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Classiques Garnier

Sur les langues de Montaigne dans les Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2018 – 1, n° 67
    . varia
  • Auteur : Buzon (Christine de)
  • Résumé : Montaigne a lu, écrit ou parlé plusieurs langues. Dans Les Essais, il propose des observations ou des méditations sur certaines et en compare plusieurs. D’autre part, il distingue trois sources de variations du français : diachronique, spatiale et sociale. C’est dans la strate auctoriale que se trouvent les principales remarques métalinguistiques.
  • Pages : 37 à 58
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406083986
  • ISBN : 978-2-406-08398-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0037
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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SUR LES LANGUES DE MONTAIGNE
DANS LES ESSAIS

La langue de Montaigne est particulière sous tous ses aspects ; sa pensée, son expérience et son projet létaient, et pas seulement son lexique ou sa syntaxe. Cette question de la langue a fait lobjet des très nombreuses belles études publiées en 2017, dans des ouvrages récents (Kirsti Sellevold) et dans deux volumes qui ont fait date, lun édité par Franco Giacone et lautre par Marie-Luce Demonet et Alain Legros consacré à lécriture du scepticisme1. Montaigne pratique plusieurs langues, médite sur elles, les compare et les hiérarchise. Il élit le français, en ayant conscience de lévolution de cette langue. Il sest exercé à la traduction du latin, mais nous naborderons pas cette partie de son œuvre. Après avoir évoqué le plurilinguisme de Montaigne et certains aspects de la comparaison quil propose dans Les Essais entre les langues quil connaît et dautres, on analysera des aspects de sa conscience de la variation du français selon trois sources : diachronique, spatiale et sociale. Montaigne affirme quil nest pas grammairien ni poète2. Commentant 38son écriture et son sujet (lui-même), il commente aussi le matériau de base et les outils ou opérations dans son atelier. Limpressionnante strate auctoriale des Essais est aussi une strate métalinguistique ou plutôt épilinguistique qui fait apparaître sa singularité.

LE PLURILINGUISME DE MONTAIGNE

La question de la langue de Montaigne inclut tout dabord la question du plurilinguisme de Montaigne et de « la lingua al trivio3 ». La triglossie de lauteur « situé au triple carrefour du latin, de la langue doc et du français4 » a été plusieurs fois soulignée. Montaigne affirme quil ne comprend pas le grec5 mais il en a appris et traduit. Toutefois, si lon évoque le diariste, alors il conviendrait dajouter une quatrième langue puisque le Journal de Voyage comprend une centaine de pages en italien représentant près du tiers du texte. Cette partie couvre la période de mai à novembre 1581, soit du premier séjour aux bains della Villa en Toscane, près de la côte ligure, jusquà la cime du Mont-Cenis6. Montaigne a alors quarante-huit ans. Jusquici, il na pas été possible de déterminer quand il avait appris cette langue que son père connaissait, mais ses lectures et sa bibliothèque témoignent de son goût constant pour les livres italiens7. Ainsi, à propos de sa correspondance, précise-t-il :

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Ce sont grands imprimeurs de lettres que les Italiens. Jen ay, ce crois-je, cent divers volumes : celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. (I, 40, 253)

Toutefois, sil disait en italien « ce qui [lui] plaisait en devis communs », il affirme qu« aux propos roides », il « neu[st] osé [s]e fier à un Idiome » quil ne pouvait « plier ni contourner » (III, 5, 873).

Revenons aux Essais, texte éminemment bilingue (au moins) mais dont le bilinguisme nest pas celui du Journal. Tous les lecteurs sont frappés par la densité des citations latines. Présentes dès la première édition, elles sont de plus en plus nombreuses au fil des ajouts. Dans la notice « Latin » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, Michel Magnien souligne, dune part, quil y a plus de cinq cents insertions en 1588 et quelles sont « si nombreuses encore (plus de quatre cents), effectuées en marge de lExemplaire de Bordeaux » et, dautre part, quaprès 1588, Montaigne « introduit de manière massive la prose latine au sein même de sa prose française8 ». Certes, lemprunt de ces parures a pu obéir à « la fantasie du siecle et enhortemens dautruy » (III, 12, 1055), mais il reste quil aboutit à un singulier dialogue polyphonique entre prose française et poésie9 et prose latines, entre latin et français (au moins), entre ses essais personnels et des « lieux estrangers » dautres auteurs quil modifie parfois10 jusquà les peindre, comme un voleur de chevaux11 selon une audacieuse formule formée de groupes décroissants jusquau verbe de mutilation final :

Comme ceux qui desrobent les chevaux, je leur peins le crin et la queüe, et par fois, je les esborgne (EB f. 467ro ; éd. Demonet-Legros f. 475 ; III, 12, 1056, phrase biffée).

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Parler latin

Les Essais contiennent aussi une réflexion sur le rapport de Montaigne aux langues quil pratiquait ou entendait, ou simplement admirait. Il a ainsi amplement discouru sur les circonstances de son apprentissage dabord oral du « langage latin », ni « meslé ny altéré12 » avant dêtre abâtardi. Il a aussi évoqué brièvement lirrépressible résurgence involontaire de cette langue qui lui fut donnée par son père comme langue « maternelle13 » alors même quil constate à regret le quasi abandon de sa pratique dans lédition de 1588. Il lavait employée pourtant lors de son grand périple de 1580-1581, probablement avec des savants comme Félix Platter, et en cherchant ici et là des interlocuteurs qui le dispensent de recourir à des truchements. Ainsi, à Sterzing, petite ville du comté de Tyrol, il aborde telle « jeune belle garse en une église » – quil prend pour un étudiant – mais elle ignore le latin. La deuxième tentative est décevante :

Il appella en cette ville le maître décole, pour lentretenir de son latin ; mais cétait un sot de qui il ne put tirer nulle instruction des choses du pays14.

Le latin, donné comme langue « maternelle », reste ainsi mobilisable notamment oralement. Il lui reste ainsi « comme naturel ». Cette qualification a un écho dans « nature se sourdant », à lautre extrémité de cette observation sur le surgissement involontaire de sa langue première :

Le langage latin mest comme naturel, je lentens mieux que le François ; mais il y a quarante ans que je ne men suis du tout poinct servy à parler, ny 41à escrire : si est-ce que à des extremes et soudaines esmotions où je suis tombé deux ou trois fois en ma vie, et lune, voyent mon pere tout sain se renverser sur moy, pasmé, jay tousjours eslancé du fond des entrailles les premieres paroles Latines : nature se sourdant et sexprimant à force, à lencontre dun long usage. (III, 2, 810)

Le segment « nature se sourdant » est un ajout de lexemplaire de Bordeaux. Montaigne a dabord écrit puis rayé : sexprimant « contre lart et lusage, Et au travers de lart et de lusage » (éd. Demonet-Legros, f. 361vo ; EB, f. 353vo). La mention du latin se fait sur le mode de la comparaison au français (« je lentens mieux que le François ») et, ici, dans un contexte et sur un registre intimes.

Lopération de transplantation du latin

Ailleurs, il sagit de lécriture et Montaigne se préoccupe de lenrichissement du vocabulaire. La comparaison est double : les formes de parler sont « comme les herbes » et il reconnaît moins de vigueur au français quau latin ou au grec. Moins « maniant », le français peut être rétif à certaines formulations où on veut le conduire ; on devrait manier la langue comme on manie un cheval ou un navire15, cest-à-dire le faire aller dans une direction déterminée, même en allant tendu :

En nostre langage je trouve assez destoffe, mais un peu faute de façon : car il nest rien quon ne fit du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un genereux terrein à emprunter ; et les formes de parler, comme les herbes, samendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment. Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent quil languit soubs vous et fleschit, et quà son deffaut le Latin se presente au secours, et le Grec à dautres. (III, 5, 874)

Si limage de la transplantation végétale illustre le bénéfice attendu dun emprunt intra-linguistique (du français spécialisé des vocabulaires cynégétique et militaire appelé ici « jargon » à un français enrichi ainsi cultivé16), 42cette même image vaudrait-elle aussi pour lemploi intra-textuel de citations en langue étrangère ? De fait, Montaigne a déjà utilisé limage de cette opération de transplantation dans une page du chapitre « Des livres » où « solage » et « terroir » désignent les Essais (« Ez raisons et inventions que je transplante en mon solage et confons aux miennes, jay à escient ommis parfois den marquer lautheur [] » (II, 10, 408). Il juge inutile de nommer les auteurs cités (« ils me semblent se nommer sans moy ») et de compter les emprunts ; en revanche, il se soucie de les peser17 et attire notre attention sur son propos car ici, la question est celle de la valeur de son propre discours :

Quon voye en ce que jemprunte, si jay sceu choisir de quoi rehausser mon propos. Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par faiblesse de mon langage, tantost par faiblesse de mon sens. (II, 10, 408)

Dans la comparaison implicite entre les langues du passage du livre III cité ci-dessus qui désigne le français comme langue plus faible et qui « fleschit », Montaigne, en citant, pourrait non seulement rehausser son propos mais aussi fortifier les textes prélevés sur un autre sol, augmenter leur valeur. Y pense-t-il ? Il donnerait ainsi du prix à ceux quil cite parce quil les cite. Transplanter Virgile ou Lucrèce reviendrait à les fortifier : ils ne sont plus réduits à la fonction de secours, ou de béquilles. Montaigne en souligne et la beauté et la vigueur que son commentaire parfois augmente. Il ferait alors de la variété des langues à lintérieur des Essais un facteur daugmentation du sens des textes cités et du plaisir de lire. Ainsi, un souvenir de Virgile et un plaisir souverain de lecture poétique de Lucrèce nous éclairent dans une nouvelle comparaison : « Quand je rumine ce “rejicit, pascit, inhians, molli, fovet []”, jay desdain de ces menues pointes et allusions verbales qui nasquirent depuis. » (III, 5, 872-873). Léloge de la vigueur naturelle de ces deux poètes suit et il souligne que la langue de ces poètes na rien de « traînant », qualificatif appliqué aux langues régionales énumérées plus bas (dans II, 17, 639) :

A ces bonnes gens, il ne falloit pas daigue et subtile rencontre : leur langage est tout plein et gros dune vigueur naturelle et constante ; ils sont tout epigramme, non la queue seulement, mais la teste, lestomac et les pieds. Il ny a rien defforcé, rien de treinant, tout y marche dune pareille teneur. (III, 5, 873)

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Ainsi, ce latin « se sourdant », intime et secourable, langue transplantée et commentée est devenu une langue darrière-plan mais indissociable du français : ce sont les deux principales langues choisies pour lécriture des Essais. Cette élection de deux langues donne tout de même lieu à deux séries de réticences. Elles sont plus fortement exprimées à propos du français (on y reviendra) quà propos du latin. Constatant que « la maistrise engendre mespris de ce quon tient et regente », Montaigne mesure la séduction quopère sur lui le latin : « les polices, les mœurs loingtaines me flattent, et les langues ; et mappercoy que le latin me pippe à sa faveur par sa dignité [] » (II, 16, 634 ; EB, f. 279ro ; éd. Demonet-Legros, f. 279). Toutefois, Montaigne peut aussi mobiliser lénergie dautres langues comme lindique la formule mémorable « Et que le Gascon y arrive, si le Français ny peut aller » (I, 26, 271). Mais de quel français parle-t-il ? Montaigne se montre sensible à la variation de la langue française si frappante dès lors quon se déplace dans le royaume et hors de ses frontières et dont ont fait lépreuve tant dautres poètes et écrivains, dont Jacques Peletier du Mans quil a reçu chez lui. Il compare dabord le français et des régiolectes quil regrette parfois de ne pas connaître, mais aussi différents états du français.

LA CONSCIENCE DE LA VARIATION DU FRANÇAIS

Montaigne éprouve et distingue trois sources de variations de la langue française. Elle varie dans lespace au contact par exemple des langues régionales (ou patois18 ou régiolectes), elle évolue aussi dans le temps mais aussi socialement dans des milieux donnés. Les deux premières sources de variation sont généralement évoquées dans la strate auctoriale des Essais. La troisième lest aussi dans un dialogue avec des lecteurs qui 44donne une image de la réception de Montaigne, probablement avant la publication du Livre III.

Le français parmi sept langues régionales

Avant den venir aux variations géographiques notées par Montaigne, relevons quil se réclame classiquement dune petite patrie. Comme Joachim du Bellay se dit angevin, Montaigne peut se dire, selon les contextes, gascon (II, 8, 388) ou français sans plus de précision et bien sûr « bourgeois daucune ville » sauf de Rome, grâce à une pompeuse « bulle authentique » à lettres dorées dont le texte est reproduit à la fin de « De la vanité » (III, 9, 999-1000). Le titre de bourgeoisie romaine est octroyé par libéralité, alors quil doit sa qualité de gascon à un quartier reconnu « à la verité un peu plus descrié que les autres de la Françoise nation » (II, 8, 388). Il a du reste éprouvé que la langue gasconne était également décriée. Néanmoins, lorsquil se rend à Lorette en 1581, il fait graver Gallus Vasco soit « Français de Gascogne » sur une plaque dargent19.

Dans Les Essais, il lui arrive dopposer sa province et la France, par exemple dans un développement sur le thème fourni par les Évangiles « Nul nest prophète en son pays20 » ajouté dans lExemplaire de Bordeaux au Livre III. Montaigne y relève : « En mon climat de gascouigne on tient pour drolerie de me veoir imprimè21 ». Il remarque ensuite, faisant allusion a minima à la trajectoire des Essais du premier libraire-imprimeur bordelais Millanges en 1580 au libraire parisien LAngelier22 (le dernier 45de son vivant), quil a eu affaire à des stratégies commerciales opposées et bénéficie désormais de meilleures conditions. Il écrit dabord : « Jachete les imprim[e]urs en Guiene [Guyenne] : en France ils machetent23. » (III, 2, 40 ; EB, f. 352vo).

Le segment « en France24 » – moins déterminé que ne serait la localisation exacte « à Paris » – est ensuite barré et remplacé par « ailleurs » (III, 2, 809), qui peut signifier « dans un endroit connu non précisé » ou bien « dans un endroit quelconque et indéfini », pouvant sétendre au reste du monde, bien au-delà des frontières de la Guyenne. Lindéfinition de cet adverbe de lieu paraît accentuée par le chiasme syntaxique et lécho sonore quil procure au substantif « imprimeurs ». À lépoque de cette légère correction, Montaigne était déjà lu en Europe, mais on ignore sil connaissait, sinon la traduction italienne des Essais publiée par Girolamo Naselli en 1590, du moins son projet25.

Reste que la langue de la Gascogne lintéresse même si elle peut être loccasion dun reproche quon lui adresse26. La prononciation du 46latin en Gascogne, marquée par le bétacisme, lui paraît aussi devoir être notée : Montaigne juge que « Aut bibat, aut abeat [] sonne plus sortablement en la langue dun Gascon qui change volontiers en V le B, quen celle de Cicero » (II, 12, 496). De fait, le segment « Aut bibat, aut abeat », quon traduit par « quil boive ou quil sen aille », prend le sens de « quil vive ou quil désire » sil est prononcé par un Gascon. Sur ce jeu de mots vivat/bibat et sur celui de la citation suivante portant sur les quatre mêmes verbes, ainsi que sur des remarques similaires de Jules César Scaliger et Charles de Bovelles, on peut se référer à la thèse et aux travaux de Gilles Coufignal27. Dès le Livre II, Montaigne avait formulé un éloge du gascon comparé au français et à dautres langues voisines, majoritairement dautres dialectes de la langue doc. Cétait loccasion davouer que son origine périgourdine (« barbarie de mon creu » voir infra) ne seffaçait pas dans son usage de la langue française. Même sil ne parlait pas « son périgourdin », sa langue en était colorée et pas seulement dans la prononciation. Pour autant, il a montré de lintérêt pour ces langues. Dans le Livre I, il avait associé dans un vœu le souhait de bien connaître à la fois le français et la langue de ses voisins :

Je voudrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins, où jay plus ordinaire commerce. Cest un bel et grand agencement sans doubte que le Grec et Latin, mais on lachepte trop cher. (I, 26, 173, nous soulignons)

Quest-ce quune langue « bien sue » ? et quelle est cette langue des voisins ? Il sagit probablement de la langue des voisins tout proches de sa maison de Montaigne et non de tous les régiolectes énumérés ci-dessous. La province de Guyenne étant vaste, les voisins plus éloignés de Montaigne parlaient sept langues hors du français dont une lattire, 47alors quil est ici presque indifférent à la plus proche, le « périgourdin » quailleurs il cite volontiers28.

Son français « altéré »

Parmi ces sept langues proches, un segment biffé de ce passage du Livre II précisait quil désirerait en connaître une, le gascon29, quil décrit en lopposant aux nombreuses langues de son horizon linguistique :

Mon langage françois est alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu : je ne vis jamais homme des contrées de deçà qui ne sentit bien evidemment son ramage et qui ne blessast les oreilles pures françoises. Si nest-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigordin, car je nen ay non plus dusage que de lAlemand ; et ne men chaut guere. Cest un langage, comme sont autour de moy, dune bande et dautre, le Poitevin, Xaintongeois, Angoumoisin, Lymosin, Auvergnat : brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus de nous, vers les montaignes, un Gascon, que je treuve singulierement beau, sec, bref, signifiant, et à la verité un langage masle et militaire plus quautre que jentende ; autant nerveux, puissant et pertinant, comme le François est gratieus, delicat et abondant. Quant au Latin, qui ma esté donné pour maternel, jay perdu par des-accoustumance la promptitude de men pouvoir servir à parler : ouy, et à escrire, en quoy autrefois je me faisoy appeller maistre Jean. (II, 17, 639)

La première phrase de ce passage très commenté30 évoque son maniement personnel du français comme une altération et une « altérité de lintérieur31 » probablement jugée regrettable car elle heurte les « oreilles 48pures ». Il situe sa langue et son périgourdin parmi des régiolectes (« Poitevin, Xaintongeois, Angoumoisin », etc.) avant de qualifier le gascon de langue mâle et militaire « plus quautre » quil entende et de conclure sur le latin. Ici Montaigne emploie « barbarie » : il sait que « barbare » a signifié classiquement étranger – soit non-Grec – puis « incorrect, grossier, non civilisé » (selon le dictionnaire de Liddell-Scott cité par le TLFi) et, quen fait, « chacun appelle barbarie ce qui nest pas de son usage » (I, 31, 205).

Cette méditation où Montaigne mêle des considérations sur la variété de la langue française dans lespace et sur ses usages des langues au long de sa vie décrivain peut être rapprochée dun autre passage – lui aussi souvent cité – où Montaigne emploie à nouveau « altéré ». Il sagit cette fois dassocier un jugement sur la rapidité de la variation de sa langue dans le temps, la mention des destinataires et celle du sujet caduc de son ouvrage32. Les premiers mots sont un écho de lavis « Au lecteur » qui destine – comme on sait – son ouvrage aux « parents et amis » :

Jescris mon livre à peu dhommes, et à peu dannées : Si çeust esté une matiere de durée, il leust fallu commettre à un langage plus ferme. Selon la variation continuelle, qui a suivy le nostre jusques à cette heure, qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, dicy à cinquante ans ? Il escoule tous les jours de nos mains et depuis que je vis, sest altéré de moitié. Nous disons quil est à cette heure parfaict. Autant en dict du sien chaque siecle. Je nay garde de len tenir là tant quil fuira et se difformera comme il faict. Cest aux bons et utiles escrits de le clouer à eux, et ira son credit selon la fortune de nostre estat. Pourtant ne crains-je poinct dy inserer plusieurs articles privez, qui consument leur usage entre les hommes qui vivent aujourdhuy, et qui touchent la particuliere science daucuns, qui y verront plus avant que de la commune intelligence. Je ne veux pas apres tout, comme je vois souvent agiter la memoire des trespassez, quon aille debatant : Il jugeoit, il vivoit ainsin ; il vouloit cecy ; [] je le connoissois mieux que tout autre. (III, 9, 982-983, nous soulignons)

Montaigne ne se classe point parmi les « immortaliseurs deux-mêmes33 » qui souhaiteraient être lus par les générations suivantes. Il paraît 49restreindre sa réception tout en mentionnant ceux de ses lecteurs qui iront au-delà de la « commune intelligence ». Et il justifie le choix du français (implicitement au lieu du latin) par sa matière qui est lui-même : à sujet caduc « si vil et si vain34 », convient une langue peu ferme. Montaigne a conscience de son évolution à la fois profonde (elle « sest altéré[e] de moitié ») et rapide, dans lespace dune seule génération, la sienne. Il a fait lexpérience de ses insuffisances35, alors même quelle senrichissait comme jamais et tentait de se normer par la grammaticalisation36. Écrivant pour ses contemporains et non pour la postérité des Essais en français contenant des « articles privez » (p. 982), il sait que les témoignages quil rassemble pour ses parents et amis sont aussi des témoins dun état de langue. Ornés de tant de citations latines, les Essais étaient peu accessibles aux non-doctes en France. Parmi les « bons et utiles » écrits contribuant à fixer un état de langue « hors du bourbier » pour tous (même les dames), peut-être songe-t-il à la traduction de Plutarque par Jacques Amyot37 à qui il doit doser « et parler et écrire » :

Nous autres ignorans estions perdus, si ce livre ne nous eust relevez du bourbier : sa mercy, nous osons à cettheure et parler et escrire ; les dames en regentent les maistres descole ; cest nostre breviaire. (II, 4, 363-364).

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Du français « altéré » au français « autre » :
entendre
un peu plus de français ?

La variation du français en diachronie redouble la variation dans lespace évoquée ci-dessus par le syntagme « barbarie de mon cru ». Le troisième motif de variation noté laconiquement dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » relève de la compétence sociolinguistique de Montaigne. Il sagit dun ajout à lexemplaire de Bordeaux, donc postérieur à 1588. Montaigne évoque dabord en quelque sorte le paysage linguistique autour de lui comme un désert : un « pays sauvage » où ni le latin ni le français ne sont bien compris et où personne ne « laide » ni le « relève », une solitude sans secours où un fléchissement ne trouverait nul soutien. Avant de conclure sur une antique et cruelle histoire de singes lointains et un autoportrait en imitateur narquois, Montaigne fait surgir un souvenir de dialogue serré avec un interlocuteur anonyme (ou plusieurs) à moins – convient-il – quil sagisse de lui-même dans la posture du critique.

Dans cette fiction doralité ou cette transcription dune conversation qui rappelle le passage où des amis tentent de le « mercurialiser38 » à cœur ouvert, lidentité de qui lui parle et la localisation du dialogue lui importent peu. Et Montaigne conclut par cette interjection, « suffit ! » :

Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos descrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne mayde ny me releve, où je ne hante communéement homme qui entende le latin de son patenostre, et de françois un peu moins. Je leusse faict meilleur ailleurs, mais louvrage eust esté moins mien ; et sa fin principale et perfection, cest destre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale [] mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on ma dit ou que moy-mesme me suis dict : Tu es trop espais en figures. Voilà un mot du creu de Gascoingne. Voilà une frase dangereuse (je nen refuis aucune de celles qui susent emmy les rues françoises ; ceux qui veulent combatre lusage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte. – Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes dinadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? me represente-je pas vivement ? suffit ! Jay faict ce que jay voulu : tout 51le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy39. (III, 5, 875, nous soulignons)

La question de ce quon appellera gasconisme est agitée40 ; le « cru de Gascogne » fait écho à « barbarie de mon cru » (II, 17 cité supra). Dans ce long passage vigoureux, Montaigne auteur emploie à nouveau « ailleurs » lorsquil évoque lhypothèse dun autre lieu de composition des Essais, et cet ailleurs serait implicitement caractérisé par une compagnie qui comprendrait le latin de son patenôtre et un peu plus de français quen son domaine familial. Dautre part, la parenthèse centrale contient deux propositions juxtaposées : la première affirme que son usage du français rencontre celui de la rue. Sans en inférer quil sagisse dune langue urbaine, on se contentera de penser que sa langue est dun usage commun ; ce nest pas la langue prescrite par quelques obscurs grammairiens, régents, ou sots injurieux, mentionnés en parataxe dans la proposition suivante. La tournure périphrastique en « ceux qui » – si fréquente chez Montaigne – permet cette indétermination et sa longueur met en relief le verbe « se moquent » en chute de phrase. On retiendra que Montaigne ne tient aucun compte des avis extérieurs sur son ouvrage qui pourraient du reste être les siens (« Quand on ma dit ou que moy-mesme me suis dict ») pas plus que ceux – nombreux et précis – reçus à Rome ; il lui suffit de les écouter poliment et de les rassembler en un petit florilège de « jugements ». Cette position peut toutefois être modulée en fonction du sujet et du contexte :

Je nay guere a me prendre de mes fautes ou infortunes à autre qua moi. Car en effaict je me sers rarement des advis dautrui si ce nest par honeur de ceremonie sauf ou jai besouin dinstruction de sciance ou de la cognoissance du faict. Mais es choses ou je nay a emploier que le jugement, les raisons estrangeres peuvent servir à mappuier mais peu à me destourner. Je les 52escoute favorablement et decemment toutes. Mais quil men souvienne je nen ai creu jusquasture que les mienes. Selon moy ce ne sont que mouches et atomes qui promeinent ma volonté. Je prise peu mes opinions mais je prise aussi peu celles des autres. (éd. Demonet-Legros, f. 363vo ; EB, f. 355vo ; Villey-Saulnier III, 2, 814)

Lhonneur de cérémonie mentionné ici invite à penser à lexistence dune langue sociale de Montaigne. Dautant que la page 875 qui proclame « Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? » est immédiatement contredite – hors du dialogue cité – dans un contexte dironie mordante abordé ci-dessous.

La langue sociale de Montaigne : une singerie ?

Après la déclaration sur sa façon de parler « par tout » de même, Montaigne évoque immédiatement sa « condition singeresse et imitatrice » et ses premiers essais qui puent un peu létranger41, puis il saffirme capable et conscient demployer ailleurs, en loccurrence à Paris, un autre français (oral ?), qui nest pas qualifié daltéré. À vrai dire, il nest pas tout à fait autre mais seulement « aucunement autre », ladverbe ayant ici son sens positif disparu aujourdhui. Ce français nest pas nécessairement meilleur mais il sécarte dun usage local, provincial :

À Paris je parle un langage aucunement autre quà Montaigne. (III, 5, 875 ; EB, f. 384ro ; éd. Demonet-Legros, f. 392ro)

Les deux citations supra de cette même page 875 suscitent des questions : pourquoi opposer Paris et Montaigne alors que lauteur affirme à plusieurs reprises quil ne change jamais sa façon de sexprimer42 ? et surtout quel lien établir entre la mention du langage « autre » à Paris 53et celle dune condition « singeresse » avouée juste avant et analysée longuement juste après, bref encadrant ce constat laconique ?

Le contenu de sens des deux toponymes Paris et Montaigne est différent : dans le texte ce ne sont pas de simples désignateurs43. À Montaigne, lessayiste est au contact de sa famille, de ses amis et voisins et – plus ou moins – avec la centaine de personnes travaillant dans sa vaste exploitation décrite par George Hoffmann44 sans compter ses amis de Guyenne (y compris Bordeaux) et ses nombreux visiteurs45. Il est tout-puissant sur une maison au sens large. Ce nest pas le cas à Paris qui est une ville connue de longue date et aimée46 « par elle-mesme, et plus en son estre seul que rechargée de pompe estrangere » (III, 9, 972). Montaigne sy rendit souvent ; il était attiré par ce lieu de savoir et de pouvoir, et il allait « en cour47 ». En 1588, par exemple, on y attendait moins lauteur des Essais qui préparait alors la quatrième édition de son ouvrage avec le manuscrit dans ses effets, quun émissaire politique suscitant la curiosité des ambassadeurs dEspagne 54et dAngleterre48. Pour autant, à Paris, Montaigne rencontrait aussi des lecteurs choisis – des « oreilles pures françoises49 » constituant « une instance critique au sein même de linstance éditoriale50 » dont Étienne Pasquier51. Si, dans ses missions au plus haut niveau, ou dans la boutique de son nouveau libraire, Montaigne parlait un autre français52, différent de celui quil employait en contexte domestique à Montaigne, le parlait-il « à feinte » pour reprendre un terme du dialogue cité supra ? Confronté à cette possible « variété de prestige » de la langue ou acrolecte53, et tout aussi bien au français parisien des Halles qui le tente54, il pourrait fournir là une preuve de sa condition singeresse qui ne le priverait pas plus quà laccoutumée dune position critique déterminée. Au-delà de cette position distante, ou à cause delle justement, il se peut que Montaigne samuse. En effet, le passage qui suit immédiatement « À Paris je parle un langage aucunement autre quà Montaigne » explicite longuement sa « condition singeresse » qui sétend à « une forme de parler ridicule » et aux « vices » jusquà la qualifier d« imitation meurtrière comme celle des singes » rencontrés par le roi Alexandre :

55

Qui que je regarde avec attention, mimprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considere, je lusurpe : une sotte contenance, une desplaisante grimace, une forme de parler ridicule. Les vices plus : Dautant quils me poingnent, ils sacrochent à moy, et ne sen vont pas sans secouer. [] Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en certaine contree des Indes. (III, 5, 875)

Avec cette référence aux Indes, on séloigne certes de Paris, mais Montaigne quitte rapidement le « roi Alexandre » pour revenir à un aspect de sa langue, lemploi des titres dhonneur ou dappel comme si Paris devait être associé à ce quon nommera létiquette curiale, et les titres de noblesse à un sarcasme. Dire un mot pour un autre est un accident minuscule et fâcheux voire punissable, mais laffaire est digne dêtre rapportée et excusable si lon précise que cest involontaire (« sans y penser ») :

Je suis si aisé à recevoir, sans y penser, ces impressions superficielles, quayant eu en la bouche Sire ou altesse trois jours de suite, huict jours apres ils meschappent pour excellence ou pour seigneurie. Et ce que jauray pris à dire en battellant et en me moquant, je le diray lendemain serieusement. (III, 5, 876, nous soulignons)

On pourra objecter quil sagit ici des titres et du rang55 gouvernant lorganisation de la société et que cette observation sur un lapsus relève davantage de la confidence amusée, que de lusage de la langue française et de ses codes à la cour. Mais Montaigne insiste sur sa résistance personnelle à un formalisme quil ne sapproprie nullement (« sans y penser », « impressions superficielles », « meschappent »). Cette résistance est présentée comme involontaire. La création de la charge de Grand maître des cérémonies56 fournit-elle loccasion de cette remarque ironique sur le formalisme rigide de la cour ou lironie ne vise-t-elle principalement que son involontaire discourtoisie ? Sa « condition singeresse » soumettant son esprit à des « impressions superficielles », il ne contrôlerait pas parfaitement sa prise de parole. Dans la seconde phrase citée, il donne 56un exemple distinct de distance avec les codes conversationnels, distinct au sens où il névoque plus, en tout cas pas explicitement, la question de lemploi des titres dhonneur mais la reprise dune moquerie sur le mode sérieux. La périphrase en « ce que » empêche de lier à coup sûr les deux énoncés coordonnés par « et » : mis sur le même plan, ils constituent une série de deux exemples sur le thème de la « condition singeresse ». En affirmant quil « prend à dire » – donc sapproprie – un trait de langage ou une information, dabord en se moquant, puis sérieusement dans lintervalle dune journée, il accuse une autre impresssion superficielle, cette fois de soi à soi et une autre absence de contrôle. Dans chacune de ces deux phrases, Montaigne saisit linstabilité de son discours et de son être « si aisé à recevoir » à deux moments faiblement éloignés. Plus bas, il nous rappelle que « les matieres se tiennent toutes enchesnées les unes aux autres » (III, 5, 876). En ajoutant dans lExemplaire de Bordeaux la phrase sur le langage quil parle à Paris et lanecdote des singes aux éléments de portrait (« condition singeresse et imitatrice », « ce que je regarde, je lusurpe »), à lanecdote des titres dhonneur dus aux princes et aux ambassadeurs, Montaigne prend la liberté de bateler et se moquer – pas seulement de lui-même – et, pour finir, de troubler infailliblement ses lecteurs par lambiguïté persistante du sens. Comme on sait, cette ambiguïté est son aliment. Évoquant dans le dernier chapitre lesprit généreux, dont « les poursuites sont sans terme et sans forme, Montaigne affirme que son aliment est “admiration, chasse, ambiguité” » (III, 13, 1068) :

Ce que declaroit assez Appollo, parlant tousjours à nous doublement, obscurément et obliquement, ne nous repaissant pas mais nous amusant et embesongnant. [] Ses inventions sechauffent, se suyvent, et sentreproduysent lune lautre. (III, 13, 1068)

Ajoutons que dans lanecdote des singes ici il ny a pas dadmiration pour lanimal : les singes sont dits « horribles en grandeur et en force ». Frédéric Tinguely a remarqué que les singes ont une place singulière dans le bestiaire ou le matériau zoologique de Montaigne et révèlent « lanimalité de lhomme57 ». Dès 1580 au Livre II, Montaigne note que 57ce sont les magots – nous dirions les macaques – qui nous ressemblent le plus « pour lapparence exterieure et forme du visage » (II, 12, 484). EB et lédition de 1595 ajoutent ensuite le vers dEnnius cité par Cicéron dans le De natura deorum (I, 35) : « Simia quam similis, turpissima bestia, nobis ! » [Combien le singe, la plus laide des bêtes, nous ressemble !] (II, 12, 484). Ici, la grandeur et la force des singes (sans parler de leur sottise qui les tue dans lanecdote que nous navons pas résumée), si elles devaient être rapportées aux personnages de la cour, augmenteraient le sarcasme. Pour revenir à notre interprétation de la proposition « À Paris je parle un langage aucunement autre quà Montaigne » (III, 5, 875), nous dirions volontiers que, si elle contredit bien dautres passages des Essais, elle fait sens avec le chapitre « De lincommodité de la grandeur » où Montaigne est « celuy qui [nest] quun oyson » (III, 7, 916). Mais aussi avec « Considération sur Cicéron » où il évoque « lusage présent » dont il se sent bien loin « car il ne fut jamais si abjecte prostitution de presentations ; la vie, lâme, devotion adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement [] » (I, 40, 253).

Montaigne a lu, écrit ou parlé plusieurs langues. Dans Les Essais, il propose des observations épilinguistiques ou des méditations sur certaines ; il en compare plusieurs, et parfois les met en scène. Dautre part, il distingue trois sources de variations du français : diachronique, spatiale et sociale. Il a choisi dadmirer le français dAmyot et y place lorigine de laudace décrire : « sa mercy, nous osons à cettheure et parler et escrire » (II, 4, 363-364). Il accepte la barbarie de son cru en définissant ailleurs ce que le mot signifie pour lui : cest une illusion, un préjugé, « chacun appelle barbarie ce qui nest pas de son usage » (I, 31, 205). Il enregistre sans plus les critiques formulées dans le dialogue anonyme si dense du chapitre « Sur des vers de Virgile » quil transcrit ou réinvente et où il se donne le dernier mot. Ainsi, il maintient et même pointe des traces ou une ombre doccitan58 dans sa langue, une ombre forte qui accompagne la rédaction et la révision sans fin dun texte bilingue français-latin (au moins) muni dune strate auctoriale 58étoffée. Sa représentation de lécriture et de son français oral intègre ses représentations des langues. Dans les Essais, il promeut aussi les bénéfices du plurilinguisme et de la transplantation revivifiante des textes dans son « solage ». Cette position sociolinguistique est corrélable à la position de Montaigne, ce « politique » qui plaçait lunité de la nation au-dessus des divisions civiles et religieuses, même si la singularité de ses jugements le place dans une position voisine de la sécession. Elle est aussi corrélable à sa méfiance face à la grandeur comme nous croyons le voir dans la « singerie » analysée in fine qui touche et la cour et lui-même, et donc lacrolecte parisien. Et enfin, elle est en accord avec les résultats des historiens actuels de la langue : au xvie siècle, le français est un français toujours affecté de régionalismes et le « bon français » universellement reconnu comme tel est un mythe.

Christine de Buzon

Université de Limoges

EHIC, E. A. 1087

1 La Langue de Rabelais. La Langue de Montaigne, dir. F. Giacone, Genève, Droz, 2009 (désormais abrégé en La Langue de Montaigne). Voir aussi LÉcriture du scepticisme chez Montaigne, dir. M.-L. Demonet et A. Legros, Genève, Droz, 2004. Je remercie M.-L. Demonet davoir accepté de relire un état antérieur de ce texte et de mavoir signalé la thèse de G. Couffignal, « Est-ce pas ainsi que je parle ? » : la langue à lœuvre chez Pey de Garros et Montaigne, Toulouse-2, dir. J.-F. Courouau et M.-L. Demonet et louvrage de R. Anthony Lodge, A Sociolinguistic History of Parisian French, Cambridge University Press, 2004.

2 Il ne veut pas en former un : « Or, nous qui cerchons icy, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme []. » (Essais, édition Villey-Saulnier, I, 26, 169 ; cest à cette édition que nous faisons référence désormais, sauf mention contraire). Montaigne ironise quand il écrit : « Me voicy devenu Grammairien, moy qui napprins jamais langue que par routine, et qui ne sçay encore que cest dadjectif, conjunctif et dablatif []. » (I, 48, 87). Nous utilisons ponctuellement lédition de lExemplaire de Bordeaux (EB) réalisée par M.-L. Demonet et A. Legros, et qui fournit en regard la reproduction photographique dEB (Gallica) : bvh.univ-tours.fr (projet ANR MONLOE). La référence à cette édition est abrégée en « éd. Demonet-Legros ». EB et cette édition ont une foliotation distincte dès lors quEB présente une erreur de numérotation.

3 F. Garavini, Itinerari a Montaigne, Florence, Sansoni, 1983, « Lingua al trivio » p. 37-49, et G. Dotoli, La Langue de Montaigne, 2009, éd. citée, « La voix dun triangle », p. 241.

4 F. Lestringant, « Renaissance ou xvie siècle ? Une modernité étranglée », RHLF, 2002/5, p. 759-769.

5 Montaigne écrit : « je nentens rien au Grec » (II, 4, 363) ; il insère toutefois les traductions de quelques citations dans les Essais et il cite des mots grecs (exemple : I, 26, 173).

6 Journal de voyage, éd. F. Garavini, Paris, Gallimard, 1983, p. 500 (texte italien aux p. 460-500) ; éd. F. Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. 224 (texte italien aux p. 167-224). Le nom actuel des bains Della Villa est Bagni di Lucca (Lucques). Sur la question de litalien, F. Garavini, Itinerari a Montaigne, éd. citée ; C. Cavallini, LItalianisme de Michel de Montaigne, Schena et Presses de lUniversité Paris Sorbonne, 2003 et Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. Ph. Desan, Paris, Classiques Garnier, 2016, notices « Italianismes » et « Italie ».

7 Selon Montaigne, « la langue Italienne et Espaignolle estoient familières à [s]on père » (II, 12, 439). Par ailleurs, une brève notation à propos de la vieillesse signale : « Je me conseillerois volontiers Venise pour la retraicte dune telle condition et foiblesse de vie » (III, 9, 982).

8 Dictionnaire de Montaigne, éd. citée, p. 657.

9 Voir N. Dauvois, Prose et poésie dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 1997.

10 Montaigne revendique le droit de sapproprier un passage voire de le modifier au risque quon laccuse de navoir pas compris son sens : « Parmy tant demprunts, je suis bien aise den pouvoir desrober quelquun, les desguisant et difformant à nouveau service. Au hazard que je laisse dire que cest par faute davoir entendu leur naturel usage [leur sens initial], je luy donne quelque particulière adresse de ma main à ce quils en soient dautant moins purement estrangers » (III, 12, 1056).

11 Commenté par M. Jeanneret, « Montaigne et lœuvre mobile », dans Carrefour Montaigne, dir. J. Brody, Pise, ETS et Genève, Slatkine, 1994, p. 37-62, à la p. 56.

12 Sur lapprentissage du latin : « Quand à moy, javois plus de six ans avant que jentendisse non plus de François que de Perigourdin que dArabesque. Et sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet et sans larmes, javois appris du latin, tout aussi pur que mon maistre deschole le sçavoit car je ne le pouvois avoir meslé ny altéré » (I, 26, 173-174 : nous soulignons). Plus loin, Montaigne accuse le collège où son « Latin sabastardit incontinent, duquel depuis par desacoustumance, [il a] perdu tout usage » (I, 26, 175, nous soulignons).

13 II, 17, 639. Il est hautement probable que ses frères Thomas et Pierre ont bénéficié du même enseignement, selon M. Simonin, « Montaigne et ses frères », LEncre et la lumière, Genève, Droz, 2004, p. 488-507. Voir F. Gray, Montaigne bilingue, Paris, Champion, 1997. Sur lapprentissage du grec par contraste : « Quant au Grec, duquel je nay quasi du tout point dintelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par art, mais dune voie nouvelle, par forme débat et dexercice » (I, 26, 174).

14 Journal, éd. F. Garavini, p. 143-144 ; éd. F. Rigolot, p. 54-55.

15 À propos du maniement, voir A.-P. Pouey-Mounou, « Jeux de mains : maniement et manière dans les Essais », Montaigne : une rhétorique naturalisée ?, Actes du colloque de Paris, avril 2017, dir. Ph. Desan, B. Perona et D. Knop, Paris, Champion, à paraître, et larticle de M. Baulier et R. Menini dans ce volume.

16 On retrouverait là un argument des défenseurs de la langue française, mais limité à deux champs dexpérience de la noblesse.

17 « Je ne compte pas mes emprunts, je les poise » (II, 10, 408).

18 Henri Boyer, « “Patois”. Continuité et prégnance dune désignation stigmatisante sur la longue durée », Lengas, revue de sociolinguistique, 57, p. 73-92 ; J.-F. Courouau, « Linvention du patois ou la progressive émergence dun marqueur sociolinguistique français, xiiie-xviie siècles », Revue de linguistique romane, 273-274, 2005, p. 185-224 et « Matériaux pour servir à lhistoire du mot patois, xve-xviie siècles », Lengas, revue de sociolinguistique, 57, 2005, p. 45-71.

19 « Michael Montanus, Gallus Vasco, Eques Regii Ordinis » : « Michel de Montaigne, Français de Gascogne, chevalier de lordre du roi », Journal de voyage, éd. F. Garavini, p. 247 ; éd. F. Rigolot, p. 139. Linscription est gravée sur lune des quatre figures en argent représentant outre la Vierge, sa femme, sa fille et lui, à genoux, dans un ex-voto disparu déposé à Notre-Dame de Lorette (23-26 avril 1581).

20 Luc, 4 : 24, Matthieu 13 : 57 (Jésus revenant à Nazareth) ; ici, EB, f. 352vo ; éd. Demonet-Legros, f. 360vo ; Villey-Saulnier, III, 2, 809.

21 Nous respectons sa graphie. Sur le sens de « drôlerie » ici et pour un autre commentaire du passage voir M.-L. Demonet, « Style rustique et “figulines littéraires” : Rabelais, Palissy, Montaigne », communication présentée au colloque Vices de style et défauts esthétiques, dir. J.-Y. Vialleton et C. Barbafieri, mai 2014, Paris-Sorbonne, accessible en ligne sur HAL, p. 8.

22 Sur Millanges, voir L. Desgraves, Les livres imprimés à Bordeaux au xviie siècle, Genève, Droz, 1971. La première édition des Essais (Bordeaux, Simon Millanges, 1580) était à compte partagé : Montaigne avait acheté le papier. Sur ce point, voir J. Balsamo, « Le destin éditorial des Essais », Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, 2007, p. xxxiii. G. Hoffmann, La Carrière de Montaigne [1998], trad. P. Gauthier, Paris, Champion, 2009, p. 83-94, p. 84. Sur le libraire Abel LAngelier : J. Balsamo et M. Simonin, Abel LAngelier et Françoise de Louvain, 1574-1620, Genève, Droz, 2002. Sur les relations Millanges-LAngelier, voir notamment ibid., ch. ii, p. 57-59, 80-84.

23 EB, f. 352vo ; éd. Demonet-Legros, f. 360vo ; Villey-Saulnier, III, 2, 809.

24 Lorsque Clément Marot évoque son départ de Cahors en compagnie de son père qui rejoint la cour, il dit aussi partir « en France » (« Nayant dix ans, en France fuz mené »). La langue française est pour lui le « seul bien [] acquis en France / Depuis vingt ans en labeur et souffrance. » (LEnfer dans Œuvres poétiques, t. ii, éd. G. Defaux, Paris Garnier, 1993, p. 30-31, v. 399 et v. 407-408.

25 Discorsi Morali, Politici et Militari [], Ferrare, Benedetto Mammarello, 1590. Voir C. Cavallini, LItalianisme de Montaigne, op. cit., p. 54 et p. 124. G. Naselli est en France de la fin de mars à mai 1589. Lépître dédicatoire à Cesare dEste est datée du 24 novembre 1590. La traduction dun choix de chapitres est probablement établie sur lédition de 1587 incomplète du Livre III. Les traductions de Maria Heyns (1647), de John Florio et de Jan Hendrik Glazemaker (1674) sont publiées après la mort de Montaigne. Sur la diffusion des Essais « à toutes les fameuses impressions dEurope » par Marie de Gournay, voir sa lettre à Juste Lipse du 15 novembre 1596 et J. Balsamo et M. Simonin, Abel LAngelier et Françoise de Louvain, art. cité, p. 87.

26 Le reproche est consigné dans Les Essais : « Voilà un mot du creu de Gascoingne. » (III, 5, 875). Le passage est cité infra. Il est noté aussi dans la lettre dÉ. Pasquier, Les Lettres dEstienne Pasquier, t. II, Livre xviii, Paris, Jean Petit-Pas, 1619 p. 377-385, « A Monsieur de Pelgé [Claude Pellejay], Conseiller du Roy », voir p. 380 ; la lettre est reproduite dans Montaigne, Essais, éd. citée, t. iii, p. 1206-1210, voir p. 1207-1208. Voir aussi M. Le Jars de Gournay, Œuvres complètes, éd. J.-Cl. Arnould, t. i, Paris, Champion, 2002 ; O. Millet, La première réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, Champion, 1995 ; W. Boutcher, The School of Montaigne in Early Modern Europe, Oxford, Oxford University Press, 2017, 2 vol.

27 G. Couffignal, thèse. cit., p. 231-232 ; voir aussi ch. ii « Les gasconismes : historicité du rapport entre langue et littérature » et ch. iii « Montaigne entre gasconité et poésie » ; Id., « La langue naturelle en Périgord au xvie siècle : autour de lactivité épilinguistique de Montaigne », Cahiers La Boétie, Nature et naturel : autour du Discours de la servitude volontaire, dir. L. Gerbier, 2014, 4, p. 195-211. Id., « Gascon, gasconisme et gasconnade », Littératures classiques, « Français et langues de France dans le théâtre du xviie siècle », 87, 2015, p. 287-299. Dans ce numéro de revue, voir aussi la première partie intitulée « Le Gascon des livres » de larticle de Philippe Martel, « Il y a Gascon et Gascon, ou le ballet des ethnotypes », p. 259-269 ; Robert Lafont, Le Sud ou lAutre : la France et son Midi, Aix-en-Provence, Édisud, 2004, notamment p. 51-77.

28 « Mon vulgaire Perigordin appelle fort plaisamment “Lettreferits” ces sçavanteaux, comme si vous disiez “lettre-ferus”, ausquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dict. » (I, 25, 139).

29 Éd. Demonet-Legros, f. 281 ; EB, f. 273ro. Rien ne permet de savoir si Montaigne connaissait le gascon. Peut-être nétait-ce pas une langue « bien sue » ? Selon G. Couffignal, thèse cit., p. 159, la polyglossie latin / français / langue locale caractérisait « lélite occitane de lépoque ».

30 B. Méniel, « La façon virile de Montaigne », Itinéraires, 2008, mis en ligne le 1er décembre 2008. URL : http://itineraires.revues.org/2207. F. Charpentier, « Un langage moins ferme », MS, 2, 1990, p. 50. G. Nakam, « Éros et les Muses », dans Études seiziémistes, Genève, Droz, 1980, p. 395-404 ; G. Mathieu-Castellani, Montaigne, lécriture de lessai, Paris, PUF, 1988, p. 116-117.

31 J.-F. Courouau, Et non autrement, marginalisation et résistance des langues de France (xvie-xviie siècles), Genève, Droz, 2012, p. 18. J.-F. Courouau souligne que : « Hormis le breton et le basque, clairement différenciés du français par les contemporains, les parlers gallo-romans (doïl, doc et francoprovencaux) sont perçus comme des variétés situées, sur léchelle sociale de la langue, dans le continuum vertical quelle forme, tout en bas. » (p. 18). Il ajoute que « les déclarations sur la variation linguistique intérieure » sont rares (p. 19).

32 Sur la notion de sujet caduc, voir la magistrale étude de F. Cornilliat, Sujet caduc, noble sujet. La poésie de la Renaissance et le choix de ses « arguments », Genève, Droz, 2009, en particulier la 3e partie « La preuve par léchec ».

33 La formule est de Barthélemy Aneau qui se moque de Du Bellay à la toute fin du Quintil horacien, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, LGF, 1990, p. 223 : « Et aussi comme de leurs Poèmes le sujet est caduc, muable, mortel et périssable. Ainsi seront leurs œuvres sur cela fondés. »

34 Les premières lignes de lessai « De laffection des pères aux enfants » établissent un lien entre lécriture et lautoportrait, sujet déprécié (« car à un subject si vain et si vile le meilleur ouvrier du monde neust sçeu donner façon qui merite quon en face conte », II, 8, 385).

35 Voir supra le passage où le français lui semble « suffisamment abondant mais non pas maniant et vigoureux suffisamment » (III, 5, 874).

36 S. Auroux, La Révolution technologique de la grammatisation. Introduction à lhistoire des sciences du langage, Liège, Mardaga, 1994. Le néologisme « grammatisation » est construit sur le modèle du mot « alphabétisation » ; son objet est lactivité linguistique (création de grammaires, de dictionnaires, etc.). La Renaissance a singulièrement augmenté le nombre de langues grammatisées.

37 Voir lincipit du ch. « A Demain les Affaires » : « Je donne avec raison, ce me semble, la palme à Jacques Amiot sur tous nos escrivains François, non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la constance dun si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu developper si heureusement un autheur si espineux et ferré []. » (II, 5, 363). Montaigne ajoute y trouver « un sens si beau, si bien joint et entretenu par tout en sa traduction » (II, 4, 363-364).

38 « Tels de mes amis ont parfois entreprins de me chapitrer ou mercurialiser à cœur ouvert [] » (III, 2, 807).

39 EB, f. 383vo-384ro ; éd. Demonet-Legros, f. 391vo-392ro. EB ajoute : « tu te jouës souvant, / on estimera que tu dies a droit, ce que tu dis à feinte », puis remplace « oui » par « Oui ».

40 À propos de gasconisme, voir aussi la dédicace à son père datée du 18 juin 1568 de la traduction de La Theologie naturelle (Paris, Gourbin, 1569) sur le site des BVH : Sebon « a meshuy assez de façon & dentregent pour se présenter en toute bonne compagnie. Il pourra bien estre, que les personnes delicates et curieuses y remarqueront quelque traict, et ply de Gascongne : mais ce leur sera dautant plus de honte, davoir par leur nonchalance laissé prendre sur eux cest advantage, à un homme de tout point nouveau []. » Cité daprès la deuxième édition, Paris, Guillaume Chaudière, 1581 accesssible depuis la page du projet MONLOE : https://montaigne.univ-tours.fr/montaigne-traducteur-de-sebond/#Ressources

41 « Or jay une condition singeresse et imitatrice : quand je me meslois de faire des vers (et nen fis jamais que des Latins) ils accusoient evidemment le poëte que je venois dernierement de lire : Et de mes premiers Essays, aucuns puent un peu lestranger » (III, 5, 875).

42 Ainsi : « Presentant aux grands cette même licence de langue, et de contenance que japporte de ma maison, je sens combien elle décline vers lindiscretion et incivilité. Mais outre ce que je suis ainsi fait, je nay pas lesprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en eschaper par quelque destour, ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte, ny certes assez dasseurance pour la maintenir ; et fois le brave par foiblesse. Parquoy je mabandonne à la nayfveté et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune den conduire levenement. [] » (II, 17, 649).

43 M. Arrivé (« Toponymie et littérature. Approches interdisciplinaires de la lecture », HAL, 2013, p. 6) reprend les résultats de M.-N. Gary-Prieur dans Grammaire du nom propre, Paris, PUF, 1994. Le nom propre a une composante sémantique complexe : le sens, le contenu (un ensemble de propriétés attribuées au référent initial de ce nom dans un ensemble de croyances) et les connotations qui viennent en supplément des autres éléments du sémantisme.

44 La carrière de Montaigne [1998], trad. P. Gauthier et G. Hoffmann, Paris, Champion, 2009, p. 29 : le domaine agricole « comprend 900 acres où travaillent cent personnes et de nombreux domestiques ».

45 « La plupart de ceux qui me hantent, parlent de mesme les Essais ; mais je ne sais sils pensent de mesmes » (I, 26, 172). À Montaigne, lauteur remarque : « Jy voy des gens assez, mais rarement ceux avecq qui jayme à communiquer [] » (III, 8, 23).

46 Son éloge de Paris est bien connu : « Je layme par elle mesme, et plus en son estre seul que rechargée de pompe estrangiere. Je layme tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis françois que par cette grande cité : grande en peuples, grande en felicité de son assiette, mais sur tout grande et incomparable en varieté et diversité de commoditez, la gloire de la France, et lun des plus nobles ornemens du monde. Dieu en chasse loing nos divisions ! Entiere et unie, je la trouve deffendue de toute autre violence » (III, 9, 972-973).

47 « M. de Montaigne est allé en court », Lettre de Duplessis-Mornay à sa femme le 24 janvier 1588 citée par M. Simonin, « Aux origines de lédition de 1595 », LEncre et la lumière, op. cit., p. 536. Montaigne écrit aimer les cours et les grandes compagnies « pourvu que ce soit par intervalles et à [s]on poinct » (III, 3, 823) ; il a apprécié par ailleurs la marque dhonneur de la noblesse quest lOrdre de Saint-Michel (II, 7). Enfin, il a fait aussi léloge de « la science de lentregent » (I, 13, 49) mais il a peu de goût pour les « vains offices » (I, 13, 48). Précisons quà Paris, les milieux curiaux sont auliques et parlementaires.

48 Ibid., n. 20.

49 Supra, citation de II, 17, 639.

50 La formule est de J. Balsamo dans « Montaigne auteur. Conscience littéraire et pratiques éditoriales dans le livre III des Essais », Fabula, Actes de la Journée « Montaigne. Le livre III des Essais », dir. R. Cappellen et D. Knop, Colloques en ligne de Fabula, 2017 : http://www.fabula.org/colloques/document4194.php

51 J. Balsamo, art. cité, renvoie à Catherine Magnien, « Étienne Pasquier “familier” de Montaigne ? », MS, 13, 2001, p. 277-314.

52 Parlant des expressions et des mots, Montaigne sexclame « Peusse-je ne me servir que de ceux qui servent aux hales à Paris ! » (I, 26, 172).

53 Sur cette notion proposée par le linguiste William Stewart (1965), voir J.-F. Courouau, op. cit., p. 17-18. Et sur lacrolecte « parisien » qui est en fait celui de lélite francophone, même si se répand lidée quil sagit dun territoire allant de lIle-de-France (incluse) jusquà la Loire, voir J.-F. Courouau, op. cit., p. 153-154.

54 Voir supra la citation de I, 26, 172 dans la note 52. Le français de Paris a été étudié par R. Anthony Lodge, A Sociolinguistic History of Parisian French, op. cit. Voir le début de l« Appendix. Literary imitations of low-class speech », p. 251-255 (texte de 1550 « par autre que Marot » pour la période proto-industrielle) et surtout le ch. 7, « Variation in the Renaissance city », p. 124-147 ; le plan simplifié de Paris avec les axes de circulation et « the main meeting-points », p. 112. Cet essai de sociolinguistique historique sur huit siècles a pour objet la dialectologie urbaine historique (« historical urban dialectology », p. 10) et relie la langue à lévolution démographique et socio-économique. Voir aussi R. Anthony Lodge, Le Français. Histoire dun dialecte devenue langue [1993], trad. par C. Veken, Paris, Fayard, 1997.

55 Voir F. Cosandey, Le Rang, Préséances et hiérarchies dans la France dAncien Régime, Paris, Gallimard, 2016 et N. Le Roux, La faveur du roi : Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Paris, Seyssel Champ Vallon, 2001.

56 Guillaume Pot de Rhodes et de Chemaut – parfois graphié Chemeaux – (1539-1603) a été notamment maître des cérémonies de lOrdre de Saint-Michel, maître des cérémonies de lOrdre du Saint-Esprit (créé par Henri III en 1578), puis il fut le premier grand maître des cérémonies à la création de la charge le 2 janvier 1585. Il était présent aux États généraux de Blois. Ses fils lui succédèrent.

57 F. Tinguely, « Singeries romanesques et anthropologie libertine au xviie siècle », Littérature, « Figurations », 143, 2006/3, en ligne sur Cairn. Voir aussi M.-C. Thomine, « Le goût de la langue : Remarques sur lusage des mots concrets dans le chapitre “De ménager sa volonté” », Le livre III des Essais de Montaigne, Journée dagrégation du 10.12.2016, dir. R. Cappellen et D. Knop, Colloques en ligne, Fabula, : http://www.fabula.org/colloques/sommaire4193.php.

58 Le syntagme Lombre de loccitan est le titre dun ouvrage de P. Gardy (Rennes, PUR, 2009) cité par G. Couffignal, thèse citée, p. 51, 166.