Le plasma du discours dans le chapitre II, 12 des Essais de Montaigne L’Apologie de Raimond Sebond
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 2, n° 66. varia - Auteur : Boulet (Michaël)
- Résumé : Après avoir précisé la notion de « plasma » appliquée aux textes de la Renaissance, cet article présente l’organisation argumentative de l’« Apologie de Raymond Sebond ». Sa complexité, ses circonlocutions, voire ses contradictions, rappellent certaines déclamations antérieures avec lesquelles le texte orchestre tout un réseau d’échos thématiques et stylistiques. Si l’hypothèse plasmatique est raisonnable, alors les thèses soutenues sont moins importantes que le processus d’enquête qui finit par les dissoudre toutes.
- Pages : 21 à 39
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406073444
- ISBN : 978-2-406-07344-4
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/10/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Le plasma du discours
dans le chapitre ii, 12
des Essais de Montaigne
L’Apologie de Raimond Sebond
Pour bien mesurer la fécondité de la notion de plasma dans ce chapitre central, il peut être utile de proposer une brève archéologie de cette notion. Elle apparaît d’abord à propos de l’enseignement de l’éloquence dans l’Antiquité. Le plasma est l’ensemble des consignes ou des contraintes que le maître propose à l’élève pour cadrer son discours. Voici la définition qu’en donne Russell :
Plasma: “fiction”, the usual term for the invented scenario of a declamation which has no specific historical setting; also, a declamation of this kind1.
Barbara Cassin traduit ce mot par « scénario ». Rappelons que ce scénario, comme on le voit clairement dans le recueil de Sénèque le Père, comprend souvent des lois fictives (le violeur d’une femme doit l’épouser ou mourir), des faits précis, éventuellement invraisemblables (le même homme viole deux femmes la même nuit. L’une veut l’épouser, l’autre demande sa mort) et la position du déclamateur (on plaide pour l’accusé, ou pour la victime). Pour Russell sont « plasma » les consignes données par le rhéteur au disciple pour qu’il compose une déclamation, mais aussi la déclamation qui en résulte. Le discours final est selon nous doublement plasmatique : d’une part, parce qu’il procède d’un plasma initial, et d’autre part parce qu’il constitue en quelque sorte un plasma pour toute déclamation sur le même sujet, qui pourrait défendre n’importe quelle thèse, de la part de n’importe qui. Il est remarquable que les déclamations qui traitent d’un même sujet, pro ou contra, utilisent 22volontiers non seulement les mêmes arguments, mais encore les mêmes exemples, le même plan d’ensemble, voire les mêmes motifs. Ainsi dans l’Antiquité, le discours plasmatique est bien sûr un discours fictif, mais il est de surcroît un dispositif extrêmement complexe qui impose à l’orateur non seulement le sujet de son discours, non seulement la position qu’il doit défendre, mais encore un ensemble de matériaux dont l’emploi et le réemploi dans les discours du même type forment une sorte de réservoir de traits, d’images, d’exemples dans lequel le déclamateur est invité à puiser. Ce dispositif, extrêmement contraint, quasi-oulipien dans son réseau d’exigences, produit nécessairement un effet de connivence, de familiarité, entre l’orateur et celui qui l’écoute, qui est toujours susceptible de proposer, « pour y répondre », un discours de la même farine. Le discours plasmatique propose à qui peut l’entendre de quoi produire son propre discours2. Il est, à l’origine, indissolublement lié à l’exercice du discours déclamatoire fictif, dans le cadre d’un tribunal imaginaire devant lequel il faut plaider3. Toutefois, Barbara Cassin, à propos de l’Histoire véritable de Lucien, élargit quelque peu la perspective en le désolidarisant du genre exclusif de la déclamation :
Avec les mêmes moyens paradoxaux et drolatiques que l’humour juif (« tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ? »), L’histoire véritable est un pseudos qui se donne pour pseudos, du plasma tout pur4.
23La seconde Sophistique semble donc être le lieu d’un infléchissement de la notion de plasma. L’appliquer à un texte narratif comme l’Histoire véritable suppose un glissement d’une très grande importance. Il ne s’agit plus ici d’un exercice scolaire qui simule un discours qu’on entendrait à la barre d’un tribunal qui n’existe pas, mais d’un récit qu’on lit, ou qu’on entend lire. La personne, ou la persona de l’orateur disparaît sous le costume du personnage. On gagne, en quelque sorte, un degré de fiction supplémentaire, puisque celui qui parle, le monde dans lequel il se meut, tout ce qui l’entoure sont clairement identifiés comme un univers de fiction. Le plasma passe d’une certaine manière du champ rhétorique au champ poétique. Soulignons que cette opposition toute moderne, entre rhétorique et poétique ne semble pas avoir grand sens dans l’Antiquité.
La rhétorique mimétique, « la mimêsis rhêtorikê », est l’appropriation, par une imitation qui se développe tout au long du cursus, dans ces écoles où le directeur est sophiste, de toutes les œuvres de l’Antiquité classique : la poésie, la philosophie, l’histoire, la rhétorique proprement dite, et avec elle la délibération politique, sont ainsi absorbées comme des espèces d’un quasi-genre universel que constitue la rhétorique générale, placée sous l’égide sophistique, de par ce mouvement même que Philostrate, nous l’avons vu, baptise seconde sophistique. Et le propre de cette rhétorique mimétique est bel et bien qu’elle produise du nouveau, qu’elle soit inventive, créatrice […]5.
Ainsi, au cours de ses études, l’élève n’apprend pas seulement à faire de beaux discours, mais aussi à inventer de belles histoires, à les dire et à les écrire. La plaisanterie juive citée en exemple est à cet égard très éclairante : le plasma n’est pas seulement un scénario en quête de discours, mais une attitude, une posture quant au discours lui-même. « Pseudos qui se donne pour pseudos », masque grotesque reconnaissable en tant que masque, qui ne peut en aucun cas passer pour un visage et qui ne 24dissimule pas qu’il est en train de dissimuler, le plasma met en scène une dissimulation manifeste, un mensonge revendiqué, une fiction qui fait obstacle à l’illusion réaliste. Grotesque plus que trompeur, il signale plus qu’il ne cache. Il brise aussitôt la fiction qu’il génère, comme pour nous rappeler simultanément le pouvoir des fables, leur inanité, et peut-être aussi, dans le même mouvement, le pouvoir de l’inanité, la vanité des vanités, la splendeur et la succulence des vanités. Cette introduction un peu longue nous permet d’entrevoir les textes déclamatoires de la Renaissance, non pas seulement dans le sillage de Sénèque le Père ou de Quintilien mais encore dans celui de Plutarque et de Lucien, pillés et réemployés communément, on comprend pourquoi. Le plasma sorti du strict cadre judiciaire fictif est bien davantage un ensemble de pratiques, de tours d’écriture, de jeux rhétoriques de nature à produire un effet de trouble, de « mental fog6 » selon les mots de Barbara Bowen. Le lecteur, perdu dans une foule de masques grotesques et invraisemblables, est à la fois invité à rechercher ce qui se cache derrière eux et laissé absolument libre de les arracher, de les admirer ou de décider d’en être la dupe. Le texte émane d’un auteur savant et s’adresse à des lecteurs savants, armés pour comprendre ses allusions et pour lui répondre. Chaque texte plasmatique, ainsi compris, constitue un moment dans la grande entreprise humaniste de réévaluation des idées et des dogmes.
La pratique du discours plasmatique à la Renaissance, qu’il soit explicitement une déclamation comme pour Béroalde l’ancien, Érasme ou Corneille Agrippa ou qu’il soit plus discret, plus implicite, doit beaucoup à cet infléchissement7. Il semble s’inscrire volontiers dans un ensemble plus vaste, dans lequel chaque discours particulier fait écho aux précédents.
25Olivier Guerrier est le premier à avoir appliqué la notion de plasma à Montaigne8. On retrouve en effet un tel système d’écho dans les deux chapitres que nous avons étudiés dans un précédent article9. Dans le chapitre i, 20 par exemple, il évoque la puissance de l’imagination à travers deux séries d’exemples. Le sujet de Montaigne est, dans les deux cas, une inversion. Dans la première série, le fantasme, le fantôme, s’incorpore et triomphe du corps où il s’introduit ; ce qui n’existe pas peut accéder à un mode d’existence supérieur et triomphant. Montaigne envisage ensuite une deuxième série, de type érotique. Quelques réflexions sur l’impuissance momentanée et imprévisible, mais qui peut devenir chronique, illustrent ce deuxième champ de la puissance de l’imagination : l’imagination a la puissance de transformer un homme puissant en impuissant, voire d’opérer un changement de sexe. Enfin, Montaigne imagine, sur le mode parodique, un plaidoyer prononcé par le défenseur du phallus, dans le mauvais procès qui lui est fait. Ici la situation du plaideur est plasmatique au sens antique du terme, mais l’ensemble du dispositif, l’usage des arguments et des exemples, les raffinements de l’énonciation, rappellent plus largement les pratiques déclamatoires telles qu’elles ont été infléchies par les humanistes.
L’éloge de la gravelle, qui se situe dans le dernier chapitre des Essais constitue un deuxième exercice plasmatique sous la plume de Montaigne. Le discours intérieur, sous la forme d’une prosopopée de l’esprit, essaie d’opposer des fantaisies (rassurantes) à d’autres fantaisies (inquiétantes). Il s’agit apparemment d’un éloge paradoxal. La gravelle est une bonne maladie : tardive, honorable, modérée, qui attire la compassion d’autrui. Elle est aussi peu morbide, prépare bien à la mort et laisse des rémissions. Ces rémissions permettent au malade de croire à la guérison, et l’aident à endurer la maladie. L’inversion finale, entre la maladie et la santé, introduit une contradiction qui n’échappera pas au lecteur vigilant : si la gravelle est signe de santé, pourquoi souhaiter en guérir, ou l’ignorer ? L’éloge comporte des arguments faibles et contradictoires, notamment à la fin, qui ne sauraient emporter l’adhésion du lecteur. 26Du reste, Montaigne en convient lui-même puisqu’il parle d’arguments « et forts et foibles10 ». Ajoutons qu’ici aussi le système d’énonciation est extrêmement complexe et qu’on glisse volontiers d’une instance à l’autre tant et si bien qu’il est parfois bien difficile de dire si c’est l’esprit de Montaigne qui parle à l’imagination (de Montaigne) ou Montaigne qui parle à son esprit ou à son imagination.
Voyons si nous pouvons appliquer notre méthode d’analyse des procédés plasmatiques à l’« Apologie de Raimond Sebond », tout en étant bien conscients des spécificités de ce texte par rapport à ceux qui se signalent plus ou moins explicitement comme des déclamations. Notons que le chapitre s’ouvre sur une sorte de plan, de programme : Montaigne présente le livre de Sebond, comment il fut introduit dans sa maison (éloge du père, de Sebond, de Turnèbe). Il présente ensuite les difficultés de la traduction, allègue son pauvre génie (procédé caractéristique de la captatio benevolentiae) et présente les deux « reproches » qu’on fait à Sebond, auxquels il prétend répondre. Or voilà bien ce qu’il ne fait pas : d’une part il ne défendra pas le livre de Sebond, et d’autre part il ne répondra pas clairement, également, ni ordonnément aux deux objections mentionnées. Que cela ne nous étonne pas trop : la dissonance entre le sujet prétendu (ou manifeste) et le contenu réel (ou latent) du discours est une des constantes des textes plasmatiques. Comme dans le rêve, le motif du discours, on n’ose dire par déplacement, vient souvent suggérer autre chose que ce qu’il est censé montrer : la démonstration apparente est pour ainsi dire doublée, dans les deux sens du verbe, par un sous-texte qui peut avoir une autre portée. Précisons : ce sous-texte n’est pas crypté, ni secret, ni ésotérique puisqu’il est sans cesse indiqué, fléché, rappelé par les insuffisances de la démonstration principale. Il est un espace de connivence avec le « lecteur diligent ». Premier indice : Montaigne annonce un plan qu’il suivra avec indolence et une démonstration qui n’aura pas véritablement lieu.
En effet, la plupart des critiques s’accordent à dire que l’« Apologie » défend fort mal le livre de Raimond Sebond. Si c’est bien là son objet, il faut sans conteste admettre un échec. Sur cet échec il n’est guère 27besoin de nous appesantir pour le moment, sinon pour mentionner que la mauvaise structure, la démonstration décevante et la conclusion ratée sont des éléments constitutifs du plasma des déclamations renaissantes et qu’elles ne contribuent pas pour rien dans l’impression d’inachèvement qu’éprouve tout lecteur attentif quand il s’avise qu’il lui reste une bonne partie du travail à fournir lui-même, s’il veut tirer quelque chose de tout ce fatras, que c’est à lui qu’il appartient de finir le travail. Nous reviendrons sur cette modalité qui n’est pas sans conséquence.
Les masses du discours soulignent le problème. Voici les deux objections auxquelles Montaigne prétend répondre : d’une part, la raison ne saurait soutenir efficacement la foi ; d’autre part, les arguments de Sebond ne sont pas solides. Montaigne répond clairement à la première – non pas que sa réponse soit claire mais on comprend facilement qu’il est en train d’y répondre, en une dizaine de pages. Selon lui, la raison sans la foi ne peut rien. Toutefois, le livre de Sebond, éclairé qu’il est par la foi, est aussi convaincant qu’on peut l’être11. Montaigne cite même un « homme d’authorité, nourry aux lettres » pour qui La Théologie Naturelle fut salutaire12. Elle est écrite pour la bonne cause, en quelque sorte. La seconde objection, Montaigne n’y répond pas du tout clairement. Il ne la rappelle guère qu’après avoir commencé à y répondre, comme s’il était emporté par son élan.
Je me suis sans y penser à demy desja engagé dans la seconde objection13.
Rappelons que de telles formules de « ravisement » sont si fréquentes dans les textes plasmatiques qu’elles en deviennent presque un signal : l’inadvertance (maintenue au fil de toutes les corrections et révisions) semble conférer à l’oraison un style naturel et familier, donner l’impression 28que l’auteur parle sans fard. D’autres clausules semblables ponctuent les principales digressions du texte. Comme la Folie d’Érasme, le déclamateur aime qu’on croie qu’il dit « à tort et à travers tout ce qui [lui] vient sur la langue14 ».
La réponse à la seconde objection des contempteurs de Sebond pose, du point de vue de l’organisation argumentative du chapitre, quelques problèmes épineux. Si l’on voit à peu près clairement où elle commence, il est difficile de discerner où elle s’arrête. La plupart des critiques, parmi lesquels André Tournon et Jean Balsamo, voit dans l’apostrophe à la dédicataire le début d’une partie distincte du chapitre, obéissant à une autre logique. Essentiellement métalinguistique et zététique pour l’un :
réflexion capitale, qui déchiffre tout le discours, en y décelant le procédé typique de la diatribe des pyrrhoniens […] Cette tactique ne vise pas à établir des vérités, mais à démasquer des erreurs, pour engendrer de la dubitation15.
elle est pour l’autre une sorte de conclusion :
une péroraison, en fait une véritable troisième partie qui amplifie la critique de la connaissance, pour infirmer la prétention de toutes les sciences, et, de façon plus générale, pour présenter l’homme dans sa misère, flottant incertain au gré des coutumes, des lois, des troubles et des caprices de son âme16.
Les dimensions réduites de notre étude ne nous permettent pas, aujourd’hui, de vider la querelle ni d’examiner dans le détail toutes les circonlocutions de l’Apologie qui exigent un travail plus conséquent, lequel comme le dit la Boétie, est « réservé pour un autre temps et demanderait bien son traité à part ». Pour le moment, qu’il nous suffise d’admettre une rupture dans l’exposé au moment de l’apostrophe. Est-ce à dire que la réfutation de la seconde objection court jusque-là et qu’elle couvre, à elle seule, cent-cinquante pages ? Cette objection serait donc bien plus difficile à traiter que l’autre ? En tout état de cause, il semble se dessiner dans cette grande masse argumentative quatre articulations dont trois sont fortement marquées par une clausule, qui souligne la disposition du texte. Puis Montaigne écrit (p. 206) :
29Mais je laisse là ce discours, qui me tireroit plus loing, que je ne voudrois suivre. J’en dirois encore cela, que c’est la seule humilité et submission, qui peut effectuer un homme de bien.
Cette conclusion débouche d’ailleurs sur une nouvelle thèse :
Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la cognoissance de son devoir : il le luy faut prescrire, non pas laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbecillité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs, qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus.
Notons au passage le glissement de la troisième personne du singulier à la première du pluriel, et du présent, à valeur injonctive, au conditionnel qui présente les conséquences tragiques, c’est le cas de le dire, d’une liberté de conscience alimentant les querelles religieuses.
Une autre articulation forte apparaît (p. 224) quand Montaigne abandonne le raisonnement général et se concentre sur l’inanité, incertitude et vanité des grands systèmes philosophiques.
Je veux prendre l’homme en sa plus haulte assiette.
En une sorte de raisonnement a fortiori, si l’auteur arrive à démontrer que les plus sages et les plus savants ne savent rien et ne disent rien qui vaille, il aura, du même coup invalidé l’ensemble des idées et des prétentions humaines. C’est bien sûr dans cette partie que l’ombre de la déclamation de Corneille Agrippa17 se fait le mieux sentir : Montaigne lui emprunte son système démonstratif : contradiction des philosophes entre eux, propositions inconciliables à l’intérieur d’une même philosophie, absurdité manifeste de certains énoncés, déluge de références et d’autorités contradictoires… Montaigne souligne toutefois une idée qui nous paraît moins claire chez son prédécesseur, celle de l’insincérité : Zénon bien sûr ne craint pas la contradiction, les pyrrhoniens ne soutiennent des thèses que pour contredire leurs interlocuteurs, mais Platon lui-même est soupçonné d’écrire « à feinte » et de ne pas croire à ce qu’il écrit :
30Ils estoient trop sages pour establir leurs articles de foy, de choses si incertaine, et si debattable.
il y a d’autres subjects qu’ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant à y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n’ayans rien trouvé de si cache de quoy ils n’ayent voulu parler, il leur est souvent force de forger des conjectures foibles et folles, non qu’ils les prinsent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l’exercice de leur estude18.
Une troisième articulation, certes plus discrète, nous semble intervenir (page 261 et 262) avec la discussion autour de la langue :
Notre parler a ses foiblesses et ses defauts, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont grammairiennes.
Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune manière de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de proposition affirmative, qui leur sont du tout ennemies.
La question est ici déplacée de la créance qu’on peut accorder à une proposition, quelle qu’elle soit, à la créance qu’on peut apporter au langage lui-même, toujours affirmatif19. C’est ici que Montaigne examine le paradoxe du menteur20, et l’impossibilité de rien dire des dieux, ni de nous-mêmes. Platon, dont la philosophie est « une poësie enigmatique », est lui-même ravalé au rang de « poëte décousu » (p. 275), d’artiste du langage dont on discute les fantaisies au même titre qu’on discute celles de Protagoras :
En jetant le soupçon sur les intentions des maîtres, il discrédite leur parole en dépit de leur prestige, et tend à transformer leur enseignement en parade et leurs débats en joutes. Mais en même temps, il invite le lecteur à déceler dans les illogismes patents les marques d’une arrière-pensée, voilée « pour ne pas faire peur aux enfans » (p. 545), et orientée vers des préoccupations tout autres que les sujets pris pour thèses. Ce type de déchiffrement lui est applicable : son projet essentiel n’est pas de défendre le Livre des Créatures ni 31de le réfuter, mais d’extirper de son esprit et du nôtre, comme un cancer de l’intelligence, la notion de vérité définitive21.
Le rappel de la thèse (p. 277) se présente sous la forme d’un énoncé synthétique qui ramasse, dans la même phrase la réponse aux détracteurs de Sebond, la critique des philosophes qui leurs sont assimilés, et la forme interrogative qui suggère l’incertitude et invite au doute :
Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebonde trop foibles, qui n’ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout […] n’ont-ils pas quelquesfois fondé, parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent à cognoistre leur estre propre ?
Ici se trouvent condensés les principaux arguments de Montaigne : nos sens nous trompent, et nous les croyons sans vérification. Quant aux autorités, nous les croyons sans examens : « son authorité c’est le but, au-delà duquel il n’est pas permis de s’enquérir » (p. 279) alors qu’il « les faut toutes mettre en balance » (p. 280). Cependant les sens, et donc l’expérience ne peuvent rien établir de solide. Et la raison s’appuie indûment sur les autorités. Voilà le cercle vicieux qui se referme et la démonstration se perd dans la digression principale sur l’immortalité de l’âme22. Conclusion de cette discussion : l’âme est immortelle non pas parce que nos sens nous le montrent indubitablement, ni parce que la raison l’établit, ni parce que des savants l’ont démontré, mais parce que Dieu le dit (p. 298). En définitive, toute la démonstration s’effondre et laisse un champ de ruine que la foi seule peut investir23.
Ainsi, s’il est vrai que tout ce bloc argumentatif vise à répondre à la seconde objection, il semble que ce soit en passant par quatre étapes distinctes : d’abord Montaigne montre la misère de l’homme, à travers la longue digression sur les animaux, pour le rabaisser à leur niveau, 32voire au-dessous24. Ensuite il souligne la diversité des opinions, les méfaits du « cuider » et de la « fantasie » dans l’humanité toute entière. Le raisonnement se resserre ensuite autour des élites intellectuelles qui sont, comme dans l’Éloge de la Folie ou la Déclamation de Corneille Agrippa, décrites comme aussi ignorantes que les autres, mais peut-être plus arrogantes ou plus hypocrites25. Enfin, c’est le langage insuffisant des hommes qui les empêche d’accéder à quelque vérité que ce soit. Les hommes sont comme des animaux ; étant plus loin de la nature ils sont susceptibles d’errer plus lamentablement dans les créances les plus absurdes ; les plus savants et les plus sages d’entre eux ne valent guère mieux et n’hésitent pas à diffuser des thèses auxquelles ils ne croient pas eux-mêmes. C’est le langage humain lui-même qui nous interdit l’accès à la vérité. La plupart de ces thèses, on le voit, « se trouvent ailleurs ». La crise des connaissances à laquelle aboutit le raisonnement, l’éloge de l’ignorance, et finalement le refuge dans « la foi du charbonnier » qui s’ensuivent, rappellent aussi bien la fin paulinienne de l’Éloge de la Folie que l’éloge de l’âne qui clôt la Déclamation d’Agrippa.
Quant à la dernière partie, elle s’ouvre sur une sorte d’éloge « pro domo » du plaider, à la manière de Charles Estienne. Quand Charles Estienne s’empare des Paradossi d’Ortansio Lando, il y ajoute un 26e discours, entièrement de son cru, qu’il intitule : « paradoxe » du plaider. Ce dernier « paradoxe » met en scène un avocat en appel, qui doit, après la condamnation du plaidoyer, plaider pour sa réhabilitation. La situation de l’avocat et celle de Montaigne sont également absurdes : les contempteurs de Sebond comme l’avocat général chez Estienne ayant réussi par le plaidoyer à faire condamner le plaidoyer, les deux auteurs doivent, grâce à un nouveau plaidoyer, par un « coup désespéré » convaincre la cour (le lecteur) de la validité du plaider (de manière générale pour Estienne, du plaider particulier de Sebond, et du sien propre pour Montaigne). Le « mental fog » gagne à tous les coups : le langage aura réussi, en réhabilitant le plaidoyer, à invalider le langage. Bien sûr, la gravité de Montaigne n’est pas réductible à la forme clairement 33parodique et ludique du plaidoyer d’Estienne. Mais on ne peut qu’être troublé par un tel continuum, à la fois thématique et formel, dans des textes qui utilisent le langage à faire le procès du langage. Il est vrai qu’il est bien impossible de le faire autrement – sauf à se lancer dans un duel de gestes à la Panurge.
Pour en dire encore un mot : « le dernier tour d’escrime », « le coup désespéré » qui consiste à reconnaître l’inanité du langage humain tout entier, et son incapacité à rien établir de ferme doit naturellement conduire l’adversaire à reconnaître l’inanité de son propre langage, de ses propres arguments, son inconnaissance complète de lui-même, du monde et donc a fortiori de Dieu et des choses transcendantes. Toutefois, le chapitre ne s’arrête pas là et le fait qu’il se poursuive après avoir atteint ce point radical ne peut que nous intriguer. Montaigne prend encore la liberté de conseiller la voie moyenne, « le train accoustumé » – ce qui ne laisse pas de surprendre si c’est bien à une reine qu’il s’adresse26. Quel est au juste, le train accoutumé d’une reine ? Ce sage conseil est bientôt nuancé à la manière pyrrhonienne : le conformisme social n’exclut pas nécessairement l’audace intellectuelle : « ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer » (p. 308, c’est nous qui soulignons). Cependant, cette inquisition ne dispose pas de bons outils : nos opinions changent aussi et la géométrie elle-même, qui depuis Corneille Agrippa semblait avoir quelque droit à établir des vérités indiscutables, est rabaissée dans le retour de la discussion sur les astres et l’âge des planètes27. La question de la couleur de la neige, qui ponctue tout le chapitre en revenant pas moins de quatre fois (p. 226, 260, 281 et 363) est enfin résolue, mais de manière peut satisfaisante : on ne peut pas savoir vraiment ce qu’elle est, on peut juste dire qu’elle paraît blanche. La diversité infinie des règles morales et des institutions humaines, la multitude des mœurs et des sensibilités, les troubles des sens et de l’attention, font que « rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens » (p. 365). Finalement, conclut-il, le jugeant et le jugé sont « en continuelle mutation et bransle. Nous n’avons aucune communication à l’estre ». Nous faisons tout pour la première fois, « ce 34naistre n’acheve jamais » (p. 368), et peut-être que chaque adjonction au plaidoyer n’échappe pas à cette règle universelle. À la fin, Dieu seul est véritablement, et l’interlocutrice semble à son tour avoir été oubliée. Elle ne peut opposer aux fadaises et nouvelletés que la fermeté de sa foi. La voilà bien conseillée…
En tout état de cause, il semble que Montaigne opère une disjonction : la foi seule, et non pas la science ni la philosophie, peut combler notre besoin de croire, et peut-être même notre besoin de savoir, si l’on appelle « savoir » la certitude qu’elle confère et qu’aucune démonstration jamais n’atteint. Toutefois, la foi seule ne saurait contenter notre besoin de connaître – ou encore de comprendre – puisque ni la foi, ni Dieu ne sont connaissables, ni compréhensibles. Ainsi l’Apologie semble tracer, subrepticement mais fermement, une frontière entre le savoir et le connaître, entre le croire et le penser. Elle propose de même deux chemins, apparemment contradictoires mais en fait complémentaires : pour le cœur, la foi, l’espace du vrai ; et pour l’esprit, l’inquisition, l’essai, dans sa triple imperfection de tentative, d’expérience et de discours. Il faut à l’homme, afin de réaliser son humanité, en plus d’une certitude rassise à quoi s’adosser, une activité d’enquête aventureuse et cavalière, sans fin, sans issue, mais non pas sans signification ni sans plaisir ; un soliloque intérieur où peuvent s’affronter tous les discours, avec leurs méandres, leurs charmes et leurs foyers fascinants d’hypothèses et de possibilités. Le texte plasmatique est, au xvie siècle, le témoin éminent de ce champ d’exploration non dogmatique dans lequel les humanistes s’autorisent toutes les fantaisies, toutes les audaces, à la condition unique, expresse et rafraîchissante, qu’on ne les confonde pas avec des vérités ou des dogmes.
Le plasma est donc, ici aussi, argile et forme, matière et manière. Il permet de maintenir le discours dans un espace équivoque où la recherche de la vérité fonctionne, pour reprendre les mots de l’Apologia de Corneille Agrippa, sans dogme et sans jugement, puisque c’est « le régime de vérité » qui est mis en cause : non pas une chose qui soit vraie, mais peut-être, ce qui fait que pour nous une chose est vraie, ce qui fait que le vrai est vrai28.
35Ainsi donc la déclamation ne juge pas, n’exprime aucune pensée dogmatique, mais, choses qui sont les règles qui sont propres à la déclamation, elle dit certaines choses par jeu, d’autres sérieusement, d’autres avec esprit, d’autres avec rigueur. Elle dit parfois mon avis, parfois ceux des autres, elle fait entendre certaines choses vraies, d’autres fausses, d’autres incertaines ; dans certains passages, elle dispute, dans d’autres elle conseille, il n’est pas vrai que partout elle accuse ou enseigne ou affirme et il n’est pas vrai que partout elle exprime mon opinion. Elle amène beaucoup d’arguments sans force pour que soit considéré comme sans force ce que condamne et ce que réfute celui qui entreprend d’exposer le point de vue opposé […]29.
On ne peut pas croire au discours, mais tout en lui est pesé, répété, dénaturé, tout est voué à être pesé, répété, dénaturé. Le plasma génère une pratique littéraire qui est à la fois expressive et matricielle. Il comporte des cellules-souches qui sont à la fois langage et génératrices du langage, dont chacune peut susciter d’infinis développements. Les discours plasmatiques de la Renaissance forment une œuvre finalement commune, une conversation toujours en cours (un peu à la façon du Moyen de parvenir), un festin de paroles30 dans lequel chacun peut intervenir en infléchissant le discours global, dont chaque discours particulier 36n’est qu’un moment. En définitive, le discours majeur est celui qui se poursuit dans l’âme de ceux qui savent entendre. S’il est une fin à nos inquisitions, elle n’est certes pas dans une meilleure maîtrise des choses ou de la nature, mais dans une meilleure connaissance de l’âme et dans un meilleur gouvernement de soi.
On retrouve, dans tous ces discours, le renversement radical opéré par tout un courant de la mystique chrétienne qui fonde en religion la dignité des ignorants, des pauvres, des réprouvés, qui rappelle la pureté des petits enfants, des lys et des passereaux et la misère des riches et des superbes. Le discours mystique chrétien vient comme se sur-imprimer au discours politique d’un Hiéron. Fort de cette double autorité, de la foi et de la philosophie, qui fonde et promeut la double négation de l’autorité, sa double inanité, une fois renversée l’idole de la puissance et de la richesse, une fois rappelée la pureté inatteignable des petits enfants, des lys et des passereaux, le langage humain aboutit au mystère de sa propre destruction, il devient l’expression de sa propre destruction. Le plasma du discours, ses mille ruses, ses mille circonlocutions, aboutit logiquement à l’anéantissement du langage comme moyen d’atteindre, de connaître ou de reconnaître un objet qui serait la vérité.
À l’issue de cette analyse, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur l’avis au lecteur qui ouvre les Essais. Si l’on peut y voir une affirmation inconditionnelle de la sincérité de Montaigne – rendue quelque peu douteuse par l’exhortation à ne pas consacrer son loisir « en un sujet si frivole et si vain » – on peut aussi y voir une sorte de protocole de lecture, le plasma de l’œuvre qui suit. La bonne foi « sans contention et sans artifice » dont il est question est-elle réductible à l’expression sincère et transparente des idées et opinions de l’auteur ? C’est douteux : nous en sommes encore à disputer sur ses idées et opinions. Il aurait fallu que Montaigne appartînt à ces nations qui vivent « encore sous la douce liberté de la nature ». Ainsi, s’il est la matière même de son livre, c’est une matière habillée, policée, mise en forme, qu’il nous propose. Les splendeurs rhétoriques et poétiques de l’œuvre ne sauraient plaider pour la transcription immédiate, sans art, de la vérité des choses, à laquelle, si nous le croyons, nul n’accède. Sa sincérité, contrairement à celle des cannibales, « porte des hauts de chausses ». On peut y voir l’aveu d’un obstacle, d’une vêture, d’une étoffe de recouvrement. La sincérité revendiquée ne saurait résider dans la chose nue, dite « telle 37quelle », dans une langue naïve qu’il suffirait de lire. Ajoutons que celui qui dit la vérité se revêt généralement d’un costume de prophète ou de saint qui ne sied guère à notre auteur. Il est impossible de parler nuement. Le protocole, le contrat, est donc une sorte d’invitation à une lecture active. Telle serait, possible, une des modalités de la sincérité de Montaigne : la sincérité d’une méthode, la sincérité d’une quête, d’une enquête dont on sait qu’elle est infini puisqu’il n’« y a point de fin en nos inquisitions », point d’arrêt et peut-être point de but, sinon celui, magnifique, de la lucidité. Si tel est bien le cas, le titre du chapitre s’éclaire un peu : en effet, Montaigne ne fait pas l’apologie de la Théologie Naturelle, mais celle de Raimond Sebond, non pas de l’argumentaire, dont il a démoli jusqu’aux fondements, mais du besoin d’argumenter, du besoin de connaître qui est le propre de l’homme. Philosopher consiste peut-être dans cette capacité pratique et momentanée de saisissement dont parle Supervielle :
Saisir, saisir le soir, la pomme et avec la statue,
Saisir l’ombre et le soir et le bout de la rue
Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains, combien d’oiseaux lâchés
Combien d’oiseaux perdus qui deviennent la rue,
L’ombre, le mur, le soir, la pomme et la statue31.
Un peu plus loin dans le poème, Supervielle s’interroge : « Et avec quelles mains ? ». Les mains du langage sont bien empêchées de jamais rien saisir. Elles peuvent parfois, produire un bref et éblouissant saisissement. Le langage de la saisie est sans langage, et le langage qui est, comme le notait plaisamment Roland Barthes dans sa leçon inaugurale, oppressif voire « simplement fasciste », porte en ses plus belles productions le deuil de son impotence. Il reconnaît son ambition folle et son échec. Il ressemble au tyranneau minuscule qui se redresse sur ses ergots, qui veut se faire plus gros que le bœuf, dominer tous les êtres et toutes les choses, embrasser toutes les formes. La catastrophe générale qui résulte de ses violentes entreprises, c’est l’effondrement fatal de celui qui vise la toute-puissance divine. Pauvre Caligula ! L’entreprise rimbaldienne d’inventer un langage universel – c’est-à-dire divin – se solde par son abandon de la poésie. Les plasmateurs de la Renaissance mettent en scène 38une même sorte de catastrophe du langage. Et « Bien après les jours et les saisons et les êtres et les pays », « aussitôt que l’idée de déluge se fut rassise32 », après les grandes déflagrations rhétoriques dont ils nous ont donné le spectacle, quand le silence se fait, le silence qui suit l’œuvre plasmatique est encore plasmatique, car il est un temps de méditation dubitative ou amusée, un temps de réflexion sur les mots et les choses. L’auditeur « plasmatise » à son tour. Il naît, dans son esprit un discours se poursuivant « pour y répondre » ainsi que l’écrit M. de Mesmes à propos de La Boétie. À la fois zététique, protreptique et maïeutique, le silence d’après plasma est un silence dans lequel le discours est encore en travail, encore à recommencer. Dans ce sens, notre réflexion rejoint et donne épaule à celle d’Olivier Guerrier : certes, Montaigne écrit parfois « à feinte ». Il y a sans doute, dans ses fantaisies, des choses auxquelles il ne croit pas. Mais ces fictions nourrissent et signalent une pensée en travail, et à ce titre authentique. La sagesse fait son miel de toutes sortes de fleurs. Qu’importe à qui pense si celui qui lui procure de quoi penser est sincère ou moqueur ? Le dieu Momus donne à réfléchir autant qu’un autre. Que ce qui nourrit la pensée soit imaginaire ou véritable, il importe surtout que la pensée qui s’en nourrit soit elle sincère et véritable. Le seul discours vital, c’est le discours vivant, en travail, celui qui est contenu en germe dans l’œuvre, celui que le plasma, et tous ses masques, suscitent et stimulent.
L’« Apologie » est plasmatique aussi dans le sens où elle accepte le détour oratoire dans le but de bien faire sentir, de bien faire entendre, la réalité d’une chose insaisissable qui met le langage en crise. Qu’il s’agisse de la vérité de la foi chrétienne, de la vanité de la puissance ou du savoir, de la possibilité même d’établir une vérité par un raisonnement, tout le dispositif démonstratif, qui repose toujours sur ses deux jambes que sont la raison et l’autorité, est ébranlé. Plutôt que de transmettre une idée seulement, une philosophie, ou même une foi, il semble que le texte plasmatique traite de l’erreur, s’engage dans une entreprise de réfutation (ou de « falsification »), au sens de Karl Popper, pour se libérer soi-même et pour libérer son lecteur de l’erreur et des préjugés. Libérée des vieilles théories aristocratiques, libérée des préjugés antiques et modernes, « remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête […] loin des vieilles retraites et des vieilles 39flammes qu’on entend, qu’on sent33 » la conscience perçoit enfin, dans toute son ampleur, au milieu des décombres d’un langage dépouillé de sa magie, ce qui l’empêchait de voir et de penser : la soumission aveugle et sans examen à un maître, à une méthode, à un dogme. La foi rassise et forcément irrationnelle en un Dieu, ne saurait satisfaire l’esprit vivant dans sa quête de sens. Or cette quête du sens passe nécessairement par une réflexion sérieuse sur le langage, outil grossier dont on ne peut se débarrasser. L’emprunt des humanistes au plasma antique rappelle et souligne combien le langage est en lui-même autant le problème que la solution et qu’il faut être tristement naïf – ou calculateur – pour plaider sa transparence et la transparence de l’âme humaine. Tous ces discours qui se font écho à travers les âges nous invitent à notre tour à envisager sérieusement ce que parler veut dire, de quelle vérité l’on parle, et ce qui fonde et condense en nous les certitudes sur lesquelles nous bâtissons nos empires.
Michaël Boulet
Université Toulouse-Jean Jaurès
Il Laboratorio (EA 4590)
http://laboratorio.univ-tlse2.fr/
1 D.A. Russell, Greek declamation, Cambridge University Press, 1983, p. 140. Voir aussi Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 473 et sq.
2 Il en est ainsi pour les déclamations écrites de la Renaissance : les mêmes matériaux sont constamment réemployés et il est bien difficile de mesurer quel degré de sincérité ou d’efficacité l’auteur leur accorde, du fait de leur diffusion, de leur caractère stéréotypé ou éculé, de leur redondance intertextuelle : qu’on songe, par exemple, au motif de l’âne (à la fois stupide et saint), ou de la sainte ignorance (depuis Saint Paul ou les Béatitudes jusqu’à Montaigne lui-même, en passant, bien évidemment, par Corneille Agrippa). Pour les discours pro et contra sur un même sujet, plus rares qu’on ne le croit généralement, voir, par exemple, à la Renaissance, la déclamation de Marconville, Sur la bonté et mauvaisetié des femmes, dont les deux discours sont très voisins.
3 Pour un panorama plus complet de la déclamation, voir Michaël Boulet, Les Avatars de la déclamation à la Renaissance, à paraître.
4 Barbara Cassin, op. cit. p. 492. Le mot d’esprit se trouve dans Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1969 (1930), p. 172. On retrouve ici la notion de bluff : la possibilité du bluff ne transforme-t-elle pas effectivement la vérité (aller à Cracovie) en mensonge (puisque je suis conduit à croire le contraire de ce que tu dis) ? Une des formes les plus raffinées du bluff consiste à dire la vérité en faisant tout pour que l’auditeur croie qu’on ment. S’il est dupe, il est doublement puni, puisqu’il n’est victime que de lui-même… Quant à Freud, il suggère que ce type de mot d’esprit s’attaque « non pas à une personne ou à une institution mais à la certitude de notre connaissance elle-même, qui fait partie de notre patrimoine spéculatif. Le nom le plus approprié à ce type d’esprit serait celui d’esprit sceptique » (p. 173). C’est Freud qui souligne… On peut déduire de cette petite histoire trois critères : pour qu’un énoncé soit vrai, il faut d’une part qu’il soit conforme au réel (critère de référentialité), d’autre part qu’il soit dit dans l’intention d’être considéré comme conforme au réel par le récepteur (critère d’intentionnalité), enfin qu’il soit effectivement perçu par le récepteur comme étant conforme et sincère (critère de recevabilité). On verra que les deux premiers critères font également défaut dans le texte plasmatique et qu’à ce titre il ne peut jamais être reçu pour vrai par le lecteur.
5 Barbara Cassin, op. cit., p. 471.
6 Barbara C. Bowen, The Age of Bluff – Paradox and Ambiguity in Rabelais and Montaigne – Illinois studies on language and literature, University of Illinois Press, 1972, p. 6 : « “bluff”, then, will be used in this book to designate the result of one of the techniques mentioned–paradox, enigma, argument, antithesis, and ambiguity–used in a conscious effort to disconcert the reader » ; et, à propos de Montaigne, « the reduction of the reader to a state of mental fog ».
7 En effet, la déclamation est, pour notre période, un élément central de l’éducation des enfants. Voir, sur ce sujet : L. Massebieau, Schola Aquinatica, Programme d’études du collège de Guyenne au xvie siècle, Paris, Delagrave, 1886. Sous Gouvéa, du temps de Montaigne, on étudiait la rhétorique au collège de Guyenne dès la quatrième, et la déclamation dès la seconde : « Les élèves sont exercés à la déclamation en particulier et publiquement. En particulier dans leur auditoire ; publiquement après le 1er novembre, les dimanches, à une heure après midi, dans la salle, devant tous les élèves qui ont été convoqués au son de la cloche » (p. 25).
8 Voir la conclusion d’Olivier Guerrier, Quand « les poètes feignent », « fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2002.
9 Voir l’analyse complète des caractères déclamatoires de ces deux extraits dans le B.S.A.M. no 58, 2013-2.
10 Les Essais de Michel de Montaigne, Bordeaux, Édition Municipale, Imprimerie Pech, 1909, vol. 3, p. 400. Ce sera notre édition de référence.
11 Mathurin Dreano intitule cette partie : « la raison sous la foi » par opposition à la suite qui illustre, selon lui, « la raison sans la foi », puis la critique de la philosophie, et enfin la critique des connaissances humaines, chacune de ces parties faisant une cinquantaine de pages (Mathurin Dreano, La Religion de Montaigne, Paris, Nizet, 1969, p. 237 et suivantes).
12 Ce gentilhomme évoque l’autre gentilhomme « de bonne maison » aveugle qui ne comprend pas ce qui lui manque qui apparaît à la fin du chapitre (p. 350) et tous les deux ensemble rappellent « le gentilhomme de bon lieu » du chapitre i, 20 que Montaigne rétablit dans sa virilité par un discours de pure fantaisie.
13 Édition Municipale, vol. 2, p. 153.
14 Érasme, Éloge de la Folie, Paris, Robert Laffont, 1992, trad. Claude Blum, p. 12.
15 André Tournon, Montaigne en toutes lettres, Bordas, Paris, 1989, p. 86.
16 Jean Balsamo, Les Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1561.
17 Corneille Agrippa de Nettesheim, De Incertitudine et Vanitate Scientiarum et Artium, Paris, Ioannes, 1531. Ajoutons qu’une traduction française de cet ouvrage paraît en 1582 sous le titre : Déclamation de l’incertitude, vanité et abus des sciences, Paris, Iean Durand.
18 Édition Municipale, vol. 3, p. 239 puis 241.
19 Cf. Roland Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, « un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire », 7 janvier 1977.
20 Cet énoncé, rappelons-le, est une pure fiction : un menteur qui ment toujours ne peut en réalité jamais admettre qu’il est un menteur. Ainsi ce fameux paradoxe n’existe que par un artifice du langage menteur.
21 André Tournon, La Glose et l’essai, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983, p. 247.
22 Dans celle-ci sont enchâssées trois autres digressions : la première sur le monde physique – qui n’est pas sans rappeler la déclamation de Calcagnini sur le mouvement des astres – la seconde sur l’enseignement, la troisième sur Babel ; la première et la troisième de ses sous-digressions étant dûment conclues par les clausules « pour revenir à nostre ame » (p. 288) et « Mais pour reprendre mon propos » (p. 298).
23 On se souvient que de son côté, le Discours de La Boétie, ayant établit la logique implacable de la domination, finit pareillement sur un appel désespéré, et peu convaincant, à la punition divine des méchants. En dernier recours, Dieu y pourvoit…
24 C’est là aussi un des lieux communs de la déclamation. L’homme peut dégénérer et descendre à un niveau infra-bestial ; l’argument se trouve partout.
25 Les vices des princes sont, aussi bien chez Érasme que chez Corneille Agrippa, aggravés du fait qu’ils ont de grandes conséquences.
26 Voir dans Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 1557, la discussion à ce sujet.
27 À cette occasion Montaigne emploie l’expression « sçavoir mon » qui articule les divisions dans les déclamations de Sénèque le Père traduites par Mathieu de Chalvet.
28 Nous paraphrasons la phrase fameuse de Socrate qui cherche avec Hippias « le beau », ce qui fait que les choses belles sont belles. Cf. Platon, Hippias Majeur, trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 17, 287c.
29 Apologia, chapitre 42, fol. I Vv, cité par Van der Poel, op. cit. p. 167 : « Proinde declamatio non iudicat, non dogmatisat, sed declamationis conditones sunt, alia ioco, alia serio, alia salse, alia severe dicit ; aliquando mea, aliquando aliorum sententia loquitur, quaedam vera, quaedam falsa, quaedam dubia pronunciat, alicubi disputat, alicubi admonet, non ubique improbat, aut docet aut asserit, nec omni loco animi mei sententiam declarat, multa invalida argumenta adducit, ut habeatur, quod improbet, quodque solvat declamaturus pertem diversam, quae quum nesciat hic articulator discernere, nullam de illis nisi stultam poterit ferre sententiam ». C’est nous qui soulignons. Cf. Apologia adversus calumnias, Colonia, 1533. Ce texte est rédigé pour répondre aux attaques contre le De incertitudine. Érasme utilise des arguments voisins dans La Réfutation de Clichtove, in La Philosophie Chrétienne, Pierre Mesnard, Vrin, Paris, 1970, p. 377-399. Il y revient à plusieurs reprises sur les caractéristiques génériques de la déclamation qui y est définie comme un « divertissement littéraire » (p. 377) sur « un sujet de pure imagination » (p. 385) dont « toute l’histoire se déroule dans la fiction, comme il convient à un exposé rhétorique » (p. 390). Celle d’Érasme sur le mariage se présente comme un modèle à suivre « composé[e] pour entraîner à l’éloquence et non en vue d’exprimer des dogmes de la religion chrétienne » ; elle prend la forme « d’un exercice d’éloquence et non d’un exposé théorique concernant la foi ou les mœurs » (p. 378), « excellent pour développer la vivacité d’esprit » (p. 379), dans lequel l’auteur se propose de « parler latin dans un texte préparé pour perfectionner le langage des jeunes gens » (p. 382). Surtout : « Tout ce qui est dit dans la déclamation n’est pas mon fait […]. En effet, celui qui déclame n’a point d’avis ; en cette déclamation, je ne parle point pour mon compte, et tout ce qui se dit là n’est point l’expression du fond de mon cœur » (p. 387).
30 Le festin de paroles comme métaphore du discours didactique, ou zététique, apparaît par exemple dans Comment il faut ouïr de Plutarque.
31 Jules Supervielle, « Saisir », Le Forçat innocent, Paris, Gallimard, 1981 (1930), p. 24.
32 Arthur Rimbaud, « Barbare », puis « Après le Déluge », Les Illuminations.
33 Il faut croire que celui qui s’intéressera à l’alchimie du verbe croisera souvent la route de Rimbaud…