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Classiques Garnier

Montaigne, la Méditerranée et les différences culturelles

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2018 – 2, n° 68
    . varia
  • Author: Carbone (Raffaele)
  • Abstract: Regarded as a thinker who developed a penetrating reflection on the peoples of the New World, Montaigne is no less attentive to the balance of power and cultural constellations of the Mediterranean. This article shows, on the one hand, that the Mediterranean world appears in Montaigne as a configuration of differences, transgressions, cultural mediators and, on the other hand, that the discovery of the New World spurs him to position the Mediterranean within a wider context.
  • Pages: 73 to 93
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406090854
  • ISBN: 978-2-406-09085-4
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0073
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 03-09-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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MONTAIGNE, LA MéDITERRANÉE
ET LES DIFFÉRENCES CULTURELLES

Introduction : Montaigne et la Méditerranée

Les commentateurs ont souvent mis en avant les textes des Montaigne consacrés au Nouveau Monde, sa réflexion pénétrante et novatrice sur les peuples amérindiens et sur la barbarie européenne1. Pourtant le Bordelais nest pas moins attentif aux constellations culturelles et aux rapports de force de la Méditerranée. Certes, la Méditerranée ne semble pas appartenir à son univers biographique, elle est pour lui moins une réalité géographique et physique quun ordre culturel, historique et politique, soit une réalité imprégnée de la tradition culturelle antique, grecque et romaine2. Dautre part, elle semble être à ses yeux un espace 74aussi bien historique que mythologique ; embrassant plusieurs peuples, se caractérisant comme la mer des découvertes et des explorations, elle peut également symboliser le passage dune condition à une autre3.

Toutefois, on peut aborder cette question sous un autre angle en mettant laccent sur un aspect tout aussi prépondérant de la méditation montanienne : la tendance du Bordelais à mettre au jour les particularités de tel ou tel contexte historique, certaines ressemblances entre réalités culturelles lointaines (sans réduire la portée de leurs différences) et les mélanges de tout genre4. Car Montaigne nhésite pas à faire des comparaisons entre peuples et mœurs du bassin méditerranéen, dAsie et des Amériques. Cette approche lui permet de situer la Méditerranée dans un contexte plus ample et de mettre en cause par ce même mouvement la légitimité et la véridicité de récits et mythes méditerraneo-centriques5.

Dans les Essais et le Journal de voyage, Montaigne porte son attention sur la diversification culturelle interne de certaines villes et régions méditerranéennes, notamment italiennes ; il sintéresse à leur histoire stratifiée et à la complexité des interactions entre les hommes et les peuples de ces lieux. Mais il ne représente pas les villes et les régions du monde méditerranéen selon les clichés et les lieux communs : la Méditerranée napparaît pas à ses yeux comme le berceau de la civilisation par opposition aux peuples barbares, ni comme un espace de tensions politiques et religieuses où saffronterait, dune part, les gardiens de la vertu, de la justice et de la véritable religion, cest-à-dire les chrétiens, et, dautre part, leurs ennemis, les redoutables et féroces infidèles musulmans. Montaigne y saisit des éléments conflictuels, bien sûr, mais il ne les illustre pas de façon schématique, selon une logique manichéenne, et en montre linterrelation avec dautres 75éléments et phénomènes (échanges culturels, hybridations linguistiques, changements didentités langagières et culturelles, etc.). Nous pensons en outre que lintérêt de Montaigne pour les lieux méditerranéens marqués par des antagonismes ou par des phénomènes de mélange culturel va de pair avec sa perception aiguë de la variété et de la diversité naturelle, psychologique et culturelle6. Somme toute, son approche des cultures méditerranéennes épouse les contours de sa réflexion sur lirréductibilité de la différence : le Bordelais affirme labsolue singularité de chaque chose face à toute vision de la nature et de lhomme schématisante et simplificatrice qui oublie les dynamiques en œuvre en lissant les contradictions internes qui sous-tendent toute aire géoculturelle.

Commençons alors par la question plus générale de la différence pour ensuite nous concentrer sur la différence culturelle et enfin sur la représentation montanienne de certains lieux et aspects de lespace méditerranéen dans le Journal de voyage et les Essais.

Lirréductibilité de la différence

Dans plusieurs passages des Essais, Montaigne fait valoir que la différence est une catégorie fondamentale pour comprendre aussi bien la sphère de la nature que celle de la culture. Dans les lignes conclusives de « De la ressemblance des enfans aux peres », par exemple, il explique quil nabhorre pas les idées contraires aux siennes et quil ne veut pas se rendre insupportable aux autres à cause des différences de jugement, car « cest la plus generale façon que nature aye suivy que la varieté » (II, 37, 786 A). Il termine ainsi ce chapitre : « Et ne fut jamais au monde deux opinions pareilles, non plus que deux poils ou deux grains. Leur plus universelle qualité, cest la diversité » (II, 37, 786 A).

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À plusieurs reprises et en maints endroits de son livre, Montaigne fait référence à lidée de différence sous ses multiples déclinaisons (naturelle, psychologique, culturelle), mais il approfondit sa réflexion sur ce thème notamment dans lédition des Essais de 1588 et dans les additions dispersées dans les marges, en-têtes et pieds-de-page de lExemplaire de Bordeaux. Nous pensons tout particulièrement au chapitre « De linconstance de nos actions ». Ici Montaigne montre que les actions humaines sont souvent discordantes entre elles et dit de lui-même : « Je nay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. distingo est le plus universel membre de ma Logique » (II, 1, 335 B).

Le dernier chapitre du troisième livre, « De lexperience », témoigne de limportance particulière que revêt lidée de différence à partir des années 1587-1588. Dans ce texte (rédigé entre mars 1587 et mars 1588), Montaigne recueille les enseignements les plus intéressants tirés de létude de soi-même concernant le gouvernement de son corps et celui de son âme. Dans les dernières pages, il esquisse sa conception de la sagesse. Il voit dans la nature la règle et le modèle que nous devrions suivre : elle est un guide doux, prudent et juste (III, 13, 1113 B). Suivre la nature signifie savoir jouir de la vie, de son être, ne pas mépriser son propre corps ni les voluptés naturelles, mais au contraire les savourer, développer ses propres facultés et les possibilités de jouissance, prendre ses distances avec les philosophes qui fixent des objectifs trop élevés pour la connaissance et laction (III, 13, 1114-1116 B, C).

Remarquons que Montaigne ouvre ce chapitre par une réflexion sur la multiplicité des formes de la raison et de lexpérience, et par ce biais thématise la question de la différence et la ressemblance :

[B] La consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, dautant quils sont tousjours dissemblables : il nest aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et varieté. [] La dissimilitude singere delle mesme en nos ouvrages ; nul art peut arriver à la similitude. [] La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre. [C] Nature sest obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable (III, 13, 1065 B, C)7.

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La qualité la plus universelle de notre expérience des choses consiste en sa diversité et variété. Comme la affirmé Steven Rendall, lidée de diversité universelle se place sous le signe de loxymore : par un étrange paradoxe, la diversité pourrait être universelle seulement en ne létant pas8. Peut-être pouvons-nous considérer la notion de diversité comme une idée-limite et régulatrice : comme les événements sont toujours hétérogènes les uns par rapport aux autres, nous ne pouvons prétendre tirer des conclusions valides à partir de la ressemblance présumée entre les choses. Toute tentative dhomogénéiser ce dont nous faisons lexpérience est vouée à faillite : nous pouvons certes trouver des similitudes entre les choses, mais en définitive la différence a le dessus sur la ressemblance, celle-ci étant une projection subjective toujours tentée de se fixer sur les choses9.

Les réflexions sur la différence développées dans « De lexperience » et dans dautres chapitres10 permettent de jeter un regard particulier sur lattitude du Bordelais face aux cultures différentes de la sienne. Lorsque Montaigne sapproche de lautre culturel, il ne considère pas cet autre avec un regard ethnocentrique, mais en étant conscient de la nécessité et de la fécondité de la différence dans la sphère de la nature aussi bien que dans lordre de la culture11. Si Montaigne manifeste un vif intérêt, et de la sympathie aussi, envers les Tupinamba et les autres peuples quil évoque dans les Essais – Scythes, Turcs, Chinois, etc. –, cette approche empathique de lautre, qui par ailleurs sappuie sur le caractère cosmopolite de son humanisme12, se révèle également dans le Journal de voyage, lorsquil 78décrit certains éléments culturels marquant des villes dans lesquelles il a séjourné – nous allons le voir dans les prochaines pages. Bref, tant dans le Journal de voyage que dans les Essais, Montaigne tend à saisir la différence comme principe normatif opérant dans les divers niveaux du réel ; mais il est également imprégné dune attitude critique à légard de la tentation différentialiste débouchant sur la clôture identitaire.

Différences de mœurs : la « coutume »

Montaigne remarque que la distance est une inépuisable source de différence : cest la sphère de la multiplicité des coutumes, chacune desquelles tient aux milieux dissemblables où les hommes créent des communautés13.

Dans « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe », il écrit :

[C] Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume : chacun ayant en veneration interne les opinions et mœurs approuvées et receuës autour de luy, ne sen peut desprendre sans remors, ny sy appliquer sans applaudissement. []

[A] Mais le principal effet de sa puissance, cest de nous saisir et empieter de telle sorte, quà peine soit-il en nous de nous ravoir de sa prinse et de rentrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veuë, il semble que nous soyons nais à la condition de suyvre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en credit autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generalles et naturelles (I, 23, 115-116 C, A14).

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La réflexion montanienne sur la coutume est complexe et amphibologique. Le Bordelais englobe dans la notion de « coutume » des phénomènes différents : il emploie ce terme pour qualifier une habitude individuelle et une instance collective, et en outre aussi bien lhabitude déjà acquise que le processus dacquisition (l« accoutumance »), jusquà assimiler la « coutume » et la « loi15 ». En deuxième lieu, il fait valoir la puissance de la coutume : elle est une institutrice violente et infidèle (« Car cest à la verité une violente et traistresse maistresse descole, que la coustume »), qui révèle progressivement son visage furieux et tyrannique (« un furieux et tyrannique visage ») et assujettit les hommes à ses règles (I, 23, 109 A). La coutume est alors une deuxième peau et il est fort difficile de sen dépouiller. Elle hébète les hommes et les rend incapables de rentrer en eux-mêmes pour réfléchir sur ses prescriptions et les mettre en question. On parvient alors à croire que ses propres usages sont universellement partageables tandis quils ont valeur à lintérieur des frontières de sa propre communauté, qui sest formée et soudée au fil du temps autour de ces mêmes traditions. Par conséquent, les comportements qui ne conforment pas à ces dernières sont considérés généralement déraisonnables, comme des signes détrangeté (I, 23, 109-110 B, C).

Il faut reconnaître que dans ce chapitre des Essais, dune part, la coutume apparaît comme un facteur de cohésion, car elle sert de terrain dentente à différents individus qui occupent un certain territoire : cest par son entremise que les hommes découvrent leur appartenance culturelle, comme Montaigne le laisse entendre dans un passage de l« Apologie de Raimond Sebond » traitant de la religion16. Dautre part, même sil est fort utile de sen tenir aux mœurs de son propre pays, car – comme Montaigne le souligne dans « De mesnager sa volonté » – « il faut vivre du 80monde et sen prévaloir tel quon le trouve17 », une analyse attentive de la nature et de lorigine de la coutume permet de mette au jour sa dimension géographique et sa radicale historicité. Bref, Montaigne fait état de la variété des us et coutumes, différents les uns des autres selon lépoque et le lieu, et du fait que la force par laquelle la coutume simpose dans une société donnée à un moment donné sest renforcée au fil du temps :

[A] Qui voudra se desfaire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receues dune resolution indubitable, qui nont appuy quen la barbe chenue et ride de lusage qui les accompaigne ; mais, ce masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il sentira son jugement comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estat (I 23, 117 A).

Dans ce passage, Montaigne évoque la vérité et la raison comme des paramètres qui permettent de mettre à lépreuve les opinions communes18. À laune de cet extrait et du chapitre i, 23 considéré dans son ensemble, on peut supposer que cest lexercice de la raison qui nous oriente vers le vrai visage des choses, caché par lusage19. En dautres termes, le travail de la raison permet de désamorcer lapodicticité prétendue des idées reçues – ainsi que la tendance à assimiler coutume et nature – et de projeter des lumières sur lhistoricité des mœurs. La vérité et la raison nous montreraient alors le caractère fluide, différencié et métamorphique des choses, liées ensemble par une même nature dans leur diversité infinie et leurs transformations. Ramener les mœurs des peuples au devenir et à la métamorphose de toutes choses, revient à comprendre quelles sont des réalités temporelles et changeantes et doivent être considérées en fonction de lorganisation des sociétés et de la réglementation du comportement des individus20.

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Cette opération de désacralisation de la coutume met certes en cause la perception du contexte où nous vivons, mais ouvre aussi la possibilité dun jugement plus solide sur nos mœurs : nos coutumes ne constituent pas des normes naturelles, mais un complexe de pratiques qui se sont progressivement affermies au fil du temps et qui doivent être situées parmi dautres. Lexercice prôné par Montaigne semble alors annoncer le travail de lanthropologue décrit par Lévi-Strauss :

Dabord, lanthropologie révèle que ce que nous considérons comme “naturel”, fondé sur lordre des choses, se réduit à des contraintes et à des habitudes mentales propres à notre culture. Elle nous aide donc à nous débarrasser de nos œillères, à comprendre comment et pourquoi dautres sociétés peuvent tenir pour simples et allant de soi des usages qui, à nous, paraissent inconcevables ou même scandaleux21.

Dans cette optique, la raison semble se profiler comme la faculté grâce à laquelle nous pouvons réfléchir sur nos coutumes et sur leur généalogie, les mettre en parallèle avec dautres mœurs et ainsi reconnaître leur partialité et relativité. Nous comprenons alors que chaque communauté humaine peut employer les notions de « barbare » ou « sauvage » pour désigner les habitudes et les croyances dautres communautés22. Par ce même mouvement nous saisissons que tout ce qui nous étonne, témoigne en réalité du fait que nous avons une connaissance limitée de lordre et de la variété de la nature23.

Ainsi, lexpérience dautres manières de penser et dagir nous apprend à juger sainement des nôtres, à ajuster notre propre regard pour dépasser 82une approche superficielle de notre culture et des autres24 – cest là peut-être le point dappui grâce auquel il est possible de soulever le joug de la coutume25. Cela revient à dire quune approbation des coutumes de notre propre communauté dappartenance qui ne soit pas une adhésion aveugle à leurs prescriptions se fonde sur lobservation dautres coutumes et sur la capacité à mettre en parallèle traditions et mœurs dépoques et de lieux différents. Si nous jugeons nos propres croyances, us et coutumes à laune des autres que nous avons connus, nous sommes à même de reconnaître – sans entamer nécessairement une généalogie déconstructrice – leur contingence et leur historicité, den saisir les discontinuités et les incohérences internes et dapercevoir les apports étrangers qui ont nourrit lhistoire de la communauté à laquelle nous nous sentons dappartenir.

Différences, continuités, passeurs culturels

Les différences internes dun pays découlent de son histoire, de ses luttes intestines et des bouleversements multiples qui ont façonné son développement, y compris les contacts avec dautres peuples et les flux migratoires : cest grâce à ces vicissitudes que certaines coutumes se sont 83imposées au détriment dautres. Montaigne est bien conscient quun pays, une région, une ville ne sont pas des blocs monolithiques homogènes. En sappuyant sur lexpérience de sa carrière administrative – conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, magistrat au parlement de Bordeaux, maire de Bordeaux, etc. – mais aussi sur ses voyages et même sur sa formation humaniste, et faisant lexpérience des contrastes internes de son pays, dans « Ceremonie de lentreveuë des roys », il peut affirmer en tout état de cause quil y a de différences importantes à lintérieur dune entité politico-culturelle : « [C] Non seulement chasque païs, mais chasque cité a sa civilité particulière, et chaque vacation » (I, 13, 48 C).

À ce propos, il faut rappeler que pour Montaigne la différence, laltérité, le mélange déléments, daspects, détats disparates sinsinuent tout dabord dans lindividu même. Comme on la vu, dans « De linconstance de nos actions », il écrit : « Je nay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. distingo est le plus universel membre de ma Logique » (II, 1, 335 B) ; mais aussi : « [A] Nostre faict, ce ne sont que pièces rapportées » (II, A, 336 A) ; « [A] Nous sommes tous des lopins, et dune contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. [C]Magnam rem puta unum hominem agere” » (II, 1, 337 A, B). Ici Montaigne aborde la question de lécart entre les intentions et les actions des individus, entre les objectifs que les hommes poursuivent et les moyens de les atteindre, bref il sinterroge sur la cohérence des comportements humains. Lenjeu cest également la connaissance des hommes et de leurs actions, et partant la portée des relations interhumaines. Dans ce cadre thématique dordre psychologique et moral, lindividu et la société apparaissent comme des réalités fragmentées et hétéroclites. Comme Montaigne souligne la multiplicité de visages et de facettes de lindividu et de ses actions, ainsi il met en évidence une pluralité déléments différents qui coexistent à lintérieur de chaque communauté humaine, qui savère partant une réalité “dishomogène” et complexe.

Le caractère pluriel des sociétés et des cultures sexplique aussi du fait quelles entrent en contact les unes avec les autres. La situation de la communauté de Lahontan, un village des Pyrénées, qui vivait selon ses propres règles, ses us et coutumes, dans une condition heureuse et 84qui, pour ne pas altérer la pureté de son gouvernement et la droiture de ses démarches, évitait davoir commerce avec dautres populations (II, 37, 778 A), représente un cas limite. Dailleurs, cette communauté florissante, dont la force semblait lui provenir du respect pour ses usages porté spontanément par ses habitants, finit par souvrir au monde externe, mais cette ouverture déclencha le processus de décadence de ses coutumes (II, 37, 778-779 A). Il existe en effet des communautés renfermées sur elles-mêmes, peu enclines à développer des relations durables et des interactions fécondes avec les étrangers. Cest, par exemple, le cas des Lucquois : comme Montaigne le dit dans le Journal de voyage, « [] ils sont continuellement occupés de leurs affaires et de la fabrique des étoffes dont ils font commerce. Ainsi cest un séjour un peu ennuyeux et désagréable pour les étrangers26 ».

Effectivement, il nest pas sans intérêt pour notre sujet de nous pencher sur le Journal de voyage. Ce texte – notamment les pages consacrées aux villes italiennes27 – montre que Montaigne portait un regard particulier sur la complexité des villes quil visitait, sur la présence détrangers dans celles-ci28 et sur des éléments, situations et événements quon pourrait définir comme des hybridations culturelles. À Venise le secrétaire de Montaigne, qui a rédigé une partie du Journal de voyage, remarque que « la police, la situation, larsenal, la place de Saint-Marc et la presse des peuples étrangers, lui semblèrent les choses plus remarquables29 ». Montaigne évoque ici lorganisation politique de la Serenissima, lArsenal, cest-à-dire le centre militaire de la République, et la place Saint-Marc, avec la basilique et le Palazzo Ducale, qui en était le centre religieux 85et politique. Mais la foule des étrangers quil y voyait constitue un fait non moins digne dêtre remarqué.

Considérons maintenant le portrait de Rome que Montaigne brosse dans la partie de son Journal quil a écrit de sa propre main :

Je disais des commodités de Rome, entre autres, que cest la plus commune ville du monde, et où létrangeté et différence de nation se considère le moins ; car de sa nature cest une ville rapiécée détrangers ; chacun y est comme chez soi. [] Il se voit autant ou plus détrangers à Venise (car laffluence détrangers qui se voit en France, et Allemagne ou ailleurs, ne vient point à cette comparaison), mais de resséans et domiciliés beaucoup moins30.

Étranger parmi dautres étrangers, Montaigne se sent chez soi à Rome31. Le foisonnement détrangers et la multiplication des regards facilitent le désenclavement culturel et créent les conditions de luniversalisme unique et cosmopolite de Rome : le Bordelais saisit dans cette ville une démultiplication des identités qui désamorce toute charge destructrice des altérités que chaque identité peut contenir.

Notons que dans ce passage Montaigne emploi le mot « rapiécée ». Il lutilise également dans « De lamitié » pour caractériser son ouvrage même :

[A] Considérant la conduite de la besongne dun peintre que jay, il ma pris envie de lensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vuide tour au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, nayant grace quen la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, nayants ordre, suite ny proportion que fortuité ? (I, 27, 183 A)

Et quand il sagit de réfléchir sur la condition humaine, Montaigne écrit : « Lhomme en tout et par tout, nest que rapiessement et bigarrure » (II, 20, 675 B), là où « rapiècement » semble désigner un ensemble 86incohérent à linstar dun tissu rapiécé. Rappelons aussi que dans cet essai (« Nous ne goustons rien de pur »), lécrivain bordelais montre que tout ce qui touche à lhomme nest ni simple ni pur : « des plaisirs et biens que nous avons, il nen est aucun exempt de quelque meslange de mal et dincommodité » (II, 20, 673 A) ; « les loix mesmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque meslange dinjustice [] » (II, 20, 675 A).

Mais revenons au Journal de voyage. Il est tout aussi intéressant dexaminer le tableau que Montaigne dresse dAncône. Il observe de prime abord la présence de Grecs, Turcs et Dalmates dans cette ville située sur la côte adriatique :

Cest la maîtresse ville de la Marque : la Marque était aux Latins Picenum. Elle est fort peuplée et notamment de Grecs, Turcs et Esclavons, fort marchande, bien bâtie, côtoyée de deux grandes buttes qui se jettent dans la mer, en lune desquelles est un grand fort par où nous arrivâmes ; en lautre, qui est fort voisine, il y a une église32.

Ensuite, il évoque lancienne origine grecque du nom Ancône (« coude », à cause de langle que la mer forme dans ce lieu). Le toponyme Ancône sexplique par la légère modification du grec άγκών (agkon prononcé par un latin ankôn) qui signifie la courbe, la courbure, linflexion : « Ancône sappelait ainsi anciennement du mot grec, par lencoignure que la mer fait en ce lieu ; où est la ville couverte par le devant de ces deux têtes et de la mer, et encore par-derrière dune haute butte, où autrefois il y avait un fort33 ». Le Bordelais relève ensuite les vestiges des cultures qui ont marqué lhistoire de cette ville : « Il y a encore une église grecque, et sur la porte, en une vieille pierre, quelques lettres que je pense sclavones34 ».

Quelques pages plus loin, Montaigne relate une histoire quil a apprise en Toscane, à Bains della Villa : il sagit des péripéties dun soldat, nommé Giuseppe, qui « étant à la guerre sur mer, fut pris par les Turcs » et, pour obtenir la liberté, « [] se fit Turc (et de cette condition il y en a plusieurs, et notamment des montagnes voisines de ce lieu, encore vivants), fut circoncis, se maria là35 ». Après une dizaine dannées, se trouvant avec dautres turcs sur les côtes italiennes pour 87faire des pillages, il fut fait prisonnier par le peuple qui sétait soulevé. Il révéla alors quil était chrétien et quil avait été obligé de se convertir à lislam. Il revit sa mère et fut fêté par ses concitoyens, abjura son erreur et reçut le sacrement par lévêque de Lucques. Mais ce nétait que des tromperies, car Giuseppe quitta incroyablement sa ville, alla à Venise et se joignit de nouveaux aux Turcs36 : « Il était Turc dans son cœur, et pour sy en retourner, se dérobe dici, va à Venise, se remêle aux Turcs, reprenant son voyage37 ».

Ces pages montrent que Montaigne était bien conscient des échanges culturels qui avaient lieu dans le bassin méditerranéen et des individus mobiles qui passaient dune société à lautre, dune rive à lautre de la Méditerranée, souvrant à lautre culturel, de gré ou de force. À cet égard, on peut mentionner des figures comme Léon lAfricain ou Thomas-Osman dArcos. Lun était un musulman andalou, voyageur audacieux, explorateur intrépide, ayant accompli une carrière politique au service du sultan de Fès ; capturé par des corsaires chrétiens et ensuite adopté par le pape, il fut lauteur dun ouvrage célèbre, la Description de lAfrique, avant de quitter Rome et de faire perdre sa trace, peut-être retourné en terre dislam38. Lautre était un transfuge, un renégat du xviie siècle, passé de la Provence à la Régence de Tunis et du christianisme à lislam : il était devenu esclave – un captif à rançon – dun puissant renégat italien au service du dey de Tunis, Youssef Dey39.

À cet égard, Jocelyne Dakhlia a écrit :

Dans les sociétés en rapport ininterrompu les unes avec les autres, au-delà des phénomènes de porosité ou de transfert, naissent des formes de continuum véritable, consubstantialités au moins partielles, et authentiques lieux communs. 88Ces continuités, cependant, nabolissent jamais leffectivité des adversités idéologiques ou géopolitiques, et ce sont ces frontières qui déterminent des situations d“entre-deux”, plus politiques que culturelles en quelque sorte. Des existences de transfuges se voient socialement reconnues dans ce cadre, mais avec des limites variables selon les contextes, et avec des points darrêt : tout nest pas négociable40.

Montaigne nignore pas quau-delà des différences, des conflits, des échanges pacifiques et de la plasticité des « passeurs culturels », on peut détecter des continuités culturelles plus profondes, anciennes et structurelles, entre les sociétés du bassin méditerranéen. Dailleurs, « cest cette familiarité en effet, qui explique, dune société à lautre, laptitude des passeurs de frontières à maîtriser si rapidement les codes dune société autre et à sy “reconnaître”. L“intégration” se joue dans la reconnaissance et la maîtrise de ce qui est déjà familier (sous dautre noms, sous dautres habits)41 ».

Un passage de l« Apologie de Raimond Sebond » peut sintégrer à ce discours. Montaigne y présente des ressemblances entre croyances et usages amérindiens et européens42 et reconnaît quau-delà des éléments de continuité entre civilisations méditerranéennes, il est également loisible de trouver des affinités entre certains peuples du Nouveau Monde et ceux de lancien. Néanmoins, on ne doit pas penser quil met sur un pied dégalité la différence et la ressemblance, la première gardant sa prééminence logique et ontologique par rapport à la deuxième. Car ces ressemblances sont présentées comme encore plus « hétéroclites » (au sens étymologique de « déviantes ») que les dissemblances, et interprétées comme des exceptions incompréhensibles43.

Dans ce texte, Montaigne met en lumière aussi bien les similitudes que les divergences entre pratiques et croyances de peuples séparés par 89de grandes distances spatiales et temporelles. Par exemple, il est frappé par les « vains ombrages » de la religion chrétienne chez les peuples du Nouveau Monde, comme la croyance au purgatoire, qui se présente néanmoins dans une nouvelle version (II, 12, 573-575 B, C). Pourtant, la ressemblance évoque et cache toujours la différence, et une différence particulière en rappelle dautres. En effet, Montaigne écrit : « Et madvertit cet exemple dune autre plaisante diversité : car, comme il sy trouva des peuples qui aymoyent à deffubler le bout de leur membre et en retranchoient la peau à la Mahumetane et à la Juifve, il sy en trouva dautres qui faisoient si grande conscience de le deffubler quà tout des petits cordons ils portoient leur peau bien soigneusement estirée et attachée au dessus, de peur que ce bout ne vit lair » (II, 12, 574 B). Il sagit de la différence entre la pratique de la circoncision, qui est propre des certaines cultures méditerranéennes et orientales, et la pratique de certaines populations du Nouveau Monde, chez lesquelles les hommes se souciaient de ne pas montrer lextrémité de leur membre. Mais au-delà du contexte et des objectifs théoriques de ces considérations, ces pages évoquent aussi les connexions et les contiguïtés entre cultures méditerranéennes, et illustrent ainsi le fait que le bassin méditerranéen est une réalité dans laquelle les similitudes et les différences, les ententes et les rivalités sont imbriquées les unes dans les autres : dans le monde méditerranéen, chacun se définit et se situe par rapport à son voisin, dans un jeu de miroirs révélant un ensemble de convictions, affiliations, attitudes qui se découpent sur le fond des mêmes références lointaines (lhéritage abrahamique commun) et forment, comme la écrit lanthropologue Christian Bromberger, « un système de différences complémentaires44 ».

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Conclusion :
la Méditerranée à l
échelle planétaire

Si lon considère les réflexions amères et sans grandiloquence sur la conquête belliqueuse du Nouveau Monde de « Des coches » (III, 6, 910-915) ou les pages du chapitre « Quil faut sobrement se mesler de juger des ordonnance divines », où Montaigne mentionne la bataille de Lépante (I, 32, 216 A), et donc le conflit entre turcs et chrétiens dans la Méditerranée45, il faut reconnaître que le Bordelais ne dissimule pas sous le manteau des métissages culturels les tensions et les hostilités qui ont surgi, non seulement entre les européens et les peuples du Nouveau Monde, mais tout dabord entre les peuples de lespace euro-méditerranéen – on peut également signaler les allusions aux conflits entre les catholiques et les protestants, dont les Essais sont parsemées, ou celles aux hostilités entre les Romains et les autres peuples méditerranéens46. Les textes de Montaigne ne laissent pas entendre que la dynamique des hybridations culturelles est toujours un processus fécond, créatif, linéaire : en témoignent la figure de Giuseppe, dans le Journal de voyage, et le cas du village de Lahontan, dans les Essais. Aussi le Bordelais reconnaît-il que les échanges culturels présentent des fractures et des points non négociables ainsi que des potentialités qui ne se réalisent pas. Il montre bien que les sociétés existent le plus souvent sous des formes hétérogènes et non monolithiques, et non pas comme des entités sociales bien intégrées, bref quelles sont nourries dapports culturels divers et secouées par des tiraillements internes.

Il faut également remarquer que lantériorité de la différence par rapport à la ressemblance et le caractère inépuisable de la différence même nimpliquent pas ni ne ratifient le postulat discutable de la séparation originaire des différences. Cest ce que Montaigne fait valoir dans les pages de l« Apologie de Raimond Sebond » que nous venons dévoquer, où il présente des croyances et des coutumes diverses qui à 91la fois se ressemblent et se différencient les unes des autres. Lorsquil écrit quun certain usage linvite à penser à un autre usage, il semble vouloir dire quune coutume est une réalité ouverte, dont le sens nest pas enfermé en elle-même. Il semble ainsi annoncer ce que Derrida a mis en exergue : « le propre dune culture, cest de nêtre pas identique à elle-même47 ». En dautre termes, chaque culture – et chacune de ses composantes (croyances, affiliations, comportements) – ne doit pas être pensée comme une identité sopposant à dautres identités, mais comme quelque chose qui fait partie dun enchaînement de fragments dans lequel chacun renvoie aux autres et coexiste avec eux. En somme, dans ces quelques lignes de l« Apologie de Raimond Sebond », Montaigne semble dire que chaque communauté humaine prend forme face à la toile de fond de la pluralité des cultures et des modulations innombrables de la différence culturelle.

Ainsi, en attirant lattention sur le lien entre différence et mélange culturel, qui émerge par exemple dans les pages du Journal de voyage évoquées auparavant, Montaigne semble admettre que des sociétés différentes peuvent se rencontrer et se mélanger, mais aussi que ces dynamiques ne supposent pas une ontologisation des différences et des asymétries qui précéderaient les rapports entre les sociétés, et dabord entre les hommes qui les constituent48. Dailleurs, dans les Essais, montrant le lien entre les concepts de différence, de mouvement et de mélange, Montaigne parvient à neutraliser les tendances différencialistes qui, au nom dune exigence de pureté ou de purification, immobilisent les différences à lintérieur dune archive poussiéreuse des peuples et des cultures. Car, pour cet auteur, la différence est toujours en mouvement, emportée par un flux où les réalités (choses, individus, peuples) qui se différencient les unes des autres se rencontrent et se heurtent, et au cours de ces vicissitudes se 92transforment incessamment. Ce nest donc pas un hasard si Montaigne focalise son attention sur les métissages architecturaux, les hybridations linguistiques, la coexistence entre personnes appartenant à des cultures différentes, les évènements touchant aux rapports interculturels qui ont balisé lhistoire du bassin méditerranéen. Il oriente son regard vers – comme le dirait Derrida – « des lieux de grande circulation », vers les « plus larges avenues de traduction et de communication, donc de médiatisation49 ». Même lorsquil sintéresse à la multiplicité des cultures, Montaigne apparaît alors comme un penseur des différences fluides et reliées entre elles, dans la mesure où il comprend quà linstar de chaque pièce de la nature, chaque communauté humaine, emportée par le mouvement universel, construit sa différence à travers des rapports déchange et des comparaisons avec dautres réalités culturelles, et dès lors ne peut se fermer sur sa présumée identité ; au contraire, ce qui fait sa particularité ne peut que savancer vers ce qui nest pas elle, dans la mesure où lautre a contribué et contribue à constituer sa faible identité – faible parce que « la constance mesme nest autre chose quun branle plus languissant » (III, 2, 805 B) – ou plutôt à nourrir « le processus interminable [] de [sa propre] identification50 ».

Vivant à lépoque des « premiers métissages à projection planétaire51 », percevant lébranlement des certitudes de lhomme européen causé par la découverte du Nouveau Monde (cf. par exemple II, 12, 572 A), Montaigne a essayé de sortir des frontières du bassin méditerranéen et du découpage classique de son héritage culturel. Cette ouverture aux autres mondes52 saccompagne dune réflexion sur le foisonnement des différences au sein du développement géo-historique des peuples et sur la multiplicité des pans qui se superposent et sagencent dans certaines réalités méditerranéennes ainsi quailleurs dans le monde. Dans ce mouvement par lequel il embrasse du même regard les terres doutre-Atlantique et le monde méditerranéen, Montaigne met en question, en tant quhumaniste, le legs littéraire et philosophique de ses contemporains, avouant que cet héritage culturel risque dêtre vain 93et anachronique sil nest pas renouvelé à travers la confrontation avec ce qui est radicalement nouveau, et si lon ne cultive pas la capacité à souvrir aux interpellations multiples de lexpérience et de lhistoire. Ainsi, dune part la Méditerranée apparaît, au cœur des réflexions montaniennes, comme une configuration de transgressions, de passeurs culturels et de différentes modulations de certains ordres symboliques – cest-à-dire que Montaigne a tendance à réexaminer certains présumés éléments identitaires de cet espace à lintérieur dun cadre plus fluide et complexe –, dautre part, la découverte du Nouveau Monde pose à cet auteur lexigence de situer la Méditerranée dans un champ plus large, de mettre en perspective le monde méditerranéen avec dautres ensembles comparables à léchelle planétaire53. Ainsi, par le biais dun comparativisme mettant en avant dissemblances et ressemblances entre cultures sétant épanouies dans des contextes différents, le Bordelais a pressenti que les coutumes, les formes et les histoires de lancien monde étaient immergées dans un mouvement globalisant et devaient sétendre bien au-delà des frontières géographiques de la Méditerranée.

Raffaele Carbone

Università di Napoli Federico II

1 Certains commentateurs, tels Angela Enders, ont remarqué quà la différence des voyageurs et des historiens de son époque, lattention de Montaigne ne se focalise pas sur le contenu factuel des connaissances sur les cultures étrangères introduites en Europe ; le Bordelais sintéresse plutôt à la question de savoir comment le Nouveau Monde peut être utilisé pour lauto-réflexion critique de la conscience européenne : « Ihn interessiert weiniger der faktische Gehalt des nach Europa eingebrachten Wissens über fremde Kulturen. Sein Interesse gilt vielmehr der Frage, in welcher Weise es genutzt werden kann zur kritischen Selbstreflexion des europäischen Bewusstseins » (A. Enders, Die Legende von der « Neuen Welt ». Montaigne und die littérature géographique im Frankreich des 16. Jahrhunderts, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993, p. 196). Récemment, en revenant sur la question de la possibilité dimaginer lailleurs, Nicola Panichi a écrit que Montaigne accorde au Nouveau Monde une valeur régulatrice dans la mesure où il constitue « une utopie anti-utopique [unutopia antiutopica] » (N. Panichi, Ecce homo. Studi su Montaigne, Pise, Edizioni della Normale, 2017, p. 233). À son avis, si lordre des faits du Nouveau Monde contredit lordre des fait de lancien, la question de fond demeure toujours celle de lintersubjectivité considérée comme noyau moderne de lutopie : lidée du Nouveau Monde rend visible, réalise lutopie au moment même où elle cherche à léluder (Ibid., p. 229).

2 Cest ce que fait valoir J. Balsamo, « La Méditerranée de Montaigne, ou le Turc à lessai », De lOrdre et de lAventure. Langue, littérature, francophonie, Hommage à Giovanni Dotoli, éd. A. Rey, P. Brunel, Ph. Desan, J. Pruvost, Paris, Hermann, 2014, p. 91-100, ici p. 92.

3 Cest ce que fait remarquer C. Cavallini, « Montaigne, litalianisme et la culture méditerranéenne entre sociabilité et parole », De lOrdre et de lAventure, op. cit., p. 117-126, ici p. 117-118. Sur Montaigne et la Méditerranée, cf. également G. Dotoli, Montaigne, philosophe méditerranéen, Paris, Hermann, 2012.

4 Dans cet article, nous approfondissons des réflexions entamées et développées dans notre livre Différence e mélange in Montaigne. Mostri, metamorfosi, mescolamenti, Milan-Udine, Mimesis, 2013. Nous nous permettons de renvoyer à cet ouvrage tout particulièrement à propos de la notion de « mélange » chez Montaigne.

5 Montaigne reconnait, par exemple, la nouveauté radicale du Nouveau Monde et conteste ceux qui y voyaient la confirmation des récits respectifs de Platon sur Atlantide ou du pseudo-Aristote sur une île située au-delà de lEspagne qui aurait été découverte par les Carthaginois. Cf. M. de Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey, V. L. Saulnier, 2004, I, 31, p. 203-204 A. Dorénavant nous donnons la référence aux Essais à la fin de la citation, entre parenthèse, le chiffre romain indiquant le livre, le chiffre arabe le chapitre.

6 La « possession de la diversité » est dailleurs une source de satisfaction pour Montaigne : « [] la seule varieté me paye, et la possession de la diversité, au moins si aucune chose me paye » (III, 9, 988 B). Olivier Guerrier commente ainsi ce passage : « On peut se payer de la variété, fausse monnaie immatérielle et inconsistante pour les autres, mais qui satisfait le plaisir du changement et de lubiquité chez celui qui a renoncé aux illusions de lancrage et de lidentique » (O. Guerrier, Quand « les poètes feignent » : « fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2002, p. 319).

7 Cf. aussi III, 13, 1067 B : « Jamais deux hommes ne jugerent pareillement de mesme chose, et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme à diverses heures ».

8 « [] the most universal quality of our experience of things (cette image des choses) is its diversity, but even diversity is perhaps not wholly universal. Universal diversity is an oxymoron ; by a strange paradox, diversity could be universal only by not being universal » (S. Rendall, Distinguo : Reading Montaigne Differently, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 29).

9 « [B] Toutes choses se tiennent par quelque similitude, tout exemple cloche, et la relation qui se tire de lexperience est tousjours defaillante et imparfaicte [] » (III, 13, 1070 B).

10 Il faudrait également considérer la contribution que peut donner à ce sujet lanalyse du chapitre i, 21, « De la force de limagination ». Sur ce point, on se reportera aux pages du livre de Martina Maierhofer consacrées au « Prinzip der Differenz » chez Montaigne : M. Maierhofer, Zur Genealogie des Imaginären : Montaigne, Pascal, Rousseau, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003, p. 53-57.

11 À cet égard, André Tournon a remarqué que la différence fait fonction de « catégorie organisatrice » et de « norme » de ces deux royaumes, la nature et la culture. Cf. A. Tournon, « Route par ailleurs ». Le « nouveau langage » des Essais, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2006, p. 184.

12 « On demandoit à Socrates doù il estoit. Il ne respondit pas : DAthenes ; mais : Du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit lunivers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous » (I, 26, 157 A). « [] jestime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonois comme un François, post-posant cette lyaison nationale à luniverselle et commune » (III, 9, 973 B).

13 « [A] Nous voyons en ce monde une infinie difference et varieté pour la seule distance des lieux. Ny le bled, ny le vin se voit, ny aucun de nos animaux en ces nouvelles terres que nos peres ont descouvert ; tout y est divers. [C] Et, au temps passé, voyez en combien de parties du monde on navoit connoissance ny de Bacchus ny de Ceres. [A] Qui en voudra croire Pline [C] et Herodote, [A] il y a des especes dhommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre » (II, 12, 525 A, B, C).

14 Voir aussi III, 9, 957 B : « [] nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coustumes ; nous ne les engendrons pas comme Pyrrha ou comme Cadmus ».

15 Sur ce point, cf. A. Tarrête, « “De la coutume…” (I, 23) et “Des Cannibales” (I, 31) : lécriture paradoxale et ses enjeux », Montaigne et lintelligence du monde moderne. Essais, livre I, éd. B. Roger-Vasselin, Paris, p.u.f., 2010, p. 98-114.

16 « [A] [] nous ne recevons nostre religion quà nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoyvent. Nous nous sommes rencontrez au païs où elle estoit en usage ; ou nous regardons son ancienneté ou lauthorité des hommes qui lont maintenue ; ou creignons les menaces quell attache aux mescreans ; ou suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre region, dautres tesmoings, pareilles promesses et menasses nous pourroyent imprimer par mesme voye une croyance contraire. [B] Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans » (II, 12, 445 A, B).

17 « Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, dune separation bien claire. Pour estre advocat ou financier, il nen faut pas mesconnoistre la fourbe quil y a en telles vacations. Une honneste homme nest pas comptable du vice ou sottise de son mestier, et ne doibt pourtant en refuser lexercice : cest lusage de son pays, et il y a du proffict. Il faut vivre du monde et sen prevaloir tel quon le trouve » (III, 10, 1012 B).

18 Cest par ce même travail de réflexion que Montaigne peut mettre en lumière que « [] les opinions des hommes sont receues à la suite des creances anciennes, par authorité et à credit, comme si cestoit religion et loy » (II, 12, 539 A).

19 « Chacun en fait ainsi, dautant que lusage nous desrobbe le vray visage des choses [] » (I, 23, 116 A).

20 Parfois il peut être périlleux de remonter aux sources des coutumes et des lois : « Autrefois, ayant à faire valoir quelquune de nos observations, et receüe avec resolue authorité bien loing autour de nous, et ne voulant point, comme il se faict, lestablir seulement par la force des loix et des exemples, mais questant tousjours jusques à son origine, jy trouvai le fondement si foible, quà peine que je ne men dégoutasse, moy qui avois à la confirmer en autruy » (I, 23, 116-117 A).

21 C. Lévi-Strauss, Lanthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Les Éditions du Seuil, 2011, p. 74. Rappelons que dans Histoire de Lynx, Lévi-Strauss voit Montaigne comme un précurseur de lanthropologie moderne, car lauteur des Essais considère les usages des Indiens du Brésil comme des pièces dune mosaïque dotée de sa cohérence propre. Cf. Id., Histoire de lynx, Œuvres, édition établie par V. Debaene, F. Keck, M. Mauzé et M. Rueff, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, chap. 18, notamment p. 1446-1449.

22 Voir le chapitre « Des Cannibales » (I, 31, 205 A).

23 « Les miracles sont selon lignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon lestre de la nature. Lassuefaction endort la veuë de nostre jugement. Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux, ny avec plus doccasion : comme chacun advoüeroit, si chacun sçavoit, apres sestre promené par ces nouveaux exemples, se coucher sur les propres, et les conferer sainement » (I, 23, 112 C).

24 « [A] Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates doù il estoit. Il ne respondit pas : DAthenes ; mais : Du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit lunivers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. [] Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme especes soubs en genre, cest le miroüer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon escholier. Tant dhumeurs, de sectes, de jugemens, dopinions, de loix et de coustumes nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à reconnoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse : qui nest pas un legier apprentissage » (I, 26, 157-158 A, B, C).

25 Cest le problème posé par Todorov au sujet de lidée de « coutume » chez Montaigne : « Où trouver le point dappui permettant de soulever le joug, si nos yeux nous rapportent comme étant de la vérité ce qui nest que préjugé ? si notre esprit ne parvient pas à isoler la coutume comme objet de sa réflexion, puisque les règles mêmes de sa démarche lui sont dictées par cette même coutume ? » (T. Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 2004 [1989], p. 60).

26 M. de Montaigne, Journal de voyage, éd. F. Garavini, Paris, Gallimard, 1983, p. 325.

27 Sur Montaigne et lItalie, cf. notamment Montaigne e lItalia, actes du Congresso internazionale di studi di Milano-Lecco, 26-30 octobre 1988, éd. Centro interuniversitario di ricerche sul viaggio in Italia, Génève, Slatkine-Moncalieri, 1991 ; C. Cavallini, « Le voyage culturel à la Renaissance : Montaigne en Italie en 1580-1581 », Il Confronto letterario, 59, 2013, p. 5-17 ; L. Sozzi, LItalia di Montaigne e altri saggi sullautore degli Essais, Turin, Rosenberg & Sellier, 2014.

28 Il serait intéressant dapprofondir la question du penchant de Montaigne pour létranger. Sur ce point, Maria Gloria Ríos Guardiola a remarqué que « [] lattirance quéprouve Montaigne envers létranger se manifeste principalement dans trois axes – lintérêt pour lAntiquité, la curiosité pour les civilisations indiennes dAmérique et son voyage en Italie – qui conduisent la pensée vers les lieux les plus éloignés dans le temps et dans lespace » (M. G. Ríos Guardiola, « Létranger chez Montaigne : rejet et attirance », Carnets, 1, 2014, URL : http://carnets.revues.org/1202, p. 1-12, ici p. 7).

29 M. de Montaigne, Journal de voyage, op. cit., p. 162.

30 Ibid., p. 231-232. Voir aussi léloge de Rome dans les Essais (III, 9, 996-997 B).

31 Cest ce que souligne G. Nakam, Les Essais de Montaigne miroir et procès de leur temps. Témoignage historique et création littéraire, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2001, p. 238 : « Mais dans la ville oisive et pompeuse où du Bellay souffrait dêtre étranger, Montaigne découvre avec ravissement que, étranger, on est chez soi parmi tant détrangers, et que Rome est ainsi “la plus commune ville du monde”. Sous son regard curieux de tout, Rome est sortie de la mort et de lartifice où il lavait dabord vue. Elle est vivante. Elle laide à accomplir sa propre résurrection ».

32 M. de Montaigne, Journal de voyage, op. cit., p. 252.

33 Ibid., p. 253.

34 Ibid.

35 Ibid., p. 274.

36 Cf. ibid., p. 274-275.

37 Ibid., p. 275. Sur lhistoire de Giuseppe cf. T. Cave, « Le récit montaignen : un voyage sans repentir », Montaigne : Espace, voyage, écriture, Actes du Congrès international de Thessalonique, 23-25 septembre 1992, éd. Z. Samaras, Paris, Honoré Champion Éditeur, 1995, p. 125-135.

38 Sur Léon lAfricain, on se reportera tout particulièrement à N. Zemon Davis, Léon lAfricain : un voyageur entre deux mondes, traduit de langlais par D. Peters, Paris, Payot, 2014 [Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim between Worlds, New York, Hill and Wang, a Division of Farrar, Straus and Giroux, 2006] ; Léon lAfricain, éd. F. Pouillon (avec la collaboration dA. Messaoudi, D. Rauchenberger et O. Zhiri), Paris, IISMM/Karthala, 2009.

39 Cf. J. Dakhlia, « Une archéologie du même et de lautre : Thomas-Osman dArcos dans la Méditerranée du xviie siècle », Les musulmans dans lhistoire de lEurope, Tome 2, Passages et contacts en Méditerranée, éd. J. Dakhlia, W. Kaiser, Paris, Albin Michel, 2013, p. 61-163.

40 Ibid., p. 161-162.

41 Ibid., p. 163.

42 « En verité, considerant ce qui est venu à nostre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir, en une tres grande distance de lieux et de temps, les rencontres dun grand nombre dopinions populaires monstrueuses et des mœurs et creances sauvages, et qui, par aucun biais, ne semblent tenir à nostre naturel discours » (II, 12, 573 C).

43 « Cest un grand ouvrier de miracles que lesprit humain ; mais cette relation a je ne sçay quoy encore de plus heteroclite ; elle se trouve aussi en noms, en accidens et en mille autres choses » (II, 12, 573 C). Cf. à cet égard A. Tournon, « Route par ailleurs », op. cit., p. 184.

44 Ch. Bromberger, « Aux trois sources de lethnologie du monde méditerranéen », Lanthropologie de la Méditerranée / Anthropology of the Mediterranean, éd. D. Albera, A. Blok, Ch. Bromberger, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 65-83, ici p. 75-76.

45 Rappelons aussi le chapitre « Coustume de lisle de Cea », où Montaigne fait allusion à Gozzo, une île près de Malte, assiégé par les Turcs en 1551 (II, 3, 356 C).

46 Cf. par exemple lexemple de la « [] ville dEpire reduitte à lextrémité par les Romains » (II, 3, 355 C).

47 « [] le propre dune culture, cest de nêtre pas identique à elle-même. Non pas de navoir pas didentité, mais de ne pouvoir sidentifier, dire “moi” ou “nous”, de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi. Il ny a pas de culture ou didentité culturelle sans cette différence avec soi. [] La monogénéalogie serait toujours une mystification dans lhistoire de la culture » (J. Derrida, Lautre cap, suivi de La démocratie ajournée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 16-17).

48 Comme laffirme Serge Gruzinski, « en fait, ce sont les sociétés, cest-à-dire des individus, des groupes et des classes sociales qui saffrontent et se mêlent en échangeant ou en imposant des fragments des patrimoines dont ils sont, consciemment ou non, les porteurs » (S. Gruzinski, « Planète métisse ou comment parler du métissage », Planète métisse, éd. S. Gruzinski, Paris, Actes Sud / Musée du Quai Branly, 2008, p. 16-25, ici p. 17).

49 J. Derrida, Lautre cap, op. cit., p. 41.

50 Cest ce que Derrida souligne à propos de l« anamnèse autobiographique » (Id., Le monolinguisme de lautre, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 53).

51 S. Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, p. 12.

52 Dautre part, Montaigne nexclut pas lhypothèse que dautres mondes puissent un jour être découverts (III, 6, 908 B).

53 Dans cette optique, on peut évoquer également lhypothèse contrefactuelle dune rencontre et dun mélange fécond entre certains peuples anciens de la Méditerranée et les communautés amérindiennes. Sur ce point, on se reportera au chapitre « Des coches », où Montaigne regrette que lAmérique nait pas été découverte par les Grecs et les Romains : « Que nest tombée soubs Alexandre ou soubs ces anciens Grecs et Romains une si noble conqueste, et une si grande mutation et alteration de tant dempires et de peuples soubs des mains qui eussent doucement poly et defriché ce quil y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produit, meslant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deçà, en tant quelles y eussent esté necessaires, mais aussi meslant les vertus Grecques et Romaines aux originelles du pays ! » (III, 6, 910 B).