Que mourir, c’est apprendre à vivre ? « De l’exercitation d’une mort imminente »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 2, n° 66. varia - Auteur : Delporte-Fontaine (Olivier)
- Résumé : Dans l’essai « De l’exercitation » du livre deux, chapitre six des Essais, Montaigne raconte avoir approché la mort après un accident de cheval. Tout en se corrélant avec la recherche contemporaine sur l’expérience de mort imminente, laquelle est en pleine essor, cet article, avec Montaigne à travers son exercitation de « mort imminente », développe l’idée que l’on peut « passer » d’un « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » à un « Que mourir, c’est apprendre à vivre ».
- Pages : 165 à 176
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406073444
- ISBN : 978-2-406-07344-4
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0165
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/10/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Que mourir,
c’est apprendre à vivre ?
« De l’exercitation d’une mort imminente »
Quel effet cela fait-il, d’avoir le sentiment d’être « mort » et/ou de se sentir mourir ? La mort peut-elle être essayée plus d’une fois ? Peut-on l’approcher et en revenir pour en témoigner ? Peut-on l’apprivoiser autrement que par la réflexion philosophique ? Peut-on apprendre à mourir autrement qu’en La philosophant à la troisième personne, autrement dit sans l’expérience sensible ? Est-ce que l’essayer à la première personne peut permettre de ne plus en avoir peur et « de s’en avoisiner1 » ?
La mort peut-elle être essayée ?
Dès le début des Essais, Montaigne aborde le thème de la mort avec une réflexion philosophique à la troisième personne autour de la peur qui l’accompagne. Il change de perspective philosophique en l’essayant à la première personne suite à une chute de cheval à l’approche de la quarantaine. Montaigne vient d’effectuer une expérience, une exercitation de mort imminente si nous pouvons dire, pour reprendre le titre de son essai à propos de son ressenti phénoménal de la mort : « De l’exercitation » racontée dans le chapitre six du deuxième livre des Essais. Cette expérience fit évoluer sa réflexion sur la peur de la mort et surtout sur la vie.
Comment comprendre qu’une expérience de ce type puisse avoir réduit en un peu plus de deux heures de « mort imminente », la réflexion 166d’un « Que philosopher, c’est apprendre à mourir2 » à ce que nous nous proposons de baptiser ici le « Que Mourir, c’est apprendre à vivre » ? En effet, après cette expérience, la mort ne devient plus le but de la vie mais plutôt le « bout ». Cette chute de cheval interroge l’idée qu’une expérience proche de la mort permet parfois un apprentissage de celle-ci peut-être bien plus efficace qu’une réflexion philosophique intellectualisée et empirique à la troisième personne. Montaigne se questionne d’ailleurs sur ce fait au début du même essai en alléguant que personne n’est revenu de la mort pour en parler :
Il s’est trouvé anciennement des hommes si excellens mesnagers du temps, qu’ils ont essayé en la mort mesme de la gouster et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir que c’estoit de ce passage, mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles3.
Autrement dit, il est impossible a priori de connaître une personne qui est revenue de la mort afin d’en discuter avec elle. Car en effet nous pouvons essayer « une pauvreté volontaire4 » et « […] par expérience fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence, et tels autres accidents5 » bref presque tout, sauf la mort dont on ne revient jamais puisque évidemment définitive. Cependant, Montaigne soulève la question de l’expérience sensible qui peut permettre d’apprendre la philosophie autrement que par une observation empirique à la troisième personne. Or peut-on s’approcher « imminemment » de la mort ? Montaigne ne semblait pas connaître d’individus qui auraient pu raconter des expériences de mort imminentes. À son époque, les moyens de communication n’étaient pas ceux d’aujourd’hui même si la doxa pouvait toujours répertorier un ensemble de récits plus ou moins folkloriques.
En effet, nous savons maintenant que depuis l’antiquité des témoignages font part d’expériences de « mort imminente » (EMI ou NDE en anglais pour Near Death Experience). Bon nombre de personnes, quels que soient leur culture, âge, sexe et religion, racontent s’être essayées à la mort lors d’arrêts cardiaques, par exemple à l’image de la chute de cheval de Montaigne. Ainsi Platon évoque dans le livre X 167de la République le soldat Er qui, après une blessure lors d’une bataille, témoigne avoir approché la Mort et même avoir voyagé jusqu’au monde des Idées dans un Au-delà socratique. Hemingway témoigne dans un de ses romans d’autofiction, l’Adieu aux armes, avoir expérimenté la mort après l’explosion d’un obus, ayant eu l’impression d’avoir été propulsé hors de son corps. La carmélite Thérèse d’Ávila, du même siècle que Montaigne, a évoqué plusieurs fois avoir été transportée au seuil de la mort suite à une maladie ou à ses fameuses oraisons mystiques. Le psychiatre et psychanalyste Carl Gustav Jung raconte dans ses mémoires avoir eu une expérience de ce type lors d’un arrêt cardiaque. Aujourd’hui, nous trouvons bon nombre de personnes qui témoignent avoir approché la mort, d’autant plus que les techniques de réanimation ont considérablement évolué alors que du temps de Montaigne, il était plutôt difficile de trouver et de quantifier des récits ou de « revenir » de la mort puisque les progrès et technologies médicales ne le permettaient pas comme c’est le cas au xxie siècle.
Un essai de la mort ?
Rappelons les faits. Montaigne explicite que « mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu’une fois ; nous y sommes tous apprentifs quand nous y venons6 ».
Sauf que par hasard, lors d’une chute de cheval, il se retrouve contre son gré à l’essayer, du moins plutôt à s’en approcher de très près. Il conclut alors dans son fameux essai sur la mort :
Il me semble toutesfois qu’il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l’essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte : aumoins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez7.
Or comme nous l’évoquions plus haut, depuis l’Antiquité, les chercheurs relatent de plus en plus un ensemble de récits de personnes qui 168ont essayé la mort. En effet, à partir de plusieurs sondages et de plusieurs études8, il est communément admis aujourd’hui qu’environ 15 % des personnes qui frôlent la mort dans diverses circonstances expérimentent une Expérience de Mort Imminente (EMI). N’étant plus observées comme un phénomène rare ou considérées comme farfelues en raison d’un lien avec le paranormal, les EMI sont de nos jours de plus en plus étudiées et prises au sérieux par la communauté scientifique. Mais qu’est-ce que l’Expérience de Mort Imminente ? Avant de mettre en relation l’expérience de Montaigne, interrogeons-nous sur ce que racontent les « expérienceurs » (personnes ayant vécu une EMI) pour avoir réussi à attirer l’attention d’une partie de la communauté scientifique.
Des essais sur la mort :
l’Expérience de Mort Imminente
Tout d’abord, les termes EMI ou NDE en anglais ont été employés pour la première fois par le psychologue et épistémologue français Victor Egger en 1896 dans Le Moi des mourants9 en réaction à des récits d’alpinistes faisant part d’états de conscience modifiée non ordinaires suite à une chute (ce qui n’est pas sans rappeler la chute de Montaigne). Par la suite, le géologue Suisse Albert Heim, à qui il était arrivé cette expérience lors d’une chute, commença à les répertorier dans la revue les Annales du Club Alpin Suisse10. Mais c’est surtout le psychiatre et philosophe Raymond Moody qui les popularisera en 1975 avec son célèbre livre La Vie après la vie11. Les personnes ici « reviennent » de ce qu’elles appellent communément l’au-delà, l’après-vie même si en réalité, elles ne sont par « mortes ». La mort ici n’est pas intellectualisée mais vécue à la première personne, autrement dit par le biais de l’expérience sensible ou encore de l’apparaître des phénomènes. Elle semble en apparence être essayée avant l’heure. Quels en sont les principaux traits ?
169Trois mots définissent l’EMI : « expérience », « mort » et « imminente ». En anglais (Near Dearth Experience), nous retrouvons « mort », « expérience » et l’aspect imminent par l’emploi de « near ». Cette expérience se produit la plupart du temps à un moment proche de la mort, autrement dit de façon imminente. Certains parlent d’ailleurs d’expériences aux frontières de la mort. La mort est proche ou « allait venir ».
Ces personnes décrivent généralement trois grandes phases. Pour les résumer brièvement :
1. Une sensation de mourir et/ou d’être mort. Il peut exister une sensation de « décorporation » (étape durant laquelle la conscience est perçue comme séparée du corps). La personne est persuadée de ne plus être dans son corps et d’avoir des sens élargis (vision à 360 degrés par exemple). Elle dit parfois se déplacer à la vitesse de la pensée.
2. La traversée d’une zone « noire » et/ou vide de sens qui semble parfois définitive au cours de laquelle le sujet peut se penser abandonner de façon éternelle. Ce passage peut être vécu comme très angoissant.
3. L’accès à une autre dimension dans laquelle le sujet peut baigner dans une « lumière d’amour inconditionnel », ou se retrouver dans des endroits plus ou moins magnifiques. Peuvent apparaître des êtres de lumière personnifiés par des défunts, ancêtres, anges, dieux, entités qui les irradient généralement d’amour, de paix et de joie.
Cependant, comme dans toute règle, il demeure des exceptions. Il existe ainsi des expériences de mort imminente plus atypiques comme celles d’une rencontre avec une sorte de néant et/ou des EMI dites négatives, voire infernales. Elles représenteraient 5 % des EMI. Le déroulé des trois phases n’est pas non plus obligatoire. Montaigne, dans notre cas d’espèce, se situe dans cette singularité.
170Un nouvel essai de vie ?
Les chercheurs sur l’EMI tels le centre de recherche de l’IANDS12 relèvent chez les « expérienceurs » une « élimination de la peur de la mort » et une « transformation de l’échelle des valeurs ». L’expérience, dans une majorité de cas, est décrite comme porteuse de valeurs humanistes guidant vers une éthique qui auparavant n’étaient pas forcément présentes chez le sujet. Ainsi, des personnes qui étaient matérialistes ou qui exerçaient des métiers liés au pouvoir (voire en rapport à la criminalité) ont changé radicalement de vie, de métier ou de personnalité à tel point parfois que leur entourage proche ne les reconnaît plus. Elles s’interrogent sur leur agir humain et se pose des questions philosophiques cruciales. La vie est, après l’EMI, considérée comme importante et prend un nouveau sens. Ainsi le philosophe contemporain Michel Bitbol remarque :
[…] l’expérience de mort imminente est hautement transformatrice pour les personnes qui l’ont vécue et qui en sont revenues. Elle a de profondes répercussions sur leur perception du sens de la vie, sur leurs choix professionnels et existentiels, ainsi que sur leurs relations avec les autres. Son impact est souvent décrit comme positif, entraînant un pouvoir de connivence avec autrui et une paix intérieure considérablement accrus, mais parfois aussi comme négatif en raison d’un sentiment persistant d’incommunicabilité de ce qui a été vécu13.
Dès lors, en complément des trois étapes, ces personnes en ressentent généralement une absence de la peur de la mort, un nouveau sens à leur vie. Mais quelle expérience de mort imminente a essayé Montaigne lors de sa chute de cheval ? A-t-il rencontré des « anges », vécu une sensation de décorporation ?
171Un essai du nirvana ?
Il est relaté des exceptions. Certaines personnes vivent leur EMI sans passer par une expérience du surnaturel. Par exemple, elle est vécue de l’intérieur telle celle du nommé John Wren-Lewising relatée par la psychologue et philosophe de l’esprit Susan Jane Blackmore dans son livre Consciousness : An Introduction14. Montaigne a-t-il approché la mort de façon singulière ou alors a-t-il clôturé son expérience trop tôt, ce qui ne la validerait pas pour les puristes comme une vraie expérience de mort imminente ? Rappelons les circonstances de son expérimentation de la mort…
Montaigne expérimente la mort, par hasard, lors d’une chute de cheval au moment où il s’approchait de la quarantaine. Il relate son expérience dans l’Essai II, 6 « De l’exercitation ». Sa chute se déroule pendant les guerres civiles. Il était à cheval près de son château lorsqu’il reçut de plein fouet un de ses gens qui galopait. Montaigne s’écroula et perdit longtemps connaissance. Cette chute aurait pu le tuer réellement d’autant plus qu’elle occasionna une grosse hémorragie interne, à tel point que Montaigne dut expulser le sang de son estomac. Il « essaie » ainsi la mort ou du moins il croit qu’il va mourir. Se retrouve-t-il en dehors de son corps ? Rencontre-t-il une lumière d’amour ? Qu’essaie-t-il ?
Même si Montaigne a la sensation d’être passé dans l’« autre monde » – « il me sembla que c’estoit un esclair qui me frapoit l’ame de secousse, et que je revenoy de l’autre monde15 » –, contrairement à l’EMI classique relatée dans l’ensemble des récits, il n’évoque aucunement la perception d’entités de lumière, ni d’anges, ni de démons, ni d’expérience de décorporation, ni même d’expérience religieuse telle qu’on peut la décrire au sens traditionnel. Montaigne, au contraire, vit une expérience du vide où « rien » semble ne se passer. Mais à l’opposé des « expérienceurs » qui vivent ce genre d’expériences dites négatives, il ne panique pas, n’est pas terrorisé. Il se sent apaisé. Le vide ne semble pas lui occasionner de peur mais au contraire l’attirer car apaisant :
172Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu’au bout des lèvres : je fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors, et prenois plaisir à m’alanguir et à me laisser aller16.
Il ne craint pas ce « néant » puisqu’il « s’y pousse », ce qui est alors vécu comme une expérience désirée. Contrairement à des « expérienceurs » qui vivent cet apaisement de la mort grâce à l’aide d’anges ou d’une Lumière apaisante d’amour inconditionnel, celui-ci n’en est pas accompagné. Personne ne vient à son secours ! Cependant, il en a les mêmes fruits contenant un goût suave similaire :
Cependant mon assiette estoit à la verité tres-douce et paisible : je n’avoy affliction ny pour autruy ny pour moy : c’estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m’eut couché, je senty une infinie douceur à ce repos17.
Son expérience du « vide » n’est pas sans rappeler les expériences de la mort et de méditation explicitées dans la philosophie orientale tel le « Zen » qui consistent à accéder à un détachement suprême du désir égotiste afin de « jouir » d’une paix intérieure, ce que l’on nomme le nirvana dans le bouddhisme. On pourrait dire que Montaigne, admirateur du moins dans les premiers temps de sa vie d’un certain stoïcisme, apprend par là-même à devenir ce « vide », autrement dit à incarner ce détachement suprême des passions. Montaigne semble se diriger vers un état de nirvana, une sorte de béatitude, une ataraxie suprême, « extinction égotiste » où il n’existe ni dieux, ni démons, où le Moi n’est plus qu’une claire lumière illusoire.
Montaigne vit cette expérience dans laquelle le Moi se meurt comme « très douce et paisible », et la peur de la mort disparaît alors que dans ses réflexions antérieures, il tentait d’apprivoiser cette peur, notamment dans son célèbre essai « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ». En effet, Montaigne vit une expérience de ce vide dans laquelle même s’il se sent détaché, il n’en éprouve pas moins « une infinie douceur à ce repos ». Nous pouvons noter que ce néant est jouissif et qu’il demeure encore un quale, c’est-à-dire un ressenti phénoménal à travers lequel l’expérience consciente de la mort n’est pas un vécu réel du néant, mais 173plutôt une sorte, comme nous l’évoquions plus haut, de détachement subtil et plaisant du Moi (« je n’avoy affliction ny pour autruy ny pour moy »). Ainsi, ce « quel effet cela fait-il de mourir », qui aurait pu le faire sombrer dans une mélancolie nihiliste, aura pour conséquence de lui montrer que la vie n’en demeure que plus importante. En effet, la peur de la mort disparaît puisque, entre guillemets, connue et surtout présentée comme « très douce et paisible », « sans aucune douleur » et sans « affliction ny pour autruy ny pour moy ». Ainsi il peut écrire :
Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en defaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là à mon advis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage : Car quant à l’instant et au poinct du passage, il n’est pas à craindre18.
Son stoïcisme semble alors se mélanger avec un certain épicurisme. On pourrait même être tenté de dire que son expérience de la mort, tout d’abord expérience ataraxique d’un vide sans passion, devient après son EMI un épicurisme. Ainsi, nous pouvons citer le titre du livre, trois « De l’expérience » qui fait écho, ne serait-ce que par son titre, à « De l’exercitation » où il affirme : « Pour moy donc, j’ayme la vie et la cultive telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroier19. »
Que mourir, c’est apprendre à vivre ?
Montaigne semble nous apprendre par son EMI que la philosophie peut être incarnée par l’expérience sensible surtout lorsqu’elle concerne l’apprentissage de la mort. Rappelons ce qu’il écrit à propos de l’utilité de l’expérience de la mort lors de son fameux essai de celle-ci : « … au moins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez20. »
Dans leurs récits, les « expérienceurs » montrent qu’ils vont investir la vie pour lui donner un nouveau sens et philosopher sur le comportement 174humain. Leur recherche se traduit souvent par une éthique de l’action incarnée, autrement dit par un désir d’incarner, de vivre l’empathie, la compassion comme si elles étaient des déités. C’est une réflexion sur soi, sur la vie, sur l’agir humain et la façon dont on peut l’améliorer tout en cherchant à atteindre une certaine humilité.
Peut-on en déduire qu’au fond, seule l’expérience sensible peut nous permettre d’apprendre à mourir et qu’il ne sert à rien de chercher à l’apprivoiser par notre intellect ? Mieux vaut-il ne pas y penser autrement qu’au moment où la mort viendra et vivre sa vie comme si la mort n’existait pas, en la niant tel un psychotique qui croit qu’il ne va pas mourir et qu’il est éternel sur Terre ? Ce que nous pouvons retenir, c’est que si Montaigne pensait plutôt que la mort était une visée pendant une partie de sa vie, la peur ici s’en est allée, devenant une non peur. Seule la vie reste importante, paraissant même sublimée alors même que la Mort ne lui est pas apparue comme la promesse d’un paradis lumineux mais au contraire comme une expérience métaphysique du vide dans laquelle le Moi n’est plus maître chez lui puisqu’il perd toute sa conscience de vivre et que seule la Mort inorganique ne lui présente alors aucune pulsions de vie, mais plutôt un apaisement total des tensions internes. À l’instar de l’EMI, si au début des Essais, Montaigne cherchait à apprivoiser la peur de la mort, celle-ci a disparu pour laisser place à une quiétude, comme si elle n’existait plus réellement car la Mort est un Rien. La mort devient alors « le bout et non le but de la vie21 » comme il peut l’écrire à la fin de son essai, « De l’exercitation », remanié lors de la quatrième édition des Essais en 1588, par un « allongeail » destiné à le décentrer :
Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cest estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu’il se donne hardiment à connoistre par sa bouche22.
175Que philosopher,
c’est apprendre à vivre ?
Enfin, il nous a paru intéressant de nous demander si son expérience de la mort n’a pas été le reflet de sa réflexion philosophique antérieure. En effet, Montaigne réfléchissait sur la façon d’apprivoiser la peur de la Mort depuis longtemps. Ne peut-on pas plutôt penser, au contraire, que justement, sa réflexion antérieure ne lui a pas été favorable lors de son expérience et qu’elle a peut-être alors influencé son EMI ? Autrement dit, est-ce que sa philosophie à la troisième personne a pu, au moment de sa chute de cheval, se transmuter de façon empirique, expérimentale à la première personne en sa façon de concevoir la mort ? En effet, dans la philosophie orientale (et aussi chez certains mystiques occidentaux chrétiens comme Maître Eckhart), le mental, l’imagination peuvent matérialiser notre essence, nos croyances, nos représentations culturelles.
Dans le Livre tibétain de la mort, le trépassé a affaire à ce à quoi il croit. S’il a foi en l’enfer, il aura des visions infernales, s’il croit aux anges, il percevra des anges. S’il est détaché de toute représentation imaginative et de toute croyance, notamment populaire, il sera susceptible d’obtenir l’illumination pour être délivré du « Sangsara », du cycle infernal des réincarnations. Cette mystique qui est généralement en marge des dogmes religieux affirme que seul l’Égo porte le fruit de ses croyances et de ses illusions. Nous pouvons avancer l’hypothèse que Montaigne, outre qu’il ait pu être le jouet d’une défense organique liée à un contexte neural permettant un apaisement physiologique de la mort, ait pu matérialiser sa propre réflexion philosophique d’un « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Autrement dit, sa philosophie n’a pas été vaine et s’est conclue par ce qu’il recherchait depuis toujours, par une élimination de la peur de la mort afin de jouir de la Vie. Ainsi, nous pourrions nous laisser dire avec lui : « Que philosopher, c’est apprendre à vivre ».
Même si Montaigne n’a pas été transporté dans son exercitation, à l’instar de Er le Pamphylien, dans un au-delà où il aurait rencontré une Lumière ésotérique, il n’en demeure pas moins qu’il l’a vécue comme étant une expérience proche de la mort et en l’occurrence de mort 176imminente. Même si celle-ci reste particulière, elle se révèle profonde, et lui enlève à l’instar des « expérienceurs » « classiques », la peur de la mort, ce qui a pour effet qu’il se concentre sur la vie et que son Égo est décentré. Montaigne a peut-être approché une métaphysique du « vide » où, semble-t-il, il a pu côtoyer le Nirvana, sinon obtenir l’illumination, notamment celle recherchée par une certaine philosophie du détachement du Moi. Enfin, son expérience de mort imminente semble avoir aussi été l’incarnation vécue de sa propre philosophie. Celle qui a pu transformer un « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » en un « Que mourir, c’est apprendre à vivre ».
Olivier Delporte-Fontaine
Doctorant en éthique et philosophie
1 Essais, livre II, 6, Paris, PUF, éd. Villey-Saulnier (reproduisant l’Exemplaire de Bordeaux), 1965, p. 377.
2 En référence à l’essai, I, 20, : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ».
3 Ibid., II, 6, p. 371.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid., II, 6, p. 371.
7 Ibid.
8 Gallup, Knoblauch, Pim Van Lommel, Études AWARE, etc.
9 Victor Egger, « Le moi des mourants », Revue Philosophique, 1896, XLI, p. 26-38.
10 Ori Schipper, Aimable mort imminente, Fonds national suisse, Horizons, mars 2011, p. 10-11.
11 Raymond Moody, La Vie après la vie, Paris, Robert Laffont, 1977.
12 L’association internationale pour l’étude des états proches de la mort. Se référer au site français via : http://www.iands-france.org
13 Michel Bitbol, Que voudrait dire « vivre sa propre mort ». La conscience a-t-elle une origine ?, Paris, Flammarion, 2014, p. 535.
14 Susan Jane Blackmore, Consciousness : An Introduction, Second Edition, UK Edition : Taylor & Francis, London. Originally published by Hodder and Stoughton, 2010, p. 860.
15 Essais, livre II, 6, p. 377.
16 Ibid., p. 374.
17 Ibid., p. 376.
18 Essais, livre II, 6, p. 372.
19 Ibid., livre III, 13, p. 1113.
20 Ibid., II, 6, p. 372.
21 Ibid., III, 12, p. 1051 : « Si nous n’avons sçeu vivre, c’est injustice de nous apprendre à mourir, et de difformer la fin de son tout. Si nous avons sçeu vivre constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. […] Mais il m’est advis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extremité, non. »
22 Essais, livre II, 6, p. 380.