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Classiques Garnier

La santé dans le livre III des Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 1, n° 65
    . varia
  • Auteur : Perona (Blandine)
  • Résumé : Deux définitions de la santé sont en tension dans le livre III des Essais. Parfois critère de supériorité, elle relève d’un ethos noble. Parfois état de moindre maladie, elle révèle une perspective augustinienne qui appréhende la condition humaine comme essentiellement malade, coupée de la Nature. Pour le corps, moins radicalement séparé de la Nature que l’âme, le plaisir est un signe fiable pour juger de la santé. Il ne l’est plus pour l’« interne santé ». Il reste alors l’humour et l’ironie.
  • Pages : 183 à 196
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069072
  • ISBN : 978-2-406-06907-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0183
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La santé
dans le livre III des Essais

« La santé de par Dieu1. » Cest presque sur cette exclamation énergique que se terminent les Essais de Montaigne lorsquil les publie en 1580. En 1588, cest sur une prière à Apollon, « Dieu protecteur de santé et de sagesse » quil achève ses Essais. Ainsi, le dernier chapitre en 1580 « De la ressemblance des enfans aux peres » et le dernier chapitre des Essais en 1588 « De lexpérience » disent tous deux la « dispathie naturelle » de Montaigne envers la médecine et font aussi tous deux résonner le souhait fort et puissant de santé dun homme malade de la gravelle depuis 1577-15782. Montaigne réserve donc à chaque fois les dernières lignes de ses Essais à la santé.

Il y a un autre signe fort de cette place essentielle de la santé : les Essais comptent 75 occurrences du mot « sagesse » et 151 du mot « santé3 ». Et, dès 1580, Montaigne, comme Héraclite et Phérécyde de Syros quil évoque dans l« Apologie de Raimond de Sebond » ne balance pas entre la sagesse et la santé. Il choisit la santé quil appelle « le plus beau et le plus riche present que nature nous sache faire4 ». Les Essais se revendiquent donc moins comme livre de sagesse que comme livre de santé.

Dans le livre III, la santé, cest ce à quoi Montaigne aspire à double titre : il est un homme malade, ce quil dit avec force dans son dernier 184chapitre et il est lhomme dun temps malade, corrompu par les guerres civiles, idée récurrente dans le livre III, mais particulièrement centrale dans le chapitre « De la physionomie ». Dans un premier temps, il semble possible de définir la santé par ce quelle nest pas : la santé corporelle est un état naturel qui soppose à lart et en particulier à lart de la médecine ; le style sain est un style qui refuse la sophistication. De même, la santé politique du royaume doit être assurée par la liberté de ses membres, liberté qui correspond elle aussi à un état de nature. La santé soppose dans ce cas à la forme particulière de corruption quest la servitude. Cet article se proposera donc déjà de présenter ces antithèses structurantes qui semblent permettre de mieux appréhender ce que serait la « santé » dans les Essais. Mais en un second temps, il mettra en évidence les limites de ces antithèses et la difficulté de sen tenir à une définition de la santé comme état de perfection naturelle. Les Essais montrent aussi quil ny a pas de rupture de continuité entre la santé et la maladie et que la santé se définit également comme état de moindre maladie5.

La santé comme état de perfection naturelle

La « santé corporelle »

Dans le chapitre « De la ressemblance des enfants aux pères » (II, 37), Montaigne, dès la première édition des Essais, rappelle ironiquement, à lintention de philosophes, le caractère premier et fondamental de la santé corporelle sans laquelle lexcellence de lâme ne sert absolument à rien.

Cest une pretieuse chose que la santé, et la seule qui merite à la verité quon y emploie, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite ; dautant que sans elle la vie ne peut avoir ni grace ni saveur [] & aux plus fermes et tendus discours que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous navons quà opposer limage de Platon 185estant frappé du haut mal ou dune apoplexie : & en cette presupposition le (sic) deffier de sayder de ces nobles et riches facultes de son ame6.

Ce chapitre exprime donc avec force lévidence de cette dépendance radicale de lhomme à la santé du corps et dit ensuite le rejet de la médecine en tant quelle est « art ». En 1588, Montaigne concède néanmoins sêtre « laissé aller » à la médecine des bains, mais non sans rappeler quelle est, précisément, la « moins artificielle7 ». La santé est un état naturel qui ne peut être que corrompu par la médecine. Cette idée est redite avec force dans le chapitre iii, 13. Lexpérience que propose Montaigne de son propre corps peut être thérapeutique précisément parce quelle nest pas corrompue par lart. Il écrit en effet : « quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir dexperience plus utile que moy, qui la presente pure, nullement corrompue et alterée par art et par opination8 ». On retrouve cette même opposition entre santé et art, lorsque Montaigne décrit le plaidoyer de Socrate quil qualifie précisément de ladjectif « sain ».

Le « plaidoyer [sec et] sain » de Socrate

Quand il caractérise le discours de Socrate avant sa mort, Montaigne utilise en effet ladjectif « sain » et écrit plus précisément : « Voilà pas un plaidoyer sec et sain, mais quant et quant naïf et bas, dune hauteur inimaginable9 ». Cette caractérisation contradictoire dun style qui se distingue à la fois par la bassesse et la hauteur est dans le prolongement de léloge paradoxal du début du chapitre « De la physionomie ». Il est alors surtout question de la façon de parler de Socrate. Dans ces lignes, cest par son langage plus que par sa laideur physique que Socrate est un silène dans les premières lignes de III, 12. La lettre de Pic de la Mirandole à Ermolao Barbaro qui utilise aussi limage silénique de Socrate offre de ce point de vue un éclairage plus intéressant que Platon ou Érasme10. On trouve chez Montaigne et Pic de la Mirandole le même 186rejet de lart, des « grâces [] pointues, bouffies, et enflées dartifice11 ». Pic de la Mirandole évoque lart comme un fard qui peut bien souvent cacher un sang infecté12. Lorsquaprès 1588, Montaigne revient sur ces lignes consacrées à la langue de Socrate, il cite très souvent Sénèque qui utilisait déjà lui aussi cette image du style sain pour évoquer un style naturel qui soppose à la sophistication efféminée de Mécène :

Soignons donc notre âme. Delle proviennent les pensées ; delle proviennent les paroles ; nous tenons delle le maintien, la physionomie, la démarche. Saine et vigoureuse, elle communique au style robustesse, force mâle, fierté (Illo [animo] sano ac valente oratio quoque robusta, fortis, virilis est)13.

À un style sain, une âme saine. Cest bien ainsi que Montaigne caractérise lâme du Socrate : « il ne la représente que saine », écrit-il. Socrate est fondamentalement une figure de nature et de santé. Il incarne dailleurs à tel point la santé que Montaigne en vient à imaginer à la fin du chapitre « Du repentir » que le choix de la mort de Socrate sexpliquerait parce quil était impossible à Socrate vraiment Socrate, dentrer dans la vieillesse, période où « les âmes sont sujettes à des maladies et imperfections plus importunes quen la jeunesse14 ». Il ne peut y avoir de Socrate malade (et vieux).

La santé de lÉtat

Dans « De la physionomie », la santé et la vigueur de Socrate sopposent à la maladie du « siècle faible » de Montaigne. Son époque est infectée par les guerres civiles, quil appelle « maladies populaires ». La corruption se répand comme lépidémie de peste quil évoque aussi dans ce chapitre. Montaigne montre les progrès de cette corruption en décrivant 187déjà le désordre dans larmée où le commandant réussit en en sabaissant à « courtiser » ses soldats qui, pour le plus grand nombre, sont des mercenaires. Il fait alors ce commentaire à propos de cette servilité maladive des chefs :

Il me plaist de voir combien il y a de lascheté et de pusillanimité en lambition, par combien dabjection et de servitude il luy faut arriver à son but. Mais cecy me deplaist il de voir des natures debonnaires et capables de justice, se corrompre tous les jours au maniement et commandement de cette confusion [] Nous avions assez dames mal nées sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il restera mal-ayséement à qui fier la santé de cet estat15 [].

Montaigne disait déjà plus haut sa crainte de ne plus pouvoir distinguer les hommes sains des malades. Les sains sont les natures bonnes et généreuses qui ne sont pas gagnées par une servitude volontaire et ambitieuse. Il est frappant de voir à quel point on retrouve ici à quelque chose près les mots et les images de La Boétie. Montaigne distingue comme lui les « biens nés » des mal nés et trouve, en la maladie, une image de la servitude qui corrompt létat. De nouveau, quand il sagit de lÉtat, la maladie soppose à un état de nature où lhomme est libre, comme le rappelle Montaigne dans le chapitre « De la vanité » : « Nature nous a mis au monde libres et déliés16 ».

Dans ce passage très proche du Discours de la servitude volontaire, Montaigne semble laisser entendre quil y a bien des âmes, bien nées, supérieures, qui se distinguent par la qualité aristocratique de « générosité ». Ces lignes tendent donc à conforter la lecture de Francis Goyet qui met en évidence dans les Essais une conception aristotélicienne de la santé. Francis Goyet rappelle en effet quAristote pour distinguer lhonnête homme du malhonnête utilise lanalogie de la santé17. Un homme sain sait reconnaître les nourritures saines ; un homme honnête juge sainement et se comporte vertueusement. Aussi, dans ce passage, fortement inspiré de La Boétie, il semble en effet difficile de contester que la santé fonctionne comme un « critère de supériorité18 ».

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La santé comme état
de moindre maladie

Cependant, sil y a cette vision aristotélicienne et aristocratique qui distingue les sains et les malades, les bien nés des mal nés, les natures serviles et les natures généreuses, Montaigne porte aussi un autre regard sur lhomme en général et sur lui-même en particulier. Il se voit comme essentiellement malade et dans ce cas, la distinction entre sains et malades nest plus opérante.

De même quil ny a plus une différence de nature entre santé et maladie non plus, mais juste une question de degré : la santé nest plus un état de perfection naturelle, elle est juste un état de moindre maladie. La santé de Socrate relève de la fiction. Socrate est parfait, mais Montaigne est vivant et il est comme les autres hommes destinés à souffrir et mourir et il néchappe pas à lexpérience de la dégradation quest la vieillesse. Il me semble quà travers ces deux visages de la santé où elle est tantôt excellence de la nature dun homme tantôt état de moindre maladie, on retrouve ce qui fait la particularité de la philosophie morale de Montaigne telle que la définit Jean Balsamo. Elle est à la fois héritée dun scepticisme chrétien dorigine augustinienne et dun ethos noble19. Lexemple de la santé montre combien ces composantes sont difficilement conciliables. Du point de vue chrétien sceptique, la santé vigoureuse et gaillarde qui caractérise lethos noble nexiste pas : la condition humaine est la maladie, comme le rappelle cette citation du chapitre « De lexpérience » : « Il faut souffrir doucement les lois de notre condition : Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine20 ». Ce passage présent au tout début du livre III sinscrit plus explicitement encore dans une perspective augustinienne : « Nostre être est cimenté de qualités maladives : Lambition, la jalousie, lenvie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous dune si naturelle possession que limage sen reconnaît aussi aux bêtes21 ». Il y a quelque chose de fondamentalement malade 189dans la condition humaine, tellement que le vice dénaturé de cruauté vient à lui être naturel et quil éprouve un plaisir dans ce vice.

De ce point de vue en effet, la santé naturelle de Socrate ou celle de son style relève dun idéal ou, si lon insiste sur la perspective augustinienne, correspondent à une nature davant la chute. La santé est comme une façon de retrouver fugitivement seulement un état de nature perdu. Même lorsque Montaigne est jeune, la santé surgit en lui par accès, par « venues », écrit-il. Les instants passagers de santé produisent alors des éclairs denthousiasme à qui dautres donnent uniquement des origines divines : le « feu de gaieté suscite en lesprit des esloises vives et claires22 » autrement dit, un éclair dinspiration suit un éclair, un feu de santé. On retrouve encore limage lumineuse de léclair dans cet extrait de léloge paradoxal de la gravelle :

Mais est-il rien doux au prix de cette soudaine mutation, quand dune douleur extrême, je viens par le vidange de ma pierre, à recouvrer, comme dun éclair, la belle lumière de la santé [] De combien la santé me semble plus belle après la maladie, si voisine et si contiguë, que je les puis reconnaître en présence lune de lautre, en leur plus haut appareil, où elles se mettent à lenvi, comme pour se faire tête et contrecarre23.

La santé est un état éphémère de moindre maladie. Santé et maladie se rejoignent, comme la volupté et la douleur, ainsi que le rappelle, juste après cette citation, la réécriture dun passage du Phédon. Socrate libéré de ses chaînes ressent un vif plaisir et en vient à considérer la proximité de la douleur et du plaisir24. La volupté est donc un signe de santé, elle indique que lon est moins mal, que lon a moins mal : Montaigne peut alors écrire : « Lextrême fruit de ma santé, cest la volupté25 ».

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Et cest là que Montaigne distingue linterne santé de la santé corporelle. Pour le corps, il reste un contact avec la nature : le plaisir physique est le signe tangible de la santé du corps26 et dune attitude conforme à la nature27. Au contraire, quand il sagit de linterne santé, la maladie reste insensible : « Les maux du corps séclaircissent en augmentant. Nous trouvons que cest goutte que nous nommions rhume ou foulure. Les maux de lâme sobscurcissent en leur force : le plus malade les sent le moins28 ». Dans cet ajout de lExemplaire de Bordeaux, Montaigne reprend un lieu commun. Il lemprunte ici à la lettre de Sénèque quil cite juste avant et quil paraphrase dans les lignes qui suivent : les maux de lâme sont plus dangereux, car ils sont indolores29. Le plus dangereux dentre eux est la philautie. Montaigne lappelle présomption et la désigne précisément comme la « maladie naturelle et originelle30 » dans l« Apologie de Raimond Sebond ». Les sources de cet extrait du chapitre iii, 5, comme celles des lignes qui le précèdent et le suivent tendent à confirmer cette lecture selon laquelle Montaigne vise tout particulièrement la présomption. La suite de lépître précédemment citée de Sénèque, où le philosophe 191stoïcien utilise la métaphore de la veille et du sommeil pour distinguer laveuglement et la lucidité dune personne quant à ses vices, associe confession et guérison morale (vitia sua confiteri sanitatis indicium est31). Montaigne, lui, compare plus précisément la confession à une opération chirurgicale : « il faut les souvent remanier [les maux de lâme] au jour, dune main impiteuse, les ouvrir et arracher du creux de notre poitrine. Comme en matière de bienfaits, de même en matière de méfaits cest parfois satisfaction que la seule confession32 ». Le terme « confession » était déjà utilisé quelques lignes plus loin dès 1588 : « S. Augustin, Origene, et Hippocrates, ont publié les erreurs de leurs opinions, moi, encore, de mes mœurs33 ». Lexemple de la confession dHippocrates nous met sur la piste dune autre source plus éclairante encore que la lettre de Sénèque. Il sagit dun traité de Plutarque intitulé – dans la traduction dAmyot – « Comment lon pourra apparcevoir si lon amende et profite en lexercice de la vertu ». Dans un passage de ce traité34, Plutarque, comme le fera Montaigne, part de la comparaison entre les maux physiques – mal de dents ou aux doigts – et certaines maladies qui ne se traduisent pas par une douleur physique (fureur de melancholie, frenesie, alienation dentendement) ; puis, à partir de cette comparaison, fait une typologie des comportements des hommes face au vice. Il y a premièrement ceux 192qui ne les sentent pas et pire ceux qui repoussent les personnes qui les avertissent ; deuxièmement, ceux qui moins présomptueux écoutent les avertissements quon leur fait et « sont en meilleur estat et plus beau chemin de recouvrer guarison » et troisièmement, ceux qui devancent les avertissements et guérissent par leur confession spontanée. Le texte précise que les hommes de la deuxième catégorie sont seulement en voie de guérison et quils ont besoin dun ami pour guérir effectivement. Les hommes de la troisième catégorie dont fait partie Hippocrate nont plus besoin de ce regard extérieur et sont par conséquent leur propre ami.

Autrement dit, avant quon ait atteint une forme de santé morale définitive, le recours à un ami ou à un ennemi dailleurs est indispensable pour guérir, cest-à-dire pour acquérir une lucidité sur soi-même. Mais létat parfait consiste à être son propre ami. Cest ce quaffirme également un passage du chapitre « De ménager sa volonté », être ami de soi est un état qui fait se rencontrer sagesse et santé, qui permet de « bien et saintement vivre » et Montaigne précise bientôt ce syntagme par un second, être ami de soi permet de « sainement et gaiement vivre35 ». Mais là encore, le « vrai point de lamitié que chacun se doit » relève dun idéal, car il est réservé à celui qui « a atteint le sommet de la sagesse humaine, et de notre bonheur36 ». Montaigne, on le sait, désire bien souvent le regard dun tiers, dun ami qui lui permette de véritablement se voir. Juste avant le célèbre passage du chapitre « De la vanité » où Montaigne sexclame « Ô un ami », il insère, dans un ajout de lExemplaire de Bordeaux, ce vers tiré de la cinquième satire de Perse : Excutienda damus praecordia37, « Nous donnons notre cœur à scruter ». Le mot « praecordia » est déjà un terme danatomie. Montaigne met au jour ses entrailles et recherche un regard extérieur qui lui serait vraiment « salutaire38 », comme le regard de Cornutus est indispensable à Perse. La parrhesia du satiriste est un modèle pour Montaigne et la satire, telle que Politien la définit, est précisément un discours qui soigne la philautie, comme la parole vraie de lami chez Plutarque39.

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Le chapitre « De lart de conférer » montre combien le contact avec un autre esprit et en particulier avec celui dun ami est garant dune forme de santé morale telle que la conçoit Plutarque : Montaigne écrit ainsi « En cette gaillardise, nous pinçons parfois des cordes secrètes de nos imperfections [] et nous entravertissons utilement de nos défauts40 ». Dans la conférence, le déplaisir que Montaigne désigne par les termes « aigreur » ou « âpreté » est précisément un signe de présomption, quil faut « fouetter » par « ce mot de Platon » : « Ce que je trouve mal sain, nest-ce pas pour être moi-même mal sain ? ». Cest précisément en utilisant limage de la santé que Montaigne réécrit ici un extrait dun autre traité important de Plutarque41, « Comment il faut ouir ». Si le déplaisir dans la conversation est un critère assez fiable pour déceler une forme de vanité, le plaisir pour linterne santé est en revanche un critère moins assuré quil ne lest pour la santé physique, car il en existe plusieurs sortes et tous ne sont pas profitables, en tout cas, pour Plutarque qui souhaite que ses lecteurs fortifient leur vertu.

Montaigne présente sans doute la joie de la bonté comme lun des signes les plus tangibles dune forme de santé morale. Il en parle avec une force et une assurance assez exceptionnelles. La bonté semble rendre plus palpable un état de nature perdu où lhomme était à la fois libre et bon : « Il nest pareillement bonté, qui ne réjouisse une nature bien née ». Montaigne ajoute même : « Ce nest pas un léger plaisir de se sentir préservé de la contagion dun siècle, si gâté ». Dans ce passage du chapitre « Du repentir », Montaigne retrouve un peu de son ethos aristocratique et parle encore de « fierté généreuse », mais il me semble quon peut le lire en regard de cet extrait du chapitre « De la vanité » où Montaigne rappelle que personne néchappe à la contagion de son 194« temps malade42 » : « le plus juste parti, si est-ce encore le membre dun corps vermoulu et véreux. Mais dun tel corps, le membre moins malade sappelle sain43 ». Tout le monde est donc bien malade, mais plus ou moins et le plaisir de la bonté est un des signes forts dune forme de santé morale.

Dans le cas de la « conférence », il y a également un plaisir sain, dexercer le jugement, comme on exerce le corps. Léclairage de Plutarque a confirmé que cétait une voie de la guérison. Mais il y a aussi le plaisir de la sottise sûre delle-même44 ; il y a un plaisir dans la présomption que Montaigne cherche à débusquer sans voir jamais la fin de cette chasse. Par conséquent, les Essais se veulent confession des erreurs de Montaigne et sont un effort de lucidité, mais se savent aussi cernés par la vanité. Montaigne ne peut se guérir par lui-même. Montaigne se sent partiellement aveugle, en attente dun regard extérieur sur lui et sur les Essais avec qui il ne fait quun45. La confession des erreurs guérit dit Plutarque, Montaigne les confesse volontiers mais sans être sûr de pouvoir bien les identifier. Montaigne reste donc réservé quant à la réelle vertu thérapeutique des Essais pour linterne santé. Et lorsque modestement il dit être moins sûr de ses conseils pour l« interne santé » que pour la santé du corps, cette modestie nest sans doute pas que topique ou feinte. Le plaisir pour le corps est un signe tangible que la maladie recule : pour linterne santé, on trouve surtout des signes tangibles de maladie. Le plaisir est potentiellement trompeur, ce qui nempêche pas Montaigne de le chercher.

Le vœu de santé répété de Montaigne semble relever dune contradiction assumée : lauteur des Essais la souhaite toujours et sait quelle est inaccessible. Comme il y a une approche paradoxale et consolatrice de la maladie qui fait dire à Montaigne que cest pour son mieux quil a la gravelle, il y a sans doute aussi une fonction dapaisement dans cet horizon utopique de la santé. Ce but quil ne peut atteindre 195lui donne néanmoins une direction pour circonscrire le domaine de la maladie. Il ne cesse dy aspirer tout en ne cessant de constater quil ne peut y parvenir. Comme ils ont perdu leur liberté naturelle, les hommes ont en effet perdu la santé et doivent laccepter : « Il faut souffrir doucement les lois de notre condition : Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades46 ». Si je reviens en conclusion sur cette citation, cest aussi pour insister à présent sur ladverbe « doucement ». La reconnaissance de la condition humaine comme condition malade nentraîne nul dolorisme ; au contraire, Montaigne fuit laigreur. De même que Montaigne se repent rarement47, il ne considère pas quil y ait lieu de se lamenter outre mesure de cette condition : il faut simplement laccepter.

Accepter la maladie est aussi la voie de la « santé », la santé bien réelle dont jouit Montaigne entre deux crises de gravelle. Nul dolorisme donc, puisque, dans cette seconde acception du terme « santé », l« interne santé », comme la santé du corps, se signalent essentiellement comme plaisir. Comme le plaisir est moindre mal, la santé est seulement un état de moindre maladie.

De ce point de vue, les Essais ont une fonction thérapeutique, ils servent à accepter et à vivre la maladie et autant que possible à circonscrire son empire. Mémoire de papier, comme le Journal de voyage, ils permettent de vivre avec moins dignorance les crises de gravelle48. Le plaisir physique est un guide assez sûr et assez naturel encore pour quil donne à Montaigne une certaine confiance dans lutilité des Essais pour la santé physique. En revanche, le plaisir nest plus un critère absolument fiable pour l« interne santé ». Certains traités de Plutarque et en particulier « Comment il faut ouir », et « Comment lon pourra apparcevoir si lon amende et profite en lexercice de la vertu » apparaissent comme des sources fondamentales de la conception montaignienne de linterne santé. La connaissance de soi lucide est pour Plutarque la voie de la santé et la confession celle de la guérison. Les Essais se savent une confession imparfaite, et servent moins à guérir de la vanité quà laccepter à force 196dhumour et dironie. Montaigne nest pas, comme Plutarque, assuré dans sa capacité à bien appréhender les progrès réels de sa santé intérieure. Et, en outre, si la vanité apporte du plaisir, il nest pas totalement prêt à y renoncer non plus.

Blandine Perona

Laboratoire Calhiste

Université de Valenciennes
et du Hainaut-Cambrésis

1 Essais de Michel de Montaigne, Bordeaux, S. Millanges, 1580, p. 649. Montaigne ajoute un point dexclamation en 1588.

2 Géralde Nakam insiste sur limportance de cette expérience de la maladie et de la douleur dont les Essais se font régulièrement lécho : « Corps malade, “têtes malades” », Montaigne, éd. Pierre Magnard et Thierry Gontier, Paris, Les Éditions du Cerf, Paris, 2010 (voir en particulier p. 279-285).

3 Daprès Roy E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, t. II, 1981, p. 1124 et p. 1114.

4 Essais, 1580, II, 12, p. 234. Sur cette célébration de la santé, Géralde Nakam dit « triomphe », on peut lire de cet auteur : Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Témoignage historique et création littéraire, édition revue, corrigée et mise à jour avec une préface inédite, Paris, Champion, 2001, p. 309-310.

5 Pour Pierre Magnard, ces deux définitions peuvent coexister sans tension, la maladie étant « démystifie, naturalisée, finalisée enfin en ce quelle finit par entrer dans léconomie dune “grande santé” » (« La grande santé, un tournant dans la conception de la maladie », Montaigne, éd. citée, p. 317).

6 Essais, 1580, p. 607.

7 Essais, Paris, Abel LAngelier, 1588, f. 338 ro.

8 Montaigne, Essais III, éd. E. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrête, Paris, Gallimard, 2009 [édition au programme de lagrégation qui sera désormais citée par défaut], p. 424.

9 III, 12, p. 387.

10 Sur ce point, je suis particulièrement redevable aux analyses de Françoise Lavocat : La Syrinx au bûcher Pan et les satyres à la Renaissance et à lâge baroque, Genève, Droz, 2005, p. 17-68. François Lavocat écrit à propos de Jean Pic de la Mirandole quil « est probablement celui qui introduisit la comparaison platonicienne de Socrate et du Silène dans la culture de la Renaissance » (ibid., p. 29).

11 II, 12, p. 363.

12 « Nous aussi, nous devons nous en garder [de polir et dorner notre style] pour éviter que le lecteur, attiré par une peau soignée, ne sarrête à elle, sans aller jusquà la moelle et au sang – que nous avons vus souvent infectés sous un visage fardé » (Jean Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques, éd. et trad. Olivier Boulnois et Guiseppe Tognon, Paris, PUF, 1993, p. 258).

13 Lettres à Lucilius, éd. François Préchac et trad. Henri Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1991, t. V, Lettre 114, p. 36.

14 III, 2, p. 52.

15 III, 12, p. 370-371.

16 III, 9, p. 274.

17 Francis Goyet, Les Audaces de la prudence Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 297.

18 Ibid., p. 304.

19 « Linvention dun moraliste : Montaigne », Literatur und Moral, éd. V. Kapp et D. Scholl, Berlin, Duncker & Humblot, 2011, p. 76.

20 III, 13, p. 439.

21 III, 1, p. 14.

22 III, 5, p. 91. Bernard Sève propose une lecture différente de ce passage. Selon lui, « rien, dans cet extrait, ne place la santé corporelle du côté de lextraordinaire, []. La santé, même exceptionnelle, ne passe pas la portée naturelle du corps » (Montaigne. Des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007, p. 215). Dans ce passage, inspiration de lesprit et santé du corps nous semblent aller de pair et précisément comme des états dexception, des états naturels de perfection perdus et retrouvés exceptionnellement pas accès.

23 III, 13, p. 446.

24 « Lorsque Socrates après quon leut déchargé de ses fers, sentit la friandise de cette démangeaison, que leur pesanteur avait causé en ses jambes : il se réjouit, à considérer létroite alliance de la douleur à la volupté : comme elles sont associées dune liaison nécessaire » (III, 13, p. 447).

25 III, 13, p. 463.

26 Pour la santé corporelle, Montaigne suit en effet lépicurisme pour qui « le plaisir est un état déterminé indubitable, puisquil est, comme la douleur, une affection » et qui « peut donc jouer le rôle dune règle stable de choix et de refus, et fonder lestimation rationnelle que représente le calcul prudent » (Pierre-Marie Morel, Épicure, Paris, Vrin, 2009, p. 187).

27 Traduisant un passage du De senectute quil cite juste après, Montaigne écrit « Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit toujours être plaisant » (III, 13, p. 460).

28 III, 5, p. 93.

29 Voici en effet une traduction récente de la lettre de Sénèque que réécrit Montaigne : « Les pieds ressentent une douleur ; les articulations, des picotements ; jusquici on dissimule []. Quand le mal, non caractérisé, est dans son prodrome, on lui cherche un nom mais, sil vient à enfler les chevilles, à déformer les deux pieds, on ne peut plus quavouer la goutte. Le contraire arrive dans les maladies qui affectent notre âme (in his morbis, quibus afficiuntur animi) ; plus on est atteint, moins on le sent (quo quis peius se habet, minus sentit) » (Lettres à Lucilius, éd. François Préchac et trad. Henri Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 1987, t. II, Lettre 53, p. 50).

30 Sur la « philautie », on peut lire larticle fondateur de Jean Mesnard, « Sur le terme et la notion de philautie », Mélanges à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 197-214. En outre, mes analyses sur l« interne santé » prolongent dans une certaine mesure les développements de larticle suivant : Blandine Perona, « La plus universelle et commune erreur des hommes, Philautie et/ou présomption dans les Essais », BSIAM, 2015, 2, no 62, p. 159-175. Dans son article sur la santé, Jakob Amstutz insiste beaucoup sur cette maladie de lâme et cite aussi cet autre passage de l« Apologie de Raymond Sebond » : « la peste de lhomme, cest lopinion de sçavoir » (« Montaignes Begriff der Gesundheit », Heidelberger Jahrbücher, 18, 1974, p. 108).

31 Lettres à Lucilius, éd. citée, t. II, Lettre 53, p. 51.

32 III, 5, p. 93.

33 III, 5, p. 94.

34 « Or entre ceux qui ont besoing du secours du medecin, les uns qui nont mal quaux dents, ou au doigt, eux-mesmes vont devers ceux qui les pensent [] mais ceux qui sont tombez en une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation dentendement ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore quils viennent deux-mesmes, ains les fuyent et les chassent, estans si fort malades, quils ne sentent pas leur mal : aussi entre ceux qui pechent et qui faillent, ceux-là sont incurables et incorrigibles, qui se courroucent amerement, et haïssent mortellement ceux qui leur remonstrent et qui les reprennent : et ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur estat et plus beau chemin de recouvrer guarison : mais ceux qui se baillent eux-mesmes à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur et qui descouvrent eux-mesmes leur pauvreté, nestans pas bien aises quon nen sçache rien, ny contents destre secrets, ains ladvouent, et prient ceux qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela nest pas un des pires signes de profit et amendement, suivant ce que souloit dire Diogenes, Que celuy qui se veut sauver et devenir homme de bien, il a besoin davoir ou un bon amy, ou un aspre ennemy, à fin que ou par amour de remonstrance, ou par force de iustice il se chastie de ses vices. [] Mais celuy qui profite veritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel publia luy-mesme, et escritvit ce quil avoit ignoré touchant les coustures de la teste de lhomme en lanatomie [] » (Plutarque, Œuvres morales et meslées, « Comment lon pourra apparcevoir si lon amende et profite en lexercice de la vertu », trad. Amyot, Paris, Vascosan, 1574, f. 296 ro-297 vo).

35 III, 5, p. 321.

36 III, 5, p. 320.

37 III, 9, p. 285.

38 Montaigne parle dune « amitié salutaire » dans le passage du chapitre iii, 5 précédemment cité (p. 320).

39 Sur la métaphore médicale utilisée pour caractériser la satire, on peut lire lanalyse éclairante de Pascal Debailly de la Praelectio sur Perse de Politien : La Muse indignée. La satire en France au xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 195-198 et sur la conception de la satire, comme parole de vérité qui soigne et sa postérité de Politien à Montaigne, nous renvoyons à notre article : « Satire et philautie, franchise et aveuglement de Politien à Montaigne », à paraître dans les actes de la journée Philautie humaniste, héritages et postérités, éd. Anne-Pascale Pouey-Mounou et Charles-Olivier Sticker-Métral, Paris, Classiques Garnier.

40 III, 8, p. 227.

41 « Et ne faut pas en tel endroit oublier ladvertissement du sage Platon, quand on a veu quelquun faillant, de descendre toujours en soy esme, et dire à par soy, Ne suis-je point tel ? car tout ainsi que nous voyons noz yeux reluisans dedans les prunelles de ceux de noz prochains, aussi faut il que en la manière de dire des autres nous nous representions la nostre [] » (« Comment il faut ouir », f. 62 ro).

42 III, 5, p. 302.

43 III, 5, p. 303.

44 III, 8, p. 226.

45 Il fait par exemple explicitement appel au lecteur pour quil se prononce sur les « boutades de [s]on esprit » lorsque, à la fin de III, 8, il ajoute dans lExemplaire de Bordeaux : « Ce nest pas à moi seul den juger. Je me présente debout et couché, le devant et le derrière, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis » (p. 234).

46 III, 13, p. 439.

47 III, 2, p. 36.

48 Sur lutilisation des Essais pour soigner effectivement le corps, je reprends et suis ici les analyses de Christine de Buzon : « Le soin de soi dans le Journal de Voyage de Montaigne et lessai II, 37 (1580-1582) », Le corps et lesprit en voyage, éd. Christine de Buzon et et Odile Richard-Pauchet, Paris, Classiques-Garnier, 2012, p. 139-165.