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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 1, n° 69
    . varia
  • Auteur : Couturas (Claire)
  • Résumé : La biographie de Montaigne proposée par Arlette Jouanna se présente comme une enquête étayée par des données historiques très précises. Sans choisir de grille d’analyse particulière, l’auteur rend compte de sa lecture des Essais, sensible à l’« accomplissement » d’un homme par lui-même et à son attachement indéfectible à la liberté dans tous les aspects de son existence.
  • Pages : 125 à 129
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097662
  • ISBN : 978-2-406-09766-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09766-2.p.0125
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/11/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, Essais, biographie, Parlement, service, liberté, La Boétie, guerres de religion, doute
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Arlette Jouanna, Montaigne, Paris, Gallimard, 2017.

La biographie proposée par Arlette Jouanna rejoint lensemble des ouvrages consacrés ces dernières années à la vie de Montaigne mais sen démarque également par sa démarche. Spécialiste de lhistoire du xvie siècle, lauteur intitule sobrement son ouvrage Montaigne, sans sous-titre, ne propose aucune orientation interprétative a priori et prend au sérieux lavertissement de Montaigne : « Je reviendrais volontiers de lautre monde pour démentir celui qui me formerait autre que je nétais, fût-ce pour mhonorer. ». Face à son objet détude, Arlette Jouanna manifeste dabord son « admiration » au sens de la langue du xvie siècle, étonnement face au geste de rupture « fondateur » accompli par cet homme de 38 ans : pourquoi prend-il la résolution de se retirer des charges publiques ? Cest le point de départ dune enquête étayée par des données historiques, des sources précises, le texte des Essais et celui du Journal de voyage. Il sagit de rendre compte dun Montaigne « qui ne se laisse pas enfermer dans des définitions étroites » (Introduction, p. 16) : ni « épicurien nonchalant retiré dans son château pour se livrer aux délices des lettres », ni « “professionnel de la politique” au service de puissants patrons ou bien un ambitieux rêvant de faire arrière », ni « jouisseur impénitent surtout préoccupé de conquêtes féminines » (p. 15). Arlette Jouanna remarque simplement que « partir à la recherche de ce que fut cette vie peut aider à retrouver la saisissante actualité dun regard si lointain. » (p. 16). Aucune grille de lecture nest donc proposée pour aborder les Essais et chercher à comprendre la vie de lhomme dont la singularité réside aussi dans ses contradictions, jamais dissoutes ni orientées, dans une illusion rétrospective induite par les commentaires du biographe. Cest avec cette ambition quArlette Jouanna rend compte de sa lecture, sensible à l« accomplissement » dun homme par lui-même (p 13)

Le livre est structuré en trois parties qui correspondent de manière classique aux moments charnières de la vie de Montaigne : « Une lente naissance à soi-même (1533-1571) », « Les explorations du gentilhomme périgourdin (1571-1581) », « Le service désenchanté du bien commun 126(1581-1592) ». Douze chapitres thématiques internes croisent des questions connues mais autrement éclairées ici. Parmi elles : « Le conditionnement familial et social », « Servitudes parlementaires et auliques », « Lexpérience du dogmatisme et de la mort », « Du bon usage de la retraite », « Vivre au cœur des guerres de Religion », « À la découverte de létranger », « Maire de Bordeaux », « Ultimes efforts de conciliation », ou encore « Penser la liberté ». Lépilogue, intitulé « Lire Montaigne », met laccent sur le caractère « fondamentalement dialogique » (p. 353) des Essais et rappelle comment lauteur a invité les lecteurs à « éveiller leur réflexion, à être présents à eux-mêmes, à ouvrir les yeux sur les leurres qui projettent leur esprit au-dehors, le laissant vide et stérile » (p. 354). Cette connivence, Montaigne ne la pas toujours rencontrée de son vivant, et sa réception ultérieure ne la pas toujours reconnue, tant lœuvre était, par sa nouveauté, susceptible de heurter sur tous les plans, autant sur celui des « valeurs nobiliaires » contemporaines que sur celui dune vision du corps et de la sexualité frontalement abordée. Arlette Jouanna remarque que, depuis le xvie siècle, les lecteurs successifs de Montaigne ont toujours conformé les Essais à leur mesure, traçant autant de « pistes de lecture » utiles certes, mais « partielles et parfois partiales ». Lauteur préfère sen tenir, quant à elle, à un Montaigne qui invite à « émanciper [son] jugement » dans la conquête d« une liberté volontaire » (p. 358)

Quelques exemples parmi dautres permettront déclairer la démarche dArlette Jouanna. Ainsi, les relations de Montaigne avec la Boétie et ses « ambitions politiques » dans le chapitre de la deuxième partie intitulé : « Le choix de la publication ». À partir de 1571, le projet de publier certaines des œuvres de La Boétie accompagnées de la rédaction de quatre lettres dédicaces adressées à des personnes dinfluence, susceptibles de soutenir son dessein, manifeste la double ambition de Montaigne : servir la mémoire de son ami disparu et se faire reconnaître, dans lintention probable de préparer la publication de son propre travail, ce dont témoigne lépître à Michel de LHospital. La reconstitution des démarches de Montaigne, de ses réticences à publier le Discours de la servitude volontaire aux lendemains de la paix de Saint-Germain, le réexamen de lattribution douteuse à La Boétie du « Mémoire touchant lédit de janvier » à la lumière des données historiques et du contenu même de ce mémoire, permettent davancer des hypothèses sans conclure de manière définitive, avec les précautions historiques nécessaires face 127aux incertitudes qui demeurent. De la sorte, Arlette Jouanna écarte les interprétations récentes qui sappuient sur les épîtres dédicatoires placées en tête du volume – en particulier la lettre destinée au chancelier – pour déceler dans cette démarche une ambition politique. Pour lauteur, il est peu vraisemblable que Montaigne ait mis à profit cette publication en hommage à la Boétie afin de se faire valoir publiquement et de manifester des aspirations politiques et diplomatiques. Par un retour sur le contexte historique précis du moment et sur le texte même de lépître, Arlette Jouanna rappelle que Michel de LHospital nest plus en grâce en 1570. Lorsque Montaigne évoque les « qualités singulières » de son correspondant, ce sont celles du poète, auteur de Carmina, auxquelles il fait allusion et non à celles du chancelier (p. 187). De la sorte, si une intention préside à ces adresses à des personnages illustres du royaume, elle est plutôt à chercher derrière le nom des destinataires et Arlette Jouanna formule deux hypothèses. La première dimportance moindre : tous sont attachés à une résolution pacifique des conflits religieux, la seconde plus probable : Montaigne cherche sa place dans la « république des lettres » auprès dhommes de culture. « Les préfaces recélaient bien lexpression dune ambition, littéraire toutefois plutôt que politique : celle dun aspirant à la reconnaissance des hommes de goût de son temps. » (p. 189). De même, dans le chapitre « servitudes parlementaires et auliques », Arlette Jouanna écarte lhypothèse dun Montaigne qui aurait aspiré à une ambassade romaine, hypothèse mise à mal par son attitude originale vis-à-vis de la notion de « service1 ». Lanalyse dun itinéraire « aussi sinueux et irrégulier » (p. 207) en Italie en septembre 1580 permet dinvalider autrement léventuelle promesse faite par Henri III dune ambassade intérimaire : pourquoi alors ne pas avoir rejoint alors au plus vite Rome ? Est aussi interrogée limage dun Montaigne en « professionnel de la politique » : en reprenant lexpression de « capital relationnel » proposée par lhistorienne Claire Lemercier, lauteur examine de manière très précise les relations complexes de sujétion 128impliquées par les réseaux du monde nobiliaire à la Renaissance. Cest à cette lumière que la « dépendance » de Montaigne est observée. En maintenant un équilibre subtil, il a toujours réussi, remarque lauteur, à se tenir à une certaine distance de la faveur des protecteurs dont il était lobligé, au risque de subir des déconvenues, quil sagisse de Gaston de Foix, du Maréchal de Matignon, ou des souverains successifs. Là encore, Arlette Jouanna choisit de ne pas prendre pour simple effet de rhétorique laffirmation de Montaigne : « Je moffre maigrement et fièrement à ceux à qui je suis » (cité p. 157).

Tout au long de louvrage, Arlette Jouanna met ainsi en avant ce qui est sans doute pour Montaigne la première des valeurs : « penser la liberté », titre donné à lavant-dernier chapitre. Liberté face aux grands dont il est lobligé, dans ses relations aux autres en général et à sa famille jusque dans sa propre maison, sans lui faire délaisser pour autant un domaine géré très rigoureusement et un patrimoine quil semploie à asseoir et à agrandir (p. 122-132). Dans la dernière section, intitulée « vieillir en pays sauvage », est retracée limage que Montaigne donne de lui-même à travers les Essais, en particulier dans le livre III, en homme désabusé mais toujours soucieux de conférer avec les hommes lettrés de son époque quil accueille chez lui ou avec certains représentants de la république des Lettres dont il a probablement cherché la reconnaissance, tel Juste Lipse avec lequel il échange une correspondance. Il reste jusquen 1592 attentif à préserver son autonomie intérieure dont son livre est le dépositaire « en mouvement ».

La biographie proposée par Arlette Jouanna est donc résolument historique, cest-à-dire très précise sur le substrat historique, exactement documentée sur tous les points de la vie de Montaigne qui ont fait lobjet de débats critiques ces dernières années. Lauteur expose ses désaccords face à des interprétations récentes avec des argumentations historiques toujours convaincants et sans esprit de polémique, même si elle envoie au passage quelques piques savoureuses contre un « biographe trop imaginatif » (p. 144) qui fait de lauteur des Essais un amant prodigieux. Elle vise ainsi à rendre compte dun Montaigne dans son contexte, sans parti pris, et cherche lhomme et lauteur à travers un travail précis sur le vocabulaire de lépoque. Sa démarche fait le pari de « reprendre à nouveau frais cette patiente traque, en quête dun Montaigne qui 129rende justice à la fois à ses ambiguïtés et à sa vigoureuse originalité » (p. 16), sans chercher à en gommer les aspérités laissées éventuellement en létat. Ce que le lecteur remarque et apprécie, cest lattitude toujours « enquêteuse, non résolutive » dArlette Jouanna, fidèle à son auteur qui privilégiait « une forme décrire douteuse en substance » et les termes de modalisation qui laccompagnent. Elle avance toujours ses hypothèses avec une très grande prudence et à lappui de sources vérifiées, utilisant souvent « ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions » (III, 9), multipliant les « sans doute » « peut-être », « probablement », ou « on ne sait », « on ne connaît pas », « il est toutefois plausible que ». On la suit donc dautant plus volontiers sur les voies « enquêteuses » quelle propose ici. Elle offre un outil de travail très fiable, informé par une lecture des Essais au plus près, très documenté, de lecture aisée, rectifiant tout du long des interprétations antérieures que les données de lhistoire déstabilisent, permettant ainsi à tout lecteur de mieux connaître lhomme et lécrivain dans son siècle. Un détail pour finir : on remarquera en quatrième de couverture la fantaisie de léditeur qui a confondu, comme par un effet de contamination, la signature de Léonor de Montaigne avec celle de Montaigne lui-même.

Claire Couturas

Université de Rouen / CEREdI

Saint-Maur

1 Nous renvoyons à larticle dArlette Jouanna dans ce Bulletin, « Montaigne, entre service public et service privé », conférence donnée par Arlette Jouanna le 19 janvier 2019 devant la Société internationale des Amis de Montaigne, au lycée Montaigne à Paris. À partir de lanalyse historique de la notion de « service » au xvie siècle, lauteur montre comment Montaigne contribue à infléchir le sens du terme, refusant autant que possible daliéner sa liberté au-delà de ce qui est dû à la contrainte civile officielle et soctroyant « la possibilité de servir le public en homme “désobligé” ».