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Classiques Garnier

« Quoi, si j’étais autre ? » Potentiel, virtuel, contrefactuel Modalités de la confession dans le livre III des Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 1, n° 65
    . varia
  • Auteur : Demonet (Marie-Luce)
  • Résumé : L’expression de la virtualité dans les Essais, à partir du programme de la préface « Au Lecteur », conduit à repérer les nuances de l’évaluation par Montaigne de son passé, de son « essence » propre, et des actions d’autrui. Grâce aux modalités du potentiel et du contrefactuel, il parvient à associer confession de soi-même, pratique de l’imagination plaisante et accusation de véritables méfaits comme la colonisation espagnole, et à offrir, avec civilité et audace, remontrances et conseils.
  • Pages : 27 à 47
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069072
  • ISBN : 978-2-406-06907-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0027
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Quoi, si jétais autre ? »
Potentiel, virtuel, contrefactuel

Modalités de la confession dans le livre III des Essais

Bien que Montaigne use de fictions dans son discours, ce livre ne se situe pas dans lunivers de la fiction, ni dans cette « suspension dincrédulité » chère aux théoriciens de celle-ci1. Au contraire, le principe de bonne foi énoncé dans la préface « au lecteur » place le texte dans une relation directe avec un interlocuteur virtuel, même si les modes dénonciation empruntent aussi à la rhétorique.

La recherche du conditionnel perdu

Le potentiel est considéré par la grammaire traditionnelle comme ce qui se distingue de lirréel du présent et de lirréel du passé, combinaison déléments modaux et aspectuels assez complexe, qui dépend du point de vue du locuteur, comme dans « Qui se pourrait diner de la fumée du rôt, ferait-il pas une belle épargne ? » (II, 5, p. 143), où la situation (III, empruntée à Rabelais et aux juristes) évoque une improbable éventualité. Le virtuel relève de la métaphysique, par opposition au factuel. Quant au contrefactuel, il est mis en évidence par la logique modale tout en étant souvent analysé comme léquivalent moderne de lirréel du passé, plus familier : « Jeusse fui dépouser la sagesse même, si elle meût voulu. (III, III, 5, p. 102)2 ». Cette catégorie des contrefactuels est récemment 28venue sur le devant de la scène médiatique par un livre dhistoriens, par un cours au collège de France, par des numéros spéciaux3. Au CESR, javais proposé un séminaire de master en 2013 sur ce sujet, et dans deux contributions4.

La lecture oblique du livre III à partir de ces notions permet dopérer des liens entre des univers de croyance qui sont au cœur même de la poétique des Essais, que Montaigne qualifie lui-même, à plusieurs reprises, de « confession ». Outre la « confession dignorance » reconnue chez les pyrrhoniens dans « lApologie de Raymond Sebond » avec leurs « refrains » sceptiques (III, II, 219v), et ce quil appelle les « traits de sa confession » (III, II, 17, « De la présomption », 288r), le registre de laveu domine toute lécriture des Essais, dès la première phrase : « Cest ici un livre de bonne foi, Lecteur ». Cette assertion associe une modalité aléthique (ce que je dis est vrai) et la force illocutoire de la confession, y compris des défauts et « méfaits ». Montaigne y revient au Livre III :

Comme en matière de bienfaits, de même en matière de méfaits cest parfois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en devoir confesser. (III, V, 93 [EB])5

Dans « De la physionomie », Montaigne avoue pratiquer parfois, soit la « confession ironique et moqueuse », soit le silence (« sen taire tout à plat ») dans un passage dune construction difficile, où la dernière hypothèse sajoute comme une hyperbate :

Jaide ordinairement aux présomptions injurieuses que la fortune sème contre moi, par une façon que jai dès toujours de fuir à me justifier, excuser et interpréter : estimant que cest mettre ma conscience en compromis de 29plaider pour elle. [] Et comme, si chacun voyait en moi aussi clair que je fais, au lieu de me tirer arrière de laccusation, je my avance et la renchéris plutôt par une confession ironique et moqueuse : si je ne men tais tout à plat, comme de chose indigne de réponse. (III, XII, 374 [EB])

Certaines modalités confèrent à la confession des nuances majeures, par des effets qui peuvent tenir un autre discours, comme dans la figure de lironie.

Potentiel, virtuel, contrefactuel, ces trois notions sont plus ou moins abordées dans les manuels, voire dans les rapports de concours, et peuvent être utiles non seulement pour répondre avec prudence à une question de grammaire qui porterait sur les modes, la phrase, le temps et laspect, mais aussi pour approfondir lanalyse littéraire et philosophique des Essais. Notamment, pour décrire les modalités de la confession, qui ne se réalise pas seulement au présent, à laide dénoncé assertifs. Elle se fait selon toutes les modalités de la phrase : négatives (« je ne suis pas »…), interrogative (« Que sais-je ? »), et même injonctive (« baste ! suffit ! »), et il faudrait également en tenir compte : dans cet article, le propos sera limité à quelques modalités du possible et du probable.

Plusieurs passages sont presque entièrement au conditionnel « hypothétique », comme les pages 294 à 289 du chapitre « Des Coches », ou dans lévocation dune vie de voyage : « je choisirais à la passer [= ma vie] le cul sur la selle » (III, 6, 296 [88]). Une telle affection pour les formes de lhypothèse est présente dès la préface, car cest bien une préface : Montaigne lappelle ainsi dans un passage biffé où il revient sur ses audaces6. Il est indispensable de conserver ce texte bien en mémoire, car le « Au lecteur » offre une palette énonciative importante, même pour la lecture du livre III, et occupe une fonction liminaire pour lensemble des Essais, y compris dans leurs derniers états :

Au Lecteur.

Cest ici un livre de bonne foi, lecteur. Il tavertit dès lentrée, que je ne my suis proposé aucune fin, que domestique et privée : Je ny ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire : Mes forces ne sont pas capables dun tel dessein. Je lai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que, mayant perdu (ce quils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils 30nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance quils ont eue de moi. Si ceût été pour rechercher la faveur du monde : je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux quon my voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car cest moi que je peins. Mes défauts sy liront au vif. Et ma forme naïve, autant que la révérence publique me la permis. Que si jeusse été entre ces nations quon dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je tassure que je my fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce nest pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cent quatre-vingt.

Tout y est, dans le registre de la pragmatique et des modalités : les présentatifs, les constructions détachées, les déictiques (ici / le premier mars, alors que Montaigne a changé deux fois la date), la relation je/tu, de lordre du « discours » au sens de Benveniste, lapostrophe et sa relation dialogique avec le lecteur, des définitions négatives ; le verbe modalisateur pouvoir (« puissent retrouver »), le subjonctif étant commandé par la subordonnée finale ; le verbe semi-auxiliaire de volition (« je veux que »), un futur de prédiction (« mes défauts sy liront au vif »), une modalité assertive (aléthique) renforcée par un verbe performatif de promesse (« je tassure que »). Passons sur dautres formulations rhétoriques, pour insister sur les deux conditionnelles contrefactuelles, qui ont valeur de modèle :

[1] Si ceût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées.

[2] Que si jeusse été parmi entre ces nations quon dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je tassure que je my fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu.

Apparemment ces deux constructions sont semblables, analysables en irréel du passé. Mais si on les observe en tant quexpressions de la modalité épistémique du possible, elles ne sont pas tout à fait parallèles :

[1] est difficilement vérifiable par le lecteur : il faut croire lauteur sur parole et les signes de la recherche de la faveur du monde sont ces ornements et la « marche étudiée ». Mais ny en a-t-il pas dans les Essais ? Et toutes ces citations ? Doù lenjeu représenté par celles que Montaigne accuse et justifie dans les passages sur sa propre poétique dans le livre III ;

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[2] nest pas du tout vérifiable par le lecteur, car elle est pure hypothèse, pure possibilité dans un autre monde, où un autre Montaigne aurait habité parmi les Cannibales.

Quoi quil en soit, Montaigne met en œuvre un principe de transparence dont la virtualité na pas le même statut selon les deux types de phrase : les « beautés empruntées » sont à rechercher ou non, alors quun Montaigne Tupinamba nest envisageable que par une représentation de lesprit, une projection dans un autre monde. En dautres termes, le premier contrefactuel est de lordre du vraisemblable, et présenterait une certaine cohérence (cest celui que les historiens mettent à profit dans leur reconstitutions alternatives des événements), alors que le second se situe en dehors de la vraisemblance et est purement spéculatif, fictif.

Quant au verbe pouvoir (« à ce quils puissent »), dont on connaît la polysémie en français (ou la sous-détermination, comme disent les linguistes), il semble représenter une possibilité physique de retrouver leur auteur disparu, et lon traduirait en anglais par can, ce que fait Michael Screech7. Mais une traduction par may est-elle à exclure ? Cest en tout cas celle de John Florio, le premier traducteur des Essais en anglais8, et cest aussi le choix effectué par Donald Frame, dans sa traduction de 19589. La modalisation porte sur la capacité (can), ou sur le caractère sporadique (may) de cette possibilité de connaissance : la lecture des Essais apportera ou non une connaissance de leur auteur, pas forcément toujours et pas obligatoirement de tous ses traits. On notera la présence dun quantifieur, aucuns, cest-à-dire quelques dans lusage du français moderne.

On peut faire la même observation pour le futur (« Mes défauts sy liront au vif »), sauf que ce futur de certitude est relativisé par « autant que la révérence publique », etc. Où commence cette révérence, où finit-elle ? La confession totale est un possible pur, non pas un irréel du passé mais un irréel géographique, une impossibilité puisque justement 32dans ces contrées on ne sait pas écrire tout en sachant bien se peindre de tatouages ou de signes de guerre. Lincertitude ne porte pas sur les défauts, mais sur le fait de savoir sils sont peints « au vif », sans fard : « Or je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse », avouait-il dans une addition (III, II, 6, « De lexercication », 156r).

Ces trois modes verbaux permettent de dire un certain rapport au réel et surtout un rapport du locuteur, donc de Montaigne, au réel, et à formuler une opinion, une conjecture ou une spéculation portant sur un moment plus ou moins déterminable.

La première période a été retravaillée, non seulement par Montaigne, mais aussi par léditrice des éditions posthumes, Marie de Gournay, et les variantes de lapodose ont leur importance :

1580 et 1588 : je me fusse paré de beautés empruntées, ou me fusse tendu et bandé en ma meilleure démarche.

1588-EB : je me feusse paré de beautez empruntées, ou me fusse tendu en ma meilleure démarche mieus paré et me presanterois en une marche estudiee10.

1595 : je me fusse paré de beautez empruntees. [BnF Gallica, BM Lyon]

1595 (Anvers) : je me fusse paré de beautez empruntees [ms] mieux paré, & me presenterois en une démarche estudiée11.

1598 : je me fusse mieux paré, & me presenterois en une demarche estudiee.

Dans la version de lExemplaire de Bordeaux, Montaigne a remplacé le subjonctif plus-que-parfait par un conditionnel, supprimé ou oublié par lédition de 1595 (qui revient à la formulation de 1580 et 1588), mais restitué en 1595 par léditrice sur lexemplaire dAnvers. Or la forme en –rais est cruciale dans lécriture des Essais. Louvrage de Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine rend compte de façon exhaustive de la morpho-syntaxe de lhypothèse et de la construction en si, et de lévolution de la répartition entre subjonctif et indicatif au xvie siècle : il nest donc pas besoin les rappeler ici12. La langue de Montaigne évolue au sein de cette transformation, et peut-être que le retour au subjonctif imparfait en 1595 est un recul par rapport à une évolution toute récente en faveur de la forme en –rais. Montaigne en est-il responsable, ou les éditeurs de 1595 33ont-ils eu des réticences devant cette formulation un peu trop moderne, trop ouverte ? Le débat nest pas tout à fait clos entre les spécialistes.

Ce conditionnel rompt la symétrie entre les deux formes composées, habituellement respectées dans la construction en si de lirréel du passé : or non seulement Montaigne nécrit pas à la main « je me fusse presenté », ni « me serois presenté », mais « me presenterois », comme pour rapprocher, en renonçant à laspect accompli, cet irréel du passé dun irréel du présent.

Les modalités permettent à Montaigne de séchapper du réel et dun passé révolu, du présent inquiet et du futur incertain. Elles offrent un rapport très étroit avec lhypothèse et la condition et lui font revisiter le passé à sa manière de se placer, en tant que sujet et en tant que locuteur, dans un monde possible créé par un certain nombre de marqueurs modaux. Elles lui permettent aussi davancer des tournures audacieuses, voire téméraires, quil assume entièrement, ou quil laisse au lecteur le soin dassumer avec lui, ouvrant souvent la voie à une lecture critique du monde et des hommes. Ces modalisations ont la particularité de fonctionner différemment des atténuateurs sceptiques, comme « il me semble », « peut-être » « à laventure », considérés comme une façon de mettre à distance son propos13. Combinées ou non avec ces atténuations, elles seraient le signe dun engagement (« Des Coches », « Des Boiteux »), de laveu érotique (« Sur des vers de Virgile »), dune scénographie de léchange (« De lart de conférer »).

Comment circonscrire les modalités

La réflexion des linguistes sur les modes et temps verbaux dune part, et sur les modalités dautre part, a été très fournie depuis les années 1990, plus récemment dans le domaine francophone. Je mappuierai sur un numéro de Langages de 2014, qui contient dabondantes références bibliographiques14. Les recherches menées par Georges Kleiber, Louis 34de Saussure et Laurent Gosselin renouvellent la polyphonie linguistique dOswald Ducrot, grâce à la prise en compte déléments qui relèvent de lapproche cognitive et notamment de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson15. Sauf exception, les analyses diachroniques sont rares, et, si les linguistes remontent nécessairement à Aristote pour létude des modalités, à Priscien et aux rhétoriciens pour ce qui relève de lanalyse grammaticale ancienne et ce quon appelle maintenant la pragmatique, lapplication au français préclassique est plus difficile à trouver16. Néanmoins certains exemples pris à Montaigne et à Pascal apparaissent ici et là. Dans la synthèse dAndré Leclerc sur les modes, linnovation de la Renaissance concernant le potentiel est reconnue, bien quelle porte surtout sur la Grammaire de Port-Royal au xviie siècle, en tant que prolégomène à létude de la fonction illocutoire17.

Les linguistes appellent « catégories modales » ce qui correspond aux modalités traditionnelles : aléthique, épistémique (Aristote), boulique, axiologique, appréciative (Priscien). À quoi lon associe des valeurs modales : pour laléthique, le nécessaire, possible, contingent… ; pour lépistémique, le certain, probable, contestable… ; le déontique ou axiologique : le permis, linterdit, le blâmable ; pour lappréciatif : le beau/laid, etc. La modalité « boulique » (qui exprime le désir et la volonté) est étudiée dans une autre communication18. Ces valeurs sexpriment par une syntaxe, par exemple la structure hypothétique en si, ou la structure en Qui + forme en –rais ; par des éléments logiques (une structure hypothétique peut se construire sur une implication en si… alors), et des paramètres énonciatifs, comme le temps, le locuteur, le contexte (et notamment le genre – ici, la préface19.

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Mais est-il vraiment nécessaire de tenir compte de ce quécrivent les linguistes, parfois de façon trop compliquée pour quon puisse « en tirer cuisse ou aile » ? Ils troublent encore davantage la distinction entre temps et mode, notamment à propos du conditionnel, du futur (simple et antérieur) et de limparfait, faisant des tiroirs temporels des boîtes un peu trop pleines, ou qui débordent sur le casier dà côté. Lanalyse que fait L. Gosselin du potentiel et de lirréel tend à montrer que ces valeurs ne sont pas inhérentes à limparfait, plus-que-parfait et conditionnel, mais résultent dune combinaison complexe déléments syntaxiques, lexicaux et pragmatiques : en tout cas, ils ne perdent pas leur valeur aspectuo-temporelle, contrairement au subjonctif qui nen a pas du tout20. Donc, lorsque Montaigne utilise le conditionnel là où il aurait pu employer le subjonctif, lactualisation temporelle est plus forte, et notamment le rapport au présent, même sil sagit toujours dun irréel comme dans la préface. Et lorsque le sens du verbe contient justement un élément temporel déictique (le verbe présenter contient le sème de la « présence »), le lexique joue aussi un rôle déterminant et concerne la modalité au sens large.

Ce conditionnel ajouté, supprimé puis restitué est dautant plus intéressant que ce tiroir ou ce « mode » venait tout juste dêtre reconnu dans certaines grammaires du latin21. Les écoliers navaient accès quà des grammaires latines, mais les « Donat » français médiévaux et les nouvelles grammaires humanistes à destination des débutants contenaient quelques traductions dexemples en langue vernaculaire. Parmi ces manuels, la grammaire élémentaire de lun des professeurs de Montaigne au collège de Guyenne, lécossais George Buchanan, qui publie en 1533 (lannée de la naissance de Montaigne) des Rudimenta grammatices, traduction dune grammaire latine en anglais du médecin Thomas Linacre22. Celle-ci 36contient des exemples donnés en anglais, mais surtout elle ajoute un nouveau mode verbal aux cinq canoniques que la grammaire latine comptait dhabitude : indicatif, subjonctif, optatif, infinitif, supin ou participe. Or voilà quapparaît un sixième mode, placé entre loptatif et linfinitif : Linacre lappelle potentiel, modus potentialis, une nouveauté radicale et remarquable.

De loptatif au potentiel

Loptatif exprime le souhait, et la formule latine donnée en exemple fonctionnait avec la particule utinam, que les grammairiens du temps traduisaient par « Plût à Dieu que… » ou par le subjonctif imparfait, ou plus-que-parfait. On en trouve un exemple dans « Sur des vers de Virgile », lorsque Montaigne regrette de ne plus avoir les mêmes désirs que ceux de sa jeunesse : « Prissé-je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! » (III, V, 88), souhait que lon peut paraphraser par « Plût à Dieu que je prisse plaisir… », ou encore par, « Ah si je pouvais prendre plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! ».

Dans cette dernière paraphrase, jai ajouté le verbe « pouvoir » qui nest pas dans le sémantisme du verbe prendre, mais qui est comme logé dans cette tournure au subjonctif. Cest donc le subjonctif qui marque le souhait, comme il peut le faire, et linversion du sujet souligne la construction optative.

Si le subjonctif est bien un mode, loptatif nen est plus un : il a quitté les tableaux morphosyntaxiques, mais on le retrouve ailleurs en linguistique : dans les modalités, qui peuvent être considérées, selon lexpression de Louis de Saussure, comme un « enrichissement pragmatique » du sémantisme des modes verbaux23.

Jai fait émerger trois marqueurs de modalisation : le Si, le verbe pouvoir, et lexclamation, la phrase exclamative étant considérée parfois par les grammairiens modernes comme une modalité dénonciation. 37LExemplaire de Bordeaux noffre pas ici de point dexclamation (ajouté par certaines éditions modernes), mais deux points corrigés en un point. Toutefois labsence de ponctème exclamatif nempêche pas que la phrase soit exclamative, car lusage de ce signe « ecphonétique » était encore assez rare24.

Linacre a bien vu que les définitions et descriptions des modes verbaux latins étaient incapables de rendre compte de faits de langue rendus par le subjonctif, traduits par des auxiliaires modaliseurs en anglais, may, can, will, would… Et lorsque Buchanan traduit en latin sa grammaire à lusage du public scolaire français, il traduit les exemples anglais avec les verbes pouvoir, devoir, et avec le conditionnel.

On trouve aussi la mention du « mode potentiel » dans le traité de John Palsgrave en 1530 (lEsclarcissement de la langue françoyse), avec des exemples aux conditionnels présent et passé, mais sans définition25. Pour la conjugaison avec vouloir, il cite la forme en « Dieu veuille », traduction de utinam. De façon intéressante, il distingue un « mode conditionnel », en fait les propositios hypothétiques en si suivies de lindicatif. S. Baddeley dans son introduction remarque que Palsgrave est tributaire du latin, ce qui est vrai pour loptatif, mais il ne semble pas que les grammaires de lépoque aient isolé un « mode » conditionnel comme dans nos grammaires classiques du français. Même si Palsgrave a utilisé le Champfleury de Geoffroy Tory (1529), la lecture attentive de Linacre me paraît très probable.

Plus novateurs encore que Palsgrave, et surtout beaucoup plus diffusés, les Rudimenta de Buchanan reprennent à Linacre une définition importante non seulement pour la conscience de la forme en –rais en français, mais pour celle de léquivalence entre le sens modal de la forme en –rais et le sens des auxiliaires pouvoir et devoir : « Potentialis modus est, qui significat potentiam aut debitum » (« Le mode potentiel est ce qui signifie la puissance ou le devoir »). Les exemples en français sont : 38Je puis ou je doibs, jeusse ou je pourrois ou debvroisJeusse peu, ou jeusse deu, quil donne comme exemples du plus-que-parfait. Il signale aussi la valeur de futur probable pour le futur simple et le semi-auxiliaire devoir : Je auray, ou devroy avoir26.

La présence du futur modal et de devoir dans cette rubrique peut être étonnante, mais elle correspond (on le voit bien, parce que Buchanan traduit de langlais) à devoir dans un sens potentiel de may. La mention de formes en –rais dans cette petite liste est aussi remarquable, car cette forme, non héritée directement du latin, posait évidemment problème aux grammairiens français.

Montaigne ne doit sans doute rien directement à Buchanan ni à Linacre et il a certainement su utiliser avec subtilité les ressources des modalités en français sans laide de personne, surtout pas dun magister. Il nempêche que cette coïncidence est frappante : entre une reconnaissance dun fait de langue majeur, celui de la force illocutoire de certaines formes discursives qui donnent des possibilités dexpression au sujet parlant, autres que le subjonctif, avec des nuances enfin reconnues et mises en œuvre dans les Essais.

Doù Linacre tenait-il cela ? des grammairiens grecs, qui avaient isolé un mode hypotheticus, adjectif que Linacre traduit par potentialis. Mais aussi de Priscien, qui suscite un nouvel intérêt auprès des humanistes et qui consacre de longues pages à la possibilitas et à la suppositio27. Assez bref comme cela se conçoit dans ses Rudimenta, il sen explique en revanche en plusieurs pages dans sa grande œuvre grammaticale, De emendata structura latini sermonis, publié à Londres en 1524, mais édité et publié à diverses reprises par Philipp Melanchthon, et notamment à Paris et à Lyon, comme les Rudimenta de Buchanan. Déjà ces Rudimenta étaient suivis dune épître de Juan Luis Vivès, érasmien notoire, adressée à Catherine dAragon, datée de 1523 et constituée dun abrégé de son institution des enfants : de façon significative, Vivès fait remarquer ladjonction de ce nouveau mode, le potentiel28. La divulgation par Melanchthon 39et ses différents ouvrages grammaticaux notamment en France font le reste : le potentiel entre dans les grammaires scolaires et érudites. En revanche, il ne figure pas dans celles qui sont rédigées par les Français, plus fidèles à la tradition grammaticale italienne : Robert Estienne en reste aux cinq modes traditionnels, Louis Meigret de même, et Ramus ne sintéresse pas aux modes verbaux. Il faudra attendre la Grammaire Générale et Raisonnée pour que les grammairiens français y reviennent.

Lauteur des Essais, dans un passage célèbre sur sa propre éducation, raconte comment il a appris le latin par imprégnation et par la conversation avec son précepteur allemand, dans le chapitre i, 26 : « en nourrice [1580 : au partir de la nourrice], [1588 : et avant le premier dénouement de ma langue], [mon père] me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très bien versé en la latine » (III, I, 26, f. 64v). Dans le même chapitre, il mentionne la façon dont ce pédagogue resté anonyme lui apprenait le grec : « Nous pelotions nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier, apprennent lArithmétique et la Géométrie » (ibid.). Si ce précepteur est Albertus Horstanus, plus tard tuteur de ses frères au Collège de Guyenne et médecin connu au moins dans la région, il y aurait une filiation intellectuelle commune entre léducation germanique « érasmienne » de cet Allemand, et la diffusion des écrits de Linacre par Buchanan et par Melanchthon.

La grammaire latine de Scaliger, publiée en 1540, sérige justement contre ladjonction de ce nouveau mode, invention de Linacre qui ne se justifie pas philosophiquement selon lui29. Or Linacre, daprès Kristian Jensen qui a consacré un article à cette dispute, tient le mode potentiel de son éducation à Oxford, et de la tradition « modiste » qui sy est perpétuée sans entrer en conflit avec les nouveautés humanistes30, contrairement à la France et à lItalie, où les auteurs se sont souvent moqués de ces « modes de signifier » qui multipliaient à linfini les façons denvisager lénoncé et lénonciation.

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Si lon peut accorder à Scaliger que le potentiel nest pas un mode verbal, ni même le conditionnel, en revanche il est bien un mode de signifier la relation du locuteur avec la réalité des faits ou des idées évoqués par son discours, depuis lévocation de la simple éventualité, dans des constructions avec ou sans Si, jusquà lirréel du passé contrefactuel.

Ces questions pourraient être lobjet dune thèse : je laisserai donc de côté pouvoir et devoir, les conditionnelles au sens strict, celles qui marquent lévidentialité et non léventualité, la valeur modale du futur antérieur, les constructions asymétriques en Si dans les Essais, et bien des exemples problématiques. Je me concentrerai sur les contrefactuels et certains passages au conditionnel.

Contrefactuels

Le contrefactuel historique vraisemblable

Cest celui qui sert aux historiens à explorer un autre embranchement de lhistoire réelle : par exemple lorsquils réécrivent lhistoire mondiale en imaginant que lattentat contre Hitler de juillet 1944 a réussi. Montaigne simagine ainsi écrivant les Essais non pas dans sa tour « en pays sauvage », mais en ville, dans un milieu cultivé et urbain :

Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos décrire chez moi, en pays sauvage, où personne ne maide ni me relève ; où je ne hante communément homme qui entende le latin de son patenôtre ; et de français un peu moins. Je leusse fait meilleur ailleurs, mais louvrage eût été moins mien. (III, V, 135 [88])

De même, il simagine dans cette fonction virtuelle de pédagogue :

Et si jeusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de répondre enquêteuse, non résolutive : Quest-ce à dire ? Je ne lentends pas : Il pourrait être. Est-il vrai ? quils eussent plutôt gardé la forme dapprentis à soixante ans que de représenter les docteurs à dix ans : comme ils font. Qui veut guérir de lignorance, il faut la confesser. (III, XI, 354 [88])

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Il apprendrait précisément aux enfants à utiliser le conditionnel et le verbe modalisateur épistémique pouvoir. Montaigne envisage rétroactivement ce quaurait été une vraie carrière dhomme de lettres et de savoir :

[EB] Nous autres naturalistes estimons quil y ait grande et incomparable préférence de lhonneur de linvention à lhonneur de lallégation. [1588] Si jeusse voulu parler par science, jeusse parlé plus tôt. Jeusse écrit du temps plus voisin de mes études, que javais plus desprit et de mémoire. Et me fusse plus fié à la vigueur de cet âge-là quà cettui-ci, si jeusse voulu faire métier décrire. (III, XII, 391 [88])

Mais il peut pousser plus loin, jusquà linsolence, ce que serait devenue une autre branche de sa vie, une carrière politique qui lui aurait apporté plaisir et profit :

Si [ma fortune] meût fait naître pour tenir quelque rang entre les hommes, jeusse été ambitieux de me faire aimer : non de me faire craindre ou admirer. Lexprimerai-je plus insolemment ? Jeusse autant regardé, au plaire, quau profiter. (III, IX, 269 [88])

Lexamen de soi est sans complaisance, et sans regret.

Le contrefactuel historique hypothétique

Montaigne se place lui-même dans une situation où il échange avec les personnages du passé, un passé quil ne sagit pas du tout de reconstruire de façon vraisemblable :

Celui qui senquêtait à Thales Milesius, sil devait solennellement nier davoir paillardé, sil se fût adressé à moi, je lui eusse répondu, quil ne le devait pas faire, Car le mentir me semble encore pire que la paillardise. (III, V, 95 [88])

Entre César et Pompée, je me fusse franchement déclaré. Mais entre ces trois voleurs qui vinrent depuis, ou il eût fallu se cacher, ou suivre le vent. (III, IX, 304 [88])

Il se met même à la place des grands hommes : « et eusse plutôt bu le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton ». (III, IX, 289 [88]). Ou bien il simagine proche dun célèbre humaniste :

Qui meût fait voir Érasme autrefois, il eût été malaisé, que je neusse pris pour adages et apophtegmes, tout ce quil eût dit à son valet et à son hôtesse. (III, II, 42 [EB])

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Dans « De lexpérience », Montaigne se risque à envisager ce quaurait pu être son rôle politique. Le passage commence à lirréel du passé :

Quelquefois on me demandait, à quoi jeusse pensé être bon, qui se fût avisé de se servir de moi pendant que jen avais lâge [] À rien, fis-je : Et mexcuse volontiers de ne savoir faire chose qui mesclave à autrui. Mais jeusse dit ses vérités à mon maître, et eusse contrerôlé ses mœurs, sil eût voulu : Non en gros, par leçons scolastiques, que je ne sais point. Mais [] mopposant à ses flatteurs. [] Jeusse eu assez de fidélité de jugement et de liberté pour cela. (III, XIII, 421 [88])

Puis il continue avec un conditionnel, avec ce qui peut être un irréel du présent, ou plutôt un potentiel, car cette charge, après tout, pourrait être occupée par ce conseiller remontreur dont il dresse le portrait : « Ce serait un office sans nom : autrement il perdrait son effet et sa grâce (ibid.) ». La suite immédiate est au présent, celui de la définition idéale de ce rôle :

Et est un rôle qui ne peut indifféremment appartenir à tous : Car la vérité même, na pas ce privilège dêtre employée à toute heure, et en toute sorte : Son usage, tout noble quil est, a ses circonscriptions, et limites [] (422 [88])

Il reprend au conditionnel, et cette fois la formulation elle-même est performative, car il donne effectivement un conseil au prince pour choisir le meilleur conseiller :

Je voudrais à ce métier, un homme content de sa fortune : [] il aurait plus aisée communication à toute sorte de gens. [EB] Je le voudrais à un homme seul : car épandre le privilège de cette liberté et privauté à plusieurs engendrerait une nuisible irrévérence. Oui, et de celui-là je requerrais surtout la fidélité du silence. (ibid.)

Ainsi, Montaigne ne se prive pas de donner des avis, en usant du contrefactuel historique (il na plus lâge dêtre conseiller du prince), évoluant vers léventualité de trouver un tel honnête homme. Une éventualité plus audacieuse et hypothétique accompagne la question dun État sans système judiciaire, lorsquil propose quon se passe complètement de juges et de magistrats, comme dans ces pays où la justice est rendue par élection le jour du marché :

Quel danger y aurait-il, que les plus sages vidassent ainsi les nôtres, selon les occurrences, et à lœil : sans obligation dexemple et de conséquence. (III, XIII, 404 [88])

43

Cest y aller un peu fort dans la réforme de la magistrature, doù la modalisation au conditionnel et la forme interrogative. Quant au contrefactuel qui refait lhistoire, il peut aussi être utilisé dans la déploration, comme dans « Des coches ». Cest le célèbre passage :

Que nest tombée sous Alexandre, ou sous ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant dempires et de peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché ce quil y avait de sauvage []. (III, VI, 184 [88])

Après une longue description de cette colonisation heureuse, Montaigne reprend lirréel du passé pour détailler en quoi les conquérants actuels ne se sont pas comportés en chrétiens :

Sils se fussent proposés détendre notre foi, ils eussent considéré que ce nest pas en possession de terres quelle samplifie, mais en possession dhommes : et se fussent trop contentés des meurtres que la nécessité de la guerre apporte, sans y mêler indifféremment une boucherie, comme sur des bêtes sauvages. (III, VI, 189 [88])

Lirréel du passé se retourne ici en franche accusation, qui a fait censurer ce chapitre des Essais en Espagne jusquà la fin de la période franquiste. La forme du regret de la première partie, celle de loptatif, laisse la place à la forme du contrefactuel accusateur.

Le contrefactuel fictif

Non sans ironie, Montaigne avoue – confesse – son peu de goût naturel pour le mariage, on la vu (« Jeusse fui dépouser la sagesse même, si elle meût voulu » (V, p. 102). Cest lexemple où Montaigne pousse le plus loin lironie et le paradoxe, jusquà la « pointe ». On pourrait appeler ce contrefactuel « cynique », car il nengage à rien, mais permet des jugements hardis. Il est possible de lire ainsi la chrie cynique qui conclut la visite à la sorcière dans des Boiteux :

En fin et en conscience, je leur eusse plutôt ordonné de lellébore que de la ciguë. (III, XI, 358 [88])

Il manque la protase en Si, que le lecteur est invité à reconstituer, par exemple sous la forme « Si javais été [si jeusse été] le magistrat en charge de les juger, je leur eusse… ». Labsence de la protase a lavantage 44de lindétermination accusatrice : avouer que la justice qui sacharne sur ces malades est dans lerreur.

Dans un autre ordre didées et sur un thème beaucoup plus léger, celui du fameux « fouteau » que la fille de Montaigne ne devait pas lire, lauteur avait offert une leçon dimagination érotique quelque peu exagérée et proche dune énonciation cynique :

Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquais, neût su imprimer en sa fantaisie, de six mois, lintelligence et usage, et toutes les conséquences du son de ces syllabes scélerées, comme fit cette bonne vieille, par sa réprimande et son interdiction. (III, V, 108-109 [88])

Est-ce un hasard, mais cest encore à une « bonne vieille » que Montaigne attribue la vertu de ménager, en politique, la chèvre et le chou, saint Michel et son serpent, avec un conditionnel suivi dun futur qui nest plus de lordre de la certitude :

À la vérité, et ne crains point de lavouer, je porterais facilement au besoin, une chandelle à S. Michel, lautre à son serpent, suivant le dessein de la vieille. Je suivrai le bon parti jusques au feu, mais exclusivement si je puis. (III, I, 17 [88])

Il ne sagit pas ici dun contrefactuel, mais dun potentiel. La première phrase est au conditionnel, la seconde, plus dépendante des contingences de la guerre civile en cours, au futur bien trop proche. Le glissement de lun à lautre est un trait du portrait politique de soi.

Plus clairement teintée de regret est cette déclaration au contrefactuel qui fait écho au type 1 de la préface, à propos des « beautés empruntées » et des ornements, comme sil accusait indirectement les pratiques des auteurs contemporains :

Certes jai donné à lopinion publique, que ces parements empruntés maccompagnent : mais je nentends pas quils me couvrent, et quils me cachent : cest le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature : Et si je men fusse cru, à tout hasard, jeusse parlé tout fin seul. (III, XII, 390 [88])

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Potentiels

Le conditionnel éthique

Montaigne utilise très souvent des phrases entièrement au conditionnel pour décliner ses opinions en conformité avec son ethos dhomme naturel :

Dieu leur doint bien faire : si jétais du métier : je traiterais lart le plus naturellement que je pourrais[V, 134, 88] naturaliserais lart, autant comme ils artialisent la nature [à propos de la philosophie damour]. ([EB])31

Ou pour inviter le lecteur à réfléchir à de graves questions morales : « Serions-nous pas moins cocus, si nous craignions [1588 : craignons] moins de lêtre [] (III, V, 129 88-EB) ». Mais les cas les plus fréquents dusage de la forme en -rais, comme dans « De la vanité » où il sétend comme forme et comme modalité principale sur plusieurs pages, sont ceux où il projette des situations virtuelles, qui nengagent en rien la réalité ni lavenir. Ainsi simagine-t-il une autre vie qui aurait pu être différente, ce qui sexprime non pas au contrefactuel mais à lirréel du présent. Plusieurs sont des variations autour du thème rebattu du « si cétait à refaire… ». Montaigne se maintient dans une position ferme sur ses décisions éthiques et politiques :

Et en ferais autant dici à mille ans, en pareilles occasions (III, II, 48 [88]).

Si javais à revivre, je revivrais comme jai vécu : ni je ne plains le passé, ni je ne crains lavenir (III, II, 51 [EB])

De même pour conseiller les femmes : « Voilà, pour le plus, la part que je leur assignerais aux sciences (III, III, 61 [88]) ». Dans ses relations amoureuses (Si cétait à moi à recommencer, ce serait certes le même train, III, V, 157 [88]), comme dans la création de son livre :

Les autres forment lhomme, Je le récite : et en représente un particulier, bien mal formé, Et lequel si javais à façonner de nouveau, je ferais, vraiment bien autre quil nest : méshui cest fait. (III, II, 34 [88])

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Le conditionnel ludique

Certains passages sont entièrement au conditionnel, non pas celui de léventuel ni du contrefactuel, mais celui de la pure hypothèse ou construction de lesprit, ou en rêve même, en loccurrence particulièrement plaisant lorsquil imagine ce que lamour lui ferait comme bien en son âge avancé :

Je nai point autre passion qui mexerce me tienne en haleine. Ce que lavarice, lambition, les querelles, les procès, font à lendroit des autres, qui comme moi, nont point de vacation assignée, lamour le ferait plus commodément : il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne : Rassurerait ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre [88] : me remettrait aux études sains et sages par où je me pusse rendre plus estimé et plus aimé : ôtant à mon esprit le désespoir de soi et de son usage et le raccointant à soi [EB]. Me divertirait de mille pensées ennuyeuses [88] de mille chagrins mélancoliques [EB], que loisiveté nous charge en tel âge [88] et le mauvais état de notre santé [EB]. réchaufferait, au moins en songe, ce sang que nature abandonne : Soutiendrait le menton, et allongerait un peu les nerfs [88] et la vigueur et allégresse de lâme [EB] à ce pauvre homme, qui sen va le grand train vers sa ruine. [88]

Et aussi :

Il est à cette heure temps den parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un autre, je dirais à laventure, Mon ami tu rêves, lamour de ton temps a peu de commerce avec la foi et la prudhomie. [88]

Conclusion

Certaines modalités et les marqueurs modaux qui ont à voir avec le « possible » aident non seulement à atténuer le propos pour réduire larrogance humaine dans les domaines de la connaissance, de la religion et de la morale, mais ils fonctionnent aussi dans lautre sens, notamment les modalités qui ouvrent la perspective vers lexamen rétroactif ou prospectif dun passé réel, imaginaire, virtuel, « advenu ou non advenu », ou contingent. Ces quelques exemples montrent comment Montaigne modalise le principe de la confession, par lusage 47du conditionnel modal, du subjonctif hypothétique et des propositions en Si : lauteur des Essais y exprime avec linstrument de la langue son point de vue sur les objets de son enquête, tout en offrant au lecteur le soin de poursuivre la recherche de la vérité, et, peut-être, de questionner les audaces offertes à lappréciation.

Marie-Luce Demonet

Centre détudes supérieures
de la Renaissance

Université François-Rabelais de Tours

1 Dans le sens où Olivier Guerrier les a étudiées dans Quand « les poètes feignent » : « fantasies » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2002 ; Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.

2 Les références renvoient, pour le livre III, à lédition Folio. Pour les autres livres, à lExemplaire de Bordeaux (EB, fac-similé sur Gallica) et à édition numérique génétique (Bibliothèques Virtuelles Humanistes, éd. M.-L. Demonet et A. Legros, Tours, 2015, http://montaigne.univ-tours.fr). La ponctuation est reproduite telle quelle figure sur EB.

3 Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz, Pour une histoire des possibles – Analyses contrefactuelles et futurs non advenus du passé, Paris, Seuil, 2016.

4 Marie-Luce Demonet, « Possible worlds, counterfactuals, and universes of belief in literary theory », 23 février 2012, Université dOxford, Balzan Seminar (dir. Terence Cave). Ead., « Univers de croyance, mondes possibles et contrefactuels chez François de Rosset », dans Les Histoires tragiques de François de Rosset, séminaire de Cesenatico, 2009, éd. Bruna Conconi, Bologne, I libri di Emil, 2015, p. 71-103.

5 La transcription de ce passage montre les retouches : « Comme en matiere de bien faicts, de mesme en matiere de mesfaicts cest par fois satisfaction que la confession sule [unclear] confession. Est il quelque laidur aus mesfaicts faillir qui nous dispanse de nous en devoir confesser ». (III, 3, 377v).

6 Voir A. Legros « “Ma preface montre que je nesperois pas tant oser”, avait écrit Montaigne », BSIAM, no 60-61, 2014-2015, p. 83-95.

7 Montaigne, The Complete Essays, trad. M. A. Screech, Londres / New York, Penguin books, 1993, « To the Reader ».

8 The Essays or Morall, Politike and Millitarie Discourses of Lo : Michaell de Montaigne, Londres, Edward Blount, 1603, « The Author to the Reader ».

9 The Complete Essays of Montaigne, trad. D. M. Frame, Stanford University Press, 1958, « To the Reader ».

10 Graphies non modernisées, telles quelles se présentent sur lExemplaire de Bordeaux.

11 Tous les exemplaires de 1595 nont pas cette préface : celui qui est conservé à Anvers (Musée Plantin) a été corrigé par Marie de Gournay : voir le fac-similé sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes.

12 Sabine Lardon et Marie-Claire Thomine, Grammaire du français de la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2009, ch. x.

13 Voir K. Sellevold, « Jayme ces mots… » : expression linguistique du doute dans les Essais de Montaigne, Paris, H. Champion, 2004, et la thèse dEmmanuel Fouah, Voix et voies dauteur : aspects de lénonciation dans les discours de Rabelais et de Montaigne, Tours, 2012.

14 Langages, 193, 2014/1 ; Laurent Gosselin, Temporalité et modalité, Bruxelles, De Boeck Supérieur, « Champs linguistiques », 2005.

15 Georges Kleiber, « Lemploi “sporadique” du verbe “pouvoir” en français », dans J. David, et G. Kleiber, (éds.), La Notion sémantico-logique de modalité, Paris, Klincksieck, 1983, p. 183-203 ; Louis de Saussure, « Verbes modaux et enrichissement pragmatique », Langages, 193, 2014/1, p. 113-126 ; Dan Sperber et Dudley Wilson, Relevance : Communication and Cognition, Oxford, Blackwell, 1986, 1995 ; La Pertinence, Communication et Cognition, Paris, Minuit, 1989.

16 Laurent Gosselin mentionne Maïmonide et le pseudo-Scot dans Théorie des modalités, Amsterdam, Rodopi, 2010, p. 29-30.

17 André Leclerc, « La théorie générale des modes verbaux dans les grammaires philosophiques de lépoque classique », Philosophiques, 15-2, 1988, p. 331-387.

18 Marie-Luce Demonet, « Envie, désir et méditation dans le livre III des Essais », Autres regards sur les Essais de Montaigne Livre III, sous la direction de Véronique Ferrer, Violaine Giacomotto-Charra et Alice Vintenon, Neuilly, Atlande, 2017, p. 91-107.

19 Laurent Gosselin, « Sémantique des jugements épistémiques : degré de croyance et prise en charge », Langages, 193, 2014/1, p. 63-81.

20 Laurent Gosselin, Théories des modalités, op. cit., 2005, « Limparfait et le conditionnel dans les systèmes hypothétiques ».

21 Il ny a pas de grammaire du français avant celles de Jacques Dubois dit Sylvius (1531, en latin) et de Louis Meigret (en français, 1550) et elles nétaient nullement à usage des écoles. Celle de Palsgrave (en anglais, 1530) avait été rédigée à lintention des anglophones.

22 George Buchanan, Rudimenta grammatices Thomae Linacri, ex anglicano sermone in latinum versa, Paris, Robert Estienne, 1533 ; Paris, Maurice de La Porte, 1543, p. 59-60 ; Thomas Linacre, Progymnasmata grammatices vulgaria, Londres, R. Pynson, ca. 1515, f. C3r, et Rudimenta grammatices, Londres, 1525 ; De emendata structura latini sermonis, Londres, 1522, et Paris, Robert Estienne, 1527. Ce vaste traité est aussi publié par Melanchthon dès 1531. Voir D. F. S. Thomson, « Linacres Latin Grammars », Essays on the Life and Work of Thomas Linacre c. 1460-1524, éd. F. Maddison, M. Pelling, C. Webster, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 24-35.

23 Louis de Saussure, art. cité, 2014.

24 M.-L. Demonet, « Interjection et exclamation chez Montaigne. Lexpression des affects », dans La Langue de Rabelais et la langue de Montaigne, Rome, Université de la Sapienza 2003, éd. F. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 387-404.

25 John Palsgrave, LEsclarcissement de la langue françoyse, Londres, 1530, trad. française et édition de Susan Baddeley, Paris, Champion, 2003. Palgsrave confond optatif et potentiel, quil construit avec ladverbe bien (p. 493), ce qui ne lempêche pas de conjuguer correctement le conditionnel : « Ie me esbahyróye, tu te esbahiróys… », etc., p. 451-452. Sans insister sur le caractère singulier de la nouveauté, S. Baddeley signale lapparition de ce paradigme.

26 G. Buchanan, Rudimenta, éd. citée, 1543, p. 47 : « Habet autem in omni verbo quinque tempora, subjunctivi temporibus (quod ad vocem attinet) similia. Ut Amem, je puis aymer. Amarem, je eusse aymé, ou je debvois aimer. »

27 Voir Guy Serbat, « Le futur antérieur chez les grammairiens latins », dans Opera disiecta. Travaux de linguistique générale, de langue et littérature latines, éd. L. Nadjo, Louvain, Peeters, 2001, p. 222-223, partic. p. 228.

28 J. L. Vivès, De ratione studii puerilis, dans Rudimenta, éd. citée, 1543, p. 76.

29 J. C. Scaliger, De causis linguae latinae, Lyon, Sébastien Gryphe, 1540, V, ch. 118. Voir lanalyse de Pierre Lardet, « Langues de savoir et savoirs de la langue : la refondation du latin dans le De Causis Linguae Latinae de Jules-César Scaliger (1540) », dans Tous vos gens à latin : le latin, langue savante, langue mondaine (xvie-xviie siècles), éd. E. Bury, Genève, Droz, 2005, p. 69-112, partic. p. 81-85.

30 K. Jensen, « De emendata structura latini sermonis : The Latin Grammar of Thomas Linacre », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 49, 1986, p. 106-125.

31 Jai ajouté le passage tel quil était initialement dans lédition de 1588 avant la rature et la réécriture.