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Classiques Garnier

Autour de la prosopopée Remarques sur l'usage du masque dans les Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 2, n° 66
    . varia
  • Auteur : Perona (Blandine)
  • Résumé : Reprenant, prolongeant ou nuançant les analyses du livre Prosopopée et persona à la Renaissance, cette contribution se concentre sur les emplois métaphoriques du masque dans les Essais. Montaigne, en exhibant des « objets-simulacres », exhibe aussi les mécanismes herméneutiques des Essais qui doivent l'aider non à se connaître, mais à se transformer en se conformant aux objets qu'il invente.
  • Pages : 41 à 53
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406073444
  • ISBN : 978-2-406-07344-4
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0041
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/10/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Autour de la prosopopée

Remarques sur lusage du masque dans les Essais

« Cest icy un livre de bonne foy lecteur. Il tadvertit dès lentrée que je ne my suis proposé aucune fin, que domestique et privée1. » Lavis « Au Lecteur » souvre sur une personnification du livre qui se développe ensuite en une prosopopée puisque Montaigne fait parler son livre au discours indirect2. Montaigne veut se fondre avec son livre et ne cesse en même temps davertir le lecteur dune irréductible distance entre lui et son œuvre. Cet exemple liminaire montre que la prosopopée permet de mieux appréhender et définir le rapport que Montaigne entretient avec le discours des Essais et cest la thèse que jai développée dans Prosopopée et persona à la Renaissance3. Dans cet ouvrage, suivant Quintilien, je retiens une définition plus étendue de cette figure et je lui reprends la formule fictio personae4 ; une « fiction de personne ». Cette figure en inventant un discours dessine et construit un caractère, masque, personnage ou même personne, selon les principales définitions du mot latin persona5. 42En reprenant le parcours de mon livre qui mène de la prosopopée de Nature à la prosopopée de lesprit dans léloge de la gravelle en passant par le dernier discours de Socrate, je souhaite me concentrer sur lidée de masque, à travers ce masque particulier quest la persona engendrée par la prosopopée6. Le passage de la prosopopée de Nature à la prosopopée de lesprit montre pour Montaigne la nécessité se libérer des fictions imposées par le discours des autres et de sinventer ensuite un discours propre. Autrement dit, le masque est déjà le mensonge quil faut arracher7. Il fait ensuite lobjet dune réévaluation, comme plasma8, indispensable moyen dexpression et surtout dinvention et de transformation de soi, masque que lon modèle et auquel il faut ensuite sajuster.

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Arracher le masque 

Dans le chapitre « Que philosopher cest apprendre à mourir », la prosopopée de Nature sinterpose ostensiblement comme un masque et un écran mensonger qui occulte le véritable visage de la mort. Or cette prosopopée de Nature est encadrée par deux passages et en particulier deux citations latines qui développent limage du masque arraché. La prosopopée sinsère donc dans le projet revendiqué par Montaigne de faire tomber des masques. Cest déjà dans le chapitre qui précède, « Quil ne faut juger de nostre heur, quapres la mort » que Montaigne exprime le désir de faire tomber les masques et selon lui, en 1580, seule lheure de la mort est à même de faire apparaître le visage derrière le masque :

En tout le reste il y peut avoir du masque : ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance ; ou les accidens, ne nous essayant pas jusques au vif, nous donnent loysir de maintenir tousjours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il ny a plus que faindre, il faut parler François, il faut montrer ce quil y a de bon et de net dans le fond du pot

Nam verae voces tum demum pectore ab imo

Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res9.

Voylà pourquoy se doivent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. Cest le maistre jour, cest le jour juge de tous les autres : cest le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort lessay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du cœur10.

Dans lédition de 1580, le chapitre se termine sur ce passage, ce qui lui donne plus dimportance encore. Limage du masque arraché se trouve dans un passage du De Natura rerum que Montaigne avait annoté : la mort est loccasion déprouver la sincérité des philosophes qui affirment haut et fort quil ne faut pas la craindre. Elle fait par conséquent tomber le masque de lhypocrisie.

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Limage des discours qui partent de la bouche et non du cœur est topique dans les textes religieux pour dire lhypocrisie. La métaphore prosaïque du « fond du pot » rappelle au contraire celle de la nudité dans lavis « Au lecteur ». Faire voir ce quil y a dans le fond du pot, se montrer nu, parler franchement, cest le programme de lAvis « Au lecteur » qui est ici redéfini. Et en 1580, Montaigne réitère son projet de sincérité radicale et semble affirmer en même temps quil ne peut être vraiment réalisé quau moment de la mort. En 1580, la vérité des Essais est à éprouver dans cet ultime essai ou expérience. La « bonne foi » est suspendue jusque-là et dépend de la capacité de Montaigne, dans les derniers instants, à agir conformément aux règles quil se donne dans les Essais. La mort éprouvera Montaigne et la vérité des Essais. En attendant, Montaigne peut toujours éprouver lefficacité des discours pour que le dernier acte ne soit pas raté et ce non pas parce que Montaigne aurait eu peur, mais parce quil laurait joué en sétant donné un mauvais rôle, autrement dit un mauvais masque. Avec la prosopopée de Nature, Montaigne fait donc lessai des discours sur la mort, avant de pouvoir faire lessai ou lexpérience de la mort elle-même.

La prosopopée, comme incarnation
de lartifice du masque

Écouter la « prosopopée de Nature » se présente comme une façon de suivre Nature qui apparaît vite comme une impasse. Cette prosopopée est une réécriture de la prosopopée de Nature qui se trouve au livre III du De rerum natura, elle est grossie dautres citations empruntées, pour lessentiel, à dautres passages du texte de Lucrèce ainsi quaux Lettres à Lucilius de Sénèque. Dans ce cas, suivre Nature consiste donc à écouter le discours dune nature folâtre dont on peine à trouver la cohérence et où Nature ne semble précisément pas naturelle. La prosopopée exhibe la tradition antique, lui donne corps comme masque. La seconde façon de suivre Nature consiste à imiter le modèle qui est donné à la toute fin de ce chapitre : les « gens de village » ou « valets et chambrières ».

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Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes : osté quil sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, quun valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage11.

Montaigne après avoir cherché dans les discours des philosophes un moyen de moins craindre la mort se tourne vers un autre modèle, celui de son valet ou de sa chambrière. Après avoir montré un masque inadéquat, celui dune Nature qui na rien de naturel, il propose de larracher. Le passage sur les masques est, à quelque chose près, une traduction dun passage de la lettre 24 des « Lettres à Lucilius » dont tout le chapitre « Que philosopher cest apprendre mourir » montre limportance pour Montaigne12.

Le masque qui sinterpose entre Montaigne et la mort est constitué dun feuilleté de discours sur la mort que renferme la prosopopée de lartificieuse Nature. La prosopopée dans lexcès de la répétition des leçons plusieurs fois rabâchées par la tradition sapparente à un pur exercice de style, à une déclamation qui interroge finalement les automatismes de la pensée philosophique antique : et le masque exhibé devient masque arraché, qui ébranle les certitudes pour laisser éventuellement la place à de nouvelles. La prosopopée finit tout simplement par interroger le bien-fondé des préparations à la mort13. Dans le chapitre « De la coutume », cest précisément avec limage du masque arraché que Montaigne décrit métaphoriquement le fait de se libérer de lautorité de discours imposés non par lautorité des Anciens ici, mais par celle, toute voisine, de la coutume,

[] Lusage nous desrobbe le vrai visage des choses. [] Et Qui se voudra essayer de mesme, et se desfaire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receues dune resolution indubitable, qui nont appuy quen la barbe chenue et rides de lusage qui les accompaigne ; mais, 46ce masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il sentira son jugement comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estat14.

La prosopopée de Nature a cet effet. Elle permet découter avec étonnement ce quon nentendait finalement plus à force de lentendre toujours. Elle interroge lefficacité de la tradition philosophique de la préparation à la mort qui en multipliant les discours sur la mort grossit lobjet quelle voudrait rendre inoffensif.

Montaigne, dans ce brouhaha philosophique entend et élit néanmoins le conseil de Sénèque, selon lequel il faut arracher les masques. La prosopopée est un lieu où Montaigne sessaie, où il éprouve sil est ou non attaché viscéralement aux principaux préceptes de la philosophie sur la mort. Et tous les discours ne sont pas rejetés comme étrangers. Montaigne arrachant les masques, fait surgir des patrons qui le façonnent : Sénèque et dans le conseil de Sénèque, cest toujours la Nature quil veut suivre. La leçon de Sénèque est, selon lexpression employée dans « De la physionomie », un « parement emprunté15 ». Mais, contrairement aux discours philosophiques qui cachent la mort à force dêtre vainement répétés, elle révèle une conviction de Montaigne qui le constitue. Des chapitres « Quil ne faut juger de nostre heur, quapres la mort » et « Que philosopher cest apprendre à mourir », ressortent deux buts que Montaigne se donne, montrer « ce quil y a de bon et de net au fond du pot », à lheure où la camarde pointe son nez plat et faire parler la Nature pour pouvoir enfin la suivre. Le discours de Socrate semble parfaitement réaliser ces deux visées. Juste avant sa mort, Socrate est un modèle de courage et il est la voix même de Nature.

Modeler le masque

Le discours de Socrate à ses juges est en quelque sorte une nouvelle prosopopée de Nature. Nature parle par la bouche de Socrate, si lon en croit le jugement de Montaigne : « [] cest un discours, en rang, et 47en naifveté, bien plus arriere, et plus bas que les opinions communes. Il represente en une hardiesses inartificielle et niaise ; en une securité puerile la pure et premiere fantasie impression et ignorance de nature16 ». Le discours de Socrate est le plus réussi des masques, le plus fini des « parements ». Mais le recours à une nouvelle fictio personae peut surprendre quand Montaigne prétend ne dire rien que lui-même et Montaigne semble éprouver le besoin de se justifier de ce détour par la voix dun autre :

Certes jay donné à lopinion publique que ces parements empruntez maccompaignent. Mais je nentends pas quils me couvrent, et quils me cachent : cest le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature ; et si je men fusse creu, à tout hazard, jeusse parlé tout fin seul17.

Montaigne prétend que le grand nombre de citations plus ou moins longues ne serait quune concession au goût de lépoque. Pourtant, Montaigne a pris soin de recomposer le discours de lApologie18. Autrement dit, Montaigne a remodelé ce double pour quil lui ressemble davantage ou en tout cas pour quil constitue un « exemplaire parfait ». Mais on le sait, cette perfection pourrait être le résultat dune inclination vicieuse corrigée. La laideur physique du philosophe introduit de la dissonance dans un discours apparemment parfaitement en accord avec la Nature de Socrate. Dès 1588, Montaigne regrette la difformité du philosophe athénien :

[] jay despit, quil eust rencontré un corps et un visage si vilain, et si disconvenable à la beauté de son ame. Il nest rien plus vray-semblable que la conformité et relation du corps à lesprit. Il nest pas à croire que cette dissonance advienne sans quelque accident, qui a interrompu le cours ordinaire : come il disoit de sa laideur, quelle en accusoit justement, autant en son ame, sil ne leust corrigée par institution19.

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Les corrections ultérieures montrent que Montaigne ne donne pas de réponse définitive quant à la part de la nature et de l’‘institution20, toutefois le « patron admirable » pourrait bien être une perfection artistiquement composée par Socrate lui-même qui a combattu un naturel vicieux. Cette recomposition de Socrate par lui-même quenvisage Montaigne correspond assez bien à la recomposition de son discours par Montaigne : Socrate est remodelé par Montaigne et celui qui est censé être une incarnation du naturel est artificiellement recréé ; par conséquent, le discours de Socrate ressemble encore un peu plus à la prosopopée de Nature. Plus généralement, la composition du chapitre « De la physionomie » montre les limites de la parole21. La Nature pourrait transparaître plus directement dans le visage de Montaigne qui peut se passer de mots :

Si mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et ma voix, la simplicité de mon intention, je neusse pas duré sans querelle, et sans offence, si long temps, avec cette liberté indiscrete de dire à tort et à droict ce qui me vient en fantasie, et juger temerairement des choses22.

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Le chapitre « De la physionomie » montre Socrate et Montaigne face à la mort : Montaigne traduit et réécrit soigneusement les paroles de Socrate face à ses juges. En revanche, il ne tente pas de reconstituer ce quil a dit à ses agresseurs, tout en se montrant lui aussi comme un parrhésiaste. Montaigne semble avoir retenu pour lui les leçons de Lucien qui condamnent la reconstitution des harangues comme artificielle dans son texte sur la manière décrire lhistoire23. Les discours recréés sonnent toujours faux. Le discours de Socrate met des mots sur ce quont pu lire les deux chefs dans les yeux de Montaigne : courage et constance face à la mort. Linauthenticité du discours est annulée dans le récit danecdotes qui réalisent le programme incarné par le patron quest Socrate. Socrate est par conséquent un masque soigneusement modelé en attente dun visage qui se conforme à lui dans laction.

Le chapitre « De la physionomie » formule comme une réponse au chapitre « Quil ne faut juger de nostre heur, quapres la mort ». Montaigne a montré ce quil y avait de bon et de net au fond du pot, mais le chapitre « Que philosopher cest apprendre à mourir » lui a aussi appris quil fallait se méfier des préparations à la mort et que la mort nest pas le but, mais le bout de la vie24. « De la physionomie » montre Socrate face à la mort ; « De lexpérience » enfin avec la prosopopée de lesprit quest léloge de la gravelle offre un patron pour bien vivre et même pour bien souffrir, car cest là quest la véritable épreuve. Le dernier chapitre des Essais offre un nouveau masque et un nouveau patron pour que Montaigne puisse bien vivre en sachant affronter la douleur. Ainsi, dans « De lexpérience », Montaigne semble faire un pas de plus afin de parler « tout fin seul » ou presque et ne trouve pas son patron dans un autre mais en lui-même. Il nen a pas moins besoin dun plasma, dun masque et dun double à modeler pour se conformer à lui. La prosopopée de lesprit quest léloge de la gravelle montre un 50dernier bon usage du discours : il nest jamais un discours dautorité, mais une occasion de sessayer.

Sajuster au masque

Dans léloge de la gravelle, Montaigne se donne un ultime masque : son esprit qui sefforce dapaiser son imagination. Lesprit, pas plus que limagination, na de prise sur le réel mais tous deux en modifient sa perception. Ils ont alors un effet, car en changeant la vision du monde, ils invitent à agir conformément à cette vision renouvelée des choses. Une vision dédramatisée de la maladie permet effectivement de mieux la vivre. Comme la prosopopée de Nature faisait tomber les masques qui rendaient la mort effrayante, la prosopopée de lesprit fait tomber ceux qui font de la maladie un événement tragique. Par ailleurs, comme le discours de Socrate, cette prosopopée, quoique plus modeste et joyeuse, incarne un patron, un modèle de courage et de résolution, où lhumour est le meilleur soutien de ces qualités. De nouveau, le texte et plus précisément un ajout de lExemplaire de Bordeaux mettent en évidence le fait que cette prosopopée ne peut valoir que dans laction qui donne une vérité à ce qui nest quune fiction. Montaigne fait lexercice de son discours dans sa chair :

Par tels argumens, et forts et foibles, comme le mal de sa vieillesse, jessaye dendormir et amuser mon imagination, et gresser ses playes. Si elles sempirent demain, demain nous y pourvoyerons dautres eschapatoires. Quil soit vray ! Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy, pour cela je ne laisse de me mouvoir comme devant et picquer apres mes chiens dune juvenile ardeur, et insolente25.

« Quil soit vray ». Dans cet ajout marginal, Montaigne semble renouveler son engagement, il se donne la responsabilité de ne pas faire mentir son esprit : ce discours nest pas vrai, mais peut le devenir si Montaigne conforme sa façon de vivre à la représentation souriante de la gravelle quil invente ; et parce quil ne subit pas la maladie, il donne 51a posteriori raison à ce qui ne semblait quune invention fantaisiste. Les deux prosopopées (de Socrate ou de lesprit) montrent que le discours peut acquérir une vérité, sil transforme le sujet : le discours de Socrate remodelé est insuffisant en soi mais achevé dans lexpérience qua connue Montaigne de la proximité de la mort, de même le discours de lesprit est achevé dans lacceptation réelle et vécue de la maladie.

Le chapitre « Que philosopher cest apprendre à mourir » le soulignait assez : la fin que se donne Montaigne est de faire parler Nature et de la suivre. Mais plus Montaigne avance dans la rédaction des Essais, plus Nature semble ressembler à Montaigne dans son travail de composition artiste des êtres. Dans le chapitre « De lexpérience », il y a deux occurrences de ladverbe « artificiellement26 » : la première fois, il modalise laction de la « cholique » dans la prosopopée ; Montaigne le lemploie à nouveau par la suite dans un ajout de lExemplaire de Bordeaux qui suit la prosopopée. Dans ce second cas, ce sont les Parques qui « artificiellement » apprennent à se détacher de la vie27. Comme lui-même, Nature devient une matière plasmatique que Montaigne modèle, soit en la faisant parler, soit en personnifiant les éléments qui la composent comme la « cholique » ou les Parques. Par conséquent, le « naturaliste » que Montaigne se dit être a aussi quelque chose du maniériste qui imite une nature artiste. Et en effet, la prosopopée, comme fictio personae constitue un « indice de fictionnalité » et cet indice montre la capacité du discours à engendrer des « objets-simulacres » selon la formule de G. Mathieu-Castellani28. Et, ainsi que l« Avis au Lecteur » lannonce, 52lensemble des Essais fonctionne comme une prosopopée, qui construit un Montaigne personnage-simulacre. Mais la prosopopée montre aussi la voie de sortie de la fiction qui fait du masque/plasma un moteur dinvention et de transformation de soi29. La prosopopée révèle ainsi ce quest linterprétation telle que la définit Yves Citton30 : cest moins reconnaître une part de soi dans un discours que découvrir ce que lon veut devenir en choisissant de conformer son visage au masque tendu par un texte. Montaigne sinvente dans son interprétation de Sénèque ou de lui-même et ainsi, les Essais sont pour Montaigne plus encore loccasion de se transformer que de se connaître31.

Blandine Perona

Université de Valenciennes
et du Hainaut-Cambrésis

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Bibliographie critique

Cassin, Barbara, LEffet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.

Citton, Yves, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

Frontisi-Ducroux, Françoise, Du masque au visage, Paris, Flammarion, 2012 [édition revue et corrigée, première édition 1995].

Hadot, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, « La figure de Socrate », Paris, Albin Michel, 2002 [édition revue et augmentée, première édition 1993].

MacPhail, Eric, « Montaigne and the Trial of Socrates », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, 63, 3, 2001, p. 457-475.

Mathieu-Castellani, Gisèle, « Vision baroque, vision maniériste », Études Épistémè, 9, 2006, Baroque/s et maniérisme/s littéraires, Actes du colloque, p. 39-58.

Nédoncelle, Maurice, « Prosopon et Persona dans lAntiquité classique – Essai de Bilan linguistique », Revue des sciences religieuses, 1948, 2, p. 277-299.

Perona, Blandine, Prosopopée et persona à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2013.

Perona, Blandine, « “Suivre Nature” dans le livre III des Essais », Autres regards sur les Essais, Livre III de Montaigne, Neuilly, Atlande, 2017, p. 127-139.

Rosellini, Michèle, « La Prosopopée ou loraison directe : une incertitude terminologique à la source de la réflexion narratologique au xviie siècle », dans Le Lexique métalittéraire français (xvie-xviie siècles), Études réunies sous la direction de Michel Jourde et Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2006.

Sève, Bernard, Montaigne. Des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007.

Simonin, Michel, « Rhetorica ad lectorem : lecture de lavertissement des Essais », Montaigne Studies, 1989, 1, p. 61-72.

Starobinski, Jean, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982.

Tournon, André, La Glose et lessai, édition revue et corrigée, Paris, Honoré Champion, 2000.

Maniérisme et littérature, éd. Didier Souiller, Paris, Orizons, 2013.

Renaissance, Maniérisme, Baroque, Actes du XIe stage international de Tours, Paris, Vrin, 1972.

Le Socratisme de Montaigne, éd. Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010.

1 Montaigne, Essais, éd. Villey-Saulnier, PUF, 2004 [1924], p. 3. Les passages ajoutés dans lExemplaire de Bordeaux seront en italiques.

2 Michel Simonin a relevé cette prosopopée dans un article quAlain Legros a eu la gentillesse de me signaler, alors que je présentais mon livre lors dune conférence à Lyon en 2014 : (« Rhetorica ad lectorem : lecture de lavertissement des Essais », Montaigne Studies, vol. I, 1989, p. 61-72).

3 Paris, Classiques Garnier, 2013.

4 Institution oratoire, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Belles Lettres, 1978, IX, 2, 29, p. 177.

5 Le mot persona est proche du mot grec prosopon, comme le rappelle Maurice Nédoncelle : « En somme, persona qui était un terme jeune quand prosopon avait déjà de la carrière a évolué plus vite que son homologue grec. Il la rattrapé, dépassé et probablement influencé [] Comment sest effectuée la transposition du théâtre à la vie ? À la fois par lidée de masque et par celle de personnage. La première conduit à la notion dun type ou dun caractère observables du dehors. La seconde, en revanche, mène à une conception sociale ou morale de la personne, dont laccomplissement dépend dun acte intérieur » (« Prosopon et Persona dans lAntiquité classique – Essai de Bilan linguistique », Revue des sciences religieuses, 1948, 2, p. 298). Françoise Frontisi-Ducroux nuance les analyses de Maurice Nédoncelle. Selon elle, le masque scénique na pas eu forcément une importance aussi grande quil le dit. Elle précise que couple signifiant dans lévolution sémantique du mot prosopon est le couple logos/prosopon. Elle illustre ce lien intrinsèque entre visage et parole avec lexemple des dialogues platoniciens : « Le vis-à-vis, la réciprocité des regards préparent et accompagnent le dialogue socratique et léchange verbal. Situation que résume le jeu sur les mots prosopon et prosrhésis, qui disent, lun le voir en face et le visage, lautre la dénomination et le dire en face : linterpellation » (Du masque au visage, Paris, Flammarion, 2012 [édition revue et corrigée, première édition 1995], p. 124).

6 Ce texte est la version écrite de la conférence à trois voix « Montaigne plasmateur » qui a précédé lAssemblée générale de la SIAM de décembre 2016. Conformément aux souhaits dOlivier Guerrier et suivant la tradition de cette conférence, cette communication vise à faire connaître une étude sur Montaigne déjà publiée. Par conséquent, les analyses ne sont pas entièrement inédites. Cette conférence prolonge et affine certains points développés dans Prosopopée et persona à la Renaissance (Paris, Classiques Garnier, 2013), en étudiant plus précisément le sens de la métaphore du masque dans plusieurs endroits des Essais.

7 Ce parcours du « masque arraché » à une forme de réconciliation avec le masque à travers létude des usages de la prosopopée se fait à la lumière des analyses fondamentales de Jean Starobinski. On peut lire en particulier sa partie précisément intitulée « Masque arraché » (Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 87-111). Le masque est très présent dans le chapitre « De ménager sa volonté » qui comporte cette célèbre citation : « Du masque et de lapparence il nen faut pas faire une essence réelle, ny de lestranger le propre » (III, 10, p. 1011), mais la notion de masque y est moins directement liée à la parole et à la prosopopée, cest pourquoi il est moins central dans la perspective qui est la nôtre.

8 Dans son ouvrage, Barbara Cassin redéfinit la notion de plasma à la lumière de la tripartition de Sextus Empiricus : le muthos est faux, lhistoria au contraire est vraie, le plasma est « comme vrai » (LEffet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 481-482). Comme le fait justement remarquer Alice Vintenon dans le présent volume, Montaigne, sil ne lutilise pas, a pu rencontrer cette notion dans la traduction latine dHenri Estienne, où il traduit plasma par figmentum.

9 Lucrèce, De rerum natura, III, 57 : « Alors seulement des paroles sincères nous sortent du fond du cœur, le masque tombe, la réalité reste ».

10 I, 19, p. 80.

11 I, 20 p. 96.

12 Prosopopée et persona à la Renaissance, p. 278-279.

13 Ce passage célèbre du chapitre « De la phisionomie » confirme cet effet de libération de la prosopopée : « a dire vray nous nous preparons contre les preparations de la mort » (III, 12, p. 1051). Nous allons donc dans le sens des analyses de Gérard Defaux (« De I, 20 (“Que philosopher cest apprendre à mourir”) à III, 12 (“De la phisionomie”) Écriture et “Essai” chez Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1988, VIIe série, 13-16, p. 93-126), nous ne pensons pas quil y ait une palinodie de Montaigne : III, 12 poursuit un mouvement daffranchissement commencé en I, 20.

14 I, 23, p. 116-117.

15 III, 12, p. 1055.

16 III, 12, p. 1054-1055.

17 III, 12, p. 1055.

18 Sur cette réécriture, on peut lire : François Roussel, « La réécriture dune “scène originelle” : échos du procès de Socrate dans les Essais », Le Socratisme de Montaigne, éd Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 105-119 ; Eric MacPhail, « Montaigne and the Trial of Socrates », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, 63, 3, 2001, p. 457-475 ; Blandine Perona, « “Suivre Nature” dans le livre III des Essais », Autres regards sur les Essais, Livre III de Montaigne, Neuilly, Atlande, 2017, p. 127-139.

19 Essais, Paris, Abel LAngelier, 1588, fo 467 ro. On sait que les modifications nombreuses et contradictoires de ce passage après 1588 montrent que Montaigne hésite sur lexplication à donner à cette laideur. Sur cette question, voir les articles suivants : Thierry Gontier, « Le “vicieux ply” de Socrate », Le Socratisme de Montaigne, éd. citée, p. 203-218 et Bernard Sève, « La physionomie de Socrate, ou le sens de la laideur », ibid., p. 291-303.

20 Analysant les corrections de lExemplaire de Bordeaux concernant la laideur de Socrate, André Tournon écrit : « Comment l’‘institution, en opérant ce divorce contre nature entre chair et esprit, a-t-elle pu constituer un être équilibré et serein ? Aucune réponse ne se dessine. La méditation, dans sa version originelle, nest pas close ; elle ne sachève pas sur une synthèse, mais au contraire se ramifie, offrant de nouvelles matières aux investigations du lecteur, et à sa perplexité » (La Glose et lessai, édition revue et corrigée, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 278). Bernard Sève va dans le même sens : « on peut douter que léquilibre conceptuel entre nature et exercice puisse jamais être trouvé dans les textes de Montaigne » (Montaigne. Des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007, p. 364). Sur ces corrections contradictoires, on peut lire également : Thierry Gontier, « Le “vicieux ply” de Socrate », Le Socratisme de Montaigne, éd. citée, p. 203-218 et Bernard Sève, « La physionomie de Socrate, ou le sens de la laideur », ibid., p. 291-303.

21 En cela, Montaigne est fidèle à son double Socrate tel que le présente Pierre Hadot : « Dans les Mémorables de Xénophon, Hippias dit à Socrate : au lieu de questionner toujours sur la justice, il vaudrait mieux nous dire une bonne fois ce que cest. À quoi Socrate répond : “À défaut de paroles, je fais voir ce quest la justice par mes actes”. Socrate, il est vrai, est un passionné de la parole et du dialogue. Mais cest quil veut tout aussi passionnément montrer les limites du langage. On ne comprendra jamais la justice si on ne la vit pas. Comme toute réalité authentique, la justice est indéfinissable. Cest précisément ce que Socrate veut faire comprendre à son interlocuteur pour linviter à “vivre” la justice ». Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, « La figure de Socrate », Paris, Albin Michel, 2002, [édition revue et augmentée, première édition 1993], p. 115.

22 III, 12, p. 1062.

23 Sur Lucien déconseillant lusage de la prosopopée aux historiens et plus généralement sur la prosopopée comme « indice de fictionnalité », voir Prosopopée et persona à la Renaissance, p. 15-17. La formule « indice de fictionnalité » est empruntée à Michèle Rosellini (« La Prosopopée ou loraison directe : une incertitude terminologique à la source de la réflexion narratologique au xviie siècle », dans Le Lexique métalittéraire français (xvie-xviie siècles), Études réunies sous la direction de Michel Jourde et Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2006, p. 194).

24 III, 12, p. 1051.

25 III, 13, p. 1095.

26 II, 13, p. 1092 et III, 13, p. 1105. Ce sont les deux seules occurrences de ce mot dans les Essais : voir Roy E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981, p. 83.

27 Ce réemploi de ladverbe confirme dailleurs que Montagne valide une nouvelle fois en marge le propos de son esprit facétieux.

28 « [] le discours maniériste travaille à faire semblant construisant des objets-simulacres dont la seule existence est langagière [] lartiste maniériste ne croit point, et nentend point faire croire, à la “réalité objective” de ces fantasques tableaux qui hantent son imagination » (Anthologie de la poésie amoureuse de lâge baroque, Paris, Librairie générale française, 1991, Préface, p. 29-30). Ces analyses sont reprises dans un article plus récent : Gisèle Mathieu-Castellani, « Vision baroque, vision maniériste », Études Épistémè, 9, 2006, Baroque/s et maniérisme/s littéraires, Actes du colloque, p. 39-58. Dans ce numéro dÉtudes Épistémè, Géralde Nakam consacre un article à Montaigne : « La “maniera” de Montaigne : quelques traits, et leur sens », p. 131-141. Nous utilisons cette catégorie avec toute la prudence de mise quant à la « rigidité des étiquettes » (V. L. Tapié, « De la Renaissance au Classicisme », Renaissance, Maniérisme, Baroque, Actes du XIe stage international de Tours, Paris, Vrin, 1972, p. 9). Dans un ouvrage plus récent, Didier Souiller formule les mêmes réserves que V. L Tapié et rappelle que ces catégories « sont des point de repère, des références valables à la limite et qui ne sauraient fonctionner sans porosité ou sans influence réciproque » et il cite les propos de Claude-Gilbert qui affirmait déjà : « dans ce domaine rien nest pur, rien nest fixe, [] il ny a que des théoriciens tard venus qui classent, catégorisent, systématisent en fonction de leurs idées, après le temps des créateurs, et souvent à contretemps » (« Le maniérisme en question », Maniérisme et littérature, Paris, Orizons, 2013, p. 9). Voir aussi dans ce même ouvrage, la bibliographie détaillée sur le maniérisme, note 3, p. 10.

29 Il faudrait sans doute différencier ici le maniérisme de Ronsard de celui de Montaigne, le maniérisme de Montaigne ayant une fin beaucoup plus éthique questhétique.

30 « Moi qui sais que nous ne faisons que nous entregloser, je ne peux faire mine dentrer naïvement dans larène, en prétendant y introduire une pensée “originale” : il faut trouver sous quel masque, à travers les tirades de quel personnage, je pourrai faire entendre au mieux quelque chose qui ressemblera peut-être, en fin de pièce, à ma voix – une voix qui ne préexiste toutefois nullement à ma parole, mais qui forgera son timbre propre au fil des rôles que jassumerai » (Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 313).

31 Un tout autre chemin que celui emprunté par Tristan Dagron – qui étudie Montaigne lui aussi à la lumière du livre de J. Starobinski et des analyses du psychanalyste D. Winnicot – amène néanmoins à une même conclusion : « Sans doute, la peinture de soi désigne une activité réflexive, mais à condition dajouter quelle ne vise pas seulement une connaissance : elle est bien plus fondamentalement une activité de transformation de soi. La réflexivité et son medium lécriture ou la peinture ne visent pas seulement à dévoiler un être et une vérité qui seraient déjà là, à révéler derrière des apparences multiformes. La réflexion engage ici un processus actif et créateur » (« Expérience de soi, identité et intégration chez Montaigne », Montaigne contemporaneo, éd. N. Panichi, Pise, Ed. della Normale, p. 191).