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Classiques Garnier

Montaigne et le temps

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 2, n° 66
    . varia
  • Auteur : Comte-Sponville (André)
  • Résumé : Montaigne, philosophe du devenir, n’a pourtant que peu écrit sur le temps. Cet article vise à reconstituer la conception qu’il s’en fait. Le temps n’est ni un être ni une illusion : il n’existe pas par lui-même, mais il existe bien ; il est une dimension non substantielle mais objective de la nature, dans son perpétuel « passage », c’est-à-dire dans sa perdurable et toujours actuelle impermanence.
  • Pages : 79 à 105
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406073444
  • ISBN : 978-2-406-07344-4
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0079
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/10/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
79

Montaigne et le temps

Montaigne na consacré aucun de ses 107 essais au temps. Et le seul développement un peu substantiel quil sautorise sur cette question, à la fin de lApologie de Raimond Sebond, nest pas de lui : il est presque intégralement emprunté à Plutarque, en loccurrence dans la belle traduction de Jacques Amyot, publiée en 1572. Cette absence et cet emprunt ne laissent pas de surprendre. Montaigne est un penseur du devenir, de limpermanence, du passage comme il dit (« je ne peins pas lêtre ; je peins le passage1 »). Or rien ne passe que dans le temps : comment se fait-il que Montaigne nait consacré à cette notion aucun texte un peu étendu et personnel ? Timidité spéculative ? Désintérêt pour une notion trop abstraite ? Ce nest pas exclu. Montaigne se méfie des doctrines, surtout métaphysiques, et des abstractions, qui nont dexistence que verbale. Le nominalisme est lune des dimensions, non la moindre, de son scepticisme. Pas étonnant quon ne trouve chez lui aucune définition du temps :

Notre contestation est verbale. Je demande [ce] que cest que nature, volupté, cercle et substitution. La question est de paroles, et se paie de même. Une pierre cest un corps. Mais qui presserait : Et corps, quest-ce ? – Substance, – Et substance, quoi ?, ainsi de suite, acculerait enfin le répondant au bout de son calepin. On échange un mot pour un autre mot, et souvent plus inconnu. Je sais mieux [ce] que cest quhomme que je ne sais ce quest animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils men donnent trois : cest la tête de lhydre2

80

Marcel Conche a raison de rapprocher la position de Montaigne, sur ce point, de celle dÉpicure, lequel « supprime les définitions3 », notamment celles du temps, « disant qu“il ne faut pas prendre en échange dautres termes comme meilleurs”, car le temps lui-même se donne immédiatement dans lévidence4 ». Et raison aussi de constater que la position dÉpicure nest guère éloignée, de ce point de vue, de ce que sera celle de Blaise Pascal, lui-même très proche ici de Montaigne5. Cela, toutefois, nempêche pas quil y ait, comme le notait Pascal, « bien de différentes opinions touchant lessence du temps6 », et cest celle de Montaigne que nous voudrions ici interroger. Il y a là quelque audace, puisque lauteur des Essais, semble-t-il, « repousse ce genre de question7 ». Peut-être. Mais cela ne nous interdit pas de lui poser celle-ci, qui ne porte pas sur le sens du mot mais sur la nature de la chose : quest-ce que le temps ?

Partons du texte de lApologie, ou plutôt, puisque tout le monde ne la pas sous la main, de celui de Plutarque, dans le dernier traité de ses Œuvres morales, traduites par Amyot : Que signifiait ce mot Ei, qui était gravé sur les portes du temple dApollon en la ville de Delphes. Cest, de très loin, le plus long emprunt que Montaigne ait jamais fait à 81quiconque8, et à la fin de son essai le plus étendu. Nul doute quil attachait à ce passage une importance particulière. En voici le texte, dont je modernise lorthographe et au sein duquel jindique les principales modifications que Montaigne lui fait subir (à lexception des changements de ponctuation : celle de Montaigne est plus appuyée, plus claire, plus rigoureuse) ; les passages quil supprime sont ici barrés, les formulations quil rectifie sensiblement sont indiquées entre crochets pointus, les ajouts entre crochets pointus et en italiques :

Nous navons aucune participation du vrai être <nous navons aucune communication à lêtre>, pour ce que <parce que> toute humaine nature est toujours au milieu, entre le naître et le mourir, ne baillant de soi quune obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion ; et si daventure vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner leau, car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce quil voulait retenir et empoigner : ainsi étant toutes choses sujettes à passer dun changement en un autre, la raison y cherchant une réelle subsistance se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant à la vérité et permanent, parce que tout ou vient en être et nest pas encore du tout, ou commence à mourir avant quil soit né ; <Platon disait que les corps navaient jamais dexistence, oui bien naissance, estimant que Homère eût fait locéan père des dieux, et Thétis la mère, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle : opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit, sauf le seul Parménide, qui refusait mouvement aux choses, de la force duquel il fait grand cas ; Pythagore, que toute matière est coulante et labile ; les stoïciens, quil ny a point de temps présent, et que ce que nous appelons présent nest que la jointure et assemblage du futur et du passé> ; car comme soulait [avait coutume de] dire Héraclite, On ne peut pas entrer deux fois en une même rivière < ; Épicharme, que celui qui a piéça emprunté de largent ne le doit pas maintenant ; et que celui qui cette nuit a été convié à venir ce matin dîner, vient aujourdhui non convié, attendu que ce ne sont plus eux : ils sont devenus autres ; et quil ne se pouvait trouver>, ni trouver une substance mortelle deux fois en un même état : car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle [se] dissipe, et tantôt elle [se] rassemble, elle vient et puis sen va, de manière que ce qui commence à naître ne parvient jamais jusquà perfection dêtre, pour autant que ce naître nachève jamais, ni jamais narrête comme étant à bout, ains [mais] depuis la semence va toujours se changeant et muant dun en autre, comme de semence humaine se fait premièrement dedans le ventre de la mère un fruit sans forme, puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant de mamelle, après il devient garçon, puis 82conséquemment un jouvenceau, après un homme fait, puis homme dâge, à la fin décrépité vieillard : de manière que lâge et génération subséquente va toujours défaisant et gâtant la précédente ;

<Car le temps change la nature du monde entier,

Toute chose doit passer dun état à un autre,

Aucune chose ne reste semblable à elle-même : tout passe,

Tout change et se transforme, la nature y contraint ;>

et puis nous autres sottement craignons une sorte de mort, là où nous en avons déjà passé, et en passons tant dautres ; car non seulement, comme disait Héraclite, la mort du feu est génération de lair, et la mort de lair, génération de leau ; mais encore plus manifestement le pouvons-nous voir en nous-mêmes, la fleur dâge se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur dâge dhomme fait, lenfance en la jeunesse, et le premier âge meurt en lenfance, et le jour dhier meurt en celui daujourdhui, et le jourdhui mourra en celui de demain, et ny a rien qui demeure ni qui soit toujours un, ains renaissons plusieurs alentour dun fantasme ou dune ombre et moule commun à toutes figures, la matière se laissant aller, tourner et virer alentour. Car quil ne soit ainsi, Si nous demeurons toujours mêmes et uns, comme est-ce que nous nous réjouissons maintenant dune chose, et puis après <et maintenant> dune autre ? comment est-ce que nous aimons choses contraires, ou les haïssons, nous les louons ou nous les blâmons ? comment usons-nous dautres et différents langages ? comment avons-nous différentes affections, ne retenant plus la même forme et figure de visage ni le même sentiment en la même pensée ? Car il nest pas vraisemblable que sans mutation nous prenions autres passions, et ce qui souffre mutation ne demeure pas un même, et sil nest pas un même, il nest donc pas aussi, ains quant et lêtre tout un, change aussi lêtre simplement, devenant toujours autre dun autre : et par conséquent se trompent et mentent les sens de nature, prenant ce qui apparaît pour ce qui est, à faute de bien savoir [ce] que cest qui est. Mais quest-ce donc qui est véritablement ? Ce qui est éternel, cest-à-dire qui na jamais eu commencement de naissance, ni naura jamais fin de corruption, à qui le temps napporte jamais aucune mutation : car cest chose mobile que le temps, et qui apparaît comme en ombre, avec la matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente, comme le vaisseau percé, auquel sont contenues génération et corruption, à qui appartiennent ces mots, devant et après, et a été ou sera, lesquels tout de prime face montrent évidemment que ce nest point chose qui soit : car ce serait grande sottise, et fausseté toute apparente, de dire que cela soit qui nest pas encore en être, ou qui déjà a cessé dêtre : et quant à ces mots de présent, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soutenions et fondions lintelligence du temps, la raison le découvrant incontinent, le détruit tout sur le champ, car il se fend et sescache [sécrase] tout aussitôt <car elle le fend incontinent et le part [le partage]> en futur et en passé, 83comme le voulant voir nécessairement mesparti [divisé] en deux. Autant en advient-il à la nature, qui est mesurée, comme au temps qui la mesure : car il ny a non plus en elle rien qui demeure, ni qui soit subsistant, ains y sont toutes choses <ou nées> ou naissantes ou mourantes, mêlées avec le temps : au moyen de quoi ce serait péché de dire de <Dieu, qui est le seul qui> ce qui est, il fut ou il sera, car ces termes-là sont déclinaisons [changements], passages et vicissitudes de ce qui ne peut durer ni demeurer en être. Par quoi il faut conclure que Dieu seul est, et est non point selon aucune mesure de temps, ains selon une éternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ni sujette à aucune déclinaison, devant lequel rien nest, ni ne sera après, ni plus nouveau ou plus récent, ains un réellement étant, qui par un seul maintenant emplit le toujours, et ny a rien qui véritablement soit que lui seul, sans quon puisse dire il a été ou il sera, sans commencement et sans fin9.

On voit quil sagit bien dun emprunt, le plus souvent mot pour mot, et dailleurs expressément présenté comme tel10. Notons toutefois que Montaigne commence cette longue citation juste après, et linterrompt juste avant, des passages où Plutarque se montre plus pieux ou plus théologien que dans celui – il est vrai déjà fort long – quon trouve reproduit presque intégralement dans lApologie. Lauteur des Vies parallèles, qui fut prêtre dApollon à Delphes, prônait en effet, dans les lignes qui précèdent, « une entière salutation et appellation de Dieu », célébrant « la grandeur de la puissance dicelui », et concluait, dans les lignes qui suivent, que « Cest donc ainsi quil faut quen ladorant nous le saluions, et révéremment lappelions et le spécifions, ou vraiment, ainsi comme quelques-uns des anciens lont appelé, Toi qui es un : car Dieu nest pas plusieurs, comme chacun de nous, qui sommes une confusion et un amas composé dinfinies diversités et différences procédant de toutes sortes daltérations, ains faut que ce qui est soit un, et que un soit ce qui est : car diversité est la différence dêtre, sortant de ce qui est pour produire ce qui nest pas11. » On comprend que cela ait plu à Jacques Amyot, évêque dAuxerre. À linverse, le choix que fit 84Montaigne, de ne pas retenir ces lignes-là, laisse augurer que ce nest pas la théologie qui lintéresse, ici comme ailleurs, mais bien la philosophie – non limmuable mais le changeant, non Dieu mais la nature, non léternité mais le temps.

Lajout, dans lédition de 1588, des quatre vers de Lucrèce va dans le même sens : celui dune pensée naturaliste du temps, comme puissance de changement, bien plus que de limmuable éternité divine, à laquelle Lucrèce ne croit pas (les dieux dÉpicure, qui font partie de la nature, sont immortels, point atemporels) et sur laquelle Montaigne ne sattarde guère, se contentant de citer Plutarque, sans rien ajouter, et en ne supprimant, au tout début du passage, que ladjectif « vrai » accolé à « être ». Cette suppression radicalise le propos. Le contexte, dans le traité de Plutarque, suggère que le « vrai être » auquel nous navons pas accès, cest Dieu ; dans le texte de Montaigne, cest plutôt lêtre même, quel quil soit, transcendant ou immanent, et sans se prononcer sur sa nature : position non plus religieuse mais philosophique, non plus idéaliste (Plutarque se veut platonicien) mais sceptique.

Les autres additions relevant de lhistoire de la philosophie (références à Platon, Pythagore, Épicharme…) semblent moins significatives – Montaigne aime faire état de ses lectures, jusquà se faire parfois doxographe –, sinon en ceci quelles manifestent ce que Montaigne perçoit comme un consensus, chez les Anciens, concernant luniversel devenir, ce quon pourrait appeler un héraclitéisme de fond – à la seule exception de Parménide, dont Platon faisait « grand cas » mais à lavis duquel Montaigne, qui ne lévoque que fort rarement et toujours parmi dautres12, ne semble guère attacher dimportance. « Refuser le mouvement aux choses » ? Cest une position métaphysique soutenable, comme elles sont presque toutes, mais que ne saurait envisager sérieusement celui qui juge que « le monde nest quune branloire pérenne », où « toute choses branlent [bougent] sans cesse13 »…

On pourrait sétonner de voir Platon intégré de force à ces penseurs du devenir, sans quil soit fait référence à léternité du monde intelligible, dont le temps ne serait, selon le Timée (que Montaigne a lu, mais dont 85il ne cite jamais cette expression), que « limage mobile14 ». Cest que Montaigne, qui prête volontiers aux autres sa propre liberté desprit, et même exagérément, narrive pas à imaginer que Platon, quil admire, ait vraiment cru à ses Idées, pas plus que Pythagore à ses Nombres ou quÉpicure à ses Atomes15. Aussi préfère-t-il nen retenir ici que ce qui lui paraît vrai, à savoir que toutes choses ici-bas « sont en fluxions, muance et variation perpétuelle16 ». On pourrait dailleurs faire la même réflexion concernant Pythagore : Montaigne nen retient nullement lidéalisme arithmologique (les Nombres, pour Pythagore, étaient sans doute aussi éternels que les Idées pour Platon), mais seulement une certaine conception de la matière comme « coulante et labile ». Lectures plus quorientées, comme on le voit, et qui en disent long sur lorientation de Montaigne : le devenir, non limmuable, est sa patrie.

Je parlais dhéraclitéisme… Au sens large du mot, comme pensée du devenir (« Panta rhei »), cest assurément la position de Montaigne. Mais il ne semble pas quelle doive beaucoup au philosophe dÉphèse, que Montaigne, là encore, névoque que rarement17, et plus souvent pour rappeler son obscurité18 ou sa tristesse19, lune et lautre légendaires, que pour sappuyer positivement sur les quelques fragments quil en peut connaître. Notons dailleurs que cest dans ce passage de lApologie – mais donc empruntées à Plutarque – que lon trouve deux des très rares citations que Montaigne, qui aime tant citer, fait dHéraclite, ce qui confirme que ce que nous appelons son héraclitéisme, pourtant incontestable, doit peu à lauteur qui lui donne – mais pour nous, non pour Montaigne – son nom. Il nen reste pas moins que la philosophie dHéraclite, saisie par Plutarque (et au contraire de celles de Pythagore 86ou Platon présentées par Montaigne), est fidèlement présentée dans ce quelle apporte dessentiel : une pensée du changement perpétuel (« Jamais homme nest deux fois entré en même rivière20 ») et de lunité des contraires (en loccurrence de la mort, par exemple du feu ou de lair, et de la génération, par exemple de lair ou de leau21). Montaigne, ici, na pas à séloigner du cœur de la doctrine, ni de la tradition : même le connaissant mal, et seulement de seconde main, il se sent chez Héraclite comme chez lui.

Autre ajout à considérer, dans le texte de Montaigne : la référence aux stoïciens, qui disaient « quil ny a point de temps présent, et que ce que nous appelons présent nest que la jointure et assemblage du futur et du passé22 ». La source est à nouveau Plutarque, comme le note Villey, mais cette fois dans Des notions communes contre les stoïciens, au § XLI. On touche ici un point capital et difficile du stoïcisme. Chrysippe enseignait à la fois qu« aucun temps nest entièrement présent », puisque « toute durée peut-être indéfiniment divisée en passé et futur », et que « seul le présent existe », puisque le passé et le futur « subsistent » mais « nexistent pas du tout » (ce sont des incorporels23). Position paradoxale, souvent mal comprise, dès lAntiquité, puisquelle semble affirmer à la fois linexistence du présent (il nest, pour la pensée, quun instant sans durée) et son existence exclusive (puisque « seul le présent existe »). Le paradoxe se résout, Victor Goldschmidt la bien montré, dès lors que lon comprend que « le temps se prend en deux acceptions », comme disait Chrysippe qui les désigne par le même mot, mais quon peut distinguer plus clairement, comme fera Marc Aurèle, en leur donnant deux noms différents : aiôn pour la somme infinie et infiniment divisible du passé et de lavenir, qui « subsistent mais nexistent pas du tout », et chronos pour le seul temps qui existe véritablement, toujours au présent, puisquil est le présent même, indivisé (qui pourrait fractionner 87le présent24 ?) et qui ne cesse de continuer. Deux temps, donc, ou deux façons de le penser, mais dont lune vise un temps qui nexiste pas (le temps-aiôn est un incorporel : passé et avenir ne « subsistent » que pour lesprit), et dont lautre est lexistence même (la seule qui soit réelle : celle des corps, dans le toujours-présent du monde25).

De ces deux acceptions, Montaigne semble ne retenir ici que la première, qui va jusquà nier la réalité du présent (« il ny a point de temps présent26 »), anticipant en cela sur le texte de Plutarque quil citera un peu plus bas, selon lequel la raison « détruit » le temps ou le présent (le texte est innocemment équivoque : les deux reviennent au même) en les divisant en passé et futur. Il y a là une réelle difficulté, car Montaigne ne fait pas seulement du présent, avec Plutarque ou Platon, la seule temporalité – si lon peut dire, puisquelle est alors éternelle – de lÊtre (la majuscule, quon ne trouve pas chez Montaigne, indiquant ici lunique être « réellement étant27 », celui de Dieu, comparable en cela à lontôs on de Platon28), mais aussi, en maints autres passages des Essais et cette fois citant volontiers Sénèque, le seul moment, pour nous et dans ce monde toujours changeant, de la sagesse ou du bonheur. Par exemple, au livre I, ceci :

Ceux qui accusent les hommes daller toujours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents, et nous rasseoir en ceux-là, 88comme nayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous navons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, sils osent appeler erreur chose à quoi nature même nous achemine pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez dautres, cette imagination fausse, plus jalouse de notre action que de notre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, lespérance nous élancent vers lavenir, et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius29

Le texte indique clairement que « ce qui est », cest ce qui est présent : non pas, en loccurrence, lÊtre « réellement étant » (Dieu), mais les étants toujours naissants et mourants, apparaissants et disparaissants (ce quon pourrait appeler les devenants), dont nous avons « le sentiment et la considération ». Ni passé ni avenir ne sont jamais donnés. Cest quils ne sont pas. Cest dailleurs conforme au texte de lApologie, qui constatait avec Plutarque que « ce serait grande sottise et fausseté toute apparente de dire que cela soit qui nest pas encore en être, ou qui déjà a cessé dêtre30 ». Les « biens présents », dévidence, ne relèvent pas de l« éternité immuable et immobile » de lÊtre divin, mais bien du temps « mobile » de la nature, en qui « rien ne demeure ni [nest] subsistant », cest-à-dire des devenants, donc aussi de « la matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente31 ». Doù le problème : comment Montaigne peut-il parler de « biens présents », comme il parle ailleurs de « plaisirs présents32 », si le présent nest rien ? Incohérence ? Ce nest pas exclu, mais – principe de charité oblige – cest une hypothèse à laquelle il convient de ne se ranger que si lon nen peut point trouver une autre, plus favorable à notre auteur. Est-ce le cas ? Sommes-nous face à une contradiction irréductible ? Il me semble que non. En loccurrence, mon hypothèse de lecture est plutôt la suivante : sil existe des « biens présents », comme dit Montaigne, et « point de temps présent », comme disaient « les stoïciens » quil cite, cest que le présent nest pas 89autre chose que ces biens mêmes, ou ces maux, disons que toutes ces « choses sujettes à passer dun changement en un autre33 ». Le temps ne sajoute pas au devenir, de lextérieur, comme sil pouvait exister sans lui, pas plus dailleurs que léternité ne sajoute à lÊtre. Il « ny a rien qui véritablement soit que lui seul », écrit Montaigne à propos de Dieu34 : cela suppose que léternité nexiste pas indépendamment de lui (Dieu nest pas dans léternité ; cest léternité qui est en lui, ou de lui). De même, me semble-t-il, le temps nexiste pas indépendamment de ce qui change, donc indépendamment du devenir ou de la nature : il nest pas autre chose que la perduration toujours changeante du monde. Cela pourrait expliquer que Montaigne, recopiant le texte de Plutarque, ait supprimé, vers la fin de la citation, lexpression « mêlées avec le temps », laquelle pouvait donner le sentiment que le temps existe indépendamment des choses (puisque celles-ci se « mêleraient » à lui). Pour Montaigne, me semble-t-il, il nen est rien : cette « chose mobile » quest le temps (lexpression est de Plutarque) nest pas une chose de plus, qui sajouterait ou se « mêlerait » aux autres, mais la mobilité de toutes. Il nest pas un être, ni même un étant-devenant, mais comme lombre portée du devenir (il « apparaît comme en ombre35 »), dans la lumière du présent. Aussi comprend-on que Montaigne ne lui consacre aucun essai, ni même aucun développement suivi et personnel. Le temps « nest point chose qui soit36 » : il nest, pour la raison, que la somme infinie du passé et du futur, qui ne sont plus ou pas encore (laiôn de Marc Aurèle), et, pour la nature, que sa présence même, toujours changeante et toujours continuée, toujours actuelle et différente (le chronos de Chrysippe, qui « dans son ensemble est présent37 »).

Ce présent est-il un instant ? Non pas, puisquaucun instant, ni aucune somme dinstants, ne feraient une durée. Est-il une durée ? Non plus, puisque toutes peuvent se diviser en passé et futur. Quest-il ? Rien qui soit, si lon entend par là un « réellement étant » (ce que « Dieu seul est »), mais rien dautre non plus que « ce qui apparaît38 » et disparaît, 90naît et meurt, non pas au début et à la fin (puisquon nen finit pas, tant quon vit, de naître et de mourir) mais dans un processus perpétuel de mort et de génération, comme Héraclite lavait vu, autrement dit rien dautre que la nature ou le devenir, où « toutes choses », pour citer à nouveau Platon cité par Montaigne, « sont en fluxion, muance et variation perpétuelle39 ».

Une telle interprétation tire-t-elle trop fortement Montaigne du côté du Portique ? Sans doute, si lon voulait lire dans le texte de lApologie une adhésion explicite à la conception stoïcienne du temps, ou même une influence avérée de celle-ci sur celui-là. Plutarque nest nullement stoïcien, et Montaigne, qui le préfère de plus en plus à Sénèque40, ne se pique guère de lêtre. Je crois davantage à une rencontre, certes nourrie par des lectures, comme sont toujours les Essais, mais davantage appuyée sur lexpérience que leur auteur, comme chacun dentre nous, a du devenir, donc aussi du temps, et par le double constat quelle lui impose : que rien nexiste quau présent, et que le présent nest pas un être. Il ne semble pas que Montaigne ait lu les Confessions de saint Augustin41, mais il rejoint, au moins pour une part, lanalyse quasi phénoménologique de lévêque dHippone : « Ni lavenir ni le passé nexistent », et le présent nest réel – et différent de léternité – quen tant quil ne cesse de sabolir42. Toutefois Montaigne ne dirait pas que le temps nest quune « distension de lâme43 » : il le juge plutôt indissociable de luniversel changement de la nature, donc déjà de « la matière coulante et fluante toujours44 ». Comme la bien vu Marcel Conche, le temps, ou plutôt, préférerais-je dire, le devenir (puisque le temps nest pas un être, ni donc une cause), « affecte les choses non dans leur seule phénoménalité, mais dans leur être même45 ». Ce nest pas le temps qui est spirituel ; cest lâme qui est temporelle, cest-à-dire soumise au changement perpétuel. « Bien loin que le temps soit dans la dépendance de lâme, cest lâme au contraire (et les facultés de connaissance) qui se trouve de part en 91part dans la dépendance du temps46 » : lâme fait partie de la nature (elle ne vient pas « dailleurs que dune suite naturelle47 »), elle nest pas « quelque autre chose hors du corps48 » mais au contraire « naît, croît et vieillit avec lui49 », dont elle ne cesse de dépendre50. Notre condition est « merveilleusement [étonnamment] corporelle51 ». Montaigne sen accommode volontiers : « La vie est un mouvement matériel et corporel, action imparfaite de sa propre essence, et déréglée ; je memploie à la servir selon elle52. »

Cest le point où Montaigne est le plus proche des matérialistes53, spécialement de Lucrèce, quil cite abondamment. Il lest aussi sagissant du temps. Si linterprétation que je propose est correcte, Montaigne pourrait écrire, avec le disciple latin dÉpicure :

Le temps nexiste pas par lui-même, mais cest des événements [rebus ipsis]

Que découle le sentiment de ce qui sest accompli dans le passé,

De ce qui est présent, de ce qui viendra par la suite ;

Et personne, il faut le reconnaître, na le sentiment du temps en soi,

Indépendamment du mouvement des choses et de leur paisible repos54.

On pourrait mobjecter que ces cinq vers ne font pas partie des quatre-cent-cinquante-quatre que Montaigne emprunte expressément à Lucrèce55. Le fait est. Mais Montaigne les avait lus et en avait même noté par deux fois lessentiel. Une fois en latin, sur une page de garde de son exemplaire personnel du De rerum : « Tempus per se non est sed rebus ab ipsis consequitur sensus » (le temps nexiste pas par soi mais nous 92tirons des choses elles-mêmes [des événements] le sentiment [de son existence]). Et une fois en français, dans la marge, en face de ces mêmes vers : « Le temps, chose nayant de soi nulle essence56 ». Là encore, je ne prétends nullement que cela vaille comme adhésion. Mais je ne vois rien, dans les Essais, qui dise le contraire de ce que Montaigne avait lu et noté chez Lucrèce, à savoir que le temps nest pas un être (il na « de soi nulle essence ») et que nous navons le sentiment ou la sensation (sensus) de son existence que relativement aux choses qui adviennent et passent (les événements).

Faut-il en conclure que le temps na de réalité que subjective ? Nullement. Car les choses passent effectivement, ou plutôt ne cessent de « passer dun changement en un autre », comme dit Montaigne citant Plutarque57, et cela, bien évidemment, que nous en ayons conscience ou non. Le temps nest pas un être (il « nexiste pas par lui-même »), mais point non plus une illusion. Il apparaît « comme en ombre58 », écrit Montaigne ; or une ombre, si lon file la métaphore, nest pas une illusion : elle nest pas un être (pas une chose), encore moins une partie de lÊtre immuable, mais elle existe objectivement (apparaît puis disparaît) et relativement (à la lumière, à ce corps qui la masque, à cet autre qui en reçoit lombre portée), quon la perçoive ou pas. Celui qui « dévale à lombre59 » ne la crée pas. Il perçoit bien quelque chose de réel (il fait réellement plus sombre ici que là-bas, même lorsque personne nest là pour sen rendre compte), mais qui nest pas une chose de plus, qui sajouterait aux autres : lombre existe objectivement mais point substantiellement, indépendamment ou absolument. Telle est, me semble-t-il, la conception montanienne du temps : il nexiste pas par lui-même mais il existe bien ; il est une dimension non substantielle mais objective de la nature, par quoi « il ny a en elle rien qui demeure ni qui soit subsistant60 ». Il nest pas un être, ni même un flux (ce nest 93pas lui qui passe : ce sont les choses), mais rien nest ni ne passe, dans la nature, sans lui ou hors de lui.

On retrouve ici ce quon a pu appeler le « nominalisme » de Montaigne. De même que Guillaume dOckham écrivait que « Courbure et droiture ne signifient pas des choses qui sont distinctes des choses qui sont courbes ou droites61 », Montaigne pourrait écrire que le mot « temps » ne désigne pas une chose qui soit distincte des choses temporelles, autrement dit de ce qui dure et change, naît et meurt, apparaît et disparaît. Le temps nexiste pas par lui-même, ni en lui-même (on ne peut le considérer isolément que par abstraction) ; mais rien, dans la nature, ne lui échappe. Cest quil est la nature même, qui ne cesse de durer et de changer : « Le monde nest quune branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides dÉgypte, et du branle public et du leur. La constance même nest autre chose quun branle plus languissant62. » Marcel Conche avait donc raison, commentant Montaigne, de citer Ronsard :

Le temps sen va, le temps sen va, ma Dame.

Las ! le temps non, mais nous nous en allons.

Tout passe, du moins ici-bas, sauf le temps seul, qui « ne passe pas63 ».

Jévoquais en commençant une éventuelle « timidité spéculative » de Montaigne… Sagissant du temps, il y a autre chose : pour qui utilise, même implicitement, le redoutable rasoir dOckham64 (ne pas multiplier inutilement les entités), le temps nest quun mot, dont on ne peut certes se passer, pour décrire notre expérience, mais quon aurait tort dhypostasier ou dériger isolément en être. Ce qui est réel, pour Montaigne, ce nest pas le temps, cest le changement, le « branle », le devenir, le « passage », qui nexistent quau présent – puisquils sont lexistence même, dans sa perduration toujours actuelle et toujours mobile. Cest donc du présent quil faut soccuper, et auquel Montaigne ne cesse de nous ramener. Non, certes, quil sagisse de vivre dans linstant, ce que nul ne peut ni ne 94doit. Lexemple dÉpicharme, pour revenir au texte de lApologie, est une claire exagération, à laquelle Montaigne ne saurait souscrire : celui « qui a piéça emprunté de largent65 » doit assurément rembourser sa dette, de même – lexemple est autrement fort – que celui qui a promis, sous la menace, de remettre une « certaine somme » à des brigands qui lont agressé, se doit, une fois « hors de leurs mains », de tenir sa parole66. Lenjeu, ici, est plutôt éthique que métaphysique, mais sans violer en rien ce que jappellerais volontiers lactualisme de Montaigne. Seul le présent existe ; mais la mémoire, qui fait partie du présent, interdit de tenir le passé pour rien. Elle ne tient lieu ni dentendement ni de conscience67, ni même de science68. Mais elle est moralement nécessaire (pour tenir ses engagements) tout en restant insuffisante (encore faut-il les tenir : ce nest plus mémoire mais volonté). Lenjeu est décisif : « Autrement, de degré en degré, nous viendrons à renverser tout le droit quun tiers prend de nos promesses et serments69 ». Cela vaut aussi par rapport à soi et pour lavenir. Montaigne, entreprenant de se peindre « si continuellement, si curieusement » [avec tant de soin] dans les Essais, voit bien quil « sengage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force70 ». Aussi ne juge-t-il pas quil y ait « perdu [son] temps71 », puisquil sy est trouvé, au contraire, ou plutôt puisquil sy est « fait72 ». Lidentité personnelle, telle que Montaigne la conçoit, nest pas ontologique (nul ne demeure « toujours même et un73 », et « sil nest pas un même, il nest donc pas aussi74 ») mais indissociablement éthique et linguistique. « Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole75. » Cest pourquoi le mensonge est « un maudit vice76 », qui corrompt en chacun lessentiel : le rapport aux autres, à la vérité 95et à soi. « Chacun doit avoir juré à soi-même ce que les rois dÉgypte faisaient solennellement jurer à leurs juges : quils ne se dévoieraient de leur conscience pour quelque commandement queux-mêmes [les rois] leurs fissent77. » Mais il ne suffit pas davoir juré (dans le passé) ; il faut se souvenir de sa parole (jour après jour, donc toujours au présent) et lui rester fidèle. « Le jour dhier meurt en celui du jourdhui, et le jourdhui mourra en celui de demain78 », certes ; mais cela ne saurait justifier quon manque à sa parole : cest toujours le jourdhui, pour la conscience comme pour le monde. Nul ne tient ses promesses au passé ou au futur.

Non pas vivre dans linstant, donc, mais vivre dans un présent qui dure et change, qui est le présent même. Du moins cest lidéal que Montaigne nous propose, sans sillusionner beaucoup sur notre capacité à latteindre. Cest ce que montrait bien clairement le début, que je citais plus haut, du troisième chapitre du livre I. « Aller toujours béant après les choses futures », au lieu de « nous saisir des biens présents », cest certes « la plus commune des humaines erreurs ». Sauf que Montaigne ajoutait, on sen souvient : « sils osent appeler erreur chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage79 ». Comment mieux dire que la préoccupation de lavenir, même si elle est une « imagination fausse » (du point de vue de la raison : elle donne au futur une réalité quil na pas), obéit à une nécessité vitale, que la nature, « plus jalouse [plus 96soucieuse] de notre action que de notre science80 », inscrit en nous ? Même Épicure, qui prétendait « dispenser son sage de la prévoyance et sollicitude de lavenir », est incapable, en pratique, de sy tenir : il « se console en sa fin sur léternité et utilité de ses écrits81 », donc sur sa postérité (« la réputation quil en espérait acquérir après sa mort82 »). Et il est vraisemblable que Montaigne, quoiquil prétendît écrire son livre « à peu dhommes et à peu dannées83 », ny échappe pas : il annonçait dailleurs, dès lenvoi du livre I, que ses essais devaient aider ses proches, une fois quil ne serait plus, à « retrouver » ce quil avait été84.

Cela nannule aucunement la volonté de vivre au présent, dans la mesure du possible, mais la relativise – car cette mesure est strictement limitée : les exigences de laction, cest-à-dire de la nature elle-même, interdisent de sy conformer absolument. Il y a là quelque paradoxe, puisque le présent simpose, quon le veuille ou non (« On peut regretter de meilleurs temps, mais non pas fuir aux présents85 »). Vivre au présent, de ce point de vue, est moins lobjet dun choix quune nécessité, à quoi nul néchappe. Mais presque tous le voudraient, et même y tendent, absurdement, par limagination, laquelle fait objectivement partie du présent mais tend, subjectivement, à nous empêcher den jouir. Ce nest pas toujours le cas : il arrive que limagination sajoute au plaisir et laugmente (par exemple dans la vie érotique86). Mais plus souvent quelle nous en sépare, à force d« outrepasser87 » le présent. Le souci, comme inquiétude actuelle portant sur lavenir, fait partie de la condition humaine. « Nous pensons toujours ailleurs ; lespérance dune meilleure vie nous arrête et appuie, ou lespérance de la valeur de nos enfants, ou la gloire future de notre nom, ou la fuite des maux de cette vie, ou la vengeance qui menace ceux qui nous causent la mort88… » Cest là un effet de « la forcenée curiosité de notre nature, samusant à préoccuper [saisir davance] les choses futures, comme si elle navait pas 97assez à faire à digérer les présentes89 ». Il faut donc laccepter, tout en essayant, autant que faire se peut, den alléger le poids. De là un art du temps, qui est une partie essentielle de la sagesse en général, et de celle de Montaigne en particulier. Il sagit de ménager le temps, plutôt que de le passer, donc de profiter du présent plutôt que de rester lesclave de lavenir (cest-à-dire de limagination actuelle, presque toujours inquiète ou impatiente, que lon sen fait). Le thème est bien connu90 ; on me pardonnera de ne lévoquer que rapidement.

Le contre-modèle, ici, est celui des occupati (les affairés), comme disait Sénèque, qui ont « lâme toujours penchée vers lavenir », qui « se donnent tout entier à lespoir », qui « ne vivent pas mais se préparent à vivre », enfin qui « édifient leur vie aux dépens de la vie91 ». Montaigne, contre eux, est presque aussi sévère que Sénèque :

Ce sont gens qui passent vraiment leur temps ; ils outrepassent le présent et ce quils possèdent, pour servir à lespérance et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie [limagination] leur met au devant,

Semblables à ces fantômes qui voltigent, dit-on, après la mort,

Ou à ces songes qui trompent nos sens endormis,

lesquelles hâtent et allongent leur fuite à même [à mesure] quon les suit92.

Montaigne, à linverse, ne veut pas passer le temps, mais le ménager. Quest-ce à dire ? Dabord quil refuse de se précipiter, quand nulle urgence ny contraint :

Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ? Ménageons le temps ; encore nous en reste-t-il beaucoup doisif et mal employé93.

98

On voit quil ne sagit nullement de faire léloge de la paresse ou de linaction, mais bien plutôt celui dune sagesse en acte (« nous sommes nés pour agir94 ») plutôt quen attente (« Chacun court ailleurs et à lavenir, dautant que nul nest arrivé à soi95 »). Cest ce que Montaigne appelle la nonchalance, qui est comme le contraire du souci et qui nest pas sans rappeler le « détachement par rapport au fruit de lacte » dans les sagesses orientales :

Je veux quon agisse, et quon allonge les offices de la vie tant quont peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant delle, et encore plus de mon jardin imparfait96.

« Vivre à propos97 », pour Montaigne, cest-à-dire « de manière opportune, au bon moment ou à bon escient98 », cest dabord vivre au présent, donc savoir « prendre le temps » (saisir « lopportunité », le moment favorable99), plutôt que le passer ou le perdre, savoir « bien dispenser [employer] les heures100 », savoir « méditer et soigner » sa propre vie101, savoir la « vivre » sans « mépriser notre être102 ». Telle est notre « besogne », ou la plus grande de toutes103. Cela nexclut pas dautres résultats, ni même dautres buts (« régner, thésauriser, bâtir104 »), mais importe davantage. Point besoin de hauts faits pour vivre en acte ! « Nous 99sommes de grands fols : Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je nai rien fait aujourdhui. – Quoi, avez-vous pas vécu ? Cest non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations105 ». Ainsi Socrate, qui, « tout vieil, trouve le temps de se faire instruire à baller [danser] et jouer des instruments », qui « ne refusait ni à jouer aux noisettes avec les enfants, ni à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avait bonne grâce : car toutes actions, dit la philosophie, siéent également bien et honorent également le sage106 ».

Sagesse de laction : sagesse en acte (vivre en est un107, et la condition de tous les autres). Cest vivre sa vie, plutôt que la rêver. « Ma philosophie est en action, écrit Montaigne, en usage naturel et présent, peu en fantaisie [en imagination]108. » Non, bien sûr, quil sinterdise tout projet : ce nest pas plus possible, ni ne serait plus acceptable, que de samputer de la mémoire. Mais ses projets, il les veut à court terme, dautant plus que la mort se rapproche109, ou en tout cas toujours « divisibles » et susceptibles dêtre interrompus sans regrets. « Il ne faut rien desseigner [projeter) de si longue haleine, ou au moins avec telle intention de se passionner pour nen voir la fin110. » Ce conseil quil donne, il le suit facilement, non parfois sans quelque égoïsme : « Je vis du jour à la journée ; et, parlant en révérence, ne vis que pour moi : mes desseins se terminent là111. » La vie na pas dautre finalité quelle-même112, pas dautre justification que le plaisir quon y trouve113. Cest pourquoi Montaigne aime tellement les voyages, qui en sont comme la métaphore : ils peuvent bien avoir un but, où lon désire se rendre, mais valent surtout par le cheminement même. Par exemple lorsque Montaigne part en Italie : son but, pourrait dire un 100stoïcien (son skopos : Rome), nest pas sa fin (son telos : le voyage lui-même), ni forcément son terme (puisquon nest jamais certain de latteindre). Le Journal de voyage en porte témoignage : lorsque ceux qui laccompagnaient reprochaient à Montaigne de ne se tenir à aucun itinéraire préétabli, « il répondait quil nallait, quant à lui, en nul lieu que là où il se trouvait, et quil ne pouvait faillir ni tordre sa voie, nayant nul projet que de se promener par les lieux inconnus114… » Les Essais le confirment : « Sil fait laid à droite, je prends à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je marrête. [] Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? Jy retourne ; cest toujours mon chemin115. » Le temps quil y faut est le contraire dun temps perdu :

– Mais en tel âge, vous ne reviendrez jamais dun si long chemin. – Que men chaut-il [Que mimporte] ? Je ne lentreprends ni pour en revenir, ni pour le parfaire [pour lachever] ; jentreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît. Et me promène pour me promener. [] Mon dessein est divisible partout ; il nest pas fondé en grandes espérances ; chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même116.

Ce thème du vivre au présent, plutôt stoïcien dans les premiers essais, prendra volontiers, dans le livre III, des accents épicuriens. Par exemple dans ce passage, si justement célèbre, du dernier chapitre :

Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions quelle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par lappétit : cest injustice de corrompre ses règles117.

Soit, dira-ton, lorsque le plaisir est là. Mais lorsquil fait défaut ? Lorsquil ny a que la souffrance ou lennui ? Cest alors le moment de « passer le temps », en effet, de le « courir », comme dit Montaigne. Affaire dopportunité, qui suppose quon sache sadapter au cours changeant 101des choses. « Ménager le temps », cest déguster le présent, lorsquil est agréable, et le laisser fuir – le plus vite possible, subjectivement, donc sans sy attarder, sans le retenir (par la mémoire) ni lanticiper (par limagination) – lorsquil ne lest pas. Montaigne ne méprise pas les divertissements, voire en fait, contre les chagrins, une espèce de stratégie, quil appelle la « diversion118 ». La lecture en est une, particulièrement efficace et délectable : « Si quelquun me dit que cest avilir les muses de sen servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passe-temps. À peine que je ne dise toute autre fin être ridicule119. » Toutefois le passe-temps ne fait pas un bonheur, qui demande davantage dattention, d« application », de « ménage ». Montaigne sen explique à la toute fin des Essais, dans le dernier chapitre du livre III :

Jai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je my tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon. Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente lusage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir [esquiver] et, autant quil est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous la nature mise en main, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous navons à nous plaindre quà nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. [] Je me compose [je mexerce] pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. [] Il y a du ménage [du soin, de lart, de lhabileté] à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins dapplication que nous y prêtons. Principalement à cette heure que japerçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de lusage compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine120.

Je cite ici lédition de 1588 (la couche B), où la pensée est la plus continue et la plus claire. Sur lExemplaire de Bordeaux, Montaigne fait deux ajouts manuscrits, qui brisent quelque peu lenchaînement des idées 102mais en précisent lorientation. Il ajoute dabord, en latin, une citation de Sénèque citant lui-même Épicure : « Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur » (La vie de linsensé est ingrate, inquiète, tout entière portée vers lavenir121). Nouvelle confirmation que le « vivre au présent », chez Montaigne, doit moins à telle ou telle doctrine particulière quà une espèce de sagesse universelle, dont Montaigne, butinant « deçà delà les fleurs », fait son miel, qui est « tout sien122 ». Puis, quelques lignes plus bas, après avoir noté quil sexerçait à perdre la vie sans regret, Montaigne ajoute : « Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir quà ceux qui se plaisent à vivre123. » Quest-ce à dire ? Sans doute ceci : que ceux qui nacceptent de mourir que parce quils néprouvent nul plaisir à vivre ne manifestent en cela aucune sagesse, ni ny ont aucun mérite. Ils meurent comme ils ont vécu, vainement. Ils « ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que la couler et échapper » ; pourquoi regretteraient-ils quelle leur échappe ? La vie leur est « moleste et importune » ; pourquoi regretteraient-ils de la quitter ? Il en va tout autrement du sage selon Montaigne. Lui « aime la vie124 », et cest parce quil veut laimer comme elle est (« perdable de sa condition », cest-à-dire mortelle) quil accepte de mourir et sefforce de le faire sans regrets.

Cest où lécart avec la divinité, donc avec lÊtre, si fortement marqué à la fin de lApologie, se réduit, à la fin du livre III, étrangement : « Cest une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être125. » Comment est-ce possible, si « nous navons aucune communication à lêtre », si « Dieu seul est », si le présent ni le moi ne sont126 ?

Incohérence ? Là encore, on ne peut lexclure, pas plus quon ne doit sy résigner sans essayer de trouver dabord une autre solution, plus favorable à notre auteur.

Évolution ? Elle me paraît vraisemblable : Montaigne, vieillissant, se soucie de moins en moins de théologie, de plus en plus de sagesse, 103mais humaine, autrement dit « gaie et sociable127 », « sans miracle et sans extravagance128 ». La confrontation des deux textes – la fin de lApologie, la fin du livre III – nen reste pas moins problématique. Quant au fond, il me semble quil existe bien, dans la pensée de Montaigne, une tension entre deux pôles, dont la compatibilité ne va pas de soi. Le premier (quon peut appeler le pôle négatif, puisquil nous voue au néant) mesure lêtre à sa durée (la nature), voire à son immuabilité sans mesure (Dieu), et nous en exclut : « Étant hors de lêtre, nous navons aucune communication avec ce qui est129. » Cest ce quon pourrait appeler le pôle platonicien, en loccurrence emprunté à Plutarque, comme on la vu, mais aussi formulé par Montaigne lui-même, toujours dans lApologie, en une phrase que Marcel Conche a citée, me semble-t-il, plus souvent quaucune autre :

Pourquoi prenons-nous titre dêtre, de cet instant qui nest quune éloise [quun éclair] dans le cours infini dune nuit éternelle, et une interruption si brève de notre perpétuelle et naturelle condition, la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et une bonne partie encore de ce moment130 ?

Cest proportionner lêtre à la durée, comme Montaigne, à la fin du même essai, le proportionnera à limmuabilité. Auquel cas « Dieu seul est », en effet, et notre vie ici-bas semble être comme une mort131. On ne sétonnera pas que jaie, sur ce point, quelque peine à acquiescer… Cest lune de mes divergences avec Montaigne, comme aussi avec Marcel Conche132 : je ne vois pas en quoi un événement fugace – lenvol dun oiseau, un éclair, un sourire, une gifle – sont moins réels quun objet apparemment immuable (« la Terre, les rochers du Caucase, les pyramides dÉgypte ») ou même absolument permanent (« Dieu »). Et il me semble que Montaigne lui-même, à la fin du livre III, le voit de moins en moins, ou y attache de moins en moins dimportance. Cest 104le deuxième pôle que jévoquais, quon peut appeler positif puisquil nous ouvre à la positivité du présent. Il nannule pas le précédent mais sinstalle en tension avec lui et pousse – surtout dans le livre III ou les couches B et C des deux premiers livres – à en corriger les effets. Dès lors que « cest une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être », il faut en conclure que le passage a bien, lui aussi, sa réalité, certes éphémère (cest en quoi les deux pôles ne sont pas contradictoires : nous sommes voués et au néant, par le temps, et à lêtre, par le présent), mais qui nen est pas moins réelle pour autant. Nous ne sommes pas lÊtre, ni même un être (puisque nous ne cessons de changer), mais nous sommes (puisque nous changeons). « Le soin que chaque animal a de sa conservation et de fuir ce qui nuit » est sans doute la première « loi vraiment naturelle », comme « laffection que lengendrant porte à son engeance » est la seconde133. Il y a là comme une espèce de conatus, qui inclut la filiation. Persévérer dans lêtre et le transmettre (« létendre et faire aller avant »), voilà ce que la nature « semble nous avoir recommandé134 ». À quoi Montaigne ajoute, après 1588, ceci, qui est décisif : « Nous avons cher, être [nous chérissons lexistence] ; et être consiste en mouvement et action135. » Il ny a plus à choisir, ici, entre lêtre et le devenir : celui-là « consiste » en celui-ci, celui-ci est la seule occurrence, pour nous, de celui-là. « Jouir loyalement de son être », ce nest pas échapper au devenir : cest jouir de ce passage même, qui nous traverse et nous constitue (« notre vie nest que mouvement136 »), cest « conserver et durer137 », comme Montaigne sefforça de faire à la mairie de Bordeaux, non pour tendre vers une impossible immuabilité, mais pour « demeurer fidèle à la présence138 », cest-à-dire à la nature elle-même, qui ne conserve et ne dure quen changeant. « Absolue perfection », qui nest que « comme divine » (nous ne sommes pas Dieu), mais qui ne cesse pas pour autant – tant quelle continue – dêtre parfaite et absolue. On pense à Spinoza (« Par réalité et par perfection, jentends la même 105chose139 »), et lon na pas forcément tort140. Rien, pour Montaigne comme pour Spinoza, nest « contre nature141 », ni hors delle ; tout nest que « selon elle [la nature], quel quil soit142 », et est donc, au présent, tant quil passe. Toutes choses, dans la nature, « sont ou nées, ou naissantes, ou mourantes143 » ; cest ce qui les sépare de Dieu, qui ne naît ni ne meurt, mais aussi du néant, qui ne naît ni ne meurt davantage : disons que cest leur façon dêtre, cest-à-dire de passer.

La tension nen demeure pas moins, entre ces deux pôles. On ne pourrait tout à fait les concilier, au moins intellectuellement, quà partir dune tout autre conception de léternité : il faudrait cesser de la confondre avec limmuabilité, comme font Platon, Plutarque ou Montaigne, mais aussi avec la sempiternité (la somme infinie du passé et de lavenir), comme font souvent les Modernes. Cette éternité-là ne serait plus le contraire du devenir mais son actualité pérenne : le toujours-présent du réel et du vrai, qui ne se distinguent quau passé ou au futur (donc que pour la pensée) et qui sont, au présent, lêtre même, éternellement changeant et continuant (« en continuelle mutation et branle144 »), cest-à-dire le devenir en acte – ce que jappelle lêtre-temps. Ce serait penser que le temps et léternité sont une seule et même chose (quelle chose ? le présent), ce que Montaigne, assurément, ne dit pas, et que jai essayé, ailleurs, de concevoir145.

André Comte-Sponville

1 Essais, III, 2, p. 805 B. Je cite Montaigne daprès lédition Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, dont je modernise toujours lorthographe, parfois la ponctuation, rarement lexpression. Les lettres A, B et C indiquent les trois « couches » du texte : A pour les premières éditions des deux premiers livres (en 1580 et 1582), B pour lédition de 1588 (avec le livre III), C pour les ajouts ultérieurs.

2 Essais, III, 13, p. 1069 B. Sur le « nominalisme » de Montaigne (et quoique ce soit un mot que ce dernier nutilise pas), voir Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Seuil, 1980, p. 22 et suiv. (« Lindividu ou luniversel »). Voir aussi Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, I (« Lhomme sans définition »), Mégare, 1987, rééd. Paris, PUF, 1996, p. 12 : « Montaigne est tout naturellement nominaliste dans sa conception de luniversel ».

3 Selon le témoignage de Cicéron, De Fin., I, 7, 22 (tollit definitiones), cité par Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, III (« Le temps, la mort, lignorance »), op. cit., p. 44.

4 M. Conche, op. cit., p. 44 (qui cite la Lettre à Hérodote et renvoie en note à son édition dÉpicure, Paris, PUF, 1987, p. 117 et 171 sq.).

5 « Il ny a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y a-t-il dexpliquer ce quon entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose quon veut désigner par ce terme ? [] Il y a des mots incapables dêtre définis. [] Le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir ? Et pourquoi lentreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce quon veut dire en parlant de temps, sans quon le désigne davantage ? » (De lesprit géométrique, I, éd. Lafuma des Œuvres complètes, Seuil, « LIntégrale », p. 350, partiellement cité par M. Conche, Épicure, Lettres et maximes, p. 171).

6 De lesprit géométrique, ibid. Pascal ajoutait : « Aussi ce nest pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce nest simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte quà cette expression, temps, tous portent la pensée vers le même objet ; ce qui suffit pour faire que ce terme nait pas besoin dêtre défini, quoique ensuite, en examinant ce que cest que le temps, on vienne à différer de sentiment après sêtre mis à y penser ; car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que lon nomme, et non pas pour en montrer la nature. »

7 M. Conche, op. cit., p. 43.

8 Compte non tenu des « Vingt et neuf sonnets dÉtienne de la Boétie », en I, 29, qui ne sont pas un emprunt (Montaigne ne les prend pas à son compte) mais un hommage.

9 Plutarque, « Que signifiait ce mot Ei… », Œuvres morales, traduction Jacques Amyot, 1572 (que je cite daprès la réimpression à lidentique de lédition de 1618, Hachette-BNF, p. 356-356 bis ; les deux éditions de 1572 et 1618 sont identiques pour le passage considéré. Le texte est repris par Montaigne, Essais, II, 12, p. 601-603. Lessentiel relève de la couche A : Montaigne najoute guère, en B et C, que quelques références ou citations supplémentaires (dont, en latin, les quatre vers de Lucrèce, De rerum natura, V, 828-831 dans lédition Ernout, aux Belles Lettres).

10 Essais, II, 12, p. 603 A (« cette conclusion si religieuse dun homme païen »).

11 Plutarque, ibid.

12 La précieuse Concordance de Leake (Genève, Droz, 1981) donne les références suivantes : Essais, II, 12, p. 509 B, 515 C, 526 C, 539 A, 542 A et 602 C.

13 Essais, III, 2, p. 804 B.

14 Timée, 37 d.

15 Essais, II, 12, p. 511 A.

16 Villey renvoie en note au « Théétète, passim ; pris chez Diogène Laërce, Platon, II, X » (livre III, 9-10, dans lédition Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de Poche, 1999) : « Alcimos écrit ce qui suit : “Il est évident que Platon aussi reprend beaucoup didées dÉpicharme ; Quon en juge ! Platon dit que le sensible, cest ce qui jamais ne demeure identique ni en qualité ni non plus en quantité, mais ne cesse de sécouler et de se transformer…” » Mais la suite du texte, chez Diogène Laërce, évoque « lintelligible », à quoi rien nest jamais « enlevé ni ajouté », et « la nature des choses éternelles, nature à laquelle il appartient dêtre toujours semblable, toujours identique » – ce que Montaigne ne retient pas.

17 Essais, I, 25, p. 135 C ; I, 50, p. 301 A et 303 A ; II, 12, p. 485 A, 508 B, 540 A, 543 C, 572 C, 585 A, 587 A et 602 A ; III, 13, p. 1068 C.

18 Essais, II, 12, p. 508 B.

19 Essais, I, 50, p. 303 A-B, et III, 8, p. 929 B.

20 Essais, II, 12, p. 602 A. Cest le fragment 134 (DK 91) dans lédition par Marcel Conche des Fragments dHéraclite, Paris, PUF, 1986.

21 Ibid. Cf. Héraclite, op. cit., fr. 85 (DK 76).

22 Essais, II, 12, p. 602 A.

23 Voir le texte dArius Didyme, 26 (S.V.F., II, 509), cité et traduit par Victor Goldschmidt, Le Système stoïcien et lidée de temps, III, 10, Paris, Vrin, 1985, p. 30-31. Il faut entendre « subsistent » non pas au sens dune existence-sous (la substance) mais au sens dune sous-existence (celle des incorporels, qui nexistent pas vraiment : le vide, le lieu, le temps, le sens). Voir à ce propos lopuscule fameux dÉmile Bréhier, La Théorie des incorporels dans lancien stoïcisme, rééd. Paris, Vrin, 1982.

24 Sur le problème de la divisibilité à linfini, Voir V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et lidée de temps, op. cit., § 14, p. 38 : quil sagisse des corps ou des incorporels, « on ne divise qu“en pensée”, sans entamer lêtre réel ».

25 Pour résumer les analyses décisives de Victor Goldschmidt, § 13-18, op. cit., p. 35-44. Voir aussi Gilles Deleuze, Logique du sens, séries 2 (« Des effets de surface ») et 23 (« De lAiôn »), Paris, Minuit, 1969, rééd. 10/18, UGE, 1973, p. 12-17 et 223-229.

26 Essais, II, 12, p. 602 A (à propos des stoïciens).

27 Ibid., p. 603 A.

28 Dans le Phèdre, 247 e (« le réellement réel »). La position de Plutarque, sur ce point, est manifestement débitrice de celle de Platon, dans le Timée 37 e – 38 a : « Les expression “il était”, “il sera” ne sont que des modalités du temps, qui sont venues à lêtre ; et cest évidemment sans réfléchir que nous les appliquons à lêtre qui est éternel. En revanche, les expressions “il était” et “il sera”, cest à ce qui devient dans le temps quil sied de les appliquer, car ces deux expressions désignent des mouvements. Mais ce qui reste toujours dans le même état sans changer, il ne convient pas que cela devienne plus jeune ou plus vieux avec le temps, ni que cela soit venu à lêtre dans le passé, se trouve venu à lêtre dans le présent ou vienne à lêtre dans lavenir. Et, de façon générale, à ce qui reste toujours dans le même état sans changer, nappartient rien de tout ce que le devenir a attaché à ce qui est transmis par les sens, mais ce ne sont là que des modalités du temps qui imite léternité et qui se meut en cercle suivant le nombre. »

29 Essais, I, 3, p. 15 B C. La phrase en latin est une citation de Sénèque, dans sa Lettre 98 à Lucilius (« Bien malheureux est lesprit soucieux de lavenir »).

30 Essais, II, 12, p. 603 A.

31 Ibid.

32 Essais, III, 13, p. 1107 C.

33 Essais, II, 12, p. 601 A.

34 Ibid., p. 603 A.

35 Ibid.

36 Ibid.

37 Apollodore, ap. Arius Didyme, 26 (Dox. Gr., 461, 10), cité par Goldschmidt, op. cit., p. 43.

38 Essais, II, 12, p. 603 A.

39 Ibid., p. 601-602.

40 Voir par exemple Essais, II, 10, p. 413 ABC.

41 Même si Françoise Joukovsky estime quil nest « pas impossible que Montaigne ait connu et apprécié la fameuse méditation du livre XI sur la réalité du présent », Montaigne et le problème du temps, Paris, Nizet, 1972, p. 37 ; voir aussi la note 22, p. 120.

42 Saint Augustin, Confessions, livre XI (chapitre 20 pour lexpression citée).

43 Saint Augustin, Confessions, XI, chap. 26.

44 Essais, II, 12, p. 603.

45 Montaigne et la philosophie, III, op. cit., p. 44.

46 M. Conche, ibid.

47 Essais, II, 12, p. 548.

48 Ibid.

49 Ibid., p. 549 (cest une citation de Lucrèce, III, 445-446, mais que Montaigne prend manifestement à son compte).

50 Voir, ibid., les pages 549-551.

51 Essais, III, 8, p. 930 B.

52 Essais, III, 9, p. 988 B.

53 Voir à ce propos un suggestif article de Marcel Conche, « Tendances matérialistes chez Montaigne », BSAM, VIII, no 19-20, juillet-décembre 2000, p. 11-21.

54 Lucrèce De rerum natura, I, 459-463 (traduction Ernout, légèrement modifiée).

55 Selon les décomptes de P. Villey, Les Sources et lévolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1908, t. I, p. 170, et C.-A. Fusil, « Montaigne et Lucrèce », Revue du seizième siècle, Paris, Champion, 1926, tome XIII, p. 265. Sur le rapport de Montaigne à lépicurisme en général et à Lucrèce en particulier, voir mon article « Montaigne et Épicure », à paraître aux éditions Hermann, dans les actes du colloque des 8 et 9 avril 2016, « Le plaisir des Modernes, Épicurisme et pensée morale de la Renaissance à nos jours ».

56 Jemprunte ces citations à lédition typographique quAlain Legros a donnée de la totalité des autographes de Montaigne (à lexception de lExemplaire de Bordeaux) : Montaigne manuscrit, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études montaignistes », no 55, 2010. On y trouve notamment les annotations portées par Montaigne sur son exemplaire du De rerum natura (dans lédition Lambin, Paris-Lyon, 1563). Voir aussi Michael Screech, Montaignes annotated copy of Lucretius, Genève, Droz, 1998, p. 94 et 222.

57 Essais, II, 12, p. 601.

58 Ibid., p. 603.

59 Essais, I, 30, p. 198.

60 Essais, II, 12, p. 603.

61 Guillaume dOckham, Summa totius logicae, I, c. 55, cité par Antoine Compagnon, op. cit., p. 26.

62 Essais, III, 2, p. 804-805.

63 Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, III, op. cit., p. 60 (qui cite le « Sonnet à Marie » de Ronsard).

64 Que Montaigne semble bien évoquer en I, 10, p. 40 C : « Si je portais le rasoir partout où cela madvient, je me déferais de tout » [je supprimerais tout mon livre].

65 Essais, II, 2, p. 602.

66 Essais, III, 1, p. 801.

67 Essais, I, 25, p. 136 A C : « Nous ne travaillons quà remplir la mémoire, et laissons lentendement et la conscience vides ».

68 Ibid., p. 136 C : « Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future. »

69 Ibid. Sur la mémoire (que Montaigne dit avoir mauvaise), voir aussi I, 9.

70 Essais, II, 18, p. 665 C.

71 Ibid.

72 Ibid. : « Je nai pas plus fait mon livre que mon livre ma fait ».

73 Essais, II, 12, p. 602.

74 Ibid., p. 603.

75 Essais, I, 9, p. 36 B.

76 Ibid.

77 Essais, III, I, p. 797 B. Marcel Conche, qui cite ces lignes, ajoute : « On ne voit pas quil y ait, chez Montaigne, un autre fondement à lidentité personnelle. Nous changeons sans cesse, et ces changements ne sont pas des accidents glissant sur une substance invariable. Il ny a rien en nous de substantiel. Il ny a pas identité de nous à nous-même, mais ressemblance. Celui que jétais hier est seulement celui à qui, aujourdhui, je ressemble le plus. Je pourrais dire que ce que jai promis hier ne mengage plus, car je suis devenu un autre. Mais non : ce que jai promis, je le tiens, ou du moins je dois le tenir ; je dois décider de toujours tenir ce que jai promis, et dabord ce que je me suis promis à moi-même, sous peine que mon être ne se dissolve, ne sannule dans linconsistance et le rien. Le fondement de mon être et de mon identité est purement moral : il se trouve dans la fidélité à la foi que je me suis jurée à moi-même. Je ne suis pas réellement le même quhier ; je ne le suis que parce que je mavoue le même, parce que je prends à mon compte un certain passé comme le mien, et parce que jentends, dans lavenir, reconnaître mon engagement présent comme toujours le mien », Montaigne et la philosophie, VI, « La conscience », op. cit., p. 118-119.

78 Essais, II, 12, p. 602.

79 Essais, I, 3, p. 15.

80 Ibid.

81 Essais, III, 4, p. 834 B.

82 Essais, II, 16, p. 620 A.

83 Essais, III, 9, p. 982 B.

84 « Au lecteur », Essais, I, p. 3.

85 Essais, III, 9, p. 994 B.

86 Voir par exemple Essais, III, 5 (« Sur des vers de Virgile), p. 892 B, 894 C et passim. Voir aussi III, 9, p. 975 BC.

87 Essais, III, 13, p. 1112 B.

88 Essais, III, 4, p. 834 B.

89 Essais, I, 11, p. 41 A.

90 Voir notamment le chapitre que Georges Poulet a consacré à Montaigne, dans ses Études sur le temps humain, Paris, Plon, 1952, rééd. Éditions du Rocher, 1976, t. 1, chap. 1, p. 49 à 62, ainsi que les ouvrages déjà cités de Françoise Joukovsky, Montaigne et le problème du temps, op. cit. et de Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, op. cit., chap. 3. De ce dernier auteur, voir aussi Montaigne ou la conscience heureuse, Paris, Seghers, 1964, rééd. PUF, 2002, p. 101-102 (« Le sage vit au présent »).

91 Sénèque, De la tranquillité de lâme, II, 7 et IX, 2 ; Lettre 45, 13 ; De la brièveté de la vie, IX, 1. Cest un thème majeur du stoïcisme, que jai longuement analysé dans mon article, « La volonté contre lespérance (à propos des stoïciens) », Une éducation philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 189-218.

92 Essais, III, 13, p. 1112 B (qui cite en latin deux vers de lÉnéide de Virgile, X, 641-642, dont jemprunte ici la traduction à Villey).

93 Essais, III, 13, p. 1115 B C.

94 Essais, I, 20, p. 89 A.

95 Essais, III, 12, p. 1045 C.

96 Essais, I, 20, p. 89 A C.

97 Essais, III, 13, p. 1108 C : « Notre grand et glorieux chef-dœuvre cest vivre à propos ».

98 Dictionnaire historique de la langue française, article « Proposer, Propos », Paris, Le Robert, 1992, qui note que lexpression est attestée, en français, dès la « fin du xve siècle ».

99 Essais, III, 5, p. 866. Je profite de loccasion pour signaler un contresens que jai commis, il y a quelques années, dans Le Sexe ni la mort (II, 2, Albin Michel, 2012, p. 185) : évoquant ce même passage de Montaigne, jeus tort de comprendre lexpression « savoir prendre le temps » en son sens moderne, comme signifiant le refus de la précipitation. En fait, il ne sagit pas dun « érotisme de la lenteur », comme je lai cru à lépoque (et quoique Montaigne, on sen doute, ny fût pas opposé), mais dune stratégie amoureuse de lopportunité. Faute davoir su prendre le temps, alors, de relire avec assez dattention lensemble du paragraphe, je prends aujourdhui le temps (je saisis lopportunité) de men excuser auprès du lecteur.

100 Essais, III, 13, p. 1108 B.

101 Ibid., C.

102 Ibid., p. 1110 B C : « Il nest rien si beau et légitime que de faire bien lhomme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage cest mépriser notre être ».

103 Ibid., p. 1108 C.

104 Ibid.

105 Ibid.

106 Ibid., p. 1109-1110 B.

107 Voir par exemple les textes déjà cités du livre I, 20, p. 89 A, et du livre III, 13, p. 1108 C.

108 Essais, III, 5, p. 842 B C.

109 Voir par exemple Essais, I, 20, p. 88-89 C.

110 Essais, I, 20, p. 89 A. André Lanly, dans son adaptation des Essais en français moderne, Paris, Gallimard, 2009, propose la formulation suivante : « Il ne faut pas faire de projets de si longue haleine, ou du moins avec une ardeur telle que lon se tourmente parce quon nen voit pas la fin. »

111 Essais, III, 13, p. 829 B.

112 Essais, III, 12, p. 1052 C : « Elle doit être elle-même à soi sa visée, son dessein ».

113 Voir par exemple Essais, I, 20, p. 81-82 A C (lhédonisme est clairement accentué dans la couche C).

114 Montaigne, Journal de voyage en Italie par la Suisse et lAllemagne, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1967, coll. « LIntégrale », p. 478.

115 Essais, III, 9, p. 985 B.

116 Essais, III, 9, p. 978 B.

117 Essais, III, 13, p. 1107-1108 B.

118 Cf. Essais, III, 4, « De la diversion ».

119 Essais, III, 3, p. 829 B C.

120 Essais, III, 13, p. 111-112 B.

121 Ibid., p. 1111 C. La phrase de Sénèque est extraite des Lettres à Lucilius, II, 15, 9, qui citent expressément Épicure (fragment 491 Us).

122 Cf. Essais, I, 26, 152 A.

123 Essais, III, 13, p. 1111 C.

124 Ibid., p. 1113 B.

125 Ibid., p. 1115 B.

126 Pour citer à nouveau la fin de lApologie, II, 12, p. 601-603.

127 Ibid., p. 1116 B.

128 Ibid., B C.

129 Essais, I, 3, p. 17 C.

130 Essais, II, 12, p. 526 B C. Marcel Conche, qui en fait une de ses « phrases-clés », la cite de multiples fois : jen ai fait le relevé, sans doute incomplet, dans mon article « Le tragique selon Marcel Conche », LEnseignement philosophique, juin 2015, p. 44 à 59 (note 42, p. 51).

131 Essais, II, 12, p. 526 B : « Euripide est en doute si la vie que nous vivons est vie, ou si cest ce que nous appelons mort qui soit vie. Et non sans apparence… »

132 Je men suis expliqué brièvement dans mon article, « Le tragique selon Marcel Conche », op. cit., p. 51-52.

133 Essais, II, 8, p. 386 A.

134 Ibid.

135 Ibid., p. 386 C.

136 Essais, III, 13, p. 1095 B.

137 Essais, III, 10, p. 1023 B.

138 Comme lécrit Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, VII, 5, Paris, Gallimard, 1982, p. 335.

139 Spinoza, Éthique, II, définition 6.

140 Voir les belles analyses de Bernard Sève, qui montre (à propos de lessai II, 30, « Dun enfant monstrueux ») qu« une lecture spinoziste » de Montaigne « est également possible, et féconde » : Montaigne, Des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007, chap. xi, p. 306-309 (« Deus sive Natura ? »).

141 Essais, II, 30, p. 713 C.

142 Ibid.

143 Essais, II, 12, p. 603 A.

144 Comme disait Montaigne, juste avant lemprunt à Plutarque : Essais, II, 12, p. 601 A.

145 Voir notamment mon livre LÊtre-temps, Paris, PUF, 1999.