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Classiques Garnier

Descartes lecteur de Montaigne ? Quelques remarques sur l’usage de l’exemple de la jaunisse chez Montaigne et Descartes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 2, n° 66
    . varia
  • Auteur : Peretti (François-Xavier de)
  • Résumé : Est récemment apparue la thèse que Descartes n’aurait pas lu les Essais. Cet article compare l’usage de l’exemple de la jaunisse commun à Montaigne et Descartes et tente de déterminer si Descartes, sans lire Montaigne, a pu disposer d’une source commune ou ayant alimenté celles de Montaigne, ou si l’on est en droit de soutenir une très probable lecture de Montaigne par Descartes pour expliquer qu’ils ont recours au même exemple dans un même but.
  • Pages : 107 à 124
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406073444
  • ISBN : 978-2-406-07344-4
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0107
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/10/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Descartes lecteur
de Montaigne ?

Quelques remarques sur lusage de lexemple
de la jaunisse chez Montaigne et Descartes

Par trois fois, Descartes, pour illustrer sa critique de notre connaissance des choses matérielles par les sens et son caractère trompeur, utilise lexemple de la jaunisse qui altère la vision de ceux qui en sont atteints. Lévocation de la jaunisse nest pas une singularité cartésienne. Elle est particulièrement présente dans des textes médicaux et naturalistes de lAntiquité. Pline lAncien en parle fréquemment dans son Histoire naturelle. Son optique sinscrit dans une tradition médicale se référant à Hippocrate. Au fil des chapitres, Pline relate aussi bien les étranges pouvoirs dun oiseau, licterus (appelé ainsi en raison de sa couleur jaune) quil suffirait de regarder pour guérir de la jaunisse, quil indique, pour sen guérir encore, les vertus dun régime à base de poisson salé et poivré, à lexclusion de tout autre chair. Il recense ainsi une riche palette de remèdes contre lictère, tant végétaux (chap. 20, 13 ; chap. 2, 16 ; chap. 25, 106 ; chap. 26, 76), quanimaux (chap. 28, 64), que magiques (chap. 30, 28), ou quencore diététiques (chap. 32, 31). Nous sommes, toutefois, dans cette tradition naturaliste et médicale, très loin de préoccupations dordre philosophique ou épistémologique. Mais, même prise en philosophie, comme exemple ou argument dorigine sceptique pour illustrer la nature trompeuse de nos sens, lictère ne se présente pas plus comme une originalité cartésienne. On la trouve citée aussi bien chez Montaigne (trois fois au chapitre 12 du livre II, et pour lensemble des Essais) que chez Lucrèce pour tenter de réfuter les arguments des sceptiques1 et de sauver la connaissance, que chez Sextus Empiricus pour récapituler, 108dans un but inverse, les arguments sceptiques plaidant en faveur de la nécessité de sastreindre à la suspension de tout jugement.

Sources possibles
de la reprise cartésienne de la jaunisse

Montaigne emprunte lexemple de la jaunisse, à la fois, à Sextus-Empiricus – dont les Esquisses pyrrhoniennes constituent une importante source du chapitre 12 du livre II des Essais –, et à Lucrèce, dont il cite, dans le même chapitre, les vers du livre IV du De rerum natura où il est question de jaunisse. Notons que sur les dix-sept exemples sceptiques mentionnés par Lucrèce au livre IV du De rerum natura, il en est trois seulement que lon retrouve chez Sextus Empiricus, et qui sont absents des textes néoacadémiciens qui nous sont parvenus. Il sagit de la perception des objets rendus jaunes par lictère, des tours carrées qui, de loin, paraissent rondes et du portique, vu en perspective, dont les parties les plus éloignées semblent graduellement plus petites que celles qui nous sont les plus proches2. Or on retrouve ces trois exemples chez Montaigne, mais aussi bien chez Descartes pour qui les sources ne sont pas aussi nettement identifiables faute de citations ou de renvois massifs à un texte. Chez lui, les trois exemples apparaissent, en ordre dispersé, dans les Regulae ad directionem ingenii, dans le Discours de la méthode et dans les Réponses aux secondes objections pour la jaunisse, ainsi que dans la Méditation sixième pour les tours carrées qui, de loin, semblent rondes, et pour la perception dégressive des grandeurs selon la loi de la perspective3. Notons toutefois que ce dernier exemple est légèrement 109différent chez Descartes qui névoque pas une perspective horizontale mais verticale. Ainsi ne prend-il pas lexemple dun portique ou dun corps quelconque, mais celui de statues figées aux sommets des tours qui, de loin, nous paraissent rondes4.

Nous voudrions ici procéder à une comparaison des textes de Montaigne et de Descartes qui font mention de la jaunisse. Lobjet de cette lecture est de confronter deux hypothèses. La première consiste à envisager que lutilisation de lexemple de la jaunisse chez Descartes relève de la connaissance dune source quil aurait en commun avec Montaigne, voire dune source des propres sources de Montaigne, sans que Descartes ait eu à lire les Essais. La seconde hypothèse est celle dune lecture hautement probable de Montaigne par Descartes pour expliquer, chez les deux auteurs, lusage du même exemple et le recours à des formulations sensiblement proches, dans un même but dalimenter une critique de notre connaissance sensible.

Nous soutiendrons, en substance, que sil nest en rien invraisemblable – bien au contraire – que Descartes ait pu lire Lucrèce et Sextus Empiricus, voire éventuellement connaître une source néopyrrhonienne ou néoacadémicienne commune, ou non, à lun et à lautre (mais difficile à déterminer), il nest est pas moins vraisemblable, selon nous, que Descartes ait lu Montaigne. On sait que lon sinterroge encore sur une connaissance de première main de Montaigne par Descartes5. Car 110Descartes, peu disert sur ses sources, ne cite Montaigne quune fois dans sa lettre du 23 novembre 1646 au Marquis de Newcastle, lorsquil aborde la question de savoir si les bêtes sont pourvues dentendement6. Et encore, le fait-il non pas de manière isolée, mais en associant Montaigne à « quelques autres », puis à Charron. Nous espérons que cette lecture de Montaigne et de Descartes, à défaut de pouvoir proposer une réponse sans appel, versera, même modestement, au dossier, et à ce débat, une pièce supplémentaire7.

À partir de lusage cartésien de lexemple de la jaunisse – destiné à montrer lincapacité de nos sens à former une connaissance certaine des choses matérielles –, nous verrons que nous disposons dindices concordants attestant que Descartes a très probablement été lecteur de Montaigne. Cela nexclut pas, bien évidemment, quil en pouvait aussi connaître les sources que sont, en lespèce, Lucrèce et Sextus Empiricus. Nous concentrerons donc notre propos sur létude de quelques séquences textuelles précises permettant de comparer lusage et la formulation de lexemple de la jaunisse, chez les deux auteurs.

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Textes susceptibles de rapprochements
entre Montaigne et Descartes

Il sagit, pour Montaigne dun passage de l« Apologie de Raimond Sebond » (Essais, livre II, chap. 12). Aucun ajout relevant de la troisième couche des Essais telle que publiée dans lédition de lexemplaire de Bordeaux, dont Descartes ne pouvait avoir connaissance, ne figure dans cette page, de sorte que les lignes suivantes correspondent à un état du texte déjà disponible du temps de Descartes :

Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que lhomme. Or, entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme. Notre salive nettoye et asseche nos playes, elle tue le serpent :

Tantaque in his rebus distantia differitasque est,

Ut quod alis cibus est, aliis fuat acre venenum.

Saepe etenim serpens, hominis contacta saliva,

Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa8.

Quelle qualité donnerons nous à la salive ? ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cerchons ? Pline dit quil y a aux Indes certains lievres marins qui nous sont poison, et nous à eux, de maniere que du seul attouchement nous les tuons : qui sera veritablement poison, ou lhomme ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de lhomme, ou à lhomme du poisson ? Quelque qualité dair infecte lhomme, qui ne nuict point au bœuf ; quelque autre, le bœuf, qui ne nuict point à lhomme : laquelle des deux sera, en verité et en nature, pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunatres et plus pasles que nous :

Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur

Arquati9.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et 112sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les operations de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes qui ont les yeux jaunes comme noz malades de jaunisse, dautres qui les ont sanglans de rougeur ; à celles là il est vray-semblable que la couleur des objects paroit autre quà nous ; quel jugement des deux sera le vray ? Car il nest pas dict que lessence des choses se raporte à lhomme seul. La durté, la blancheur, la profondeur et laigreur touchent le service et science des animaux, comme la nostre : nature leur en a donné lusage comme à nous10.

Pour Descartes, il sagit des trois textes où il est fait mention de la jaunisse pour soutenir que nest susceptible de vérité que ce qui est perçu par lentendement seul, à lexclusion de toute idée formée à laide de nos sens :

Un passage des Regulae ad directionem ingenii :

[] in his enim omnibus errori sumus obnoxii : ut si quis fabulam nobis narraverit, et rem gestam esse credamus ; si icterico morbo laborans flava omnia esse judicet, quia oculum habet flavo colore tinctum ; si denique laesa imaginatione, ut melancholicis accidit, turbata ejus phantasmata res veras repraesentare arbitremur. Sed haec eadem sapientis intellectum non fallent, quoniam, quidquid ab imaginatione accipiet, vere quidem in illa depictum esse judicabit ; nunquam tamen asseret, illud idem integrum et absque ulla immutatione arebus externis ad sensus, et a sensibus ad phantasiam defluxisse, nisi prius hoc ipsum aliqua alia ratione cognoverit. Componimus autem nos ipsi res quas intelligimus, quoties in illis aliquid inesse credimus, quod nullo experimento a mente nostra immediate perceptum est : ut si ictericus sibi persuadeat res visas esse flavas, haec ejus cogitatio erit composita, ex eo quod illi phantasia sua repraesentat, et eo quod assumit de suo, nempe colorem flavum apparere, non ex oculi vitio, sed quia res visae revera sunt flavae. Unde concluditur, nos falli tantum posse, dum res, quas credimus, a nobis ipsis aliquo modo componuntur11 ;

« [] car en tout ceci [ce que nous rapportent limagination et les sens] nous sommes sujets à lerreur : ainsi lorsquon nous raconte une fable, et que nous croyons que cest une histoire vraie ; ainsi encore lorsquun qui souffre de la jaunisse croit que tout est jaune, parce quil a lœil imprégné de couleur 113jaune ; ainsi enfin lorsque sous leffet dune maladie de limagination (cest ce qui arrive aux mélancoliques), nous croyons que les images désordonnées qui sy forment représentent des réalités véritables. Mais tout cela ninduira pas en erreur lentendement du sage ; il jugera en effet que tout ce qui lui parvient de son imagination sy trouve, à coup sûr, véritablement tracé ; mais il naffirmera pourtant jamais que le message se soit transmis intact, et sans aucune variation des choses externes au sens, et des sens à la fantaisie, à moins quil ne le sache à lavance de quelque autre façon. Nous composons nous-mêmes, au contraire, les choses dont nous avons lintelligence, chaque fois que nous croyons quil existe en elles quelque chose que notre esprit ne perçoit pas immédiatement par aucune expérience : ainsi lorsque celui qui a la jaunisse se persuade que les choses quil voit sont jaunes, cette pensée qui est en lui aura été composée de ce que sa fantaisie lui représente, et de ce quil suppose de son propre chef : à savoir que si la couleur se manifeste à lui, ce nest à cause dun défaut de son œil, mais parce que les choses quil voit sont effectivement jaunes. De quoi lon conclut que nous ne pouvons nous tromper quen composant nous-mêmes, dune manière ou dune autre, les choses que nous croyons12. »

Un passage qui termine la quatrième partie du Discours de la méthode :

Or, après que la connaissance de Dieu et de lâme nous a ainsi rendus certains de cette règle [qui pose que ce qui ce conçoit de manière entièrement claire et distincte est vrai], il est bien aisé à connaître que les rêveries que nous imaginons étant endormis ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés. Car sil arrivait même en dormant quon eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, quun géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne lempêcherait pas dêtre vraie ; et pour lerreur la plus ordinaire de nos songes, qui consiste en ce quils nous représentent divers objets en même façon que font nos sens extérieurs, nimporte pas quelle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause quelles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que nous dormions ; comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paraissent beaucoup plus petits quils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader quà lévidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens : comme encore que nous voyions le soleil très clairement, nous ne devons pas juger pour cela quil ne soit que de la grandeur que nous le voyons ; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps dune chèvre, sans quil faille conclure pour 114cela quil y ait au monde une chimère : car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable ; mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité ; car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela ; et, pour ce que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelque fois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce quelles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt quen nos songes13.

Un passage des Réponses aux secondes objections :

Et quidem perspicuum est illam non haberi de iis quae vel minimum obscure aut confuse percipimus : haec enim qualiscumque obscuritas satis est causae, ut de ipsis dubitemus. Non habetur etiam de iis quae, quantumvis clare, solo sensu percipiuntur, quia saepe notavimus in sensu errorem posse reperiri, ut cum hydropicis sitit, vel cum ictericus nivem videt ut flavam : non enim minus clare et distincte illam sic videt, quam nos ut albam. Superest itaque ut, si quae habeatur, sit tantum de iiis quae clare ab intellectu percipiuntur14.

« Et certes, il est manifeste quon nen [une persuasion ferme et immuable qui est la même chose quune parfaite certitude] peut pas avoir des choses obscures et confuses, pour peu dobscurité ou de confusion que nous y remarquions ; car cette obscurité quelle quelle soit, est une cause assez suffisante pour nous faire douter de ces choses. On nen peut pas avoir aussi des choses qui ne sont aperçues que par les sens, quelque clarté quil y ait dans leur perception, parce que nous avons remarqué que dans le sens il peut y avoir souvent de lerreur, comme lorsquun hydropique a soif ou que la neige paraît jaune à celui qui a la jaunisse15 ; car celui-là ne la voit pas moins clairement et distinctement de la sorte que nous à qui elle paraît blanche ; il reste donc que, si on en peut avoir, ce soit seulement des choses que lesprit conçoit clairement et distinctement16. »

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Considérations lexicales

Une comparaison lexicale na dintérêt et de sérieux que si elle compare des textes écrits dans une même langue, sans passer par lécran et les truchements dune traduction. Les textes de Descartes reprenant lexemple de la jaunisse étant écrits soit en latin, soit en français, lon peut comparer ceux qui le sont en latin avec ce quécrit Lucrèce sur la jaunisse, et ceux qui le sont en français avec ce quen dit Montaigne. Pour Lucrèce, examinons les vers du livre IV du De rerum natura suivants :

Lurida preatera fiunt quaecumque tuentur

Arquati, quia luroris de corpore eorum

Semina multa fluunt simulacris obvia rerum,

Multaque sunt oculis eorum denique mixta,

Quae contage sua palloribus pingunt17.

« Si pour les malades atteints de la jaunisse tout objet devient jaune, cest que des éléments de cette couleur sélancent de leur corps à la rencontre des simulacres, et quen outre leurs yeux sont remplis de ces particules qui déteignent sur ce qui les touchent18. »

Dans les deux textes que Descartes rédige en latin, à savoir la Regula xii, et les Réponses aux secondes objections, lon notera que jamais Descartes ne reprend, pour mentionner la jaunisse, les termes de Lucrèce. Il nutilise pas « Arquati » pour les malades de la jaunisse, ni « Lurida » pour désigner une couleur jaune, jaunâtre, pâle. Il emploie pour les malades de la jaunisse le terme d« icteri », et ladjectif « flavus » pour la couleur jaune. Ce premier constat montre que le lexique latin de Descartes ne se superpose pas à celui de Lucrèce au point quil est difficile de pouvoir parler de lexistence dun intertexte. Outre la différence de lexiques entre Lucrèce et Descartes, nous noterons que la théorie de la perception proposée par Lucrèce, imaginant des éléments jaunes sélançant du corps de lictérique à la rencontre des simulacres 116qui viennent vers lui, est incompatible avec la doctrine cartésienne de la perception sensible. Descartes sen tient, en effet, à une explication fondée sur une pure passivité des sens. Il compare toute sensation à la manière dont la cire reçoit sa configuration dun cachet, et nous invite à ne pas croire quil ne sagirait là que dune analogie. Il affirme quil est bien question, selon lui, dune modification de nos organes sensibles, par laction extérieure des objets quils rencontrent et qui agissent directement sur eux, identique à celle que reçoit la cire de lempreinte dun sceau19.

Lon pourrait encore montrer que Descartes nemprunte pas plus, dans la Meditatio sexta, ses termes au lexique de Lucrèce lorsquil évoque, par ailleurs et comme lui, ces tours qui carrées nous semblent rondes à distance. Les adverbes et locutions latines choisis par Descartes pour exprimer la proximité et léloignement ne sont pas ceux utilisés par Lucrèce.

En revanche, Descartes emploie dans les textes français le même terme que Montaigne, à savoir celui de « jaunisse ». Or, ce nétait pas le seul choix possible qui soffrait à lui. Il aurait très bien pu opter pour le terme d« ictère » répandu au xviie siècle et dont le dictionnaire de Furetière atteste de lusage aux deux entrées, celle dictère et celle de jaunisse20. De même Descartes emploie les expressions : « ceux qui ont la jaunisse », « celui qui a la jaunisse », dans les deux textes cités du Discours de la méthode et des Réponses aux secondes objections – ces dernières étant certes traduites par Clerselier, mais revues par Descartes – et non le terme d« ictérique » dont lusage est lui aussi attesté par Furetière. Montaigne parle de « nos malades de jaunisse ». Il apparaît ainsi que dans le traitement cartésien de lexemple de la jaunisse, lon trouve une parenté lexicale avec Montaigne et non avec Lucrèce.

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Cette neige que lon voit jaune

Il est intéressant de noter que lexemple de la jaunisse, utilisé par Descartes, dans les Réponses aux secondes objections, donne lieu à lévocation des effets de la jaunisse sur la perception de la neige qui est blanche à nos yeux, mais paraît jaune à ceux des malades. Bien évidemment, il nest pas que la neige pour donner lieu chez lictérique à une altération de la perception du blanc. Dailleurs, Descartes, dans les autres textes cités, dit bien que ce sont tous les objets que le malade atteint de jaunisse perçoit de couleur jaune. Quest-ce qui donne dans les Réponses aux secondes objections à la neige le privilège dillustrer les effets de la jaunisse ? Probablement le fait que la neige ne peut-être que blanche. Mais Descartes naurait-il pas pu tout aussi bien prendre pour exemple les effets de la jaunisse sur la perception dautres corps blancs ? Lorsquil évoque, ailleurs, la blancheur, elle est associée à bien dautres corps que la neige. Ainsi lest-elle à la cire dans la Méditation seconde :

Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire nétait pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son []21.

Dans Les Météores, la couleur blanche se trouve associée à la blancheur des étoiles :

[] car pour la blancheur de ces étoiles elle ne procédait que de ce que la chaleur navait point pénétré jusques au fond de leur matière, ainsi quil était manifeste de ce que toutes celles qui étaient fort minces étaient transparentes22.

La blancheur est encore évoquée, dans Les Météores, comme la couleur de la grêle :

Puis, cette neige ayant cessé, un vent subit en forme dorage fit tomber un peu de grêle blanche, fort longue et menue, dont chaque grain avait la figure dun pain de sucre ; et lair devenant clair et serein tout aussitôt, je jugeai que cette 118grêle sétait formée de la plus haute partie des nues, dont la neige était fort subtile et composée de filets fort déliés, en la façon que jai tantôt décrite23.

Le blanc est aussi, dans Les Météores, la couleur associée à un linge ou à un papier choisis pour faire artificiellement apparaître à leur surface les couleurs de larc-en-ciel :

Et couvrant lune de ces deux superficies dun corps obscur, dans lequel il y avait une ouverture assez étroite comme DE, jai observé que les rayons, passant par cette ouverture et de là sallant rendre sur un linge ou papier blanc FGH, y peignent toutes les couleurs de larc-en-ciel24.

Morceau de cire, étoiles, linge, papier, grêle sont autant dobjets que Descartes cite pour leur couleur blanche dans les Méditations ou dans Les Météores, et quil aurait tout aussi bien pu choisir, dans les Réponses aux secondes objections, comme exemples de corps blancs pour illustrer laltération de la perception du blanc en jaune sous les effets de la jaunisse. Objectivement, peu de raisons tendent à privilégier le choix de la neige plutôt que celui dun autre objet ou dune autre surface. Cest pourquoi, nous suggérons que ce choix pourrait provenir déléments dorigine textuelle plus que dorigine physique ou scientifique. Lon ne trouve lexemple de la jaunisse associée à la perception de la neige ni chez Lucrèce, ni chez Sextus Empiricus. En revanche, lon peut noter que, dans le même chapitre 12 du livre II des Essais (hors ajouts de la couche c) où Montaigne utilise lexemple de la jaunisse, il évoque à quatre reprises la blancheur de la neige (sous deux orthographes « nege » et « neige ») dans son plaidoyer sceptique enveloppant la critique des certitudes sensibles ; trois fois avant, et une fois après le passage où il mentionne leffet de la jaunisse sur la perception visuelle :

Ainsin il les faut toutes [nos présuppositions et énonciations] mettre à la balance ; et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent. Limpression de la certitude est un certain tesmoignage de folie et dincertitude extreme ; et nest point de plus folles gens, ni moins philosophes, que les philodoxes de Platon. Il faut sçavoir si le feu est chaut, si la neige est blanche, sil y a rien de dur ou de mol en nostre cognoissance. Et quand à ces responces dequoy il 119se faict des contes anciens, comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à qui on dict quil se jettast dans le feu ; à celuy qui nioit la froideur de la glace, quil sen mit dans le sein : elles sont tres-indignes de la profession philosophique25.

Puis encore :

Or il est vray-semblable que, si lame sçavoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme ; et, si elle sçavoit quelque chose hors delle, ce seroit son corps et son estuy, avant toute autre chose. Si on void jusques aujourdhui les dieux de la medecine se debatre de nostre anatomie,

Mulciber in Trojam, pro Troja stabat Apollo26,

quand attendons nous quils en soyent daccord ? Nous nous sommes plus voisins que ne nous est la blancheur de la nege ou la pesanteur de la pierre. Si lhomme ne se connoit, comment connoit il ses fonctions et ses forces ? Il nest pas, à lavanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous, mais cest par hazard. Et dautant que par mesme voye, mesme façon et conduite, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle na pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge. Les Academiciens recevoyent quelque inclination de jugement, et trouvoyent trop crud de dire quil nestoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche que noire, et que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement dune pierre qui part de nostre main, que de celui de la huictiesme sphere27.

Puis enfin :

Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et quil nous semble. Or nostre sembler estant si incertain et controversé, ce nest plus miracle si on nous dict que nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que destablir si de son essence elle est telle et à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre : et, ce commencement esbranlé, toute la science du monde sen va necessairement à vau-leau. Quoy, que nos sens mesmes sentrempeschent lun lautre ? Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate ; dirons nous que le musc soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment et offence nostre goust ? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre ; le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue28.

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Or, les quatre occurrences de la neige et les trois passages de l« Apologie de Raimond Sebond » que nous venons de citer nous invitent à penser que lexemple cartésien de la jaunisse, appliquée à la perception de la neige, pourrait provenir dune synthèse opérée par Descartes entre lexemple de la jaunisse et ces séquences où il est question de la blancheur de la neige, dans lesquelles Montaigne – comme Descartes après lui – dénonce le défaut de toute fiabilité des connaissances que nous croyons pouvoir tirer de nos sens. Outre le fait que ces séquences entrent toutes dans une même logique générale de critique de la connaissance sensible commune aux deux auteurs, les passages invoquant les incertitudes pesant sur la perception de la neige recoupent, de surcroît, très largement des questions, des intuitions et des thèmes, par ailleurs, chers à Descartes. Sans pouvoir nous livrer ici à de trop longs commentaires et développements, citons toutefois quelques pistes de rapprochements.

Dans le premier passage cité, Montaigne évoque la nécessité de mettre en balance toutes nos opinions, à commencer par les plus générales29. Cela correspond, chez Descartes, au programme et à lambition même de la mise en œuvre du doute méthodique. Montaigne évoque encore la folie de croire dans les témoignages des sens et la question des qualités substantielles sous la forme des exemples de la chaleur du feu et de la blancheur de la neige. On sait comment la Méditation première sappuiera sur la certitude sensible des fous pour dénoncer la fiabilité de nos sens ; on sait aussi combien la question de savoir ce quest la chaleur, dune part, et le fait de prendre la chaleur pour exemple de ce que nous ressentons, mais qui nest pas dans les choses qui la provoquent en nous, dautre part, sont familiers à Descartes30.

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Le second passage cité est peut-être le plus « cartésien », si nous pouvons nous exprimer ainsi. Il déplore la cacophonie qui règne en médecine, comme Descartes le fera au sujet de lensemble des sciences, confessant, dans le Discours de la méthode, toute la déception que lui inspirent les controverses sans fin qui agitent les débats de son temps. Mais « cartésien », ce passage lest aussi par anticipation de ce qui fera lobjet de la Méditation seconde à savoir que, si lâme est capable de quelque connaissance, ce doit être dabord delle-même, puis du corps qui lui est joint, ce qui fera lobjet de la Méditation sixième consacrée à lunion substantielle de lâme avec le corps. Le cogito résonne comme la réponse à cette intuition à laquelle Montaigne na pas osé croire.

Le troisième passage cité invoque la relativité des goûts dun individu à lautre que lon retrouvera chez Descartes sans mal. À titre de simples exemples, citons deux lettres à Mersenne évoquant, sur ce thème, la perception de la musique :

Mais pour déterminer ce qui est plus agréable, il faut supposer la capacité de lauditeur, laquelle change comme le goût, selon les personnes, ainsi les uns aimeront mieux entendre une seule voix, les autres un concert, etc. ; de même que lun aime mieux ce qui est doux, et lautre ce qui est un peu aigre ou amer, etc.31

Ou encore :

Je vous avais déjà dit que cest autre chose, de dire quune consonance est plus douce quune autre, et autre chose de dire quelle est plus agréable. Car tout le monde sait que le miel est plus doux que les olives, et toutefois force gens aimeront mieux manger des olives que du miel. Ainsi tout le monde sait que la quinte est plus douce que la quarte, celle-ci que la tierce majeure, et la tierce majeure que la mineure ; et toutefois il y a des endroits où la tierce mineure plaira plus que la quinte, même où une dissonance se trouvera plus agréable quune consonance32.

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La jaunisse et les songes

Un dernier argument plaidant en faveur de lhypothèse dune origine montaignienne à la présence chez Descartes de lexemple de la jaunisse est la manière dont lexemple apparaît dans le Discours de la méthode, enchâssé dans des considérations sur le rêve qui le précédent et le suivent. En effet, Descartes reprend, dans le Discours de la méthode, lexemple de la jaunisse pour procéder à une comparaison avec le rêve. Cette comparaison se conclut par la thèse selon laquelle nos perceptions ne doivent pas être considérées comme différentes des images de nos songes. Ainsi, ce sont moins nos rêves qui ressemblent à nos perceptions que nos perceptions qui sont comme des rêves éveillés. Or cet agencement du texte cartésien entretient une certaine parenté, assez manifeste, avec le texte des Essais qui fait précéder immédiatement lévocation de la jaunisse de largument selon lequel la veille est proche du songe :

Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à lavanture plus quils ne pensoyent. Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurement, non de tant certes que la differance y soit comme de la nuit à une clarté vifve ; ouy, comme de la nuit à lombre : là elle dort, icy elle sommeille, plus et moins. Ce sont tousjours tenebres, et tenebres Cymmerienes33.

On sait la fortune quaura le thème de la vie comme songe dans la littérature du xviie siècle, notamment chez Calderòn de la Barca et Corneille34, et, en philosophie, avec lexercice du doute cartésien. La parenté entre le texte de Montaigne et le passage du Discours de la méthode où il est question de la jaunisse, ne nous semble pas reposer sur cette radicalité de lexercice du doute qui, un temps seulement, exclut quaucune des pensées qui nous viennent en rêve puisse être vraie35. La parenté repose, à linverse, sur une sorte dindifférenciation relative de 123la veille et du rêve : pour Descartes les vérités que lon découvrirait en rêve nauraient rien qui les distinguerait de celles que nous connaissons à létat de veille, et pour Montaigne les facultés de lâme sexercent, en songeant comme en veillant, sans quil y ait de différence radicale de nature entre ces deux états, mais une simple différence dintensité, de sorte que notre âme sexerce seulement plus mollement lorsque nous rêvons. Bref, pour Descartes comme pour Montaigne, rêve et veille sont comparables, bien quil ne sagisse, ni pour lun, ni pour lautre, de les confondre. Comparables pour ce qui concerne la clarté des vérités chez Descartes, comparables pour ce qui touche à lobscurité de nos pensées chez Montaigne. Cest toute la différence entre le scepticisme de Montaigne et la volonté de Descartes den finir avec le scepticisme. Veille et songe sont, certes, comparables pour des raisons inverses, mais le point qui rapproche ces deux lectures est précisément de ne pas rendre la veille et le songe hermétiques lun à lautre. En ce sens, la jaunisse, par lexemple quelle fournit aux deux auteurs, vient confirmer que ce nest pas aux sens quil faut se fier, ce que nous enseigne déjà lindistinction relative de la veille et du rêve. Pour dire que lon ne se fiera à rien chez Montaigne, pour soutenir quil ne reste que la raison à laquelle se fier chez Descartes. Là divergent profondément leurs routes et leurs conclusions.

Si le Discours de la méthode semble faire ici écho, dans sa critique des sens, à celle de Montaigne, comme dans lusage lié des exemples de la proximité du rêve et de la veille, et de la jaunisse, peut-être faut-il admettre ou suggérer que dautres passages du Discours font encore écho à la même page de Montaigne. Cest notamment, nous semble-t-il, le cas lorsque Descartes reconnaît (pour en donner une interprétation mécaniste et réfuter Montaigne) que les animaux nous sont parfois supérieurs : « [] bien quelles [les bêtes] fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux quaucun de nous [] », avoue Descartes. Et dajouter : « Cest aussi une chose fort remarquable que, bien quil y ait plusieurs animaux qui témoignent plus dindustrie que nous en quelques unes de leurs actions [] ». À lire ces lignes lon ne peut éviter de penser au début du passage des Essais que nous citions le premier :

Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres quil faut seuls appeller au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain quaucuns ont louye plus aigue que lhomme, 124dautres la veue, dautres le sentiment, dautres latouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que lhomme36.

Ces passages du Discours font enfin écho à la lettre de Descartes à Newscatle : « Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne men étonne pas []37 », écrit Descartes dans le seul texte connu où il cite Montaigne. Sans le connaître ?

Nous ne prétendrons pas que les rapprochements textuels que nous avons proposés ici constituent une preuve irréfragable dune connaissance du texte de l« Apologie de Raimond Sebond » par Descartes. Il nen demeure pas moins quils nous invitent à poursuivre un travail de rapprochement qui progressivement permettrait très probablement daccroître le nombre dindices textuels précis, nombreux et concordants en faveur de la thèse dune connaissance de première main de Montaigne par Descartes. Les trois textes de Descartes où il est question de jaunisse, dans les Regulae, le Discours et les Réponses aux secondes objections confortent lhypothèse quune lecture de Montaigne par Descartes, avant 1628 et, au plus tard, avant 1637, nest pas à exclure.

François-Xavier de Peretti

Institut dHistoire de la Philosophie

Université Aix Marseille

1 Sur la question complexe des liens entre scepticisme et épicurisme voir notamment Marcello Gigante, Scetticismo e epicureismo, Bibliopolis, Naples, 1981.

2 Carlos Lévy, « Lucrèce et le scepticisme », Vita Latina, no 152, 1998, p. 2-9 ; voir aussi Lucretius and his intellectual background, K. Algra, M. Koenen, P. H. Scrijvers (éds.), Amsterdam, 1997, p. 130-133.

3 « Postea vero multa paulatim experimenta fidem omnem quam sensibus habueram labefactarunt ; nam et interdum turres, quae rotundae visae fuerant e longinquo, quadratae apparebant e propinquo, et statuae permagnae, in eorum fastigiis stantes, non magnae e terra spectanti videbantur ; et talibus aliis innumeris in rebus sensuum externorum judicia falli deprehendebam », Descartes, Œuvres de Descartes, Charles Adam et Paul Tannery (éds.), Paris, Léopold-Cerf, 13 vol., 1897-1913 ; rééd. 1964-1974, 11 tomes (en 13 volumes), Paris, Vrin-CNRS ; tirage en format réduit, 1996, p. 76. Cette édition mentionnée, par la suite, sous le sigle AT est lédition de référence ; « Mais par après plusieurs expériences ont peu à peu ruiné toute la créance que javais ajoutée aux sens. Car jai observé plusieurs fois que des tours, qui de loin mavaient semblé rondes, me paraissaient de près être carrées, et que des colosses, élevés sur les plus hauts sommets de ces tours, me paraissaient de petites statues à les regarder den bas ; et ainsi, dans une infinité dautres rencontres, jai trouvé de lerreur dans les jugements fondés sur les sens extérieurs », AT, IX, 1, p. 61.

4 Nous suggérons que cette variante cartésienne pourrait trouver sa source dans Le Sophiste de Platon : « [] si en effet, ils [ceux qui ont occasion de modeler ou de peindre quelque ouvrage de grandes dimensions] rendaient la proportion véritable propre à la beauté des choses, tu sais fort bien que les parties supérieures de louvrage apparaîtraient plus petites quil ne faut et les parties inférieures, de leur côté, plus grandes pour la raison que les premières sont vues de nous de loin tandis que les secondes le sont de près », Platon, Le Sophiste (235 e-236 a), dans Platon, Œuvres complètes, t. 2, traduction par L. Robin, Paris, Gallimard [« Bibliothèque de la Pléiade »], 1950, p. 286.

5 Alors que circule la thèse selon laquelle Descartes aurait pu ne pas avoir lu Montaigne mais en connaître une partie des thèses via la lecture de Charron, nous navons trouvé chez Charron aucun des exemples relatifs aux connaissances sensibles communs à Lucrèce, Sextus Empiricus, Montaigne et Descartes dont nous traitons ici. Sur la thèse selon laquelle Descartes naurait pas lu les Essais, voir Hervé Baudry, Le Dos de ses livres. Descartes a-t-il lu Montaigne ?, Paris, Champion, [« Bibliothèque littéraire de la Renaissance »], 2015 ; « Montaigne, Descartes : problématiques dune conjonction traditionnelle », Acta fabula, vol. 14, no 5, Notes de lecture, juin-juillet 2013, URL : http://www.fabula.org/revue/document7913.php [consulté en ligne le 3 décembre 2016]). Par ailleurs, le traité de la conservation de la vue dAndré du Laurens, source des nombreux exemples médicaux de Descartes, faisant linventaire des connaissances de lépoque sur les maladies de la vue (et de la mélancolie), parle bien de rupture des vaisseaux de lœil qui lui font voir tous les objets rouges, mais pas de jaunisse. Voir Discours de la conservation de la veue, des maladies melancholiques, des catarrhes, et de la vieillesse, M. André du Laurens, Médecin ordinaire du Roi, et Professeur de sa majesté en lUniversité de Médecine à Montpellier, revu de nouveau et augmenté de plusieurs chapitres, Paris, Jamet et Mettayer, 1597, p. 69. Sur du Laurens source importante de Descartes, voir Annie Bitbol-Hespériès, « Descartes face à la mélancolie de la princesse Élisabeth », dans Une philosophie dans lhistoire. Hommage à Raymond Klibansky, Québec, Les Presses de lUniversité de Laval, 2000, p. 229-250.

6 AT, IV, p. 568-577.

7 Sur Descartes lecteur de Montaigne on se référera aux travaux initiaux de Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neuchâtel, Éditions La Baconnière, 1942. Pour des études plus récentes lon recommande notamment : N. Panichi, M. Spallanzani (éds.), « Montaigne and Descartes », Montaigne Studies, vol. 25, no 1-2, 2013.

8 « La variété et la différence sont si grandes en ce point que laliment des uns est pour dautre un violent poison. Il en est ainsi du serpent qui, dès quil est touché par la salive de lhomme, meurt en se déchirant de ses propres morsures. », Lucrèce, De la nature, IV, v. 636-639, t. 2, texte établi et traduit par A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1937, p. 177.

9 Voir traduction infra, p. 7.

10 Montaigne, Essais, édition Pierre Villey-Louis Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965 ; rééd. en 2 vols., Paris, Presses Universitaires de France, 1978 ; rééd., Paris, Presses Universitaires de France [« Quadrige »], 2004, p. 597. Cette édition est disponible sur le site Montaigne Studies. An Interdisplinary Forum [montaignestudies.uchicago.edu], avec pour chaque page un renvoi à lexemplaire de Bordeaux numérisé, et un outil très performant de recherche de termes. Nous nous référerons à cette édition dans lensemble des références données en notes de bas de pages.

11 Descartes, Regulae ad directionem ingenii, XII, AT, X, p. 423.

12 Descartes, Règles pour la direction de lesprit, trad. J. Brunschwig dans Descartes, Œuvres philosophiques, F. Alquié (éd.), t. 1, Paris, Garnier [« Classiques Garnier »], 1963, p. 150.

13 AT, VI, p. 39-40.

14 AT, VII, p. 145.

15 Le dictionnaire de Furetière indique que lhydropisie était réputée être chez les anciens Grecs annonciatrice de lictère, ce qui explique très probablement ici leur association ; voir « Ictère » dans Antoine Futetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, t. 2., 2e éd., La Haye, Rotterdam, A. et R. Leers, 1701, p. 1065.

16 AT, IX, 1, p. 114.

17 Lucrèce, De la nature, IV, V. 332-336, t. 2, texte établi et traduit par A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1937, p. 164.

18 Ibid., p. 163.

19 Descartes, Regulae ad directionem ingenii V, AT, X, p. 379.

20 Antoine Furetière, op. cit., p. 1063 ; 1065.

21 AT, IX, 1, p. 24.

22 AT, VI, p. 306.

23 Ibid., p. 308.

24 Ibid., p. 330.

25 Montaigne, Essais, II, 12, p. 541.

26 Muciber [Vulcain] pris parti contre Troie et Apollon pour Troie (notre traduction).

27 Montaigne, Essais, II, 12, p. 561.

28 Ibid., p. 598-599.

29 « [], je mattaquerai dabord aux principes [que nous rapprochons des présuppositions et énonciations les plus générales dont parle Montaigne] sur lesquelles toutes nos anciennes opinions étaient appuyées », Méditation première, AT, IX, 1, p. 14.

30 Par exemple : « Mais il y a plusieurs autres choses quil semble que la nature mait enseignées, lesquelles toutefois je nai pas véritablement reçues delle, mais qui se sont introduites en mon esprit par une certaine coutume que jai de juger inconsidérément des choses ; et ainsi il peut aisément arriver quelles contiennent quelque fausseté. Comme, par exemple, lopinion que jai que tout espace dans lequel il ny a rien qui meuve, et fasse impression sur mes sens, soit vide ; que dans un corps qui est chaud, il y ait quelque chose de semblable à lidée de la chaleur qui est en moi ; que dans un corps blanc ou noir, il y ait la même blancheur ou noirceur que je sens ; que dans un corps amer ou doux, il y ait le même goût ou la même saveur, et ainsi des autres [] », Méditation sixième, AT, IX, 1, p. 65 ; « Et quoiquen approchant du feu je sente de la chaleur, et même que men approchant un peu trop près je ressente de la douleur, il ny a toutefois aucune raison qui me puisse persuader quil y a dans le feu quelque chose de semblable à cette chaleur, non plus quà cette douleur ; mais seulement jai raison de croire quil y a quelque chose en lui, quelle quelle puisse être, qui excite en moi ces sentiments de chaleur ou de douleur », Ibid., p. 66.

31 À Mersenne, janvier 1630, AT, I, p. 108.

32 À Mersenne, 4 mars 1630, AT, I, p. 126.

33 Montaigne, Essais, II, 12, p. 596.

34 Pedro Calderón de la Barca, La Vida es sueño (1637) ; Pierre Corneille, Clitandre ou linnocence persécutée (1630), acte III, scène 3.

35 « [] et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans quil y en ait aucune pour lors qui soit vraie [] », Discours de la méthode, AT, VI, p. 32.

36 Montaigne, Essais, II, 12, p. 596-597.

37 AT, IV, p. 575.