour les lignes de la façade du Duomo, mais montrent aussi la transformation des tons rouges en jaune. En effet, la deutéranopie est beaucoup plus complexe car elle affecte aussi la vision du rouge. La vision deutéranope implique une importante difficulté dans la perception 80du rouge et les simulations de couleurs de la vision deutéranope remplacent le rouge par un jaune foncé. Il ne faut cependant pas en inférer une incapacité à identifier le rouge car cette couleur est remplacée par un jaune profond bien perceptible qui peut être reconnu grâce à un mécanisme cérébral dadaptation ou dapprentissage. Dailleurs, avant que ne soit révélé – par lanalyse ADN de ses globes oculaires conservés dans le formol – le diagnostic de laffection de John Dalton, le physicien Thomas Young (qui sappuyait sur la description détaillée laissée par Dalton) était persuadé que ce dernier était protanope44.

Après les manipulations virtuelles de la façade du Duomo, revenons à la fresque du Triomphe aux flambeaux de Marcello Fogolino. Au premier regard toujours aussi peu plaisante, son aspect sombre, massif, monochrome, lisole des œuvres voisines aux tons pastel nuancés et délicats. Paradoxalement, cet aspect lui confère une grande robustesse lorsquelle est soumise à de violentes modifications colorimétriques : elle résiste fort bien et garde sa cohérence, son impact et son expressivité. Ainsi, une simulation de deutéranomalie puis de deutéranopie par les mêmes logiciels utilisés pour limage du Duomo la modifie à peine. Au contraire, la transformation des tons rouges et des ocres en une teinte jaune-brune indéfinissable accentue le détail des candélabres, des couvertures du dos des éléphants et des lourdes draperies du char de César sur larrière-fond nocturne dont le ciel bleu-nuit faiblement étoilé conserve son apparence.

Vu que Montaigne est sensible aux tons rouges, la deutéranomalie, forme atténuée qui entraîne une diminution de la sensibilité au vert-jaune avec maintien du rouge et bien sûr du bleu, paraît la plus vraisemblable. Elle constitue la majorité, environ la moitié, de lensemble des anomalies congénitales de la vision des couleurs et affecte 4,9 % du genre masculin.

La cause de ces anomalies est principalement génétique et la transmission des affections relatives à ces pigments sera totalement différente selon quils se trouvent ou non sur le chromosome sexuel X45, dont les caractéristiques se transmettent sur le mode récessif46 (voir infra). En ce qui concerne la vision de Montaigne, les gènes qui régissent la synthèse des pigments 81photosensibles aux ondes longues du rouge (Opsine 1 Long Wave) et aux ondes moyennes vertes (Opsine 1 Medium Wave) sont situés en tandem sur lextrémité du bras long du chromosome X (en position Xq 28)47. De plus, la position voisine en tandem des Opsines 1 LW et Opsines 1 MW implique de possibles interrelations dans les mutations génétiques. Par contre, le gène responsable de la formation des pigments photosensibles au bleu se trouve sur le chromosome 7. Accessoirement pour nous, le gène responsable de la formation de la rhodopsine, le photopigment des bâtonnets responsable dune vision en nuances de gris, se trouve sur le chromosome 3.

Cet étrange « secrétaire »

La description par un narrateur autre que Montaigne des marbres extérieurs du dôme de Florence attribue le même noir à la serpentine verte et lobservation sera confirmée à deux reprises. Au sujet du campanile de Giotto : « Nous y vîmes le dôme, qui est une très grande église, et le clocher revêtu de marbre blanc et noir : cest lune des belles choses du monde et plus somptueuses48 ». Le lendemain, Montaigne monta le premier au haut du Duomo, sous la boule dairain doré : « Il vit là que le marbre de quoi cette église est encroûtée, même le noir, commence déjà en beaucoup de lieux à se démentir et se fend à la gelée et au soleil, même le noir ; car cet ouvrage est tout diversifié et labouré, qui lui fit craindre que ce marbre ne fût pas fort naturel49 ».

Comme Montaigne, notre narrateur place fréquemment le rouge dans ses descriptions. Nous en relevons onze occurrences. Par exemple, en Allemagne, dans la région de Lindau, les femmes sont chaussées de bottines rouges ou blanches qui leur vont bien50 et dans la salle de danse dAugsbourg, les dames sont assises sur des bancs couverts de drap rouge51. Il vit dans cette même ville deux autruches dont « le mâle est 82plus noir et a le col rouge52 ». À Rome, la cavalcade papale du début de lan donne lieu à une véritable floraison de rouges : « Le pape avait un chapeau rouge, son accoutrement blanc et capuchon de velours rouge, comme de coutume, monté sur une haquenée blanche, harnachée de velours rouge53 ». Il ny a cependant aucune occurrence de jaune ou de bleu. Enfin, si le narrateur ne dit rien de ses préférences artistiques personnelles, à fortiori de ses goûts picturaux, il signale cependant lintérêt de Montaigne pour la fresque du Triomphe aux flambeaux.

Lidentité du secrétaire, son rôle exact dans la rédaction du Journal de Voyage et le motif de sa « disparition » à Rome sont des questions imbriquées, demeurées non résolues. Mais lintérêt qui lui est porté nest quassez récent ; les premiers éditeurs du Journal de Voyage, pour des motifs promotionnels évidents, se sont évertués à démontrer quils produisaient une véritable œuvre littéraire écrite sinon de la main du célèbre auteur des Essais du moins dictée par lui sous son contrôle direct. Cette conception du scribe écrivant sous la dictée va évoluer et des critiques attentifs tels Charles Dédéyan admettront que « ce secrétaire improvisé nétait pas un sot », quil pouvait sagir dun écolier gascon heureux de se rendre en Italie à peu de frais ou de « quelque intellectuel déclassé54 ». Pour lui le secrétaire, dont il est fort difficile de délimiter la part décriture de celle de son maître, nécrit pas sous sa dictée mais est fortement inspiré par lui. Les études philologiques de Craig B. Brush permettront à travers le Journal de Voyage et les Essais dindividualiser un style propre aux deux rédacteurs55. Avec un peu dexagération et dhumour, Richard Anthony Sayce mettra en garde contre la découverte dun nouveau Montaigne : « Jaccepte globalement lavis équilibré du Professeur Brush, mais je souhaiterais ajouter que si nous insistons trop sur lindépendance du secrétaire, nous risquons davoir affaire à un autre grand écrivain56 ». Fausta Garavini57 83ira plus loin et pensera non seulement à une écriture indépendante du secrétaire, mais à une initiative du domestique même. Plusieurs détails dont lévocation excède le propos de cet article font songer à un familier du château qui connaissait Montaigne bien avant le départ pour Rome.

De la confrontation des particularités de la vision colorée partagées par les deux écrivains principaux du Journal de Voyage avec les codes de la transmission génétique naît une hypothèse intéressante. En effet, si notre narrateur est affecté du même type de vision des couleurs que Montaigne, la chance que le hasard réunisse deux personnes présentant cette même affection nest que de 0,24 % (obtenu par la multiplication des fréquences de la deutéranomalie, soit 4,9 % x 4,9 %). Cependant, lappartenance à une même fratrie en augmenterait considérablement la probabilité.

Une histoire dX

Les cellules de lHomo sapiens contiennent depuis les origines de notre temps 46 chromosomes regroupés en 23 paires. Parmi elles, 22 paires sont homologues (XX) et la 23e paire – la paire des chromosomes sexuels – varie selon le sexe de la personne. Pour la femme ce sera XX et pour lhomme XY. Lensemble du patrimoine génétique se divise dans les gamètes, les cellules dévolues à la procréation (spermatozoïdes et ovules). Ainsi lors dune fécondation, les parents transmettent (outre les 22 chromosomes du reste de leur patrimoine génétique) chacun la moitié de leurs chromosomes sexuels à leur progéniture : la mère donnera toujours un X, mais le père peut léguer soit un X soit un Y, cest donc lui qui involontairement déterminera le sexe de lenfant. Les gènes associés à la vision du rouge (ondes longues du spectre des couleurs) et du vert-jaune (ondes moyennes) se trouvant sur le bras long du chromosome sexuel X, la transmission de la protanopie et de la deutéranopie seffectue selon le même schéma. À cela, sajoute une seconde modalité fondamentale : le caractère « récessif » de la transmission de lanomalie. Récessif dérive du latin recedere, aller en arrière, rétrograder, reculer. Lorsque le gène modifié ou absent (symbolisé par X) affecte un seul chromosome dune paire, soit XX, il est masqué par le chromosome homologue. En effectuant « un pas en arrière », il adopte 84lattitude inverse dun gène dominant. En dautres termes, labsence ou lanomalie du gène est compensée par le chromosome homologue de la paire, elle ne sexprime pas. Ces gènes « anormaux » peuvent cependant se manifester dans deux conditions : lorsquils se trouvent en présence dun chromosome Y dont seulement 5 % de la structure sont actifs (XY), ou lorsque deux chromosomes contenant les gènes « anormaux » se rencontrent dans une même paire féminine de mère vectrice XX

Un père daltonien possède donc une paire de chromosomes sexuels XY et ne peut transmettre lanomalie à un fils car celui-ci, par définition, ne recevra que le chromosome Y. Il le transmettra, par contre, à une fille qui sera porteuse asymptomatique (vectrice) sous forme de XX vu que le gène récessif du daltonisme sera masqué par son chromosome homologue. Mais pour la mère vectrice de la paire de chromosomes XX, les possibilités sont fort différentes : elle peut dans 50 % des cas transmettre le chromosome X à un fils qui lui sera symptomatique (XY). Elle a également une chance sur deux de transmettre le chromosome X a une fille qui sera asymptomatique (XX) sauf si exceptionnellement elle est déjà porteuse dun X (XX). Telle est la raison de la disparité du daltonisme qui affecte environ 8 % des hommes et 0,4 % des femmes.

Dans lhypothèse où Antoinette de Louppes, la mère de Montaigne, était porteuse du gène du daltonisme, elle avait une chance sur deux de le céder à ses fils et cela indépendamment du patrimoine génétique du père. Par conséquent, pour que deux personnes – Montaigne et le narrateur – atteintes de la même forme de daltonisme aient eu la « fortune » ou du moins une chance raisonnable de coexister, il faut admettre lhypothèse stupéfiante quils étaient frères ou demi-frères.

Comment pouvaient-ils se côtoyer dans lignorance dun tel lien de parenté ? Cela relève dun tout autre récit.

Conclusions

Un faisceau déléments permet denvisager une forme de daltonisme chez Montaigne. Largument le plus évident est donné par son attitude dévitement face aux arts picturaux, attitude largement soulignée par 85les critiques acerbes – parfois injustifiées – des commentateurs et raison pour laquelle il reporta lessentiel de son goût artistique sur les œuvres tridimensionnelles. La seule fresque sur laquelle Montaigne sest clairement exprimé au plan esthétique semble être le Triomphe aux flambeaux de César, une œuvre en clair-obscur fort particulière, susceptible déveiller lintérêt dun daltonien. Létude de la terminologie chromatique du Journal de Voyage, initiée par la découverte dune confusion entre le vert ophidien du Duomo di Prato et le noir, permet dévoquer la forme la plus fréquente du daltonisme, la deutéranomalie.

Enfin, lanalyse du texte du Journal de Voyage propre au secrétaire fait soupçonner un même type daltération de la vision colorée et conduit à une conclusion stupéfiante. En effet, la probabilité de voir réunies deux personnes non apparentées présentant la même particularité est fort faible. Elle peut néanmoins atteindre 50 % lorsque, par application des règles génétiques de la transmission sur le mode récessif, on admet un lien de fratrie…

Cest en plaçant le point final (ou plutôt trois petits points) du chapitre du Duomo di Prato – clôturant ainsi une enquête débutée en 2012 – que jappris lextraordinaire nouvelle annoncée le 17 novembre 2018 par Alain Juppé. Laurent Védrine, le directeur du musée dAquitaine à Bordeaux, venait de découvrir dans les sous-sols un petit édicule contenant des restes humains qui pourraient bien être ceux de Michel de Montaigne. Il convient évidemment deffectuer le long et patient travail didentification des ossements par étude historique, généalogique et confrontation des ADN. Mais lhypothèse dune deutéranomalie chez Montaigne serait éventuellement soumise à lépreuve.

Il se peut, bien sûr, quil ne sagisse que de chimères, fantaisies et imaginations. Mais létude topologique, historique et littéraire du Journal de Voyage axée sur lappréhension par Montaigne du phénomène artistique permet au moins de corriger des idées reçues, des inexactitudes, voire des lacunes. En réalité, il ne sy manifeste aucun désintérêt de Montaigne pour les arts plastiques, au contraire. Il suffit dexaminer ses sculptures romaines préférées, qui pour la plupart seront universellement reconnues, pour découvrir un goût très sûr pour la statuaire. Ce goût fut peut-être simplement induit par un élan personnel, en présence dune vision colorée intacte. En soi, il résulte dun choix individuel et mérite, à mon avis, dêtre respecté comme tel. De toutes façons, le daltonisme (qui affecte tout de même 8 % du genre masculin) étant connu depuis plus de deux siècles, 86on comprend mal que des écrivains et des chroniqueurs, sans se poser la moindre question, purent faire preuve de si peu de compréhension à légard dune vision artistique exprimée dans un carnet de voyage personnel. On pourrait même retourner leur argument et reprocher de ne considérer le monde quà laune dun certain type dart, ignorant les découvertes scientifiques élémentaires de leur époque. Enfin, et lélément nest pas négligeable, la question du daltonisme peut constituer un apport supplémentaire dans lidentification ADN des ossements du musée dAquitaine et pour lanalyse de la descendance de Léonor de Montaigne.

Une confirmation prouverait définitivement (si cela savérait encore nécessaire) que Montaigne nétait pas une sorte de « technophile » artistiquement limité mais était doué dun authentique sens esthétique quil a bien dû reporter sur les formes compréhensibles à son regard. En revanche, si la deutéranomalie peut être un jour démontrée chez Montaigne, elle ne sera jamais que supposée chez le narrateur ; mais elle ouvre une voie royale aux constructions intellectuelles qui permettront de mieux comprendre son lien de parenté, son vrai rôle dans le voyage vers lItalie, et par conséquent dentrevoir une nouvelle motivation pour cette « Odyssée ».

Yves Louagie

M. D., Ph. D.
Université catholique de Louvain

1 Lucrèce, De natura rerum, V, v. 103. Michel de Montaigne, Les Essais en Français moderne, André Lanly, Gallimard, Paris, 2009, Livre II, Chapitre xii, « Apologie de Raymond Sebon », p. 717.

2 Montaigne, Les Essais en Français moderne, André Lanly, op. cit., Livre I, Chapitre xxxvi, « Sur la coutume concernant la façon de se vêtir », p. 281. Lhabitude de shabiller en noir et blanc nest pas nécessairement héritée de son père : il est possible quil sagisse plutôt dune perception particulière des vêtements sombres de notable que portait son père altérée par une anomalie de vision des couleurs.

3 Montaigne, Les Essais en Français moderne, André Lanly, op. cit., Livre III, Chapitre ix, « Sur la vanité », p. 1151.

4 Ibid., Livre III, Chapitre viii, « Sur lart de la conversation », p. 1129.

5 Michel de Montaigne, Journal du Voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse et lAllemagne en 1580 et 1581, Meunier de Querlon, Le Jay, Paris, 1774, tome premier, Discours préliminaire, p. l.

6 François-René de Chateaubriand, Mémoires doutre-tombe, tome v, Garnier, Paris, 1947, Troisième partie, livre XII (ou VII, lattribution nest pas claire), lettres à Madame Récamier, p. 26.

7 Stendhal, Promenades dans Rome, V. Del Litto, Jérôme Millon, Grenoble, 1993, promenades du 2 octobre (p. 312) et du 20 novembre 1828 (p. 378).

8 Michel de Montaigne, Les Essais, Pierre Villey, Presses universitaires de France, Paris, 1965, p. xxvii.

9 Frank Lestringant, Montaigne topographe et la description de lItalie, in Montaigne e lItalia - atti del congresso internazionale di studi di Milano-Lecco, 26-30 ottobre 1988, Genève, Slatkine, 1991, p. 634-635.

10 Jean Giono, Sur le journal de voyage en Italie de Michel de Montaigne, in Journal de Voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et lAllemagne en 1580 et 1581, Les écrivains célèbres, éditions dart Lucien Mazenod, Editio, Paris, 1962, p. 226.

11 Richard Anthony Sayce, The visual arts in Montaignes Journal de Voyage, in O un amy ! Essays on Montaigne in honor of Donald M. Frame, Raymond C. La Charité, French Forum, publishers, Lexington, Kentucky, 1977, p. 219-241, avec référence au Duomo di Prato p. 233.

12 Charles de Brosses, Lettres familières sur lItalie, Firmin-Didot, Paris, 1931, tome premier, lettre XXIV à M. de Quintin – Mémoire sur Florence, p. 319. Il existe la même confusion à propos du Duomo di Prato dans certains anciens guides : « [] Dôme, à lextérieur et à lintérieur les murs sont revêtus de bandes de marbre blanc et noir » (A. J. Dupays, Itinéraire de lItalie, Hachette, 1863, p 376).

13 Michel de Montaigne, Journal de Voyage, Fausta Garavini, Gallimard Folio classique, juin 2013, p. 264.

14 Les gisements sont recouverts à létat naturel dune flore composée de petits arbres à faible croissance, souvent des conifères, en raison de la présence dans le sol dun taux élevé de potassium et de phosphore, ainsi que dun appauvrissement du couple calcium/magnésium. Ces espaces sont parfois qualifiés de « zones stériles à serpentine » en raison de lintoxication des plantes.

15 Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction sous la direction dAndré Chastel, Actes Sud, 2005, Livre I, Larchitecture, p. 76-77.

16 Philippe Lanthony, Des yeux pour peindre, édition de la Réunion des musées nationaux, Ingoprint, Barcelone, 2006, p. 129-143.

17 Lanthony, Des yeux pour peindre, op. cit., p. 146-147.

18 Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, André Chastel, op. cit., p. 29.

19 Montaigne, Journal de Voyage, éd. Fausta Garavini, op. cit., p. 235. La nymphe dormante et la Pallas céleste sont à la villa dEste ; lAdonis de lévêque dAquin nest autre que le Méléagre du musée Pio-Clementino du Vatican ; la Louve de bronze et lEnfant qui sarrache lépine sont toujours aux musées capitolins ; le Laocoon et la statue dAntinoüs (en réalité une représentation dHermès) sont également les chefs dœuvre du musée Pio-Clementino ; la muse de la Comédie, Thalia, se trouve aux musées capitolins ; le Satyre de la vigne du cardinal Sforza est probablement un Satyre au repos, celui de la collection lapidaire Chiaramonti - Braccio Nuovo des musées du Vatican ; le Moïse de Michel-Ange est bien sûr à la basilique de Saint-Pierre-aux-liens ; « la belle femme qui est aux pieds du pape Paul III en la nouvelle église de Saint-Pierre » nest autre quune représentation de Julia Farnèse, œuvre de Guglielmo della Porta qui fut pudiquement recouverte dune chemise de bronze.

20 Montaigne, Journal de Voyage, éd. Fausta Garavini, op. cit., p. 177 et 238, respectivement.

21 Montaigne, Journal de Voyage, éd. Fausta Garavini, op. cit., p. 177. Les « pièces en plate peinture » pouvaient concerner lune des dernières œuvres dAgnolo Bronzino, la fresque du martyre de saint Laurent. Les « très belles statues, excellentes, de louvrage de Michel-Ange » sont celles de la chapelle des Medici : Laurent II, duc dUrbino, avec à ses pieds les allégories du Crépuscule et de lAurore ; Julien, duc de Nemours, et les représentations du Jour et de la Nuit.

22 Ibid., p. 238.

23 Ibid., p. 151.

24 Ibid., p. 243.

25 Ibid., p. 293.

26 Ibid., p. 266.

27 Ibid., p. 268.

28 Ibid., p. 221.

29 Ibid., p. 225.

30 Ibid., p. 221.

31 « Le orine torbidette con un poco di sabbio [sabbia]. Il colore di certa pallidezza gialla ». Montaigne, Journal du Voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse et lAllemagne en 1580 et 1581, Meunier de Querlon, op. cit., tome trois, p. 252 et 253.

32 Michel de Montaigne, Journal de Voyage, Louis Lautrey, Paris, Hachette, 1906, p. 422 ; François Rigolot, Presses Universitaires de France, Paris, 1992, p. 270 ; Fausta Garavini, op. cit., p. 328.

33 Montaigne, Journal de Voyage, éd. Fausta Garavini, op. cit., p. 226.

34 Ibid., p. 234.

35 Montaigne, Les Essais en Français moderne, André Lanly, op. cit., Livre II, Chapitre xii, « Apologie de Raymond Sebon », p. 718.

36 Le chimiste, météorologue et physicien anglais John Dalton (1766-1844) découvre quil est aveugle à certaines couleurs. Il présente en 1794 devant la société philosophique et littéraire de Manchester son article « Extraordinary facts relating to the vision of colours » donnant la première description de la particularité visuelle dont il est atteint. Il avait remarqué que son frère présentait les mêmes anomalies et en avait suspecté une origine génétique. Il avait émis lhypothèse dune coloration anormale bleue de lhumeur vitrée du globe oculaire qui constituerait un filtre absorbant les rayons rouges et verts. Il émit le souhait par testament que lon pratique une autopsie de ses yeux pour corroborer son hypothèse. En 1995, lanalyse ADN du prélèvement confirma quil était bien porteur de lanomalie génétique caractéristique de ce quon appellera le daltonisme, précisément la deutéranopie, la forme la plus commune des dyschromatopsies.

37 Philippe Lanthony, Histoire naturelle de la vision colorée, La Martinière, Paris, 2012, p. 96-97.

38 John Dalton, Extraordinary facts relating to the vision of colours : with observations, Read Oct. 31st, 1794, Memoirs of the literary and philosophical society of Manchester, London, Cadell and Davins. Vol. 5, Pt. 1, 1798, p. 38.

39 René Bernouilli, « Les yeux de Montaigne : étude pathographique », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, G. Guichard, 4e série, No 10, Avril-Juin 1967, p. 10-15.

40 Retenons que les longueurs donde des cônes L et M sont assez proches, quasiment appariées. En outre, les protéines constituant les photopigments sensibles au rouge et au vert se ressemblent beaucoup : les séquences nucléotidiques de leurs gènes sont identiques à 96 %. On observe, par contre, à peine 46 % de ressemblance avec le photopigment sensible au bleu.

41 Donald McIntyre, Colour blindness – Causes and effects, Dalton Publishing, Chester, 2002, p. 34-46.

42 Les autres formes de déficience des couleurs également qualifiées de daltonisme le sont par abus de langage, cest pourquoi dans le monde anglo-saxon on ne parle pas de daltonisme mais de « cécité aux couleurs » (color blindness). Ce vocable est cependant moins adéquat car le terme « cécité » implique une forte connotation négative. En outre, il est inexact car le daltonien conserve une vision des couleurs qui est simplement différente de la nôtre.

43 Par exemple : Coblis, Color Blindness Simulator, https://www.color-blindness.com.

44 Hunt DM, Dulai KS, Bowmaker JK, Mollon JD, The chemistry of John Daltons color blindness, Science, 1995, Feb 17 ; 267(5200) : 984-988.

45 Le chromosome X est lun des deux chromosomes sexuels de lêtre humain et fait partie du système XY de détermination sexuelle : les hommes ont un seul chromosome X et les femmes en possèdent deux.

46 McIntyre, Colour blindness – Causes and effects, Dalton Publishing, op. cit., p. 47-57.

47 Consultez à ce sujet le site Genetics Home Reference https://ghr.nlm.nih.gov/gene/#aux entrées OPN1LW gene et OPN1MW gene.

48 Montaigne, Journal de Voyage, éd. Fausta Garavini, op. cit., p. 177.

49 Ibid., p. 178-179.

50 Ibid., p. 112.

51 Ibid., p. 128.

52 Ibid., p. 130.

53 Ibid., p. 196-197.

54 Charles Dédéyan, Essai sur le Journal de Voyage de Montaigne, Boivin, Paris, 194~, p. 14-18.

55 Craigh B. Brush, La composition de la première partie du Journal de voyage de Montaigne, in Revue dHistoire Littéraire de la France, mai-juin 1971, 71è année, No 3, p. 369-384.

56 « I agree in general with Professor Brushs balanced argument but would add that if we push the secretarys independence too far we run the risk of having another great writer on our hands ». Richard Anthony Sayce, O un amy ! Essays on Montaigne in honor of Donald M. Frame, op. cit., p. 239.

57 Montaigne, Journal de Voyage, éd. Fausta Garavini, op. cit., « Introduction », p. 7-31.