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Classiques Garnier

La poésie latine dans « Sur des vers de Virgile » Le plaisir estranger

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 1, n° 65
    . varia
  • Auteur : Rouet (Fanny)
  • Résumé : Dans l’essai « Sur des vers de Virgile », la Vénus des poètes latins figure non seulement le plaisir sexuel, particulièrement féminin, mais également la génération et la création. À partir de nombreuses citations poétiques décrivant les amours voluptueuses de la déesse, Montaigne examine l’étrangeté du désir et du plaisir, exclus du langage commun mais célébrés dans le dialogue entre le latin des poètes et le français de Montaigne.
  • Pages : 197 à 210
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069072
  • ISBN : 978-2-406-06907-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0197
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La poésie latine
dans « Sur des vers de Virgile »

Le plaisir estranger

Lessai III, 5 « Sur des vers de Virgile » est demblée marqué par un décalage entre le titre et le propos. Virgile, qui apparaît une dizaine de pages après le début du chapitre, est loin dêtre le seul auteur cité dans lessai ; il nest pas le premier auteur cité, ni même le premier poète puisquon croise avant lui Ovide, Martial, Horace et Lucrèce ; suivront Juvénal, Catulle, Lucain et Tibulle, pour ne citer queux. Mais Virgile apparaît précisément juste après que Montaigne a annoncé son thème : « Mais venons à mon thème. Qua fait laction génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour nen oser parler sans vergogne, et pour lexclure des propos sérieux et réglés1 ? ». Le lecteur est donc face à un essai, qui dit examiner les difficultés à parler de l« action génitale », essai dans lequel la poésie joue un rôle de premier plan, en particulier, nous le verrons, la poésie latine érotique, érotique au sens où elle est poésie de désir et de plaisir, esthétique et sexuel. Certes, Montaigne le dit dans lessai III, 9 « De la vanité » : « Les noms de [ses] chapitres nen embrassent pas toujours la matière : souvent ils la dénotent seulement, par quelque marque2 » ; mais ce décalage patent dans « Sur des vers de Virgile » souligne un écart signifiant, au sens où il dit quelque chose du lien entre la poésie latine dune part, et le désir et le plaisir dautre part. Lessai « Sur des vers de Virgile » met ainsi en œuvre une poétique de lécart, de la distance pour dire létrangeté du désir et du plaisir, poétique fondée sur la citation en latin, dans le texte français de Montaigne, de vers érotiques. La poésie latine fournit à 198lamour ses « meilleures armes » : en érigeant Vénus en puissante figure de limagination désirante, lessai maintient par le dialogue avec ces citations poétiques en latin, la distance propice au désir.

Le chapitre souvre sur le constat des effets de la vieillesse. Loin de sétendre sur les souffrances de son corps malade et vieillissant comme il peut le faire par ailleurs, Montaigne regrette ici lexcessive sévérité des pensées sollicitées par des douleurs physiques que causent « le vice, la mort, la pauvreté, les maladies3 ». Mais quand ceux-ci simposent au corps vieillissant, quand ses douleurs le ramènent trop vers la pensée de la mort, Montaigne use de diversion en détournant son esprit vers les plaisirs folâtres de sa jeunesse.

Cest ainsi quil en arrive à sinterroger sur la condamnation morale des discours sur le plaisir sexuel :

Mais venons à mon thème. Qua fait laction génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour nen oser parler sans vergogne, et pour lexclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment, tuer, dérober, trahir : et cela, nous noserions quentre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en exhalons en parole, dautant nous avons loi den grossir la pensée ? Car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins écrits et mieux tus, sont les mieux sus et plus généralement connus : Nul âge, nulles mœurs lignorent, non plus que le pain. Ils limpriment, en chacun sans être exprimés, et sans voix et sans figure. Il est bon aussi, que cest une action que nous avons mise en la franchise du silence : doù cest crime de larracher, non pas même pour laccuser et juger. Ni nosons la fouetter quen périphrase et peinture4.

Le silence sur l« action génitale » et linterdiction de lévoquer sopposent dautant plus à la raison quils ne font pas disparaître la volupté amoureuse, dans lusage ni dans la pensée. Comment le pourraient-ils puisquelle semble imprimée en chacun comme une marque de son appartenance à la nature ? En effet, cette pratique, « si naturelle, si nécessaire, et si juste » est aussi fondamentale que le « pain », aliment vital sil en est. Qui plus est, elle na pas besoin de discours pour être mise en œuvre ; imposer le silence à son sujet, loin de la faire disparaître, ne fait même quaccentuer sa propension naturelle à stimuler limagination. Puisquelle est rejetée du langage commun, nous « nosons la fouetter 199quen périphrase et peinture » et la sexualité trouve sa place dans le domaine de la représentation, donc de limaginaire. Cest pourquoi, à la criminalisation des discours sur le sexe, pires que « tuer, dérober, trahir » si lon en croit lopprobre qui les frappe, Montaigne oppose la représentation de Vénus dans la poésie antique :

Ces vers se prêchent en lécole ancienne : école à laquelle je me tiens bien plus quà la moderne, ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres.

Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent

Faillent autant que ceux qui trop la suivent.

Tu Dea tu rerum naturam sola gubernas,

Nec sine te quicquam dias in luminis oras

Exoritur, neque fit laetum nec amabile quicquam5.

Montaigne cite un montage réunissant dune part deux vers dEuripide, repris par Plutarque et traduits en français par Amyot, dautre part deux vers de Lucrèce cités en latin. À linstar des langues citées, Vénus, dont cest la première apparition dans lessai, est multiple : elle revêt une dimension sexuelle, dans la citation dEuripide, génératrice – elle est lalma mater de Lucrèce – et plus largement créatrice puisquelle inspire les poètes. Pour légitimer une sexualité quil juge naturelle, Montaigne choisit paradoxalement cette image poétique de la volupté à lœuvre dans toute forme création. Il choisit donc lartifice poétique affiché comme tel6 pour défendre la naturalité de la sexualité. Cette défense a une valeur morale – cest le sens de lajout « ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres » – et elle donne une place et une légitimité au discours sur le plaisir sexuel.

De fait, alors que la sexualité est bannie du domaine du langage commun, cest dans la poésie, forme la plus élaborée du langage, quelle trouve ses « meilleures armes7 » et sa meilleure expression :

Mais de ce que je my entends : les forces et valeur de ce Dieu, se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poésie, quen leur propre essence,

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Et versus digitos habet :

Elle représente je ne sais quel air, plus amoureux que lamour même8.

Pour souligner la force du langage poétique, Montaigne cite un vers de la sixième satire de Juvénal montrant combien la représentation poétique de lamour surpasse sa réalité, tant les vers frappent limagination désirante. Dans cette satire adressée à son ami Postumus qui vante les bienfaits du mariage, le poète latin critique la lascivité des femmes en général, et en particulier la passion des jeunes Romaines pour la langue grecque :

Voici de moindres défauts mais insupportables pour lépoux :

Quoi de plus gonflant quune qui ne se juge belle si,

Née en Toscane, elle na lair Grecque, ou Athénienne pur jus

Quand elle est de Sulmone ? Partout du grec, comme si,

Pour nos dames, ignorer le latin nétait pas plus honteux.

Effroi, colère, joie, souci, tous les secrets de leur cœur,

Cest en grec quelles les expriment. Que dis-je ?

Elles baisent en grec9 !

Défenseur de la latinitas, Juvénal fustige cette ardeur pour la langue grecque, dont les attraits sont tels quaucun sexe ne résisterait à cette « voix caressante et lubrique » qui éveille le désir comme si elle avait des « doigts10 ». Outre le fait que lérotisme se trouve toujours dans un autre langage – grec pour Juvénal et latin pour Montaigne – dans lidée que le caractère étranger stimule davantage limagination désirante en figurant un attrait pour un ailleurs fantasmé, la citation des Satires, transformée par Montaigne, permet non seulement de dire linterdit mais de le faire, avec les doigts caressants de la poésie. La poésie est bien le seul genre littéraire à avoir des doigts, le digitus latin désignant, comme le δάκτυλος grec, une unité de versification. Si elle apparaît moins fréquemment dans cet essai que lépopée ou lélégie, la poésie satirique permet en effet de dire la sexualité dans une crudité que le français des 201Essais ne semble pas permettre ; Montaigne cite de nouveau Juvénal11 un peu plus loin dans le même chapitre pour évoquer Messaline et son désir toujours inassouvi :

Mais elle fournit réellement en une nuit, à vingt et cinq entreprises, changeant de compagnie selon son besoin et son goût,

Adhuc ardens rigidae tentigine vulvae,

Et lassata viris, nondum satiata recessit12.

Aucun commentaire ne reprend la citation, au contenu très cru ; seuls les vers latins peuvent dire dans sa matérialité corporelle la tension à lœuvre dans une volupté aussi licencieuse que celle de Messaline.

Dès lors, le choix du titre du chapitre illustre en lui-même la démarche de subversion quimpose tout discours sur le plaisir : sous couvert de la forme humaniste du commentaire de texte ancien, Montaigne détourne lexercice pour parler de la sexualité et dire linterdit en ayant recours au discours poétique en latin. Le voile des vers latins constitue non seulement « lultime refuge de la pudeur13 », mais il permet paradoxalement dexprimer la tension voluptueuse par la force de la poésie.

Les vers latins cités par Montaigne pour illustrer la force érotique de la poésie latine mettent en scène Vénus, mais ils nont rien de cru. Il sagit des vers de Virgile qui donnent leur titre à lessai :

Venus nest pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est ici chez Virgile.

Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis

Cunctantem amplexu molli fovet : Ille repente

Accepit solitam flammam, notusque medullas

Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit.

Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco

Ignea rima micans percurrit lumine nimbos :

ea verba locutus,

Optatos dedit amplexus, placidumque petivit

Conjugis infusus gremio per membra soporem.

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Ce que jy trouve à considérer, cest quil la peint un peu bien émue pour une Venus maritale. En ce sage marché, les appétits ne se trouvent pas si folâtres : ils sont sombres et plus mousses14.

Vénus est ici représentée dans un moment dintimité charnelle avec son époux Vulcain, elle est « toute nue, et vive, et haletante ». Insistant sur la chaleur et la réciprocité des caresses, Virgile décrit les gestes et les corps de ces dieux, néanmoins époux, qui sabandonnent au plaisir. Montaigne sétonne dailleurs de voir une épouse aussi « émue » au cours des ébats avec son mari : cette représentation bouleverse en effet limage de lamour conjugal, habituellement associé à des « appétits » plus « sombres et plus mousses », et elle marque lécart entre le discours poétique et son objet. Ce nest pas tant la nudité de Vénus qui choque, que la volupté représentée par la déesse : le plaisir apparaît effectivement nu, vif et haletant dans ces vers, sous un jour que seule la poésie peut dévoiler. La poésie est un discours « plus amoureux que lamour même », parce quelle sort des normes qui simposent au langage commun : en saffranchissant dune représentation de lamour conforme aux pratiques admises dans le cadre du mariage, la fiction poétique dit toute la portée subversive du plaisir et ouvre la voie aux pensées les plus « folâtres ».

À partir de la rêverie suscitée par ces amours divines, Montaigne examine les conséquences sociales dune condamnation morale du plaisir qui pèse en premier lieu sur les femmes, filles de Vénus considérées comme des êtres de plaisir. Il rappelle ainsi quAristote recommande de « toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur quen la chatouillant trop lascivement le plaisir ne la fasse sortir hors des gonds de raison15 », soulignant que le plaisir féminin est caractérisé par une intensité telle quelle peut dépasser les limites rationnelles, contrairement au plaisir masculin entendu comme norme raisonnable. Plus loin, il fait allusion à Tirésias :

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À lavis de notre auteur, nous les traitons inconsidérément en ceci : Après que nous avons connu quelles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effets de lamour que nous, et que ce prêtre ancien la ainsi témoigné, qui avait été tantôt homme tantôt femme,

Venus huic erat utraque nota16.

Dans une nouvelle mention poétique de Vénus pour dire le plaisir sexuel, selon la métonymie courante en latin, le devin grec fournit un exemple dautorité : ayant été femme et homme, il a connu les deux formes de plaisir, et, Ovide le dit quelques vers plus loin, a reconnu le plaisir féminin comme le plus intense. En soulignant la prédisposition des femmes pour le plaisir sexuel, Montaigne montre combien les cadres sociaux ignorent les spécificités féminines puisque les mœurs font peser sur elles plus que sur les hommes le devoir de chasteté. Dans cette perspective, les exigences morales qui simposent aux femmes sapparentent à des contraintes contre-nature :

Nous au contraire : les voulons saines, vigoureuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble : cest-à-dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs17.

À linstar de loxymore de ces épouses « chaudes et froides », les injonctions faites aux femmes sont le plus souvent contradictoires : il sagit de les unir à un homme et de leur demander de ne pas manifester de désir à son égard, alors que « leur chaleur [] demeurerait plus quiète en la solitude18. » De même, léducation subie par les femmes en vue du mariage semble totalement paradoxale ; Montaigne reconnaît que « la police féminine a un train mystérieux » et qu« il faut le leur quitter19 », et il ne manque pas de sétonner de ce que les hommes se chargent dinstruire les femmes dans un domaine où elles sont naturellement plus expertes :

Il nest ni parole, ni exemple, ni démarche, quelles ne sachent mieux que nos livres : Cest une discipline qui naît dans leurs veines,

Et mentem Venus ipsa dedit,

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Que ces bons maîtres décole, nature, jeunesse et santé, leur soufflent continuellement dans lâme : Elles nont que faire de lapprendre, elles lengendrent20.

Les femmes connaissent naturellement le plaisir sexuel, qui « naît dans leurs veines » parce quil leur a été transmis par Vénus, figure poétique associant encore une fois la sexualité, la génération et la création. Les femmes « engendrent » le plaisir dans une matérialité corporelle sopposant au « vent » de léducation vaine quon leur inflige. La naturalité du plaisir, si propre aux femmes, est lhéritage de la Vénus de Lucrèce, déesse ordonnatrice du cosmos : « Tout le mouvement du monde se résout et rend à cet accouplage : Cest une matière infuse partout : Cest un centre où toutes choses regardent21 ».

Ainsi, léducation féminine nest quune autre illustration de lhypocrisie des condamnations morales et sociales de lexpression du plaisir : de même quon fait le silence sur des actes communément pratiqués, de même on nie la propension des femmes au plaisir par des interdictions dautant plus absurdes quelles ne font quattiser les « appétits » quon veut tant brider. Toutes les tentatives de contraindre physiquement le plaisir féminin nourrissent leur imagination des plus fertiles :

Or se devait aviser aussi mon législateur quà laventure est-ce un plus chaste et fructueux usage, de leur faire de bonne heure connaître le vif, que de le leur laisser deviner, selon la liberté, et chaleur de leur fantaisie : Au lieu des parties vraies, elles en substituent, par désir et par espérance, dautres extravagantes au triple22.

Montaigne oppose la vérité de la nature (« le vif », « parties vraies ») aux excès dévastateurs de la pensée imaginative : alors quune pratique des plaisirs conforme à la nature garantirait la tempérance et la modération, la condamnation des plaisirs ne fait que renforcer leur nature excessive en déplaçant dans le domaine imaginatif – par nature illimité – la satisfaction de désirs naturels. Montaigne en conclut que « Cest donc folie dessayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel23 », « folie » au sens où lardeur naturelle des désirs contraints 205avive une imagination déjà très féconde. Vénus, figure féminine tutélaire, représente la force de ces désirs hors-cadre, en ce quelle nourrit les élans imaginatifs de la sexualité et de la création, quil sagisse de génération ou de poésie.

Rien détonnant dès lors à ce quelle soit au cœur des représentations poétiques célébrées par Montaigne dans cet essai, et particulièrement dans les vers de Lucrèce qui dévoilent ses amours interdites :

Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan, Lucrece lavait dit plus sortablement dune jouissance dérobée, delle et de Mars :

belli fera munera Mavors

Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se

Rejicit, æterno devinctus vulnere amoris :

Pascit amore avidos inhians in te Dea visus,

Eque tuo pendet resupini spiritus ore :

Hunc tu diva tuo recubantem corpore sancto

Circumfusa super, suaveis ex ore loquelas

Funde24.

Cette citation suscite un éloge vibrant de la langue des Romains :

À ces bonnes gens, il ne fallait pas daiguë et subtile rencontre : Leur langage est tout plein, et gros dune vigueur naturelle et constante. Ils sont tout épigramme : non la queue seulement, mais la tête, lestomac et les pieds. Il ny a rien defforcé, rien de traînant : tout y marche dune pareille teneur. Contextus totus virilis est : non sunt circa flosculos occupati. Ce nest pas une éloquence molle, et seulement sans offense : Elle est nerveuse et solide, qui ne plaît pas tant, comme elle remplit et ravit : Et ravit, le plus, les plus forts esprits. Quand je vois ces braves formes de sexpliquer, si vives, si profondes, je ne dis pas que cest bien dire, je dis que cest bien penser. Cest la gaillardise de limagination, qui élève et enfle les paroles25.

Dans cet hommage appuyé à la description des amours de Vénus et de Mars, son amant, Montaigne loue la force dévocation dune langue 206poétique dont lexpression figure lobjet quelle représente. Ces vers nourrissent lécriture de Montaigne, au sens propre puisquil dit plus haut quil « rumine » les termes les mieux choisis par le poète ; son commentaire met à jour, dune manière plus patente que dans la citation même, le désir éveillé par ce tableau saisissant. Non seulement le « langage » est pourvu des attributs du sexe masculin, « tout plein, et gros dune vigueur naturelle et constante », mais même « léloquence » nest pas « molle » mais « nerveuse et solide, qui ne plaît pas tant, comme elle remplit et ravit : Et ravit, le plus, les plus forts esprits. Il semble en effet que lexpression du plaisir ne puisse être dite de manière aussi vive que dans cette langue caractérisée par la vis, comme le souligne Terence Cave :

Sexualité et langage se fondent au point quil est difficile (et vain) de dire si le langage représente la sexualité, ou la sexualité le langage. Ce nest pas parce que Lucrèce peint lamour charnel que Montaigne le cite, mais parce que ses vers témoignent dune grande maîtrise décriture : la scène quils décrivent illustre leur propre énergie26.

La fusion du langage et de la sexualité, esquissée chez Virgile, est complète dans les vers de Lucrèce, tant ils représentent le plaisir voluptueux dans son aspect à la fois le plus vif et le plus clandestin. La « jouissance dérobée » exprime parfaitement lindécence et la fugacité dune volupté des plus intenses, dont limagination désirante nourrit la puissance infinie et la durée éphémère. Mais le poème nest pas à lui seul le support du lien inextricable entre le langage poétique et le plaisir sexuel ; plus que la scène damour décrite, cest la force créatrice de la description poétique telle quelle est commentée par Montaigne qui lui donne sa vitalité et met le désir en mouvement.

En effet, la « vigueur » du Latin brille dautant plus quelle sinscrit dans le dialogue mis en place au sein de lessai. Malgré sa grande familiarité avec la langue latine, Montaigne décide décrire en français en intégrant à son propos de très nombreuses citations, et contrairement aux pratiques courantes de son époque, notamment à celles des écrits de juristes et à la méthode décriture observée par son ami Étienne de La Boétie, il choisit dune part de ne pas préciser les références des 207citations quil intègre à son propos et dautre part de ne pas traduire ces citations. Lessai se construit donc dans cet écart entre les deux langues :

Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. Or jai une condition singeresse et imitatrice : quand je me mêlais de faire des vers, et nen fis jamais que des Latins, ils accusaient évidemment le poète que je venais dernièrement de lire : Et de mes premiers essais, aucuns puent un peu à létranger. À Paris je parle un langage aucunement autre quà Montaigne. Qui que je regarde avec attention, mimprime facilement quelque chose du sien27

Par opposition à des tentatives poétiques de jeunesse, la langue adoptée par Montaigne dans les Essais manifeste la recherche de lindividualité et de la sincérité du propos en affichant la latinité, qui caractérise les influences de lauteur, comme une marque de l« étranger » dans son propre discours. Cette revendication de lidentification de lauteur à son livre passe paradoxalement par une alternance constamment visible entre deux langues, toutes deux familières et étrangères pour Montaigne. Lécriture de lessai suppose un regard détranger, que lauteur pose sur sa propre pensée et sur les influences qui la sous-tendent ; il sapplique ici à lexpérience du plaisir, dont la complexité ne semble pouvoir être exprimée que dans cet écart entre la force suggestive et évocatrice du latin comme langue de plaisir sublimée ici dans sa forme poétique, et les réflexions développées en français par Montaigne. En cela, lessai « Sur des vers de Virgile » propose un discours destrangement28, thématisé par Carlo Ginzburg comme « un procédé ou un art qui permet de soustraire la perception à lautomatisme instauré par lhabitude29 ». Comme dans la mise en question de la barbarie à lœuvre dans le chapitre « Des Cannibales », qua particulièrement étudié Carlo Ginzburg, il sagit de sortir des habitudes de pensée et dadopter un autre point de vue sur le plaisir sexuel, voire le point de vue dun autre, dune autre, 208pour examiner le plaisir sans le poids des coutumes, des traditions et des jugements moraux normés. Un tel discours passe par la mise à distance, et la réflexion non seulement sur les injonctions moralisatrices, nous lavons vu, mais également sur soi, comme être de désir et de plaisir.

La forme littéraire inventée par Montaigne, se prête particulièrement à ce procédé destrangement en ce quelle met elle-même en scène un examen procédant par écart entre deux voix, latine et française, celle de Montaigne et celles des poètes cités. Ainsi, le caractère étranger de la langue ne stimule pas à lui seul limagination désirante. Montaigne montre dailleurs que des représentations directes de la volupté néveillent pas le désir en ce quelles ne sollicitent pas le lecteur :

Mais il y a certaines autres choses quon cache, pour les montrer. Oyez cettui-là plus ouvert,

Et nudam pressi corpus adusque meum :

Il me semble quil me chaponne. Que Martial retrousse Vénus à sa poste, il narrive pas à la faire paraître si entière. Celui qui dit tout, il nous saoule et nous dégoûte. Celui qui craint à sexprimer, nous achemine à en penser plus quil nen y a30.

La lumière franche nest pas propice au mouvement paradoxal de lappétit amoureux, dans lequel lobjet devient dautant plus désirable quil apparaît voilé. Une telle exhibition altère même le désir : dune part son objet perd de son intégrité – Martial ne parvient paradoxalement pas à « faire paraître » Vénus « si entière » en la montrant nue – ; dautre part Montaigne, privé de son imagination désirante, compare cette exhibition à une émasculation – Ovide le « chaponne ». Les vers érotiques qui dévoilent Vénus tout entière, au lieu de stimuler le lecteur, ne laissent place à aucune envie car lélan paradoxal du désir exige que son objet soit voilé, presque fuyant, pour pouvoir être saisi comme objet désirable. Contrairement aux termes quemploie Ovide, il ne sagit pas de presser Vénus contre son corps, mais de maintenir avec elle un écart propice au désir afin de la regarder « entière », non pas entièrement nue mais entièrement désirable. Cest en tant que lecteur et essayiste que Montaigne regrette labsence de distance dans une poésie érotique trop crue, qui ne laisse de place ni au désir ni au dialogue. Aussi le caractère 209étranger de la poésie ne suffit-il pas à provoquer la tension érotique, encore faut-il maintenir une distance avec lobjet désiré et rendu encore plus désirable par cet écart, comme dans la poésie de Virgile et de Lucrèce célébrée par Montaigne :

Les vers de ces deux poètes, traitant ainsi réservement et discrètement de la lascivité, comme ils font, me semblent la découvrir et éclairer de plus près. Les dames couvrent leur sein dun réseau, les prêtres plusieurs choses sacrées, les peintres ombragent leur ouvrage, pour lui donner plus de lustre : Et dit-on que le coup du Soleil et du vent, est plus pesant, par réflexion quà droit fil31.

Le désir, éveillé par la représentation du plaisir, se dit ici comme un spectacle paradoxal, car dautant plus lumineux que son « lustre » se dérobe, dans une intermittence étudiée par Roland Barthes dans un fameux extrait du Plaisir du texte :

Lendroit le plus érotique dun corps nest-il pas là où le vêtement baille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il ny a pas de « zones érogènes » (expression au reste assez casse-pieds) ; cest lintermittence, comme la bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; cest ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène dune apparition-disparition32.

Le spectacle désirable apparaît, non pas sous une lumière aveuglante, mais dans le « scintillement » de « la peau » qui sexpose malgré le tissu censé la voiler, ou grâce à lui ; le « réseau » en est bien lillustration, résille portée par les femmes pour sublimer leur poitrine en la dissimulant. Limage du soleil employée par Montaigne introduit la diversion : de même que la morsure du soleil est plus brûlante quand elle est indirecte, de même la représentation du plaisir suscite dautant plus le désir quelle apparaît par intermittence. Dune part, les extraits de Virgile et de Lucrèce, certes moins crus que ceux de Juvénal ou de Martial, sont plus érotiques et plus subversifs parce quils suscitent un désir bien plus puissant car davantage nourri par limagination ; dautre part, lessai lui-même sécrit dans un dialogue entre les apparitions intermittentes des fictions poétiques consacrées à Vénus et leur disparition derrière le commentaire par Montaigne.

210

Lessai « Sur des vers de Virgile » gravite autour de moments visuels, les tableaux poétiques, qui illustrent la portée subversive du plaisir, dont le langage commun ne peut rendre compte. Non que la volupté soit tellement indécente quil faille la taire – Montaigne lui redonne une légitimité morale en rappelant, à travers la figure de Vénus, sa naturalité – mais seule la citation poétique, dans une langue dont le caractère étranger nest résorbé par aucune traduction, permet de dire combien lécart avec lobjet désirable est à lœuvre dans la volupté. Lérotique est dans ce rapport de désir, dans la présence intermittente et toujours distante dun objet qui nest saisissable par limagination que sil reste étranger ; le titre du chapitre, telle une résille, dit Vénus par un écho sonore, sans la nommer. Ainsi, pour reprendre les mots de Montaigne dans « De la vanité » : si « laction génitale » et la poésie latine sont des « fantaisies » qui « se regardent, mais dune vue oblique33 », on peut penser que, comme « le coup du Soleil et du vent », ce lien « est plus pesant, par réflexion quà droit fil ».

Fanny Rouet

Centre dÉtudes des Littératures

Aix-Marseille (EA 4235)

1 Montaigne, Essais, III, 5, p. 96. Toutes les citations sont extraites de lédition au programme de lagrégation 2017 : Montaigne, Essais. Nouvelle édition de lExemplaire de Bordeaux en trois volumes. Édition dEmmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classiques », 2009-2010.

2 Ibid., III, 9, p. 305.

3 Ibid., III, 5, p. 86.

4 Ibid., p. 96.

5 Ibid. Citation dEuripide, reprise par Plutarque et traduite par Amyot, Quil faut quun philosophe converse avec les princes, 778b ; citation de Lucrèce, De rerum natura, I, 21-23, « Cest toi, déesse, toi qui seules gouvernes la nature, et sans toi, rien ne sélève aux rivages divins du jour, rien de joyeux ou daimable ne se fait sans toi. »

6 Voir sur ce sujet louvrage dOlivier Guerrier, « Quand les poètes feignent » : « fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2002.

7 Montaigne, Essais, III, 5, p. 97.

8 Ibid., p. 97-98. Citation de Juvénal, Satires, VI, 197 : « Le vers aussi a des doigts. »

9 Juvénal, Satires, VI, 184-190. Choix traduit du latin et présenté par Pierre Feuga, Paris, Orphée La Différence, 1992 : « Quaedam parva quidem, sed non toleranda maritis. / Nam quid rancidius, quam quod se non putat ulla / Formosam, nisi quae de Tusca Graecula facta est, / De Sulmonensi mera Cecropis ? Omnia graece, / Cum sit turpe magis nostris nescire latine ; / Hoc sermone pavent, hoc iram, gaudia, curas, / Hoc cuncta effundunt animi secreta. Quid ultra ? / Concumbunt graece ».

10 Ibid., 197 : « Quod enim non excitet inguen / Vox blanda et nequam. Digitos habet ».

11 Mark-Andre Wiesmann propose une lecture précise de lintertexte de Juvénal dans son article « Verses have fingers : Montaigne reads Juvenal », The Journal of Medieval and Renaissance studies, no 23, 1993.

12 Montaigne, Essais, III, 5, p. 106. Citation de Juvénal, Satires, VI, 129-130 : « La vulve tendue et encore brûlante de volupté, elle se retira épuisée par ses amants, mais non assouvie ».

13 Terence Cave, Cornucopia : figures de labondance au xvie siècle, Paris, Macula, 1997, p. 290.

14 Montaigne, Essais, III, 5, p. 98. Citation de Virgile, Énéide, VIII, 387-392 et 404-406 : « Elle avait achevé de parler, et comme il hésite, la déesse entoure Vulcain de ses bras de neige, et le réchauffe dune douce étreinte. Il reconnaît soudain son ardeur habituelle et la chaleur bien connue le pénètre jusquaux moelles et parcourt son corps amolli. Parfois, au grondement du tonnerre, un sillon de feu fend le ciel, parcourant les nuages de sa lumière : [] ayant dit ces mots, il donne à Vénus, les embrassements désirés et, abandonné sur le sein de son épouse, il trouve pour tout son corps un paisible sommeil ».

15 Ibid., p. 99.

16 Ibid., p. 105. Citation dOvide, Métamorphoses, III, 323 : « Il avait connu lun et lautre plaisir. »

17 Ibid., p. 107.

18 Ibid., p. 108.

19 Ibid.

20 Ibid., p. 109, citation de Virgile, Géorgiques, III, 276 : « Vénus elle-même leur a donné ces dispositions. »

21 Ibid., p. 110.

22 Ibid., p. 113.

23 Ibid., p. 123.

24 Ibid., p. 131. Citation de Lucrèce, De la nature, I, 32-34 et 36-40 : « Mars, le maître des armes, qui règne sur les activités cruelles de la guerre, souvent se réfugie en ton sein, sous lemprise de léternelle blessure damour : ses yeux tournés vers toi, Déesse, il repaît damour ses regards avides et, couché sur le dos, il suspend son souffle à tes lèvres. Tandis quil est étendu, Déesse, lenlaçant, le couvrant de ton corps sacré, tu dois répandre de ta bouche de doux gémissements. »

25 Ibid., III, 5, p. 131-132. Citation de Sénèque, Lettres à Lucilius, XXXIII, 1 : « Leur discours est mâle tout entier ; ils ne perdent pas leur temps à des fleurettes. »

26 Terence Cave, Cornucopia : figures de labondance au xvie siècle, Paris, Macula, 1997, p. 293.

27 Montaigne, Essais, III, 5, p. 135-136.

28 Lestrangement, désigne au xvie siècle létat « qui résulte de cette action daliénation de soi-même et de ce qui est familier ». Je reprends ici la définition du Trésor de la langue françoise de Jean Nicot (1606) citée par Sandro Landi dans Essais – Revue interdisciplinaires dHumanités. Hors-série no 1 : « Lestrangement : Retour sur un thème de Carlo Ginzburg », Bordeaux, 2013, École Doctorale Montaigne – Humanités, p. 10.

29 Carlo Ginzburg, « Lestrangement. Préhistoire dun procédé littéraire », À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, 2001, Gallimard, Bibliothèque des histoires, p. 17. Carlo Ginzburg reprend dans cette définition les observations de Viktor Chklovski dans Una teoria della prosa, trad. du russe par M. Olsoufieva, Bari, 1966, p. 12.

30 Montaigne, Essais, III, 5, p. 142. Citation dOvide, Amours, I, V, 24 : « Et je lai pressée nue contre mon corps. »

31 Ibid.

32 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 19.

33 Montaigne, Essais, III, 9, p. 304.