Une langue toute une
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 1, n° 67. varia - Auteurs : Giacomotto-Charra (Violaine), Knop (Déborah)
- Pages : 21 à 36
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406083986
- ISBN : 978-2-406-08398-6
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/07/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
UNE LANGUE Toute une
J’aime Montagne, je le lis avec plaisir ; non pas que je sois toujours de son avis ; mais parce qu’il me donne lieu de réfléchir et d’adopter une opinion ou semblable ou contraire à la sienne. Madame de Sévigné disoit que quand elle lisoit ses Essais, elle s’imaginoit qu’elle se promenoit avec lui dans son jardin, et qu’ils causoient ensemble. Je pense de même, et je trouve que Montagne a souvent l’air de jeter en avant quelques propositions, pour engager une petite dispute qui anime la conversation, et la rende plus vive et plus intéressante : c’est assurément là une bonne méthode pour attacher son Lecteur. Je veux essayer de la suivre, de faire un Livre aussi décousu, aussi rempli de propositions hasardées, problématiques, de paradoxes mêmes, que celui de cet Auteur. Je veux parler de tout ce qui tombera sous ma plume, ou viendra dans ma pensée ; sauter de branche en branche, n’épuiser aucune matiere, et revenir à différentes reprises sur les mêmes. Je veux que mon Livre puisse se lire à bâtons rompus, comme il est composé, qu’on puisse le prendre et le quitter à chaque page ; mais qu’après l’avoir fermé, on puisse raisonner sur chaque article. Je m’estimerai heureux, si, au milieu de tout ce désordre réel ou apparent, on reconnaît en moi quelques-uns des avantages dont jouissoit Montagne. Je ne lui envie point ses plus grandes qualités, ni les traits de génie dont brille son Ouvrage ni l’énergie de son style ; mais j’ose assurer que je suis, comme lui ami zélé de la vérité, de l’humanité et de la justice ; franc et loyal dans mes dits, mes écrits et mes actions, que je juge mon Siècle avec impartialité et sans humeur, mon prochain avec bonté et indulgence, et moi-même avec quelque ménagement ; car enfin il ne faut pas être plus méchant pour soi que pour les autres.
Essais dans le goût de ceux de Michel Montagne, composés en 1736,
par l’Auteur des Considérations sur le Gouvernement de France,
Amsterdam, 1785 (p. 1-3).
Ces mots, écrits par René-Louis de Voyer, marquis d’Argenson, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Louis XV, en tête d’Essais trouvés manuscrits dans ses archives et publiés après sa mort, intéressent le critique d’aujourd’hui à plusieurs titres. Ils disent en effet la remarquable permanence de ce qui fait la force de l’écriture de Montaigne à travers les siècles, pour des lecteurs appartenant à des mondes et déployant des 22connaissances ou des imaginaires bien différents. Ils sont le témoin d’une lecture intuitive et de la perception spontanée que chacun peut avoir du style et de la manière de Montaigne. Même si cette perception n’est pas toujours philologiquement exacte (mais saura-t-on jamais ce qu’il en est avec certitude ?), elle est un bon indice, dans la longue durée, de l’effet produit par le parler montanien. L’impression de causerie amicale, de « conversation […] vive », de « petite dispute » par laquelle les esprits se frottent et confèrent, comme aurait dit Montaigne, quitte à s’affirmer « contraire[s] » ; le « livre décousu », les « propositions hasardées », « le désordre apparent ou réel », la lecture « à bâton rompu » et surtout « l’énergie » du style (étudiée à plusieurs reprises dans ce volume), sont autant de formules dans lesquelles on reconnaît les mots mêmes de Montaigne. Grâce à eux, on peut percevoir ce qui a visiblement d’abord frappé l’esprit de ce lecteur amateur, mais attentif, qui lie étroitement processus d’écriture et processus de lecture. C’est en effet à une sorte de transfert des mots de Montaigne vers son lecteur que l’on assiste. Ceux qu’il employait pour parler de sa démarche, de sa manière de lire ou d’écrire, sont ici repris pour désigner le processus par lequel le lecteur s’approprie à son tour le texte montanien.
Montaigne, par exemple, se promène beaucoup dans les Essais. Cette promenade est intimement liée aux mouvements de ses réflexions personnelles (« Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent », III, 3, 828) et à des moments d’isolement1, mais elle devient au contraire le symbole du partage avec le lecteur, dans le mot rapporté de Mme de Sévigné. De la même façon, un mot comme « décousu » que Montaigne emploie pour parler de son rapport à la lecture (« Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues ; tantost je resve, tantost j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy », III, 3, 828), de l’expression de ses « fantaisies » (« je prononce ma sentence par articles descousus, ainsi 23que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc », III, 13, 1076), ou encore des notes qu’il prend pour suppléer sa mémoire défaillante (les « petits brevets descousus », III, 13, 1092) revient ici sous la plume d’Argenson pour caractériser les Essais même, en un effet mimétique du rapport que Montaigne lui-même avait avec les livres qu’il aimait (parlant de Plutarque et de Sénèque : « Il ne faut pas grande entreprinse pour m’y mettre ; et les quitte où il me plait. Car elles n’ont point de suite des unes aux autres », II, 10, 413). Les mots de Montaigne restent suffisamment attachés à l’image que l’on se fait de lui pour qu’ils contaminent l’impression que laisse son livre.
Ne faut-il pas voir en effet, et selon le même processus, un lointain écho du célèbre « à sauts et à gambades » dans le saut « de branche en branche » ? Si c’est bien le cas, le glissement est intéressant. Il atteste d’abord, que, de longue date, les lecteurs ont eu tendance à appliquer au style de Montaigne lui-même des images qu’il utilise pour parler d’une langue autre que la sienne2, retenant la formule pour elle-même plus que son application réelle. Il est par ailleurs plaisant de noter que d’Argenson utilise, ici encore, un mot de Montaigne, mais en renversant ses connotations usuelles : Montaigne emploie l’expression « de branche en branche » de manière négative, pour expliquer sa préférence pour L’Énéide au Roland furieux : « [ce dernier], on le voit […] voleter et sauteler de conte en conte comme de branche en branche, ne se fiant à ses aisles que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l’haleine et la force luy faille », (II, 10, 412) ; tout aussi péjorative, elle revient sous la plume de Montaigne pour qualifier l’ambition des Français (II, 17, 646).
Ainsi ce petit texte révèle-t-il comment l’écriture de Montaigne peut être perçue par chacun, assimilée et restituée en une image intime, une intériorisation de la présence de l’auteur, qui semble faire à la fois que certains mots très caractéristiques des Essais, comme « hasard3 » (qui revient ici dans les « propositions hasardées ») ou 24« conversation », semblent s’imposer à l’esprit du lecteur qui pense à Montaigne, quand d’autres (ici, typiquement, « causer », « humeur », qui n’est plus employé dans le sens du xvie siècle, « génie » ou « à bâtons rompus ») témoignent au contraire de la réappropriation par un lecteur et par son siècle d’un texte tissé d’une langue déjà devenue lointaine. On touche au sentiment que crée, dans la longue durée, la fréquentation de Montaigne chez les lecteurs de ce livre pourtant écrit « à peu d’années », mais aussi, en creux, la forte impression que laisse sa langue, parce que d’Argenson tente de mettre des mots sur une « manière ». Conversation, confrontation, allers-retours, sauts, etc. sont des termes qui qualifient une façon d’ordonner (ou de désordonner) et de rédiger le propos, qui engage nécessairement le lecteur, contraint de tenter à son tour de suivre le mouvement, et font naître la pensée dans la tissure qui se crée ainsi entre le travail d’écriture et le travail de lecture, tous deux perpétuellement en train de se faire.
Montaigne, nous le savons, ne se contente pas de réfléchir explicitement à son usage de la langue : il s’efforce sans cesse, il s’essaie à mettre en adéquation mouvements divers de son « esprit » et construction linguistique, dans l’instant de l’écriture, effort que chaque lecteur doit renouveler dans l’instant de la lecture, de sa lecture. Plus que chez un autre auteur, sans doute, se pose donc d’une part la question de la valeur complexe que peuvent revêtir les choix d’écriture, et de l’autre, la double question de la variabilité ou de la constance de ces choix – en synchronie et en diachronie.
Le texte du marquis d’Argenson, œuvre et témoignage d’un lecteur-auteur qui à son tour veut s’essayer à écrire comme Montaigne, et œuvre à mi-distance temporelle entre Montaigne et nous, est un révélateur intéressant et a servi de fil rouge à cette introduction. La première chose qu’il pointe involontairement pour le lecteur d’aujourd’hui est précisément la distance, du moins l’une des distances, qui s’est instaurée, du fait du passage du temps, entre la langue écrite par Montaigne et la langue que nous lisons. D’Argenson nomme encore Montaigne de son vrai nom, Montagne. Car les historiens de la langue savent que la graphie /ign/ est un trigramme qui n’implique pas, ou rarement et localement, de modification de la voyelle antécédente, comme /ill/, ce que parfois dans les transcriptions du Sud-Ouest ou 25de Provence on trouve d’ailleurs respectivement graphiés /nh/ et /lh/ : « [Cã]paigne espaigne gascouigne &c. mettez vn /i/ dauãt le /g/ come a montaigne » : Montaigne rime avec campagne et Espagne, comme le rappelle la note manuscrite adressée par Montaigne à son imprimeur au dos du frontispice de l’édition de 1588, annotations que l’on trouvera intégralement reproduites à la suite de l’article d’Alain Legros dans le présent volume. Il arrive d’ailleurs que l’on rencontre la graphie Montagne, même si elle est peu fréquente4. Et encore au xixe siècle, certains, qui n’étaient pas nécessairement des érudits ni des spécialistes de phonétique historique, pouvaient déplorer que l’emprise de la graphie sur la prononciation ait pu conduire à couper le nom de cet homme, au parler parfois volontiers rustique, de son terroir d’origine et de la signification de ses racines seigneuriales : « car ma maison est juchée sur un tertre, comme dict son nom5 » (III, 3, 828). On peut en effet s’amuser de voir les Annales agricoles et littéraires de la Dordogne (dont le sous-titre est Journal de la ferme modèle et des comices agricoles du Département !) rappeler que :
Michel Eyquem était seigneur de Montagne et la paroisse de Saint-Michel, dont cette terre faisait partie. C’est aujourd’hui la commune de Saint-Michel-de-Montagne qui, depuis quelque temps, est réunie à celle de Bonnefare. Elle est située dans le canton de Vélines, arrondissement de Bergerac, et a toujours appartenu au Périgord6.
Sent Miquèu de Montanha, dit-on très clairement en Occitan. Le non-respect de la prononciation Montagne est ainsi, pour les Annales […] de la Dordogne, un manquement à l’histoire, mais surtout un double manquement au terroir et à sa langue, une rupture de l’appartenance à un espace et une culture :
26Aujourd’hui nous disons bien fontaine, chaine, comme à Paris, parce que c’est le français de Paris que nous apprenons ; mais dans les noms propres nous reprenons l’A pur, comme Fontanes, ou nous conservons la vraie diphtongue aï, que nous écrivons ay pour qu’on ne puisse s’y méprendre […] et de même nous disons Eïkem et non pas Ekem pour le nom de notre auteur7.
Et une note d’ajouter : « nous avons aussi des Fontaine, mais ce sont des noms francisés ».
« Nous », les lecteurs du même « pays », au sens ancien du terme, qui n’est pas tout à fait la France (incertitude qu’étudient dans le présent volume l’article de Christine de Buzon que nous avons placé en ouverture, et Alain Legros à travers les graphies phonétiques). Erreur de prononciation d’autant plus intolérable pour le journal dordognot, qu’« on sait bien que le nom de notre philosophe n’était pas Montaigne : c’était Eyquem. Montagne était une terre seigneuriale qui s’appelait alors comme elle s’appelle aujourd’hui8 », or cette terre a une grande importance pour Michel Eyquem, qui choisit d’en privilégier le nom au détriment de son patronyme. L’auteur du texte n’imaginait sans doute pas que la commune puisse devenir, en 1936, Saint-Michel-de-Montaigne, inversant le lien originel entre l’homme et son domaine, et que l’on puisse ainsi cesser de sentir la terre et le terroir dans le nom d’un auteur venu d’une région où l’on boit des vins de Montagne-Saint-Émilion. C’était en tout cas un lecteur attentif des Essais, puisqu’il avait bien repéré la note manuscrite en question :
Je crois avoir suffisamment prouvé qu’il faut prononcer Montagne et non pas Montègne ; si cependant il pouvait subsister du doute dans l’esprit de quelques personnes qui ont toujours des convictions sans savoir pourquoi, je mettrais sous leurs yeux la note qui se trouve dans une nouvelle édition des œuvres de notre auteur. Cette note, destinée à l’imprimeur, et écrite de la main de Montaigne au verso du frontispice gravé de l’édition in-8o de 1588, qui est à la bibliothèque de Bordeaux, est ainsi conçue : « Campaigne, Espaigne [etc.]9 ».
Nous ne réveillerons pas ici une vieille querelle10, ni de discuterons pour savoir si on peut faire l’hypothèse qu’un yod ([j]) se soit dégagé à 27l’avant de la consonne palatale et ait par la suite pu donner naissance à une diphtongue de coalescence ; la prononciation [ε], qu’il s’agisse d’une prononciation « parisienne » ou du signe de la primauté croissante de la graphie sur la prononciation, s’est imposée. Or l’usage est « Maistre et […] souverain des langues vivantes », disait déjà Vaugelas11. Mais il n’est pas inintéressant de se dire que, jusque dans le nom propre de l’auteur, on n’entend plus la langue de Montaigne telle que celui-ci la 28faisait sonner, cette langue orale dont il disait lui-même qu’elle était marquée par la « barbarie de [s]on creu », entendons son « terroir ».
Or la question des graphies et celle de la prononciation ne sont pas anodines : la première est ce par quoi tout lecteur prend contact avec le texte, et l’on sait à quel point les questions des choix graphiques et orthographiques sont au cœur des débats sur la langue et le français au xvie siècle (voir à ce sujet les références aux travaux de Louis Meigret et Jacques Peletier du Mans dans l’article d’Alain Legros). Ainsi, vu depuis la Renaissance, le choix graphique engage la position de l’auteur, qui opte pour telle ou telle pratique de manière consciente et réfléchie (et parfois change d’avis avec le temps et la variation des usages, voire avec son destinataire, d’où l’idée d’un « français pour soi » et d’un « français pour autrui »), mais se heurte aussi aux exigences des imprimeurs, qui ont le souci d’un lectorat qui n’a pas toujours été prêt à recevoir favorablement les propositions d’orthographe réformée. Vues du xxie siècle, pour Montaigne comme pour tous les autres auteurs de son temps, les graphies non modernisées participent d’une forme d’opacité du texte : elles incarnent la distance temporelle autant qu’elles freinent l’accès à la restitution sonore (dont les problèmes sont précisément étudiés par Marie-Luce Demonet), qui importe pour un texte marqué par la variété des lexiques, une forme d’imitation de l’oralité dans certains cas, et une attention aiguë portée aux rythmes et aux effets sonores, pour retrouver quelque chose de la puissance poétique dans le texte prosaïque, cette poésie qui fait parler « mieux » et « plus fort », qui fait que la parole est « contrainte dans l’étroit canal d’une trompette » et la « sentence pressée [à ses] pieds nombreux » (I, 26, 146).
Cette distance temporelle, et les difficultés qu’elle implique, sont l’un des aspects sur lequel se penche ce volume. L’article de Christine de Buzon (« Sur les langues de Montaigne dans les Essais ») permet d’entrer plus avant dans la conscience linguistique complexe de Montaigne, pris non seulement entre plusieurs langues mais aussi entre plusieurs français : un français qui varie dans l’espace, dans le temps et selon l’échelle sociale, cause d’alchimies successives qui font que selon le lieu et le moment, Montaigne peut parler un français « aucunement autre », un français différent de celui qu’il parle « à Montaigne ». Ceci nous rappelle combien cet ancrage géographique, sur sa petite « montagne », est si important. 29« Terroir », « solage » sont deux mots, mais avant tout deux lieux dans lesquels s’enracine la langue « de [s]on cru », un « cru de Gascogne » qui rappelle aussi le terroir viticole.
On peut faire entendre ces variations, au moins en partie. L’étude de Marie-Luce Demonet (« Oraliser les Essais de 1595 : Montaigne à son rythme ») est consacrée aux difficultés et aux enjeux d’une restitution sonore des Essais, avec ce qu’elle implique de choix nécessaires dans le traitement de la langue pour la rendre intelligible à l’oral, sans ni vouloir produire à toute force une restitution qui risquerait de paraître ridicule, ni moderniser un texte qui n’est pas écrit en langue moderne. Un point particulièrement intéressant, et qui nous ramène au texte qui a servi de départ à cette introduction, est que le texte de Montaigne souffre bien ce nécessaire aménagement, et semble l’autoriser à distance, puisque comme le dit l’auteur, « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute » (III, 13, 210). Et Marie-Luce Demonet conclut : « Garder une petite distance m’a paru souhaitable pour que la langue de Montaigne résonne à la fois comme celle d’un autre parlant à la première personne, d’un ami ou d’une amie, fût-elle une admiratrice s’autorisant quelques ingérences et nous autorisant à en faire autant », ce qui rappelle le jugement de Mme de Sévigné et du marquis d’Argenson, et témoigne de la forte persistance du sentiment créé par le fait de se frotter à la langue de Montaigne pour converser avec elle, et pas seulement avec celui qui l’a maniée.
L’article qu’Alain Legros consacre à la pratique autographe de Montaigne (« Langues et façons d’écrire dans les manuscrits de Montaigne »), à partir de l’ensemble des traces manuscrites que nous avons conservées de sa main, permet ensuite d’entrer dans la conception de la pratique graphique, comme d’entendre d’une autre façon la langue orale de Montaigne, non seulement sa langue imprimée, qui n’est peut-être déjà plus tout-à-fait sa langue, car « ajust[ée] aux exigences de la publication », mais sa langue manuscrite, langue d’élection. Du côté de l’écrit, ainsi, on observe le souci d’une graphie mi-conservatrice, parce que peut-être plus parlante (le fameux trigramme /ign/), mi-réformée, lorsqu’elle adopte les propositions de Peletier ou de Meigret, plus claires, plus économes en graphèmes (les abréviations, ainsi, ne sont pas seulement un héritage des habitudes médiévales, mais figurent dans les orthographes réformées pour simplifier et uniformiser les pratiques graphiques divergentes), 30mais aussi plus conformes à la « prolation » de l’époque, comme la transcription /oë/ du digramme /oi/, qui se prononce [we]. Autrement dit, si aujourd’hui on entend le son [ε] dans Montaigne et le son [a] dans son « livre de bonne foi », c’est l’inverse au xvie siècle… Montagne n’entrera jamais tout à fait en résonance avec son livre de bonne foë. Si l’on regarde maintenant du côté de l’oral, le poids du parler naturel ou maternel est manifeste. La langue « du cru », déjà mentionnée, se caractérise par quelques gasconismes bien identifiés et toujours vivants, mais aussi par les variantes des différents terroirs et des « voisins » immédiats, en particulier l’occitan de Gascogne et d’au-delà, vers les Pyrénées, ce Gascon « beau, sec, bref, signifiant » dont Alain Legros rappelle ici l’existence et qu’il fait entendre à travers ses transcriptions des dicta autographes de Montaigne magistrat.
Réflexion sur les différentes formes de polyglossie, analyse des mentions autographes et travail sur la restitution sonore permettent de pénétrer tout à la fois dans la saveur, la densité (ou l’épaisseur) et dans l’intimité d’une langue kaléidoscopique, dont les variations cherchent sans cesse à s’adapter à celle d’un moi qui non seulement change dans le temps, mais n’est pas non plus tout à fait identique à Paris et à Montaigne.
C’est un autre type de distance dont nous permet de prendre conscience le travail de Myrtille Baulier et Romain Menini, qui lui aussi souligne l’oubli du sens produit par le passage du temps (« Pour un dictionnaire équestre des Essais »). La traque minutieuse du sens perdu d’un certain nombre de termes ou d’expressions empruntés à l’univers équestre dont Montaigne était familier nous permet de mesurer à quel point nous lisons paradoxalement parfois le texte en passant à côté de ce que Montaigne a mis de lui et de son « expérience » dans le choix de ses mots. Ces « termes de Manège » sont en effet, expliquent les auteurs, « savamment dissimulés derrière leurs emplois, contextes et acceptions non techniques ». Si certains d’entre eux échappaient déjà probablement aux lecteurs de l’époque, ils sont devenus totalement opaques à ceux d’aujourd’hui, qui non seulement ne perçoivent plus la complexité du sens, mais ne perçoivent pas non plus, de ce fait, la charge profondément intime, fortement imagée et intellectuelle à la fois de ce lexique, puisque le choix de ces mots engage non seulement une forme d’éthique, mais aussi une manière de regarder le monde et d’y vivre, « des sensations 31cavalières qui sont autant d’aperçus mouvants qui, parce qu’ils y ont de l’allure – et si singulière –, disent l’expérience sous la forme du transport ». Homme de sa terre et homme à cheval, Montaigne use d’une langue forgée à l’image de ce qu’il est.
Franco Giacone, dans l’introduction des actes du grand colloque consacré à la langue de Montaigne (Rome, 2003) soulevait deux problèmes bien différents, toujours pertinents. Il constatait d’abord que, « pour ce qui est de Montaigne, […] les chercheurs ont privilégié surtout l’aspect philosophique de sa pensée, au détriment de sa langue, qui présente elle aussi un intérêt certain et mérite qu’on se penche sur elle avec l’entrain qui caractérise l’étude la langue de Rabelais12 », et remarquait par ailleurs à quel point il était difficile de ranger les différentes communications sur la langue de Montaigne dans des catégories précises, sans même parler de catégories qui correspondent aux parties de la linguistique (lexique, syntaxe, style…), puisque les communications sont, dans les actes publiés, classées en six sous-parties, un peu curieusement intitulées « lexique », « grammaire » (pour l’instant tout est clair) puis « langue philosophique », « linguistique », « plurilinguisme » et « formes figées ». Cela tient probablement au fait que la notion de « langue philosophique », par exemple, implique nécessairement des considérations lexicales, mais aussi plus discrètement les ressorts de la syntaxe, eux-mêmes indissociables des effets de production du sens aussi bien que de la question du style.
Or la réflexion se façonne également par une forme de mise en abyme du mouvement de l’intellect et de l’ordre de la syntaxe, qui engage la distribution du lexique. L’article proposé par Anne-Pascale Pouey-Mounou est exemplaire de ce mouvement. En étudiant « le doublet lexical chose/cause chez Montaigne », elle démêle d’abord l’écheveau des complexes relations qui unissent les mots chose et cause, que cette relation aille de la cause à la chose ou de la chose à la cause, en passant par le causeur. En cela, l’étude lexicale éclaire fondamentalement la pensée de Montaigne, et la philosophie même des Essais, puisque l’analyse des relations constantes entre ces termes, eux-mêmes polysémiques, permet de mettre en mot 32« la réflexion sur l’emballement des paroles déconnectées des choses, la méconnaissance humaine des causes, et l’exercice du jugement pris en ses différentes acceptions, de la capacité de juger aux cas juridiques qui émaillent les Essais », soit ce qu’Anne-Pascale Pouey-Mounou considère comme « l’ambition même des Essais : s’exercer à bien juger ». Mais l’article montre aussi à quel point il est important de ne pas isoler les mots de leur contexte syntaxique d’emploi, puisque l’analyse syntaxique ouvre la voie à des conclusions que ne permettrait pas la seule analyse sémantique isolée, en particulier par la mise en lumière d’une « déconstruction syntaxique » du discours sur les causes, que l’auteur identifie comme l’une des manifestations linguistiques de la perspective sceptique. Ici, c’est une autre distance que nous sommes invités à combler, celle qui consiste à ne pas s’en tenir à l’apparente surface philosophique des mots, pour traquer le sens jusque dans les manifestations apparemment les plus anodines, les plus simplement grammaticales de la langue, comme la locution « à cause de ».
L’analyse de l’intrication étroite des mouvements intellectuels et du lexique se poursuit avec l’article d’Olivier Guerrier (« “Étirer et ployer”, encore et toujours »), qui étudie comment Montaigne modèle les mots, les « tort », « plie », « ploie » ou « estire », pour leur faire dire ce qu’il a besoin qu’ils disent. Montaigne, c’est révélateur, n’est pas un créateur de néologismes au même titre que Rabelais : comme le montre l’étude, « le procès désigné par “estirer” ne paraît pas d’abord s’effectuer sur le terrain quantitatif de l’innovation formelle et lexicale, mais œuvre sur celui, qualitatif disons, du travail sur le déjà-là ». Densité, épaisseur et stratification du lexique pour faire écho aux méandres, aux boucles, aux reprises de la pensée. De ce fait, il faut apprendre à « plier » le langage, et à le faire ployer, les deux termes initialement synonymes se chargeant de nuances renvoyant à deux opérations essentielles puisque « le langage est perçu comme une matière labile, dont il faut apprendre de bonne heure les formes étrangères ». « Plis » et « replis » essentiels, puisque comme le rappelle Olivier Guerrier (et que le relève également Christine de Buzon), si Montaigne disait en italien « ce qui [lui] plaisait en devis communs », il avoue qu’aux « propos roides », il « n’eu[st] osé [s]e fier à un Idiome » qu’il ne pouvait « plier ni contourner outre son allure commune ». Opération capitale, qui n’est possible qu’avec une langue que l’on peut « manier » librement, et ainsi faire entièrement sienne. L’enrichissement du sens s’accompagne 33d’une forme de torsion du langage à sa main (ailleurs, Montaigne dit aussi volontiers combien il aime à tordre les « sentences »). Cela nous ramène encore une fois à d’Argenson : il écrit souhaiter, comme lui, « n’épuiser aucune matiere, et revenir à différentes reprises sur les mêmes », jugement que l’on pourrait appliquer aussi au rapport de Montaigne aux mots, un retour qui est un repli permettant un nouveau déploiement, des mots qu’il n’épuise pas mais reprend sans cesse en les enrichissant. Ainsi Montaigne revient-il « sans cesse, avec une inclination particulière, au train du cheval (mené en bride, monté ou échappé) pour dire les gaillardes escapades de sa pensée, la gambade de son style et l’allure de sa vie. Davantage qu’une métaphore parmi d’autres, l’équitation offre la métaphore montaignienne – ou, continuée, l’allégorie privilégiée des Essais – leur transport textuel par excellence » (M. Baulier et R. Menini).
Jusque dans ses silences, la langue des Essais révèle des efforts de « convenance », d’adaptation du discours à son destinataire et à son sujet.
D’Argenson, enfin, loue l’énergie du style. Il touche là à une notion clef, que met en évidence Olivier Guerrier dans son étude lexicale (qui permet ainsi de suivre le fil qui mène de la langue cavalière à l’énergie du discours), et à laquelle s’attachent plus particulièrement les derniers articles du volume. Adeline Desbois-Ientile étudie ainsi « l’énergie latine du français dans les Essais », analysant le rôle des citations latines comme n’étant pas seulement affaire d’autorité ou d’ornement, mais avant tout une manière de donner au français la fermeté et la force qu’il trouve dans le latin (ainsi que dans le gascon dont il a déjà été beaucoup question). On retrouve là la même profonde intrication entre la langue et la pensée, puisque, comme l’étude le montre, le latin vient nourrir autant le développement de la pensée que la vigueur de la langue qui l’exprime, nourrir un « langage », donc, que l’on ne peut gloser vraiment que par pensée et langue à la fois. En complétant ce qui a été dit précédemment, il s’agit ici de « manier » les « beaux esprits » et leur langue, qui n’irriguent et n’innervent pas seulement les Essais grâce à la présence explicite des citations, mais aussi de manière plus souterraine, par l’influence, sans doute également moins consciente, de leur style. Sur le plan du lexique, c’est ainsi « à l’intérieur même du français que se jouerait avant tout le renouveau de la langue », le rôle donné à l’innervation par l’énergie latine étant l’un des modes de l’étirement du sens étudié plus haut.
34De l’énergie à la « vive » peinture de soi, il n’y a qu’un pas, qui permet de toucher à un autre aspect du style de Montaigne : celui du « parler simple et naïf des Essais », qui, comme le montre Gérard Milhe Poutingon est d’abord un « langage de la pensée » mais aussi un langage du corps, dans lequel on retrouve la trace du modèle latin, puisque le langage qui plaît à Montaigne « émane d’un esprit et d’un corps. Ceux, en l’occurrence, du vertueux Sénèque, dont les veines étaient “reserrées tant par la vieillesse que par son abstinence” (II, 35, 748). Ces veines “serrées” par des dispositions physiologiques et morales manifestent au plan corporel le langage “simple et pertinent” du sage ». L’adéquation du discours et de ce que Gérard Milhe Poutingon appelle le « mouvement de la pensée » est ici minutieusement étudiée sous l’angle de la syntaxe : ce n’est pas seulement le lexique qui se « plie », mais toute la phrase qui, dans l’ordre des mots et le choix des structures, tente de se construire à l’image même du cheminement de la réflexion. Ainsi du discours si particulier de Montaigne, qui se concrétise dans le procédé syntaxique de la dislocation, des effets d’imitation et d’antiphrase pour marquer la digression, ou de l’usage très spécifique et très précis de la paronomase. Ce sont donc toutes les ressources de l’écriture qui sont ici simultanément convoquées au service d’une tentative mimétique de matérialiser l’impalpable jeu de l’esprit « vagagond », comme le dit lui-même Montaine lorsqu’il affirme : « Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes » (III, 9, 994). Dans tous les cas, on retrouve là également l’idée d’une nécessaire lecture active, elle aussi mimétique, d’une certaine façon, puisque « le procédé permet de transposer l’expérience du détour dans la matérialité de l’écrit, contraignant le lecteur à effectuer une expérience perceptive ».
Le travail de Blandine Perona, consacré aux notions de « gaillardise, liberté et illustration de la langue française de Montaigne à Marie de Gournay », fait le lien avec le précédent en rappelant d’abord que pour la fille d’alliance de Montaigne, « le sublime des Essais s’ancre dans la franchise de son auteur qui parle avec son corps tout entier ». Blandine Perona étudie la manière dont « Marie de Gournay ne fait là encore que poursuivre le travail des Essais pour qui le sublime de la langue tient aussi bien à un refus de toute forme de pudibonderie, qu’à un rejet de toute servitude courtisane ». Elle analyse d’abord les rapports de Montaigne avec la poésie, dont on a déjà rappelé à quel point elle 35était importante pour l’énergie de sa langue. Il s’agit ici de former un langage « tout plein et gros d’une vigueur naturelle et constante », un langage capable de ravir et d’emporter le lecteur. Les idées de vigueur, de force, d’allégresse et de liberté du langage (pour reprendre les mots qu’emploie Blandine Perona) sont ainsi englobées par le ressort essentiel de la « gaillardise », terme qui dans sa polysémie dit tout ce qui précède en même temps qu’il engage une érotique de la lecture et une sorte de saine vigueur du corps. Poursuivant l’œuvre de son « père » en s’appuyant, en un siècle où la langue se fait plus contraignante, sur le ressort essentiel de la liberté, Marie de Gournay « écrit une histoire de la langue où Montaigne poursuit un travail d’illustration commencé par la Pléiade ». Et ouvre la voie à une longue vie de la langue de Montaigne.
L’article de Claude La Charité referme le présent ouvrage en travaillant sur un corpus qui n’a guère été étudié que d’un point de vue historique jusqu’à présent, la correspondance de Montaigne. En l’abordant d’un point de vue rhétorique et stylistique, il nous invite à reconsidérer une caractéristique que la critique lui a peut-être attribuée trop rapidement, à savoir le style du sermo, de la conversation : Marc Fumaroli estime que les lettres de Montaigne en sont la meilleure illustration en prose. Beaucoup d’études ont été consacrées à l’aspect conversationnel des Essais ; mais qu’en est-il des lettres ? Claude La Charité leur apporte l’éclairage du manuel épistolaire de Juste Lipse, l’Epistolica institutio, publié en 1591. Celui-ci conduit tout d’abord à interroger les limites du corpus, sur lesquelles la critique se divise. Le traité rhétorique de Lipse permet également de proposer deux typologies, qui soulèvent de part et d’autre des questions de langue. La première se fait selon le contenu invariant (solemnis materies), en l’occurrence certaines formules de la lettre, du nom du destinataire à la signature de l’épistolier. La seconde s’établit à l’aune du contenu variable (varians materies) et permet de distinguer trois catégories : les lettres sérieuses, érudites et familières, pour montrer notamment que cette dernière n’est pas représentée chez Montaigne. Outre son intérêt en soi pour une approche rhétorique des lettres de Montaigne, cette étude permet aussi d’éclairer par contre-coup le style des Essais, et le jeu des recours au style simple et familier ou au contraire la recherche de l’élégance dans les deux corpus, Claude La Charité proposant de considérer également ces lettres comme un « étalon stylistique » des Essais.
36Reste aux siècles suivants à lire Montaigne « avec plaisir » et à « essayer de le suivre », comme le dit et le fit le marquis d’Argenson. Avec ce volume, nous nous sommes ainsi proposé de réfléchir à la cohérence et aux divergences de la langue montanienne, à ce qui contribue à une éventuelle unité comme à la variété du style ou des styles, et au rôle précis de ces divers aspects linguistiques dans la construction de ce que l’on nomme l’écriture de l’essai. Nous n’avons pas souhaité présenter uniquement une série d’études stimulantes de la langue de Montaigne, mais également tenter d’en faire sentir l’épaisseur et la densité, pour l’œil comme pour l’oreille, la complexité sémantique, à travers ses strates, ses ambiguïtés, sa polysémie calculée, ses jeux incessants, son « énergie », bien sûr, car c’est une langue qui ne marque pas moins le rythme que la poésie, ni ne manque le but qu’elle s’est assigné quand par exemple le Gascon « y arrive » mieux que le français. En faire sentir aussi les effets d’écho : les remarques de Marie de Gournay étudiées par Marie-Luce Demonet au début du volume resurgissent dans l’article d’Adeline Desbois-Ientile pour revenir en clôture dans le parcours dessiné par Blandine Pérona « De Montaigne à Marie de Gournay » ; le « maniement » de la langue fait partie du registre équestre aussi bien que de la question de la polyglossie étudiée par Christine de Buzon ou de la façon dont Montaigne « plie » et « ploie » sa langue dans l’article d’Olivier Guerrier ; la langue gasconne est partie prenante de la polyglossie comme des notes manuscrites étudiées par Alain Legros, de l’énergie sur laquelle s’est penchée Adeline Desbois-Ientile (qui s’intéresse également aux questions d’orthographe et au jugement de l’oreille) ou du parler « simple et naïf » étudié par Gérard Milhe Poutingon. Pour boucler la boucle, en un mouvement très montanien, l’ensemble de ces contributions, comme la langue qu’elles étudient, marque des retours incessants, des plis et replis, des sauts et des échos qui sont eux aussi une manière de conférence.
Violaine Giacomotto-Charra
et Déborah Knop
1 « Quand je dance, je dance ; quand je dors, je dors ; voyre et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy », (III, 2, 1107). Nous citons dans l’édition de P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 1965, qui sera utilisée comme édition de référence tout au long de ce volume, sans mention des différentes rééditions, car la pagination ne change pas de l’une à l’autre (désormais « édition Villey-Saulnier »).
2 Dans une étude à paraître prochainement, Jean Balsamo étudie à ce sujet une double erreur : l’application au style de Montaigne d’une expression qu’il utilise en réalité pour parler de la poésie, et l’interprétation erronée que l’on fait du mot « gambade », sur la base de son sens contemporain.
3 On peut relever cent une occurrences de « hazard » et de ses dérivés (« hazardé », « hazardeux ») dans les Essais. Sur cette notion fondamentale, voir Olivier Guerrier, Rencontre et Reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Classiques Garnier, 2016.
4 Voir par exemple une édition de 1595 : Les Essais de Michel seigneur de Montagne divisés en trois livres […], Lyon, François Lefebvre, 1595.
5 Le nom commun, comme le nom propre, est évidemment graphié montaigne, conformément à un usage fréquent : « Allez croire que les chastaignes nuisent à un Perigourdin ou à un Lucquois, et le laict et le fromage aux gens de la montaigne » (III, 13, 1085) est ainsi un exemple plaisant, puisqu’il se trouve que le mot châtaigne a été victime de la même erreur de lecture que le nom propre de Montaigne, contrairement au désormais célèbre oignon.
6 Annales agricoles et littéraires de la Dordogne. Journal de la ferme modèle et des comices agricoles du Département, 1841, t. II, p. 311. Le journal consacre un article au nom de Montaigne, p. 311-316, suivi d’ailleurs par un autre, consacré au nom de La Boétie.
7 Ibid., p. 312.
8 Ibid., p. 314.
9 Ibid., p. 315.
10 Sur ce sujet, voir J. Saint-Martin, « Montagne et Montaigne », BAM, janvier-juin 1963, 25-26, p. 3-9 ; J. Tournemille, « Montaigne, montaignistes, montanistes », BAM, janvier-juin 1956, 18, p. 57. Ce fut même une querelle révolutionnaire puisque le Courrier des spectacles, daté du 30 Germinal, An VIII de la République, publiait l’échange suivant (p. 4) : lettre d’un certain Auvray, datée du 27 Germinal, à Paris : « On a reproché, dans une de vos feuilles, à un acteur du Vaudeville, la manière dont il prononce le nom de Michel, seingeur de la terre de Montaigne (mort en 1592). L’auteur du reproche prétend qu’on ne doit pas prononcer Montagne, mais Montaigne, comme quand on prononce ; Qu’il craigne. S’il en est ainsi, pourquoi ne prononceroit-on pas de même campaigne, Allemaigne, compaigne, Champaigne, et une foule d’autres mots qui s’écrivoient avec un i dans le siècle où vivoit Montaigne ? L’usage, dira-t-on, ne le permet plus. Si l’usage a changé la prononciation, il faut le suivre, même en parlant de Michel-Montaigne, comme l’ont suivi J. J. Rousseau, Voltaire, et nos meilleurs auteurs, qui écrivent toujours Montage quand il parle de ce philosophe ». Et la réponse de « F.J.B.G.*** » : « Malgré les observations ci-dessus, du citoyen Auvray, nous continuerons de vouloir qu’on prononce Montaigne, et non Montagne. Il nous cite campaigne, Allemaigne, compaigne, Champaigne ; mais ces mots ont changé dans l’orthographe comme dans la prononciation, et on n’en écrit pas moins Montaigne ; et les autorités très-respectables dont il s’appuie ne peuvent changer ou altérer le nom d’un grand-homme. Témoins les auteurs judicieux du joli vaudeville qui nous a fourni cette réflexion, ils ont écrit et fait imprimer Montaigne ». Renaud Camus évoque le sujet dans son Répertoire des délicatesses du français contemporain (Paris, P.O.L., 2000), à l’article Champaigne : « Il y a moins d’un demi-siècle encore, dans les familles cultivées, on apprenait aux enfants à prononcer Champagne. Aujourd’hui, même entre spécialistes de la peinture française du xviie siècle, qui dirait Philippe de Champagne se verrait certainement soupçonné de confondre la mère Angélique Arnault avec la veuve Clicquot. Léon Warnant, très curieusement en 1987 encore, dit que le nom du peintre se prononce Champagne et non Champaigne, “qui est rare” ». Cette précision est vraiment inattendue. Il n’est pas question tous les jours de Philippe de Champaigne, sans doute, mais lorsque son nom apparaît on entend presque toujours Champaigne, de nos jours ; et c’est la prononciation Champagne qui est rare, et même plus rare, alors qu’elle a pour elle la plus ancienne tradition. […] Il faut noter que le nom Montaigne a subi exactement la même évolution. Mais comme on parlait plus et plus souvent de Michel de Montaigne que de Philippe de Champaigne, l’évolution a été plus rapide. Jadis, plutôt que d’aligner la prononciation sur la graphie, comme on le fait de nos jours, on alignait la graphie sur la prononciation. Boileau écrit Montagne, quand il parle de l’auteur des Essais. Très longtemps, on a dit Montagne, pour Montaigne. Cependant Warnant est au-dessous de la vérité quand il écrit que Montagne est « vieilli, et peut-être pédant ». La prononciation Montagne, pour le nom de Michel Eyquem, est sans exemple contemporain qu’on sache.
11 Cl. Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1649, Préface, éd. de Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 65.
12 F. Giacone, dans La Langue de Rabelais. La langue de Montaigne, Genève, Droz, 2009, p. 10. F. Giacone annonce ici « six catégories », puis n’en énumère que cinq (« la cinquième et dernière catégories les formes figées », p. 10), mais la suite du texte en propose bien six (« À la sixième et dernière catégorie, “les formes figées”, appartient… », p. 14).