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Classiques Garnier

« Étirer et ployer », encore et toujours

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2018 – 1, n° 67
    . varia
  • Author: Guerrier (Olivier)
  • Abstract: After an analysis of the meaning of the verbs « stretch » and « bend » in the Essays and the language of the sixteenth century – with polarization on the second – we try here to see what operations they can refer to, from the point of view of the functioning of nouns and notions in Montaigne, ranging from the enrichment and the higher energy to the variations of the point of application which they induce for these.
  • Pages: 143 to 156
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406083986
  • ISBN: 978-2-406-08398-6
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0143
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-27-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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« Étirer et ployer »,
encore et toujours

Et encore et toujours, donc, pour point de départ, cet extrait du chapitre « Sur des vers de Virgile » consacré aux « beaux esprits » et à leur « langue » :

Le maniement et emploite des beaux espris donne pris à la langue : Non pas linnovant tant, comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, lestirant et ployant. Ils ny aportent point des mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage : Luy aprennent des mouvements inaccoustumés, mais prudemment et ingenieusement1. (III, 5, 873B/145).

Ces lignes, et plus largement le passage où elles prennent place, ont généré, et encore récemment, des commentaires fort pertinents2. Comme nous nous sommes nous-mêmes depuis quelques années engagés dans le débat3, 144nous aimerions y revenir pour encore préciser ce que selon nous peuvent signifier les verbes, ici au participe présent, du « maniement » des mots, dans les Essais.

Première lecture, presquimmanente, et globale. Est manifestement en jeu un enrichissement, mais qui ne se situe pas sur le plan de la néologie. À ce titre, le procès désigné par « estirer » ne paraît pas dabord seffectuer sur le terrain quantitatif de linnovation formelle et lexicale4, mais œuvre sur celui, qualitatif disons, du travail sur le déjà-là. Une isotopie de la profondeur est aisément repérable (« appesantir », « enfoncer », voire « remplir »), et induit que l« étirement » touche avant tout le sens, le feuilleté des « significations » des termes, le paradigme sémantique si lon veut, devenu plus large, en « vigoureux et divers services », dans l« usage ».

Sous cet éclairage, « ployer » prend manifestement tout son relief. Apparu au xiiie siècle, il vient de lancien français ploier, issu lui-même de pleier, pleiier (vers 1100), qui remonte au latin plicare « plier, enrouler », lequel on apparente à plectere « plier, tresser, fléchir ». « Ployer » sinscrit ainsi dans le sillage de « plier », dont il peut constituer comme le doublet. Le Thresor de Nicot de 1606 en fait foi, qui, à lentrée « Plier », porte :

Plier, act acut. Est mettre en plis une chose estendue de son lonz & large, Plicare, Complicare. Selon ce on dit, Plier du drap, des soyes, du linge, du papier, &c. Ce qui sentend en plis & replis. Plier aussi est courber, fléchir, Flectere. Selon quoy lon dit, Plier une branche darbre, un baston, une verge, doù procede le commun proverbe, Il vaut mieux plier que rompre, qui se dit à ceux qui ne veulent baisser la teste soubs le commandement de qui les peust châtier. Mais en cette signification on dit aussi Ployer. Incurvare5.

Mouvement inverse chez Furetière un peu moins dun siècle plus tard, quand, à lentrée « Ployer », il note « Voyez Plier, cest la même chose6 » ; et, pour « Plier », quant à lui :

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Plier, ou Ployer. v. act & n. Mettre en ligne courbe, ou en angle une chose qui est en ligne droite7.

Au sens figuré comme au sens propre, les deux verbes sont donc ressentis comme ayant une forte proximité, « plier » tendant cependant peu à peu à mettre « ployer » « hors dusage8 », puis à le faire considérer finalement, cest le cas aujourdhui, comme vieilli ou littéraire.

De fait, dans les Essais, « ployer » ou encore « ployable » sont déjà moins représentés que « plier » et ses dérivés. Montaigne privilégie dailleurs lemploi figuré et le sens d« adapter », que ce soit en évoquant la raison, les règles de la médecine ou encore lattitude dun homme de jugement9 ; ce quon retrouve dans des extraits contenant pour leur part « plier », qui traitent du corps ou des sectes philosophiques face à la loi civile10, dans un emploi pronominal du verbe dans le dernier exemple, lequel tour se rencontre également dans lextrait suivant de lApologie :

Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré dor et de pierrerie, peuplé de garses dexcellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je voy bien que ce sont des moqueurs qui se plient à nostre bestise pour nous emmieler et attirer par ces opinions et esperances convenables à nostre mortel appetit. (II, 12, 518A/296)

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Où, sur lExemplaire de Bordeaux, « se plier » vient se substituer à « saccommoder » présent dans toutes les versions antérieures, phénomène également observable avec « tourner » dans le chapitre « De la colere », cette fois sur une addition de 1588 :

Et aimeroys mieux produire mes passions que de les couver à mes despens : Elles salanguissent en sesvantant et en sexprimant : Il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors, que de la plier contre nous. (II, 31, 719B/611)

Déjà présente à lintérieur de certaines de ces occurrences, lidée de contrainte est rendue elle aussi par « plier », sous la « force de la raison » dun adversaire de joute puis « lautorité » dun témoin tel que Tacite dans « De lart de conferer11 », et également à deux reprises par lexpression « plier sous le faix12 », qui fait advenir le sens propre du verbe, peu fréquent dans lœuvre, sinon dans cette addition de 1588 au chapitre « Consideration sur Cicéron » où Montaigne évoque ses propres missives :

Jay accoustumé les grands qui me connoissent à y supporter des litures et des trasseures, et un papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent le plus, sont celles qui valent le moins : Depuis que je les traine, cest signe que je ny suis pas. Je commence volontiers sans project, le premier traict produict le second. Les lettres de ce temps sont plus en bordures et prefaces, quen matiere. Comme jayme mieux composer deux lettres que den clore et plier une, et resigne tousjours cette commission à quelque autre13. (I, 40, 253B/409-410).

Ceci nous conduit à un dernier ensemble où est en jeu le substrat linguistique. Le langage est perçu comme une matière labile, dont il faut 147apprendre de bonne heure les formes étrangères selon un extrait de « De linstitution des enfans », qui portait « façonner » dans les versions imprimées :

Je voudrois quon commençast à le promener des sa tendre enfance : Et premierement, pour faire dune pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel si vous ne la formez de bonheure la langue ne se peut plier. (I, 26, 153A/265)

Ou encore, dans cette perspective, et juste avant la séquence de « Sur des vers de Virgile » dont nous sommes partis, on lit laveu sur la langue italienne dun Montaigne pourtant alors auteur dune partie du Journal de voyage en cet « idiome » :

[B] Les imbecilles sentent encores quelque image de cecy. Car en Italie je disois ce quil me plaisoit en devis communs, mais aus propos roides je neusse osé me fier à un idiome que je ne pouvois plier ny contourner outre son alleure commune. (III, 5, 873/145)

Il y va alors naturellement, et pour finir, de la parole écrite, avec inflexion vers linterprétation, dans lApologie toujours :

[A] Quand je prends des livres, jauray apperceu en tel passage des graces excellentes, et qui auront feru mon ame, quunautre fois jy retombe, jay beau le tourner et virer, jai beau le plier et le manier, cest une masse inconnue et informe pour moy. (II, 12, 566/376)

« Tourner », « virer », « manier », voilà réunis des verbes qui se situent dans la turbulence de « plier », et qui de plus ne sont pas sans rapport avec le « dictionnaire équestre14 » des Essais, ni avec nos lignes inaugurales sur « le maniement et emploite des beaux espris ».

Quoi quil en soit, à laune de ce rapide parcours, et si lon accepte que « ployer » puisse toujours charrier des acceptions que « plier » prend dans la pratique désormais plutôt en charge, « étirer et ployer » impliquent un mouvement dextension de la signification, allié à une adaptation, voire une « courbure », un « repli ». Les deux procès sont dailleurs presque associés, presque car inversés et avec ici présence de « replier », quand, dans un ajout manuscrit de « De laffection des pères 148aux enfans », lécrivain suggère de rabattre sur nous-mêmes les propos que nous tenons sur un autre :

Tous les jours et à toutes heures nous disons dun autre ce que nous dirions plus proprement de nous si nous sçavions replier aussi bien questendre nostre consideration. (II, 8, 395C/106)

La densité du tissu lexical densemble, et le sujet de ce dernier texte, nous invitent alors à nous reporter à lentreprise des Essais elle-même15. Soit dabord à cet avatar du geste socratique dauto-examen quexpose « De la praesomption », et où « replie » vient remplacer « renverse » dans la version autographe :

[A] [] Le monde regarde tousjours vis à vis, moy je replie ma veue au dedans, je la plante, je lamuse là. Chacun regarde devant soy, moy je regarde dedans moy : je nay affaire quà moy, je me considère sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. Les autres vont tousjours ailleurs, sils y pensent bien : ils vont tousjours avant,

[A2] nemo in sese tentat descendere

[A] moi, je me roulle en moy-mesme. (II, 17, 657-658/522)

Arpentage de l« esprit », effort pour « pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes » (II, 6, 378C/78) daprès laddition manuscrite de la fin du chapitre « De lexercitation », concrétisés en un ouvrage qui « enrolle » des observations toujours en rapport avec le sujet pensant, selon la suite de ce même passage, et la dynamique dessai quil suppose :

Il y a plusieurs années que je nay que moy pour visée à mes pensées : que je ne contrerolle et estudie que moy : Et si jestudie autre chose, cest pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. (Ibid., 378C/79)

Mais également, et dans le prolongement, un ouvrage où le « theme se renverse en soy » (III, 13, 1069C/432), dont une des propriétés essentielles est de concerner autant « les choses » que « le discours même » pour reprendre les termes de Marie de Gournay dans sa Préface de lédition Dallin de 162516 – et cela de plus en plus, dans le « troisième allongeail » 149et les quelques « six cents additions aux deux premiers » livres de 1588, puis lors de la généralisation de lécriture marginale aux trois tomes déjà existant, sur lExemplaire de Bordeaux17.

Soit, mais alors à quoi peut au juste renvoyer, sur le plan de la langue des Essais en tant que telle, lopération d« étirer et ployer » ? Nous prendrons ici le parti quelle sapplique en priorité au vocabulaire et, en celui-ci, aux substantifs et verbes qui en sont dérivés (et que du reste les Essais tendent volontiers à substantiver). Du point de vue du périmètre sémantique et la « polysémie » des termes, des choses importantes ont été écrites par Marie-Luce Demonet, analyses de micro-séquences de lœuvre ou densembles plus massifs comme le chapitre à lappui, « polysémie » quelle reliait du reste aux réflexions de lépoque et non à notre définition moderne, pour conclure à lexistence de « mots voyageurs18 » chez Montaigne, où un sens spécialisé nest souvent quune des possibilités offertes au lecteur par la langue en circulation. On peut saccorder sur le fait que, dans les Essais, le sens dun mot est foncièrement local, dicté par le contexte, expérimental ou, si lon veut, pragmatique et empirique19. Mais cette logique horizontale ne supprime pas le halo de significations qui continue denvironner le vocable, soit la stratification et la sédimentation de ses utilisations dans les langues et les cultures « savantes » (latines notamment pour Montaigne, même si son texte répercute les problèmes quAmyot en particulier avait rencontrés avec le substrat hellénistique à loccasion de ses traductions des Vies et des 150Moralia de Plutarque), mais également dans les langues vernaculaires à disposition, utilisations que louvrage peut actualiser en dautres endroits. On a là un fonctionnement des notions assez caractéristique de lhumanisme, transplantées dans des cadres nouveaux et modelées sur eux, mais qui restent adossées à un univers de représentations transmis par des gestes et habitus propres au temps, ce qui rend ardu de les hypostasier, ou dy voir des « concepts20 ». Concrètement, cela confère du jeu au texte, un potentiel de sens aux occurrences, et du coup un rôle crucial au partenaire et « lecteur suffisant ».

Voilà de quoi doter les mots dune vigueur que Montaigne appelle de ses vœux, sur le modèle, dans le chapitre « Sur des vers de Virgile », des paroles de Virgile et Lucrèce quil vient de « ruminer », qui « signifient plus quelles ne disent », et au sujet desquelles il précise un peu plus loin :

Daucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apercevons plus malaisément lenergie, dautant que lusage et la frequence nous en ont aucunement avily et rendu vulgaire la grâce. Comme en nostre commun, il sy rencontre des frases excellentes, et des metaphores desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur sest ternie par maniement trop ordinaire. (III, 5, 874B/146)

Et dans « notre commun » figurent de façon privilégiée ceux de la chasse et la guerre :

En notre langage je trouve assez destoffe, mais, un peu, faute de façon. Car il nest rien quon ne fit du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un généreux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme les herbes, samendent et fortifient en les transplantant. (Ibid.)

Il est bien établi que lauteur suit là un mouvement de réhabilitation de la langue ordinaire, inauguré par le De vulgari eloquentia de Dante et sa traduction italienne par Trissino en 1529, et prolongé en France par le De philologia de Budé en 1532, la Défense et illustration de la langue 151française (II, 6 et 11) de Du Bellay en 1549, le « Suravertissement » des Odes de 1550 et la préface posthume de La Franciade de Ronsard, ou encore la Précellence du langage françois dEstienne de 1579 ; mais, que contrairement à ce dernier et aux deux poètes, et avant eux Horace, il dénonce toute forme de néologie formelle21.

À la place, une « énergie » à restituer. Lenergeia aristotélicienne, remobilisée par les rhétoriciens et poéticiens de la Renaissance, a gagné aussi bien la logique de Canaye (dont LOrgane est de 1589), la philosophie en langue vulgaire de Dupleix22 (dont la Physique est de 1603), que la lexicologie en constitution, et cest là encore Nicot qui en fournit un bon exemple avec son Thresor de 1606. On croise en effet à quelques reprises dans ses « Commentaires » le tour « Selon lénergie de ce mot », avec parfois adjonction de « la naïveté », autrement dit des « ordonnateurs sémantiques23 » qui visent à instaurer des filiations entre les acceptions, en particulier lors de lévolution dans larticle du sens courant à celui plus spécialisé des disciplines que le titre complet de la somme met en vedette : cest le cas pour « Escumeur », qui relève du lexique de la marine24, ou « rencontre », qui a une acception dans celui de la guerre25. Ce sentiment linguistique concerne également celui de la vénerie, ainsi 152que le révèle, un peu autrement, lentrée consacrée à « pourchasser26 ». Mais comment, alors quil est exprimé ici au sein dun dictionnaire et sur le mode taxinomique, ledit sentiment peut-il trouver un écho et une manifestation dans les Essais, œuvre qui obéit à un tout autre régime ?

Nous avons tenté de le démontrer, le « vocabulaire cynégétique27 » leste lenquête montaignienne dune part de « naturel », de spontanéité, à laquelle la relecture (par le scripteur) et la lecture (par le lecteur) doivent donner une consistance critique. La remotivation du paradigme a ainsi un impact sur les occurrences où les éléments de celui-ci sont employés dans un sens plus figuré. Pour ce qui est, de son côté, de la « rencontre » à strictement parler, on inférera que, si lacception militaire est une parmi dautres, la précision de sa définition dans le Français du temps, et que respectent les Essais quand il y a lieu, permet détoffer de ses virtualités des valeurs distinctes delle, en leur apportant une « énergie » supérieure : soit, en parallèle avec cet autre grand univers de référence du hasard des « rencontres » quest lépicurisme et son clinamen, celui plus « moderne » de la guerre, domaine par excellence de la Fortune dans les consciences de lépoque, avec idée dun lien fortuit et en « petit comité28 ». Cest ainsi finalement que, selon un fonctionnement en réseau propre au livre, lequel enregistre létat contemporain de la langue, tandis quun sens est déterminé par un contexte, dautres continuent dans le même temps de bruire autour de lui, en le « fortifiant ». Et cest de la sorte une des manières de comprendre le binôme « étirer et ployer » que nous interrogeons.

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Mais il y a peut-être encore davantage, dans le droit fil de nos précédents développements traitant du « repli ». Le processus de rotation de lobjet sur le sujet, et de la « matière » sur la « manière », est peut-être lui aussi engagé dans lexpression considérée, requérant alors dévoluer du contenu des mots à leur point dapplication. Partons dune observation rapide de « pli », justement, dans les Essais. Si on y trouve les sens propre et figuré (pli du corps, du visage, des vices, de la vertu, ou encore de Socrate29), insistons davantage ici sur la capacité du terme à glisser demploi généralisant à dautres où est explicitement en jeu lauto-désignation. Dans « De la vanité », par exemple, et avec proximité de « complexion » :

Je me suis pris tard au mesnage. Ceux que nature avait faict naistre avant moy men ont deschargé long temps : Javois desjà pris un autre ply, plus selon ma complexion. (III, 9, 949B/253)

Ou encore, à la fin de « De lart de conférer », et mieux encore puisquil est maintenant question du programme des Essais :

Je me presente debout et couché, le devant et le derriere, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis. (III, 8, 943C/248).

Le substantif est particulièrement adéquat à la peinture du skeletos nouvelle manière, et à lautoportrait moral et intellectuel mené dans lœuvre. Et, selon le principe de lessai, les « naturel plis » englobent finalement la totalité du texte, soit également les énoncés à première apparence impersonnels : énoncés référentiels qui sont subsumés sous une perspective cavalière réflexive, qui pourra également toucher les paroles convoquées pour le dire. Le « pli » a toujours à voir avec cette 154affaire, si lon en croit une remarque de lApologie, sévère à légard des « prognostications » déjà brocardées dans le chapitre 11 du Livre I :

Il nest prognostiqueur, sil a cette authorité quon le daigne feuilleter, et rechercher curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce quon voudra, comme aux Sibylles : car il y a tant de moyens dinterprétation quil est malaisé que, de biais ou de droit fil, un esprit ingénieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui luy serve à son poinct. (II, 12, 586A/409)

« Plis » et « lustres ». Le point est dimportance car il nous met sur la voie de ce sur quoi portent, au fond, les investigations de Montaigne : les représentations, collectives ou individuelles, « enrollées » comme discours et soumises au regard critique, en un ensemble qui a même statut ontologique et gnoséologique quelles. Cest la raison pour laquelle, nos premiers travaux se sont employés à létablir, des termes comme « fantaisies », ou encore « songes », sont particulièrement adéquats à lesprit de lentreprise puisque, non contents de véhiculer des arrière-plans culturels puissants à la Renaissance, ils désignent la totalité des développements des Essais, et jusquà la manière den conduire les tracés. Cette souplesse remarquable les inscrit dans la logique quexprime un Sextus Empiricus dès louverture des Hypotyposes (pour chaque chose faire un rapport conforme à ce qui nous apparaît sur le moment), mais avec une subjectivation renforcée du propos et une attention des plus soutenues à la forme quil peut adopter. De la sorte, et sur le terrain du lexique, ils relèvent du « nouveau langage » qui selon lApologie fit défaut aux pyrrhoniens et leur valut bien des détracteurs, et grâce auquel le livre assume sa pleine cohérence, non dogmatique.

Les « jargons » plus modernes ne sont pas tout à fait en reste en la circonstance. Sans avoir probablement la force de structuration de la « fantaisie », certains de leurs composantes évoluent semblablement sur les plans de la description du sujet par lui-même, et de celle de louvrage par louvrier. La « reconnaissance », ainsi, implique lidentification du déjà-connu, mais aussi lexploration de ce qui étranger, avec alors un emploi principal dans le domaine de la guerre30. Ce qui peut produire 155des équivoques fécondes, comme il arrive dans la séquence qui ouvre le dernier chapitre du second livre, « De la ressemblance des enfans aux peres » :

[A] Je veux representer le progrez de mes humeurs, et quon voye chaque piece en sa naissance. Je prendrois plaisir davoir commencé plustost, et à reconnoistre le trein de mes mutations. (II, 37, 758A/671)

Le verbe fait-il référence à une activité intellectuelle où le « je » retrouverait sans peine des traits familiers au sein du « trein de [ses] mutations », ou au parcours dune instance qui examinerait un champ nouveau ? En tout cas, il est suggéré quà partir du moment où elle touche le rapport du sujet à lui-même, ainsi quaux « mutations » qui le rendent variable, la reconnaissance seffectue nécessairement sur le registre de linspection de ce « moi » qui soudain nest plus « moi », dramatisant dautant lacte de réconciliation.

Cest ce dont il est question à la toute fin du chapitre « Du parler prompt ou tardif », dans une addition autographe :

[C] Ceci madvient aussi : Que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre que par linquisition de mon jugement. Jaurai eslancé quelque subtilité en escrivant (jenten bien : mornée pour un autre, affilée pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. < Ce >la se dit par chacun selon sa force). Je lay si bien perdue que je ne sçay ce que jay voulu dire : et la lestranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela madvient, je me desferoy tout. < Le > rencontre men offrira le jour quelque autre fois plus apparent que celui du midy : et me fera étonner de mon hésitation. (I, 10, 40/95-96).

Dans le cas présent, on assiste à une surdétermination de « rencontre ». Certes, lacception militaire nest pas directement convoquée, mais elle peut se maintenir à lhorizon dun texte qui porte sur le télescopage fortuit de soi avec soi devenu un autre. En outre, la « subtilité » – ou 156du moins considérée comme telle – désormais inactuelle et incompréhensible, nous oriente vers un autre sens du terme à lépoque, celui de « bon mot », comme le confirme le repentir « pointe dinvention » lisible sur lExemplaire de Bordeaux. Ce qui, dans lécriture puis la relecture, confère bien au substantif et à la notion un pouvoir de modélisation valable pour lintégralité des Essais. Il est lui aussi un des vecteurs de choix dune pratique scripturale qui réfléchit les fluctuations du monde, de lesprit ou du langage. 

Sil na composé ni un « beau petit dictionnaire » comme celui en Lanternois que Panurge promet à Pantagruel dans le chapitre xlvii du Tiers Livre, pas davantage quune quelconque Briefve Declaration comme celle que Rabelais joint à son Quart Livre de 1552, Montaigne possède une conscience vive des mots des Essais, et de la singularité du dictionnaire quon pourrait tirer de ces derniers31. Les lignes de « Sur des vers de Virgile » dont nous sommes partis concernent certes lactivité des « beaux esprits » en général ; mais elles disent à nen pas douter aussi quelque chose de sa manière à lui de prêter à la langue des « mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingénieusement ». On peut même affirmer que lécrivain radicalise certains aspects des débats du temps sur les questions linguistiques et lexicales, pour les « ployer », à leur tour, au « seul livre au monde de son espece, dun dessein farouche et extravagant ».

Olivier Guerrier

Université Toulouse II – Jean Jaurès

1 Pour les citations des Essais, nous nous référons à lédition Villey-Saulnier. Lorthographe et la graphie archaïsantes seront donc maintenues, en connaissance de cause, mais pas les alinéas. Nous mentionnerons entre parenthèses la pagination correspondant à lédition procurée par André Tournon à lImprimerie nationale, Paris, 1998, coll. « La Salamandre », 3 volumes, dont nous restituerons autant que possible le système de ponctuation, à lexception des guillemets ainsi que des tirets et du point-en-haut correspondant aux deux-points archaïques de Montaigne, remplacés par les deux-points classiques. Les passages autographes illisibles ou rognés sur lExemplaire de Bordeaux seront rétablis daprès ceux du texte de 1595, signalés entre crochets obliques, sur le modèle de cette édition critique, sur laquelle nous nous fonderons également pour ce qui est des variantes imprimées et des variantes autographes ou « repentirs », décelables sur lExemplaire de Bordeaux.

2 Voir ainsi la contribution de R. Menini et D. Knop, « Lart du provignement dans le livre III des Essais », Montaigne Le livre III des Essais, dir. R. Cappellen et D. Knop, Fabula, Colloques en ligne, 2017, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4264.php, le premier des auteurs citant à bon droit le texte antérieur de J.-Ch. Monferran, « Le “dictionnaire tout à part [s]oi” de Montaigne. Quelques remarques sur les mots de métiers et les mots “paysans” dans les Essais », La Langue de RabelaisLa langue de Montaigne, dir. F. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 405-421.

3 Dans « Le dictionnaire fantastique », « Concepts et figures – Littérature et philosophie à la Renaissance », RHR, 64, Juin 2007, p. 47-58, puis dans Rencontre et reconnaissance – Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Classiques Garnier, 2016, en particulier p. 110-115.

4 Quelques nuances probantes sont apportées par R. Menini et D. Knop dans larticle cité plus haut, qui étudient la dérivation propre comme type de « provignement ».

5 J. Nicot, Thresor de la langue françoise [], Paris, David Douceur, 1606, p. 489.

6 A. Furetière, Dictionnaire universel [], éd. A. Rey, Paris, SNL-Le Robert, 1978, Tome III.

7 Ibid.

8 Dans le Dictionnaire universel, 2e édition [], La Haye et à Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1702, tome 2, p. 538, on lit cette remarque juste à la suite de la première entrée de « Plier » : « Vaugelas prétend quon ne doit pas confondre plier & ployer & quils ont des significations très-differentes. Mais aujourdhuy lon employe plier dans toutes les significations de ployer, ce qui a mis ce dernier presque hors dusage ».

9 « Jappelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy – cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour dun mesme subject : cest un instrument de plomb, et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à tous biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner » (II, 12, 565A/374) ; « Celuy qui ny employe que son jugement et son adresse, il y procede plus gayement. Il feinct, il ploye, il differe tout à son aise, selon le besoing des occasions » (III, 10, 1008B/341) ; « Les médecins ploient ordinairement avec utilité leurs règles à la violence des envies âpres qui surviennent aux malades » (III, 13, 1087B/459).

10 « Le corps encore souple, on le doit à cette cause plier à toutes façons et coustumes » (I, 26, 166A/285) ; « [] Les plus hardies sectes, Épicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contraintes de se plier à la loy civile, au bout du compte » (II, 12, 512C/288).

11 « Je me sens bien plus fier de la victoire que je gaigne sur moy, quand en lardeur mesme du combat je me faicts plier soubs la force de la raison de mon adversaire — que je ne me sens gré de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse » (III, 8, 925B/220) ; « Jay accoustumé, en telles choses, de plier soubs lauthorité de si grands tesmoings » (ibid., 942B/247).

12 « Tesmoing le peuple Thebain : lequel ayant mis en justice daccusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avoit esté prescrit et preordonné, absolut à toutes peines Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objections, et nemployoit à se garantir que requestes et supplications » (I, 1, 8A/49) ; « Ce qui fait bruit se remue, ce qui se remue nest pas gelé, ce qui nest pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie soubs le faix » (II, 12, 460A/204).

13 À noter quE. Huguet, dans son Dictionnaire de la langue française du seizième siècle (Paris, Didier, 1973, t. VI, p. 38), donne, pour « Ployer », « Plier – Et sur ce point voys ma lectre ployer, Marot, Epistres, 37 ».

14 Pour reprendre le titre de larticle de M. Baulier et R. Menini dans ce volume. Nous les remercions au passage de nous avoir transmis ce dernier dès sa rédaction.

15 Voir sur ce point les développements dÉ. Schneikert dans Montaigne dans le labyrinthe – De limaginaire du Journal de voyage à lécriture des Essais, Paris, Champion, 2006, p. 319 sq.

16 « Les autres discourent sur les choses : cettui-ci sur le discours même, autant que sur elles ».

17 Sur le phénomène et ses possibles significations sur le statut de lauteur comme du lecteur, voir notre article « Replis – Retour sur le lecteur des Essais », BSAM, 65, 2017-1, p. 105-112.

18 Voir « Des mots voyageurs. Étude sur la polysémie dans les Essais », dans Montaigne, voyage et écriture, Paris, Champion, 1995, p. 191-208 ; repris dans À plaisir. Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 199-217.

19 Voir dans cette perspective la méthode de lecture proposée par L. Gerbier pour le Discours de la servitude volontaire dans « Un subject vulgaire et tracassé ? Note pour une lecture philosophique du Discours de la servitude volontaire », Seizième siècle, 11, 2015, p. 329-346. Méthode qui tient à lexamen, non de « concepts », mais de problèmes ponctuels, de « traces singulières déposées dans le flux du discours », à partir de lieux et de termes précis, et que lauteur a appliquée, selon des paramètres historiques, politiques et linguistiques différents, à Machiavel dans son inédit dHabilitation à Diriger les Recherches Machiavel moraliste – Essai sur le machiavélisme et les vertus morales (présenté le 10 janvier 2017 devant lÉcole Normale Supérieure de Lyon – ouvrage à paraître), pour monter en la circonstance lexistence dune « langue de lexpérience », arrimée au plan dimmanence.

20 Le débat sur la question est toujours vif, et a été relancé lors de la soutenance de Thèse de T. Mollier, à partir de son travail présenté le 17 novembre 2017 devant lUniversité de Lille III, Les ressorts littéraires de la pensée de Montaigne. Tout en établissant lui aussi que lépaisseur du mot chez Montaigne tient à lensemble pluriel des représentations auxquelles il renvoie, lauteur y décèle un « potentiel de conceptualité » actualisé ou non par les divers contextes où il prend place. Ce qui le conduit à identifier dans les Essais des temps de cohérence philosophique, des « philosophèmes » et à retrouver le « concept », mais dans un sens qui nest pas tout à fait celui de la philosophie classique.

21 Voir J.-Ch. Monferran, art. cité.

22 Dans le travail inédit quelle a proposé dans son propre dossier dHabilitation à Diriger les Recherches, Écrire la philosophie naturelle en langue française : des premiers textes à lœuvre de Scipion Dupleix (présenté le 28 janvier 2017 devant lÉcole Normale Supérieure dUlm – ouvrage à paraître), V. Giacomotto-Charra montre limportance du terme et de la notion dans la conception que Dupleix se fait de la langue scientifique (voir ainsi les p. 345 et 557). L« énergie » revient souvent sous sa plume, en particulier dans la Liberté de la langue française, ouvrage tardif (1646) qui constitue un commentaire des Remarques de Vaugelas, auquel dailleurs Dupleix soppose pour ce qui concerne la néologie, à laquelle il est lui favorable.

23 Expression de T. Russon Wooldridge dans Les débuts de la lexicographie française – Estienne, Nicot et le Thresor de la langue française (1606) [1977], Le Net des Études françaises, Toronto, 2010, en ligne à http://www.etudes-francaises.net/dossiers/wooldridge_debuts/, 2.2.2.3.2.

24 « Selon lenergie & naïfveté du mot, est celuy qui oste lescume [] », Thresor de la langue françoise, op. cit., p. 250.

25 « Selon cette mesme energie du mot, on dit Rencontre en fait militaire, le combat de deux troupes de deux armées ennemies, sestant adventurierement & en endroit inopiné rencontrées. En quoy Rencontre differe de bataille. Car elle se fait dune seule partie de larmée querant adventure, & souvent par combat tumultuaire, & tantost de seules gens de cheval, & tantost de seules gens de pied. Là où bataille est de toute larmee, & de gens de cheval & de pied ensemble, par bataillons ordonnez & rangez & avec artillerie : ce que Rencontre na pas [] », Thresor de la langue françoise, ibid., p. 555.

26 « Cest poursuyvre la chasse sans labandonner [] & est plus que Chasser, car il signifie Chasser à toute outrance par labeur et courage indefatigable [], Lenergie duquel mot Iaques du Fouillou au cha.3 de sa venerie reprensentent en ces termes []. De là vient quon dit par metaphore prinse des veneurs, pourchasser, pour avecques instance poursuivre quelque chose [] », ibid., p. 500.

27 Voir Rencontre et reconnaissance, op. cit., p. 231-234.

28 Même si, contrairement à « bataille » ou encore « escarmouche », qui ont alors un équivalent dans lItalien, « rencontre » dans le sens militaire paraît propre au Français, on pourra encore ajouter dans cette optique le sens et les enjeux que Machiavel dans son œuvre prête à Riscontro et Riscontrare, à partir en particulier de ce passage célèbre du Prince qui évoque une manière de Kairos politique : « Je crois aussi quest heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps (quello che riscontra il modo del procedere suo con la qualita de tempi) et que, semblablement, est malheureux celui dont les procédés ne saccordent pas avec les temps (quello che con il procedere suo si discordano e tempi) », Le Prince, chap. xxv, éd. G. Inglese, trad. J.-L. Fournel et J. C. Zancarini, Paris, PUF, 2014 [2000], p. 261.

29 « Le corps na, sauf le plus et le moins, quun train et quun pli » (I, 14, 57C/120) ; « [B] Nature nous descouvre cette confusion : Les peintres tiennent que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire » (II, 20, 674B/546) ; « Je trouve que nos plus grands vices prennent leur ply de nostre plus tendre enfance et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices » (I, 23, 110C/200) ; « [B] La vertu assignée aus affaires du monde est une vertu à plusieurs plis, encoigneures et couddes, pour sapliquer et joindre à lhumaine foiblesse » (III, 9, 991/318) ; « Cette raison qui redresse Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes et aux Dieux qui commandent en sa ville, courageux en la mort, non parce que son ame est immortele, mais parce quil est mortel » (III, 12, 1059C/418 ; « sa vicieuse pante » sur limprimé).

30 Nicot, à larticle « recognoistre », consacre à ce dernier un item, sous la forme dune citation traduite de Tite-Live : « Deux fregates ont esté envoyées devant pour recognoistre les ennemis : Duae speculatoriae naves praemissae sunt. Livius », Thresor de la langue françoise, op. cit., p. 555. On le trouve donc aussi dans les ouvrages spécialisés, comme par exemple les Essais politiques et militaires de Mouchembert, dont l« Aphorisme XXVII » porte : « Il ny a rien de plus necessaire à un chef que de recongnoistre au certain les desseins de son ennemy, & remarquer ses forces. Car par lignorance du premier, & le mespris du second, il fait ses preparatifs, & bastit ses desseins sur des fondemens supposez & glissans : & se prive de plusieurs grands avantages quil auroit rencontré dans une meilleure prevoyance », Essais politiques et militaires, enrichis de diverses maximes et remarques tirées des anciens auteurs, par le sieur de Mouchembert, Paris, N. Buon, 1627, p. 206.

31 Voir le célèbre passage « Jay un dictionnaire tout à part moy… » du chapitre « De lexpérience » (III, 13, 1111B/497). On rappellera cependant quil porte sur la « fraze ordinaire de passe-temps et de passer le temps », quil sagit de remotiver, de « dégeler » de son usage en vogue par trop ludique.