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Classiques Garnier

L’histoire dans le livre III des Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 1, n° 65
    . varia
  • Auteur : Lombart (Nicolas)
  • Résumé : La conception de l’histoire varie peu d’un livre à l’autre des Essais : appréciée comme miroir des discordances entre intentions et actions, l’histoire, morale plus que factuelle, est fragmentée en exemples autonomisés. Mais le livre III rend plus explicite une contradiction latente dans les deux premiers : il est plus urgent que jamais d’imiter l’historien dans sa capacité à « tenir registre » pour mieux affirmer la singularité de l’essai. Montaigne invente une historicité alternative.
  • Pages : 151 à 182
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069072
  • ISBN : 978-2-406-06907-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0151
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Lhistoire
dans le livre III des Essais

Si lhistoire « humaine », par opposition aux histoires « naturelle » et « divine », pour reprendre la tripartition proposée par Jean Bodin dans sa Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566), est assurément la lecture privilégiée de Montaigne (des Anciens aux Modernes), la conception globale quil se fait de lhistoire est également posée avec force dès les deux premiers livres des Essais (I, 21, 26, 27 ou II, 32 notamment ; et surtout II, 10). Préférant le genre des vies (avec une prédilection pour Plutarque, chez qui les détails intimes des acteurs de lhistoire prévalent sur les grandes lignes politiques) aux récits dévénements (qui reflètent davantage soit un goût douteux pour la gloire publique soit la volonté délaborer des structures explicatives nécessairement fragiles), Montaigne voit dabord lhistoire – ou plutôt « les histoires », ses multiples lectures garantes dune matière à réflexion inépuisable – comme un réservoir fructueux danecdotes autonomes illustrant lhumaine diversité indépendamment de tout souci de chronologie ou de construction dune narration totalisante1. De fait, loin de considérer lhistoire comme une discipline « méthodique » – pour faire écho à la Methodus de Bodin, référence à la fois convoquée et rejetée dans les Essais – Montaigne y voit dabord un matériau idéal pour exercer son jugement, comme le montre la distinction quil opère entre dune part les historiens « simples » et les « bien excellents » qui nous aident à évaluer intentions et actions (les premiers parce quils « [enregistrent] toutes choses [] sans choix 152et sans triage [et] nous laissent le jugement entier, pour la connaissance de la vérité », les seconds parce quils « ont la suffisance de choisir ce qui est digne dêtre su [] [et] ont raison de prendre lautorité de régler notre créance à la leur »), et dautre part « ceux dentre-deux », les plus nombreux, qui « nous gâtent tout [] [en se donnant] loi [] dincliner lHistoire à leur fantaisie » (II, 10, p. 132-1332).

Si cette vision de lhistoire et des historiens nest pas sujette au « repentir » dans le dernier livre des Essais, trois éléments suggèrent cependant, sinon une réorientation, du moins un approfondissement de la réflexion de Montaigne : le long commentaire critique du style de Tacite – un cas unique dans les Essais – à la fin de « lart de conférer » (III, 8, p. 229-234) qui permet un affinement du classement en trois types dhistoriens opéré en II, 10 ; la réflexion sur une possible « fin du monde » dans « Des Coches » (III, 6) qui actualise une vision de lhistoire – à la fois poétique, scandaleuse et laïcisée – tout juste esquissée en I, 31 ; enfin, à la différence des deux premiers livres (si lon excepte II, 12), la relative dilution des anecdotes historiques dans des chapitres plus longs où dominent davantage à la fois « mon histoire » (III, 2, p. 34) et « mon temps » (III, 8, p. 221). De fait, si dans le dernier livre Montaigne réaffirme avec force son goût de lhistoire (autour de Plutarque et Tacite) en tant quelle « tient registre » des actions et idéalement des « fantaisies » de lhomme, il en montre aussi peut-être plus fermement les limites dans le contexte dune histoire récente marquée par la « confusion », de la Conquista aux guerres civiles françaises ; aussi est-ce loccasion de mieux définir la spécificité de lessai comme réécriture de lhistoire, comme écriture contre lhistoire et surtout comme promotion de cette autre histoire quest « lhistoire de ma vie » (III, 9, p. 284 [EB]) : de quel nouveau type de discours historique la « vie populaire et privée » (III, 2, p. 35) de Montaigne peut-elle être lobjet, et pour quelle exemplarité ?

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Le goût de lhistoire :
une lecture confirmée

Lhistoire plaisante : Tacite et Plutarque

Si dans le livre III le goût de Montaigne pour lhistoire reste intact, peut-être en met-il davantage en scène la lecture concrète, source dinformations mais dabord dun plaisir quil cherche de plus en plus à souligner. Aussi le témoignage sur la lecture « dune traite » de lœuvre de Tacite, suivie dun commentaire de lœuvre elle-même (III, 8, p. 229-233), est-il particulièrement significatif dans un livre où est au contraire rappelée lhabitude dune lecture « sans ordre et sans dessein, à pièces décousues » (III, 3, p. 69) :

Je viens de courre dun fil, lhistoire de Tacitus (ce qui ne madvient guère : il y a vingt ans que je ne mis en livre, une heure de suite) et lai fait, à la suasion dun gentilhomme que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance, et bonté qui se voit en plusieurs frères quils sont (III, 8, p. 229-230).

Si cette lecture suivie est dabord le fruit dun conseil (de Louis de Foix ?), elle semble aussi traduire un enthousiasme certain à légard dun historien dont lessayiste peut apprécier à la fois la matière (« cest une pépinière de discours éthiques, et politiques » ; id., p. 230) et la manière (« Sa façon [est] pointue, et subtile []. Il me semble plus charnu » ; id., p. 230 et 2313). Bien plus, il est significatif que ce soit la lecture dun « bon historien » qui actualise ici une « conférence » réussie, cette rencontre familière quoique distante entre un gentilhomme « de valeur », un auteur « droiturier, et courageux » (id., p. 232-233) et Montaigne lui-même, suffisant lecteur. Le long commentaire sur le style de Tacite cache en réalité deux enjeux, plus saillants dans le dernier livre : celui de lhistoire comme clé de lecture possible de la violence présente (« Son service est plus propre à un état trouble et malade, comme est le nôtre à présent, vous diriez souvent quil nous peint et quil nous pince » ; id., p. 231) et celui de son usage 154comme exercice partagé du jugement (« Jai principalement considéré son jugement, et nen suis pas bien éclairci partout » ; ibid.).

Il reste que, si Tacite est ici lobjet dune lecture étendue – de même que Montaigne souhaite étendre la lecture des chapitres du dernier livre, contre « la coupure si fréquente » des premiers (III, 9, p. 306) – cest bien le mélange et la fragmentation qui caractérisent linsertion des informations historiques. Sur ce point, le livre III ne diffère guère des deux autres, même si leffet de dilution semble plus important au cœur de chapitres nettement « allongés » et marqués par un regard plus actif porté à la fois sur le moi et sur le temps présent. Dans la logique dominante de « lallure poétique, à sauts et à gambades » (III, 9, p. 305), la sélection et la répartition des informations (citations, détails ou anecdotes) trahit une attitude à la fois plus ludique et plus libre à légard de la matière historique. La comparaison des chapitres 1 et 5 est en ce sens significative. Dans « De lutile et de lhonnête », la réflexion générale sur les rapports délicats entre responsabilités éthiques et impératifs politiques, encore proche de celle du livre I, est continument structurée par des exemples variés, non classés, illustrant la diversité et la relativité des comportements où saffrontent conscience morale et Realpolitik4. Et de manière classique, le chapitre souvre et se ferme sur deux exemples historiques, empruntés à Tacite, qui à la fois posent le problème de lutile et de lhonnête (cf. Tibère ; III, 1, p. 13) et le laissent en suspens (cf. les deux soldats fratricides aux réactions opposés ; id., p. 33). Dans « Sur des vers de Virgile », la longue réflexion sur lamour et le pouvoir de la poésie sappuie aussi sur des exemples historiques (Plutarque, Diogène Laërce, Hérodote, Élien, Don Cassius, Fulstin, Tacite, Appien, Arrien, Lopez de Gomara, etc.), mais ceux-ci sont plus librement articulés à la rêverie de lessayiste. Dans un chapitre où même lhistoire est fortement érotisée, la sélection des exemples trahit souvent une attirance pour cette « petite » histoire où se mêlent secrets dalcôve et fureur amoureuse – comme en témoigne le long développement autour de lassassinat de Messaline par Claude, daprès Tacite (III, 5, p. 129-130).

Dans le livre III, la lecture de lhistoire est donc le plus souvent présentée comme plaisante autant que profitable : cest précisément 155parce que « les bons historiens fuient comme une eau dormante [] des narrations calmes, pour regagner les séditions, les guerres, où ils savent que nous les appelons » (III, 12, p. 376-377) que les femmes « [pourront aussi tirer] diverses commodités de lhistoire » (III, 3, p. 61), sans risquer dêtre rebutées par un discours fastidieux. Utilisant volontairement un terme équivoque, Montaigne rappelle aussi avec force son « accointance » avec la Rome antique, « cette vieille Romme, libre, juste et florissante » (III, 9, p. 308) bien différente de la Rome violente du court chapitre ii, 24, moins révélateur de la délectation suscitée par la lecture des historiens romains5 ; et lessayiste aime souvent souligner le saisissement que produit en lui la lecture historique, capable de défaire nos certitudes6. Dune manière générale, les ajouts (1588-1592) relatifs à lhistoire révèlent un goût accru pour lexotisme (chez les historiens modernes notamment), lornement, les contes plaisants ou licencieux, dans une perspective assumée de désordre7, toutes tendances déjà présentes dans le livre III. Mais cet enthousiasme pour lhistoire, cest assurément Plutarque, auteur phare des Essais, qui le porte encore8. Les éloges du dernier livre ne font que consacrer les qualités déjà célébrées dans les deux premiers : « Mais je me puis plus malaisément défaire de Plutarque. Il est si universel et si plein, quà toutes occasions, et quelque sujet extravagant que vous ayez pris, il sintègre à votre besogne » (III, 5, p. 134 ; cf. aussi III, 6, p. 167-168). Cest entre ce Plutarque « plein » et un Tacite « charnu » que se déploie dans le livre III toute la puissance de « registre » attribuée à lhistoire.

Lhistoire nécessaire : « tenir registre »

Le développement sur Tacite est loccasion pour Montaigne de rappeler la fonction essentielle de « tous bons historiens » : « ils tiennent registre des événements dimportance : parmi les accidents publics, sont aussi les 156bruits et opinions populaires » (III, 8, p. 233). Lusage de lexpression tenir registre est dautant plus significative quelle fait écho à un passage de lavis « Aux lecteurs » des Vies de Plutarque dans la version dAmyot où le traducteur associe le geste de lhistorien à celui du greffier : « La fin principale de celui qui écrit lhistoire doit être de servir le public, et [] il est comme un greffier tenant registre des arrêts de la cour et justice divine9 ». La résonance juridique du terme est probable dans la mesure où Montaigne, au moment de rédiger le troisième livre, vient de laisser derrière lui deux mandats comme maire de Bordeaux (1581-1585). Le dernier livre est hanté par la capacité de lhistorien-greffier à garder (ou non) la trace du moindre événement, menacé dêtre irrémédiablement oublié ; et cest significativement au sujet de son mandat de maire que Montaigne – faisant parler ses détracteurs – pose implicitement la question de sa propre place (ou trace) dans lhistoire : « Ils disent aussi, cette mienne vacation sêtre passée sans marque et sans trace » (III, 10, p. 341). Pour lui cette simple fonction denregistrement de lécriture historique est capitale dans la mesure où elle constitue une première étape décisive de sauvegarde – mais non dexplication – du réel. Le « registre » du bon historien, comme lest Tacite, doit constituer un maillage idéalement serré, une saisie brute tenant compte des mouvements publics et privés (y compris les « bruits populaires »), des actions et des intentions, sans préjugés : « Je ne sache point dauteur qui mêle à un registre public, tant de considération des mœurs, et inclinations particulières » (III, 8, p. 230). Si cette conception nest pas totalement absente des deux premiers livres, létude des occurrences du mot registre révèle une obsession de lenregistrement plus tardive10. Garder une trace est une activité plus urgente que jamais.

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« Tenir registre » suppose un geste décriture (ou dinscription), image de limplication concrète de lhistorien comme acteur-témoin de lhistoire : Montaigne « préfère les hommes de métier, hommes de guerre racontant les guerres, magistrats comme Tacite jugeant de la tyrannie11 ». Plus que les poètes et les philosophes, les historiens opèrent une sélection dans la masse infinie du réel, que lécriture permet de saisir et de figer – offrant ensuite à lessayiste des fragments à redistribuer librement dans son propre texte. Or, dans les chapitres « allongés » du livre III, ces fragments fonctionnent davantage comme des marques ou des repères arrêtant, éclairant et articulant entre elles les réflexions actualisées du moi fondées sur lautopsie (« jai vu de mon temps ») et menaçant parfois – comme dans les deux derniers chapitres – denvahir le texte12. Alors que dans les deux premiers livres, à la fois plus historicisés et davantage tournés vers lextérieur, cest le moi qui réoriente toujours la matière historique écrite vers le projet personnel en train de sécrire13, le rapport semble sinverser dans le dernier livre, linsertion historique – notamment dans les ajouts – permettant au discours réflexif en acte, tâtonnant, « expérimental », de rebondir ponctuellement sur ces empreintes ou jalons déjà écrits de lhistoire14. Dans le travail d« enregistrement » du dernier livre, léquilibre entre « jai vu » et « ils ont écrit » est de fait plus explicitement revendiqué :

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Mais moi, qui ne mécrois non plus la bouche que la main des hommes [] : et qui estime ce siècle, comme un autre passé : jallègue aussi volontiers un mien ami, que Aulugele, et que Macrobe : et ce que jai vu, que ce quils ont écrit (III, 13, p. 427).

Dans leur coprésence au sein du texte des Essais, lautopsie et lhistoire ne cessent désormais déchanger leurs qualités, lautopsie tirant profit de la légitimité de lhistoire comme trace écrite tout en rappelant au lecteur lorigine contextuelle, singulière et empirique de cette trace.

Mais lefficacité du « registre » dépend de la capacité de lhistorien-greffier – Montaigne la rappelé à propos de Tacite, et le commentaire vaut bien sûr pour Plutarque – à garder trace autant des actions publiques que des « mœurs et inclinations15 », lesquelles supposent un minimum dinterprétation au-delà du simple enregistrement. Or, si le livre III continue de valoriser lhistoire morale contre lhistoire factuelle, il semble aussi insister davantage sur linutilité dune analyse des seuls « événements » (accentuant ainsi la critique amorcée notamment dans le chapitre i, 27). Si, comme le constate Thucydide, les gouvernants « grossiers » ont plus de réussite que les « subtils », il nempêche que, souvent à tort, « nous attribuons les effets de leur bonne fortune à leur prudence []. Par quoi je dis bien, en toutes façons, que les événements, sont maigres témoins de notre prix et capacité » (III, 8, p. 221). Aussi lhistorien doit-il sefforcer de scruter directement les mouvements internes, quitte à formuler des hypothèses, sur la base dun travail dempathie. Cet effort, Montaigne le produit lui-même, tout en constatant que labondance de lhistoire factuelle, pourtant dûment exploitée par lui dans les deux premiers livres, finit par ne plus être parlante :

À laventure ai-je touché ailleurs [i. e. en II, 23] quelque espèce de diversions publiques. Et lusage des militaires de quoi se servit Pericles en la guerre Peloponessiaque, et mille autres ailleurs, pour révoquer de leur pays les forces contraires, est trop fréquent aux histoires (III, 4, p. 73-74 [EB] ; je souligne).

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La distinction entre les livres II et III est significative. Lajout permet ici de mettre en valeur le long exemple, tiré de Commynes, contant l« ingénieux détour, de quoi le sieur de Himbercourt sauva et soi et dautres en la ville de Liège » (id.). À lhistoire factuelle des diversions militaires, finalement peu parlante, soppose lhistoire psychologique dune diversion privée ingénieuse. Bien plus, les exemples sont nombreux où Montaigne tente de circonscrire une histoire du courage amoureux, du rêve, ou des pulsions16, autrement dit de capter ces inclinations profondes – non rationnelles ou involontaires – trop rarement explorées, y compris par les « excellents » historiens.

Lhistoire formatrice : « lexpérience des histoires »

Sil y a bien une « expérience des histoires » (III, 2, p. 40), cest que, même si Montaigne ne croit pas en un récit historique totalisant et explicatif, des leçons ponctuelles peuvent être tirées de la confrontation des exemples et de leur interprétation infinie en termes daction ou de comportement17. Car si lœuvre de Tacite constitue « une pépinière de discours éthiques, et politiques », cest bien quelle pourra servir « pour la provision et ornement de ceux, qui tiennent rang au maniement du monde » (III, 8, p. 230). Laccumulation des fragments historiques na donc pas pour seul but de méditer sur linfinie diversité de la vie humaine. Dans la mesure où le livre III est demblée placé sous le signe de lextrême complexité de laction politique, entre conscience et raison dÉtat (III, 1 : « De lutile et de lhonnête »), puis rappelle en son centre la douloureuse question de lexercice du pouvoir (III, 7 : « De lincommodité de la grandeur ») avant daborder celle de la distance à tenir dans lengagement public (III, 10 : 160« De ménager sa volonté »), il serait hasardeux den évacuer trop vite toute possibilité dune leçon de lhistoire pour laction présente, face aux « démembrements de la France, et divisions où nous sommes tombés » (III, 9, p. 303). La lecture « dun fil » de lhistoire de Tacite est opportune, on la vu, dans la mesure où lœuvre de lhistorien romain fait étrangement écho à la situation « trouble et malade » de la France. Si Montaigne ne peut nier le caractère fortuit de cette lecture – engagée sur le conseil dun gentilhomme – il ne peut non plus en rejeter lutilité immédiate. Cest en tant quelle est une rencontre accidentelle (pour évaluer une situation proche) et non une étude méthodique (pour prédire lavenir) que la lecture historique est susceptible de stimuler l« exercitation », plus que dalimenter simplement l« instruction18 ». Lantinomie a tôt été relevée entre ces deux visions de lhistoire, « école de relativisme politique, mais aussi magasin dexpérience pratique19 » : sans doute sagit-il moins dune contradiction que dun accommodement pragmatique lié à lurgence dune actualité brûlante. Significativement, cest à lorée du chapitre « De la vanité » que Montaigne souligne la pertinence dune analogie entre la France plongée dans le chaos et la Rome antique en ruine : « Lécrivaillerie semble être quelque symptôme dun siècle débordé : Quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en trouble : quand les Romains tant, que lors de leur ruine » (III, 9, p. 236). Lanalogie historique nest jamais aussi frappante que lorsquelle « confère » des vanités – ici labondance décrivains « ineptes » comme signe dun siècle « corrompu ».

Lexemple de leçon historique ici proposé est dautant plus intéressant que Montaigne ne sappuie pas sur une logique causale mais bien sur une logique symptomale – au sens médical – que la comparaison de la France en guerre avec un corps malade (III, 12, p. 369-371) rend parfaitement légitime. En ce sens, l« expérience des histoires », illustrée par lexemple de la ruine romaine, fait écho aux « expériences » médicales (ou plutôt paramédicales) largement développées par Montaigne dans le dernier chapitre20. Mais lexpérience des symptômes – dans lhistoire 161passée et lactualité, ou dans la vie intime de lessayiste – nest pas réductible à une induction de type aristotélicien « qui procèd[erait] par comparaison et assimilation pour regrouper les données de lexpérience et énoncer sur leurs collections les assertions générales du savoir » ; elle repose plutôt sur un examen attentif des goûts et des dégoûts, des appétences et des répulsions, menant progressivement à une régulation de lexistence, non « par soumission à des normes communes, présumées aptes à résoudre toute espèce de cas », mais « par “jugement” réflexif du sujet attentif à ses propres comportements, et capable den régler le jeu21 ». Le précédent romain néclaire pas tant la situation actuelle de la France sous la forme systématique dune prédiction ou dune déduction quil nautorise lessayiste à tenter de diagnostiquer un corps malade – la France – selon des procédures valables pour lui-même : « En ces maladies populaires [= les guerres civiles], on peut distinguer sur le commencement, les sains des malades : mais quand elles viennent à durer, comme la nôtre, tout le corps sen sent, et la tête et les talons » (III, 12, p. 37022).

L« expérience des histoires » permet enfin de mettre en lumière de « grands hommes » dont laction politique ou lattitude éthique est particulièrement remarquable23. Montaigne noublie pas que la fonction première de lhistoire – notamment antique – est dassurer le renom de personnages dignes de mémoire, mais il opère un choix personnel dans cette matière à disposition, selon des modalités qui reflètent un rapport très singulier à la notion de grandeur24. Bien plus, léloge est rarement unilatéral : lessayiste mêle souvent à un élan dadmiration pour ces « hommes excellents » une réflexion critique sur le sens moral 162de leur conduite, relativisant la notion même dexemplarité25. De ce point de vue, le livre III prolonge sans changement notable les deux premiers, Montaigne tenant à souligner une certaine continuité dans le choix des figures remarquables. Cest ainsi Épaminondas qui, significativement, assure la liaison à lorée du dernier livre, lui chez qui l« honnête » parvient toujours à contrôler l« utile » : « Jai autrefois logé Épaminondas au premier rang des hommes excellents, Et je ne men dédis pas » (III, 1, p. 31 ; cf. aussi id., p. 33). Et cest lui encore qui, dans les dernières pages du chapitre 13, accompagné de Scipion et Socrate, est présenté comme lexemple même d« une âme forte et généreuse » capable de « relâchement et facilité » (III, 13, p. 471). Si linterrogation sur la « grandeur », inaugurée dès le premier chapitre (III, 1, p. 33), traverse lensemble du dernier livre, elle est précisément portée par le questionnement initial des rapports entre l« utile » et l« honnête », entre éthique et politique, fortement ancré dans lactualité : lexigence de conscience morale dans lengagement public, plus forte en contexte de violence généralisée, modifie-t-elle le regard sur lexemplarité ? quelle grandeur est aujourdhui possible ou visible, quand règne la « confusion » ? Si les grandes figures historiques des livres I et II réapparaissent dans le dernier (Alexandre, Alcibiade, César, Caton, Épaminondas, Épicure, Homère, Scipion, Socrate, Virgile, Xénophon, etc.), il semble bien que la réflexion se déplace discrètement de la question de la vaillance – ce sont les hommes daction qui dominent le livre I – à celle de la sagesse26.

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Les limites de lhistoire :
une mémoire lacunaire

Lhistoire impuissante :
« nous ne voyons ni guère loin, ni guère arrière »

Si le long commentaire de lœuvre de Tacite confirme lintérêt aigu de Montaigne pour lécriture de lhistoire, il prolonge cependant une série de remarques quelque peu ambivalentes sur le constat dune abondance actuelle dhistoriens : « Il ne fut jamais tant dhistoriens. Bon est-il toujours, et utile de les ouïr, car ils nous fournissent tout plein de belles instructions et louables du magasin de leur mémoire » (III, 8, p. 216). Dans un temps où dominent l« écrivaillerie » et la « montre », cette profusion de « récitateurs » et « recueilleurs » (id.) peut paraître suspecte. La remarque fait écho aux passages, souvent des ajouts, où Montaigne, avec une inhabituelle nonchalance, suggère linutile abondance de lhistoire événementielle, devenue histoire en raccourci27. Le trop-plein nest-il pas paradoxalement symptôme dune mémoire défaillante ? Cest ce que semble confirmer un passage bien connu (également un ajout) du chapitre « Des Coches » :

Si jen avais la mémoire suffisamment informée, je ne plaindrais mon temps à dire ici linfinie variété que les histoires nous présentent de lusage des coches au service de la guerre, divers selon les nations, selon les siècles, de grand effet, ce me semble, et nécessité. Si que cest merveille que nous en ayons perdu connaissance (III, 6, p. 171 [EB]).

Dans le livre III, le lien entre abondance du « registre » historique et perte paradoxale du « magasin de la mémoire » des historiens est nettement affirmé. Sur le point de relire et réécrire lhistoire de la Conquête, Montaigne ne peut plus se satisfaire dune « infinie variété des histoires », paradoxalement lacunaire28.

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Associant (de loin) la possible « décrépitude du monde » (III, 6, p. 181) à sa propre vieillesse, Montaigne conclut à une infirmité générale de la mémoire, et dabord de la sienne : « ma mémoire sempire cruellement tous les jours » (III, 9, p. 25829). Montaigne est un vieux lecteur, et dans le cas de lhistoire, la lecture cumulative, malgré sa dimension plaisante, conduit moins à la maturité quà une forme de saturation30. Comme dans la lecture symptomale – et non causale, sappuyant sur une mémoire idéalement complète – dune histoire souvent perçue comme malade, cest lattention quotidienne à la maladie et son enregistrement au jour le jour sur le papier qui pallie chez lessayiste le défaut de mémoire31. À ces considérations sur la mémoire chancelante font écho, dans le seul livre III, des remarques sur ce quil est convenu dappeler une crise du décompte temporel – sur lequel repose pourtant toute lhistoriographie. Loin dêtre simplement anecdotiques, les deux références à la réforme du calendrier instituée par le pape Grégoire XIII (1582) dans les chapitres iii, 10 (p. 326) et iii, 11 (p. 347-348) reflètent un malaise profond de Montaigne – comme dans tous les cas de « nouvelleté » perturbatrice – au regard des conséquences sur lécriture de lhistoire, dans sa simple fonction denregistrement : « Nous voilà bien accommodés pour tenir registre des choses passées » (III, 11, p. 348). Comment espérer conserver la mémoire du monde, dès lors que le « compte du temps » (id.), qui dépend déjà des « usages » entre les « nations » (id.), nest 165plus assuré ? Cest aussi le temps qui est devenu « boiteux ». Pourtant, comme le note encore Montaigne, la perception subjective du temps, renforcé par laccoutumance, demeure : « Mes voisins trouvent lheure de leurs semences : de leur récolte : lopportunité de leurs négoces : les jours nuisibles et propices » (III, 11, p. 347). Entre cette temporalité personnelle, mais forcément multiple, et la temporalité cyclique de la « république universelle », inaccessible à la raison, où « la défaillance dune vie, est le passage à mille autres vies » (III, 12, p. 389), quelle place peut-il rester au temps de lhistoire ?

Louverture sur la réforme du calendrier du chapitre « Des boiteux » sinscrit significativement dans une réflexion plus globale sur la relation des causes et des effets, et sur lhabitude obsessionnelle quont les hommes à chercher les causes deffets non avérés. Cest aussi lartifice radical de la causalité dans le discours de lhistoire, cest-à-dire laffirmation arrogante de la possibilité de hiérarchiser et classer les événements dans une narration continue et orientée – une position défendue par Bodin, La Popelinière, Pasquier ou Hotman par exemple32 – qui est fermement dénoncée dans le chapitre « Des Coches ». Partant de lintuition que lhistoire humaine relève du sur place et que la connaissance humaine ne peut se saisir que dobjets proches33, Montaigne conclut à une prédominance de lignorance sur le savoir, de la perte irrémédiable sur le « registre », dans lentreprise historiographique :

Quand tout ce qui est venu par rapport du passé jusques à nous, serait vrai, et serait su par quelquun, ce serait moins que rien, au prix de ce qui est ignoré : et de cette même image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chétive et raccourcie est la connaissance des plus curieux : non seulement des événements particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et pesants, mais de létat des grandes polices et nations, il nous en échappe cent fois plus, quil nen vient à notre science []. Si nous voyons autant du monde, comme nous nen voyons pas, nous apercevrions comme il est à croire, une perpétuelle multiplication et vicissitude des formes (III, 6, p. 180-181).

Le passage concentre des thèmes essentiels du livre III : lémiettement de la mémoire, lexemplarité factice dun événement par seule intervention 166de la fortune (cf. aussi III, 8, p. 216), linfinie mutation des formes – et dune manière générale le statut médiatisé et esthétisé de lhistoire comme « image du monde », cest-à-dire théâtralisation du réel34. Dans la mesure où « les événements sont toujours dissemblables » (III, 13, p. 402) et que « tous nos jugements en gros sont lâches, et imparfaits » (III, 8, p. 234), tout discours général sur le passé est irrémédiablement voué à léchec.

Lhistoire impossible : « jai vu de mon temps… »

La crise du décompte temporel relayée par Montaigne à propos de la réforme du calendrier traduit aussi plus immédiatement limpossibilité à écrire une histoire présente – celle du « siècle si gâté » évoqué dès le chapitre 2, de la « contagion » duquel lessayiste se sent précisément « préservé » (III, 2, p. 38). Cette séparation revendiquée davec les circonstances présentes nempêche cependant pas que le livre III transmette les thèmes nationaux les plus marquants des années de la Ligue (la candidature dHenri de Navarre, lanarchie de la Ligue, le rôle de Paris dans la réalisation de lunité nationale, etc.) au point que ce dernier livre apparaisse comme « plus immédiatement encore et beaucoup plus fortement pénétré dactualité » et quil puisse être lu « tout entier à la fois comme une analyse de la mentalité contemporaine et comme une ardente méditation historique35 ». Et pourtant, lensemble du livre III doit également être appréhendé à la lumière du refus catégorique par Montaigne de se faire historien de son temps, inscrit dans un ajout final au chapitre i, 21 :

Aucuns me convient décrire les affaires de mon temps, estimant que je les vois dune vue moins blessée de passion quun autre, et de plus près, pour laccès que fortune ma donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas que pour la gloire de Salluste je nen prendrais pas la peine : ennemi juré dobligation, dassiduité, de constance. Quil nest rien si contraire à mon style quune narration étendue. Je me recoupe si souvent à faute dhaleine. Je nai ni composition, ni explication qui vaille (I, 21, p. 254 [EB]).

167

En dépit de ses qualités éthiques dimpartialité (il nest daucun parti) et de proximité (il les a tous fréquentés), Montaigne ne satisfait pas aux qualités professionnelles d« obligation », d« assiduité » et de « constance ». Mais cest surtout la possibilité de composer une « narration étendue » qui lui fait défaut : non cette longueur décousue quoique exigeante recherchée dans les derniers chapitres (cf. III, 9, p. 306), mais un développement composé et méthodique propre aux historiens de métier (comme Du Haillan, allégué pour la première fois, à deux reprises, dans le livre III), et dont Montaigne conteste la possibilité.

Lincapacité à écrire cette histoire des « affaires de [son] temps » tient à lopposition fondamentale entre la confusion du présent et la clarté morale de lhistoire : malgré sa dimension fragmentaire, cest bien lhistoire du passé que Montaigne peut seule habiter, alors que le présent est comme dévoré par lindividualisme et lambition36. Car si les fragments du passé transmis par « les histoires » restent en partie lisibles, le désordre radical du temps présent rend toute saisie compliquée dans la perspective dune mise en récit historique, en raison notamment dune puissance sans précédent de Fortune, déjà considérée, dans son train normal et pour lhistoire antique, comme un obstacle à une bonne compréhension des « événements » : « En cette confusion, où nous sommes depuis trente ans, tout homme français, soit en particulier soit en général, se voit à chaque heure, sur le point de lentier renversement de sa fortune » (III, 12, p. 376). Si le passé est encore lisible, le présent nest que visible (« se voit »). Lévolution des chapitres du dernier livre révèle ainsi une forme de captation de plus en plus forte du regard par lactualité, particulièrement développée dans les chapitres 9 et 12 : la multiplication des « jai vu de mon temps » (mêlés aux anecdotes de lhistoire passée) rend compte du « poids » des événements présents, affleurant de façon aléatoire à la surface dune mémoire toujours plus indisciplinée. De fait, la violence de la « monstrueuse guerre » affecte littéralement lécriture en pesant sur elle tout en brouillant les repères temporels37. Mais lécriture « à 168sauts et à gambades » (III, 9, p. 305) davantage expérimentée dans le livre III, qui relève plus de la poésie que de lhistoire, constitue moins une renonciation forcée à toute forme dorganisation méthodique du réel – de toute façon illusoire – quelle ne reflète stylistiquement une manière détournée de tirer parti de ce désordre par un examen vigilant, répété, toujours irrésolu mais par là même éminemment flexible, des « présents brouillis de cet état » (III, 10, p. 328). En passant avec souplesse de « mon temps » au « présent » puis à « ce temps-là » (celui de « Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius et Caton » ; III, 5, p. 118-119), Montaigne démontre sa capacité à « glisser » (pour reprendre limage de III, 10, p. 342) dune temporalité à lautre, révélant moins une aptitude à analyser quune disposition à sajuster38.

Une telle captation du regard rend également inconcevable toute élaboration dune histoire du temps présent en raison de la théâtralisation radicale de lactualité à laquelle elle conduit, qui neutralise la possibilité même dune narration historique39. Montaigne ne cache pas la fascination quexerce sur lui le spectacle dune ruine après tout plus instructif quun récit méthodique :

Comme je ne lis guère ès histoires ces confusions des autres états, que je naie regret de ne les avoir pu mieux considérer présent. Ainsi fait ma curiosité, que je magrée aucunement de voir de mes yeux ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme. Et puisque je ne la puis retarder, suis content dêtre destiné à y assister, et men instruire. Si cherchons-nous avidement de reconnaître en ombre même et en la fable des théâtres, la montre des jeux tragiques de lhumaine fortune (III, 12, p. 376 [EB]).

Loin du « théâtre sanglant » de la guerre civile française, la théâtralisation de lhistoire (passée et présente) comme mode spécifique et inédit de réflexion sur le sens de cette histoire est évidemment largement 169exploitée dans le chapitre « Des Coches40 ». À partir dune réflexion sur les « dépenses excessives » des princes (III, 6, p. 172-176), Montaigne propose de fascinants tableaux des « jeux et montres publiques » organisés par les empereurs romains (id., p. 176-180) qui aboutissent presque naturellement, sous forme dune succession de visions, aux tableaux du Nouveau Monde, qui suscitent alternativement émerveillement et horreur (id., p. 180-192). À partir des remarques initiales sur la nausée en voyage (id., p. 167-168), Montaigne invite ainsi son lecteur à ressentir euphorie ou malaise devant les soubresauts de lhistoire (magnificence ou carnage, de la Rome antique au Nouveau Monde américain), la lecture symptomale reposant ici sur de puissants effets visuels, destinés à produire et à associer (dune période à lautre) appétence et dégoût41. À lhistoire impossible de lactualité française se substitue donc le théâtre dune histoire fantasmée, et surtout projetée loin de cette actualité, dans le temps (la Rome antique) et lespace (lAmérique).

Lhistoire mystérieuse, lhistoire silencieuse :
Plutarque et Tacite

Les limites de lhistoire sont avant tout le fait de limpuissance des historiens, par définition incapables de « tenir registre » de tous les événements ou « conseils » (les décisions) qui en sont la cause. Présentés comme des modèles, Plutarque et surtout Tacite sont aussi remarquables en ce quils jouent (volontairement ou involontairement) de ces imprécisions ou silences du récit historique. Ils sont exemplaires en raison de ce quils taisent, dissimulent ou voilent. Constitutifs de lhistoire écrite, ces lacunes et oublis vont apparaître comme une chance pour lessayiste, soucieux de les combler. De fait, Montaigne sintéresse moins à la véracité du témoignage quà la prise de position du témoin, très souvent visible dans ce quil cèle42. Fréquemment mentionné et allégué dans le livre III, Plutarque est cependant revisité dans un ajout essentiel où est précisément justifié l« allure poétique, à sauts et à gambades » propre au livre III :

170

Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son thème, où le propos de son argument ne se trouve que par incident : tout étouffé en matière étrangère. Voyez ses allures au Démon de Socrates. Ô dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lorsque plus elle retire au nonchalant et fortuite. Cest lindiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi : il sen trouvera toujours en un coin quelque mot qui ne laisse pas dêtre bastant, quoiquil soit serré (III, 9, p. 305 [EB]).

Dans ce passage essentiel revendiquant la poétique bigarrée de lessai, Montaigne allègue à titre de caution ce qui apparaît bien comme un modèle43 : non plus une Histoire ni même une Vie, mais le Démon de Socrate, un cas extrême de composition disparate mêlant au récit de la dernière étape du complot menant au meurtre du tyran de Thèbes de longs débats sur les avertissements que certains hommes (tels Socrate) reçoivent de leur daimon. Or ce qui intéresse vraisemblablement Montaigne, cest ce que le traité suggère sans pouvoir lanalyser directement : « limpulsion par laquelle le héros thébain [= Épaminondas, acteur silencieux du complot], face à une situation politique où la raison reste indécise (linsurrection contre une tyrannie légale), assume soudain sa destinée44 ». Sinspirant de conceptions pythagoriciennes, Plutarque réserve ainsi à son récit historique une part de mystère ; et la composition bigarrée du récit (mêlant anecdotes, discussions, sentences et fictions philosophiques) permet dexplorer « à tâtons, sans méthodes ni systèmes répertoriés, les domaines frontaliers de la connaissance, et dapprocher leurs zones tenues pour inaccessibles à la stricte raison45 ».

Lintérêt pour les silences de Tacite est encore plus vif dans la mesure où lhistorien latin est lobjet dun commentaire détaillé à lissue duquel, comme dans le cas de Plutarque, Montaigne met en avant sa propre « manière » libre et spontanée : « Je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie [] : mais je les laisse courir à laventure » (III, 8, p. 234). Or, si les défauts de Tacite – ses ellipses et son refus de parler de lui – interpellent Montaigne, cest précisément parce quils mettent en lumière, par contraste, limportance du jugement (et non de la seule mémoire) dans lécriture de lhistoire, mais aussi limportance 171dune implication personnelle de lhistorien quand celui-ci sefforce danalyser la frontière entre sphère publique et sphère privé46. En ce sens, lœuvre de Tacite est emblématique des enjeux contemporains de lécriture/lecture de lhistoire, dont Montaigne se fait consciemment lécho. En « mêl[ant] à un registre public, tant de considération des mœurs, et inclinations particulières » (III, 8, p. 230), Tacite simpose en effet comme un historien moderne, soucieux de montrer linterdépendance des deux sphères – ce quillustre stylistiquement sa « façon pointue, et subtile » (id.). Comme Montaigne, lhistorien a lintuition que la vertu est à la fois plus expressive mais aussi plus difficile à évaluer dans la vie privée47. Malgré cela, Tacite nest pas un historien de la vie privée à part entière : car sil a su intelligemment « suivre les vies des empereurs de son temps », avec « une matière plus forte et attirante, à discourir et à narrer que sil eût eu à dire des batailles et agitations universelles » (id.), il sest aussi curieusement retenu à parler de leur mort, moment privé et décisif par excellence, susceptible doffrir de belles perspectives à un historien des mœurs audacieux : « si que souvent je le trouve stérile, courant par dessus ces belles morts comme sil craignait nous fâcher de leur multitude et longueur » (id.). Tacite est trop réticent à parler du privé, mais cest aussi cette réticence qui est, pour son lecteur, particulièrement suggestive.

Laudace de Tacite aurait précisément consisté à davantage risquer son jugement dans lanalyse de ces moments « privés », échappant à lhistoire événementielle, mais susceptibles déclairer certaines actions. Mais lenjeu va bien au-delà de cette simple compréhension du rapport entre la cause privée et leffet public : ainsi perçue comme un « exercice du jugement48 », lhistoire permet en effet de nouer une relation triangulaire entre le personnage historique jugé, lhistorien jugeant ce personnage (par un effort dempathie) et le lecteur lui-même, venant compléter par son propre jugement le travail historique. Cest une telle relation qui apparaît brièvement, par exemple, au moment où Montaigne évalue lappréciation de Tacite sur le jugement de la mère dAgricola sur son 172fils (Vie dAgricola, iv49). Alors que les mauvais historiens sinterposent – par leurs « fantaisies » ou lautorité dune « déduction » – entre la vie privée du personnage historique et la réflexion privée du lecteur, Tacite parvient, en dépit de ses silences, à les mettre en contact. Il nest pas exactement comme ces historiens « dentre-deux » qui à la fois omettent volontairement des actions privées et sérigent en figure autoritaire devant leur lecteur ; lui se contente le plus souvent de retenir ces actions privées, et de sécarter. Il reste « charnu » et « pointu », et de fait, stimule le lecteur. Et même le fait que « ses narrations naïves et droites [] ne sappliquent pas toujours exactement aux conclusions de ses jugements » (III, 8, p. 231) interpelle le lecteur plus quil ne le déroute. Avec Tacite et Plutarque, Montaigne sintéresse de plus en plus à ce quil est convenu dappeler une « non-histoire », lhistoire particulière, oubliée et invisible des délibérations ou des pulsions intimes qui conduisent à laction. Il apparaît comme un précurseur non seulement en tant quil théorise la possibilité de dire l« autre » côté de lhistoire, mais également en tant quil pense lhistoire comme fiction, par son ouverture au vraisemblable – ce que permet lintervention du jugement.

Réécrire lhistoire, écrire contre lhistoire :
le modèle de lessai

Lhistoire réinventée : « Que nest tombée sous Alexandre []
une si noble conquête »

En louant chez Plutarque et Tacite une même capacité à exhiber les parties invisibles ou silencieuses de lhistoire, en devinant et inventant « ce qui a pu se passer » (dans lhistoire morale des motivations) au lieu de simplement enregistrer « ce qui a été avéré » (dans lhistoire événementielle des actions), Montaigne place explicitement lhistoire, telle quil lapprécie chez les auteurs « excellents », du côté de la poésie 173et de la philosophie, selon lopposition indiquée par Aristote dans la Poétique entre la poésie qui « dit le général » et lhistoire « plutôt le particulier50 ». Mais en faisant glisser le vraisemblable ou le possible du côté de la réalité particulière et accidentelle de lhistoire (contre Bodin par exemple, qui préfère mettre en lumière de grandes généralités), Montaigne inverse la polarité habituelle51 : chez lui, cest le contingent historique qui est proprement fécondé par le vraisemblable poétique. La valorisation du vraisemblable est déjà bien présente dans le premier livre, où lessayiste déclare par exemple que, sil faut se méfier dune crédulité excessive, cest par ailleurs « une sotte présomption daller dédaignant et condamnant pour faux, ce qui ne nous semble pas vraisemblable : Qui est un vice ordinaire de ceux, qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune » (I, 27, p. 359). Il est donc naturel que Montaigne prenne la défense de Plutarque contre Bodin, celui-ci accusant celui-là dans sa Methodus davoir « écrit souvent des choses incroyables et entièrement fabuleuses » (I, 32, p. 566), cest-à-dire justement davoir risqué son jugement en lorientant vers le possible historique. Cette prise de position explique enfin que Montaigne, on la vu, répugne à écrire une histoire de son temps, distinguant lenquête menée dans les Essais de celle des historiens « méthodiques », ses contemporains : « Il y a des auteurs desquels la fin cest dire les événements. La mienne si jy savais advenir serait dire ce qui peut advenir » (I, 21, p. 253). Cest pourquoi lhistoire, comme la poésie ou la philosophie, recèle une puissance dinvention – à bien distinguer de lornementation stérile, simple reflet de l« ostentation » de lauteur – qui libère le jugement, contre la rhétorique, le droit ou la logique, qui exercent contre lui une juridiction autoritaire52. Les défauts de la mémoire peuvent dès lors apparaître comme une chance dans la mesure où ils légitiment le recours, par compensation, à linvention.

La particularité du dernier livre des Essais est dactualiser cette puissance dinvention, notamment dans la réécriture de lhistoire de la Conquête – celle qui « aurait pu ou dû advenir » – que constitue en partie le chapitre « Des Coches », décidément central pour comprendre 174la vision montainienne de lhistoire53. Il nest pas innocent que le cas le plus explicite décho entre les deux premiers livres et le dernier – le chapitre « Des Coches » reprenant évidemment le chapitre « Des Cannibales » (I, 31), comme Montaigne le rappelle lui-même (cf. III, 6, p. 187 : « témoin mes Cannibales ») – porte sur une réflexion historique. Deux éléments attestent la réécriture poétique de la Conquête : linvention dune Amérique « de synthèse » mêlant le Brésil (véritable matrice du Nouveau Monde pour le xvie siècle français), au Mexique et au Pérou ; et la production dune utopie rétrospective – la « noble conquête » du Nouveau Monde par les « anciens Grecs et Romains » – fusionnant lhistoire antique et lhistoire contemporaine. La description de l« épouvantable magnificence des villes de Cusco et de Mexico » (III, 6, p. 182) est en effet discrètement tributaire de la mode de la « tupinambisation » de lAmérique, qui consiste à attribuer aux sociétés développées des Incas et des Aztèques les qualités dinnocence et de jeunesse des « peuples nus » (id., p. 184) du Brésil. LAmérique en son entier est désormais, quasi allégoriquement, un « monde enfant » se trouvant « tout nu [] au giron de sa mère nourrice » (id., p. 182). Lopposition du nu et du vêtu, topos généralisé à toute lAmérique, permet ici de dramatiser la lutte entre la chair sans défense et la cuirasse du conquistador au Mexique et au Pérou54. Il est donc naturel que la vertu de ces Indiens réinventés rencontre celle des Anciens dans une histoire utopique réécrite à lirréel du passé :

Que nest tombée sous Alexandre, ou sous ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant dempires et de peuples, sous des mains, qui eussent doucement poli et défriché, ce quil y avait de sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences, que nature y avait produit (III, 6, p. 184).

Pleinement actualisé ici, le potentiel poétique de lhistoire est surtout mis au service dune vision critique et inédite de lhistoire.

175

Dans le glissement des « Cannibales » aux « Coches », limage unifiée du Nouveau Monde revêt en effet une double fonction polémique, la contestation générale de la légitimité de la Conquête et la dénonciation des prétentions de lEspagne à vouloir régenter le monde. Mais le travail poétique de Montaigne lui permet de se détacher nettement des historiographes huguenots, davantage soucieux de faire de lIndien le frère de souffrance du protestant persécuté en Europe dans une vision providentialiste de lhistoire – si Dieu a permis génocide et persécutions, cest, à la lecture des exemples similaires offerts par la Bible, pour en tirer des leçons de résignation, de patience, mais aussi de refus de loppression. La vision de Montaigne est différente, sur deux points essentiels. En inventant un « Indien composite, mâtiné dutopie55 », lessayiste cesse den faire une simple figure de remplacement pour le rendre pleinement à lui-même ; en mêlant linvention et les événements historiques avérés56, Montaigne redonne à lIndien une épaisseur et une complexité inédites, propres à conjurer loubli57. La seconde originalité de Montaigne est doffrir une réflexion laïcisée sur lhistoire, à la différence des historiens protestants mais aussi des historiens catholiques préoccupés de justifier laction des conquistadores. Bien que le nom de Dieu soit invoqué à une seule reprise sur lensemble des deux essais américains (III, 6, p. 190), Montaigne ne souscrit à aucun schéma de type eschatologique, et aucun sens transcendant ne peut être réellement tiré de la lecture des « Coches » ; ce dernier chapitre achève de défendre lidée dune histoire ouverte ou en suspens, irréductible à un ordre providentiel58.

176

Repenser lexemplarité :
Socrate contre Alexandre

Une conséquence inattendue (ou prévisible) de cette réécriture de la Conquête espagnole du Nouveau Monde est de faire accéder les princes aztèque et inca au rang dexemples historiques, comparables en ce sens aux grands hommes de lAntiquité :

Quant à la hardiesse et courage : quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrais pas dopposer les exemples, que je trouverais parmi eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons aux mémoires de notre monde par-deçà (III, 6, p. 183).

Ce geste audacieux doit être compris dans le contexte dune crise de lexemplarité particulièrement perceptible dans le livre III, et inséparable des nouvelles réflexions – autour de Tacite notamment – sur lécriture et la lecture de lhistoire, et sur la valorisation du modèle privé : « Nul a été prophète non seulement en sa maison, mais en son pays, dit lexpérience des histoires. De même aux choses de néant » (III, 2, p. 40). Si la remarque confirme que la fonction « des histoires » est bien de proposer des modèles, elle souligne aussi que la gloire mise en lumière dans ces histoires est par définition de nature publique. Mais comment être exemplaire chez soi ? Si depuis lautre monde Cuauhtemoc et Atahualpa méritent dêtre des exemples, pourquoi ne serais-je pas un exemple « en [ma] maison » ? Encore la notion de gloire, dans sa dimension publique, est-elle déjà critiquée dans le chapitre « De la gloire » (II, 16). Construite par lhistoire, la gloire est une notion nécessairement relative (et artificielle) dans la mesure où non seulement la plupart des faits glorieux ne sont pas parvenus jusquà nous, mais encore certains de ces faits ne sont quun effet de fortune, et non de la vertu59. À ce relativisme, le dernier livre ajoute lidée centrale que cest la vie privée qui est éthiquement 177exigeante, non la publique : « Les vies retirées, soutiennent par là, quoi quon die, des devoirs autant ou plus âpres et tendus, que ne font les autres vies » (III, 2, p. 41). À linverse, la renommée publique sest vidée de toute consistance : en « ce siècle corrompu et ignorant », en effet, fonder « la récompense des actions vertueuses, sur lapprobation dautrui » est nécessairement fragile (id., p. 3860).

Dans la large « galerie » (III, 3, p. 70) du livre III, les figures remarquables sont donc présentées un peu différemment : à la fois plus dispersées, mais davantage creusées, elles apparaissent aussi plus souvent éclairées par leurs contradictions. Mais cest surtout leur répartition qui change, de nouveaux modèles simposant nettement au détriment danciens, au premier rang desquels Socrate, figure dominante du dernier livre61. Il y apparaît à loccasion dun parallelon avec Alexandre (lune des figures clés du chapitre « Des plus excellents hommes », II, 26, où le conquérant était alors comparé à Homère et Épaminondas) pour illustrer le principe central de lexigence supérieure de la vertu privée sur la vertu publique :

Et la vertu dAlexandre me semble représenter assez moins de vigueur en son théâtre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisément Socrates, en la place dAlexandre : Alexandre, en celle de Socrate, je ne puis. Qui demandera à celui-là ce quil sait faire, il répondra, subjuguer le monde : Qui le demandera à cettui-ci, il dira, mener lhumaine vie conformément à sa naturelle condition (III, 2, p. 41).

Contre lartifice « théâtral » de la vertu martiale dAlexandre simpose lauthenticité « obscure » de celle Socrate ; à la conquête externe du « monde » soppose celle, interne, et plus difficile, de sa propre « naturelle condition ». Cest significativement sur ce même couple exemplaire que sachève le livre, Alexandre et Socrate étant cette fois associés dans une même critique contre les « humeurs transcendantes » de ceux qui, oubliant leur condition humaine, « veulent se mettre hors deux, et échapper à lhomme », Socrate par « ses extases et ses démoneries », Alexandre par « ses fantaisies autour de son immortalisation » (III, 13, 178p. 480). Mais la critique de Socrate est ici essentielle en ce quelle permet de montrer comment ce dernier manifeste sa grandeur dans les limites de lhumain, et non par les voix ou les visions qui le saisissent. Ce dont Socrate est le modèle, dans les chapitres 12 et 13, cest surtout de cette « sagesse pratique » qui, comme chez Montaigne lui-même, se forge dans « la recherche dun équilibre entre les dispositions naturelles et leur discipline par linstitution62 ». Reflétant de plus en plus la conquête par Montaigne dune conduite réglée par expérience de soi, Socrate perd peu à peu son statut de modèle historique purement extérieur.

La valorisation de Socrate permet enfin la promotion dun héroïsme anonyme, propre au livre III, qui traduit le goût de Montaigne pour les « à-côtés » de lhistoire. Si lessayiste a déjà pu produire le catalogue des grands hommes de son temps (II, 17) et si certaines figures contemporaines simposent dans le livre III par leur exemplarité singulière63, sil sest intéressé dès le livre I à des individus obscurs64, il reste que le dernier livre se caractérise par la mise en valeur de figures particulièrement anonymes, au premier rang desquelles se trouvent ses propres paysans, ignorés dans le livre I mais brièvement mentionnés dans un ajout du livre II (II, 17, p. 480 [EB]), précisément comme modèles de vie ordonnée et réglée. Cest dans le chapitre 12 que Montaigne met en avant lexemplarité de « ses » paysans, puisque chez ces êtres sans discours élaboré65, cest la physionomie qui reflète immédiatement la constance. Les paysans sont disciples de Socrate, lequel « nous apprend que [la doctrine] est en nous » (III, 12, p. 366) :

Recueillez-vous : vous trouverez en vous les arguments de la nature contre la mort : vrais : et les plus propres à vous servir à la nécessité : Ce sont ceux qui font mourir un paysan et des peuples entiers, aussi constamment quun philosophe (id., p. 367).

Modèle dindifférence à la mort pour Montaigne lui-même (id., p. 385), le « peuple » des paysans devient pour tous un « exemple de résolution » 179(id., p. 380) au moment de la grande peste du Bordelais (1585). Le terme résolution est important dans la mesure où il place sur le même plan ces paysans du Bordelais, Socrate au combat (III, 6, p. 169), les Indiens du Nouveau Monde face à leurs oppresseurs (id., p. 183) et surtout cet autre modèle dhéroïsme anonyme et « privé » quest celui « dune belle jeune femme » supportant « le vœu de la virginité, le plus noble de tous les vœux, comme étant le plus âpre » (III, 5, p. 115). Ces figures anonymes et édifiantes, Montaigne les voit avant de les lire, et cest à partir de ces exemples « socratiques » quil lui est possible de penser lessai comme une autre histoire.

Une autre histoire : « lhistoire de ma vie »

La promotion de la vie privée attendue chez les historiens « excellents » concerne dabord Montaigne, qui pose le problème de la possibilité dune exemplarité « populaire et privée » avant tout à partir de son propre cas : « Il me plaît dêtre moins loué, pourvu que je sois mieux connu » (III, 5, p. 95). De fait, laccentuation de la dimension réflexive du discours dans les derniers essais – lesquels souvrent et se ferment pour la plupart sur des considérations très personnelles – invite à interroger le rapport générique entre lhistoire-registre et lessai-registre, et lintégration possible des caractéristiques dun discours historique réévalué (à partir de Tacite) dans un genre de lessai mieux circonscrit. Lidentification entre histoire et essai est dabord lexicale, Montaigne redéfinissant son projet à partir des termes de lhistoire (et notamment de sa fonction de « registre ») et du terme même dhistoire. Il est en effet significatif que Montaigne, dans le livre III, emploie le terme de registre pour désigner les Essais dans un emploi tout à fait inhabituel, mais qui semble faire écho au « tenir registre » des historiens66, notamment ceux (comme Tacite) qui enregistrent les « fantaisies » : « Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions, fortune les met trop bas. Je le tiens par mes fantaisies » (III, 9, p. 23567). Montaigne sollicite pour lui le geste fort de lécrivain « tenant registre » dans une attention constante et renouvelée au réel ; de même que Tacite, disponible au monde, constamment tourné vers lui sans préjugé, est à lécoute « des bruits et opinions populaires », de 180même Montaigne, tourné vers lui-même, sécoute et senregistre dinstant en instant dépouillé de ce que l« institution » ou les « passions » lui imposent comme forme extérieure68. Cest bien cette pure capacité denregistrement, propre à lhistorien, qui permet de repenser lessai comme histoire – et non plus simplement par rapport à elle.

La définition de lessai comme essai de mon histoire est en effet une autre spécificité du livre III, qui avance à deux reprises la possibilité dune histoire personnelle, cest-à-dire dun témoignage de soi, au moment même où lon écrit69. La première occurrence, dans un passage clé du début du chapitre « Du repentir », associe lessai-histoire à lexigence dun resserrement temporel autour de linstant comme point de saisie du « passage » dune forme du moi à une autre :

Je ne peins pas lêtre, je peins le passage : Non un passage dâge en autre, ou comme dit le peuple, de sept ans en sept ans : mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder, mon histoire à lheure (III, 2, p. 34).

Prenant le contre-pied de lhistoire comme narration étendue et générale de lHomme, Montaigne invente ici une histoire de l« accommodement » (dans le sens dajustement) à linstant ou au moment (« heure »), perçu comme lunité temporelle minimale de différenciation dune forme à lautre du moi70. Loin dêtre discontinue – comme lhistoire « méthodique » qui élabore une unité factice sans en assumer les lacunes – cette histoire des mutations du moi, ou de son « inconstance71 », peut prétendre à luniformité précisément en raison de son assentiment au changement permanent, condition dune essentielle fidélité à soi : « Je me veux présenter et faire voir partout uniformément » (III, 2, p. 51).

181

La seconde occurrence de lessai-histoire, dans le chapitre « De la vanité », met en lumière une autre qualité recherchée par Montaigne pour son projet, lautonomie et la maîtrise du récit de soi :

Je sens ce profit inespéré de la publication de mes mœurs, quelle me sert aucunement de règle. Il me vient parfois quelque considération de ne trahir lhistoire de ma vie. Cette publique déclaration moblige de me tenir en ma route, et à ne démentir limage de mes conditions : communément moins défigurées et contredites, que ne porte la malignité, et maladie des jugements daujourdhui (III, 9, p. 284).

Laffirmation dune souveraineté de l« histoire de ma vie » est dautant plus forte que Montaigne, faisant sienne la déclaration du philosophe Bion, refuse que les historiens (de métier) ne semparent de sa vie : « Que les historiens ne sempêchent à chercher nouvelles de moi : je leur en dirai ce qui en est » (id.). Ce rejet de lhistoire professionnelle (de même que Montaigne avait rejeté la possibilité dêtre lhistorien de son temps) fait écho à la manière dont lessayiste, après avoir en partie reconnu les mérites de Tacite, distinguait pourtant son propre projet de celui de lhistorien latin en termes de contrôle : « Moi qui suis Roi de la matière que je traite, et qui nen dois compte à personne, ne men crois pourtant pas du tout » (III, 8, p. 234). Être historien de soi, cest dabord pouvoir toujours accommoder sa matière à sa force – à linverse de lhistorien de métier, plié sous le faix de la « matière de lhistoire ».

Il est assurément délicat et réducteur de chercher à isoler sur un thème donné un livre des Essais par rapport aux deux autres. Ainsi la conception que se fait Montaigne de la lecture et de lécriture de lhistoire varie-t-elle peu du livre I au livre III, dans ses grandes lignes du moins : goût profond de lhistoire comme reflet des discordances entre intentions et actions ; rejet dune « méthode » au profit dune fragmentation de lhistoire en exemples décontextualisés et autonomisés, soumis au travail du jugement et ouverts au vraisemblable ; mise en avant de lhistoire morale aux dépens de lhistoire événementielle, laquelle est essentiellement conduite par la Fortune. Il reste que le livre III rend plus explicite une contradiction latente dans les deux premiers livres : sil est plus urgent que jamais dimiter lhistorien dans sa capacité à « tenir registre », à se tenir à lécoute du monde pour en enregistrer – en préserver sur le papier – des traces notables, cest aussi pour mieux affirmer la singularité de lessai contre toute la tradition 182historiographique. En affirmant « accommoder [son] histoire à lheure » et « écrire lhistoire de [sa] vie », Montaigne, dans un même geste, convoque et congédie lhistoire : lessai ne se définit plus entièrement contre ou par rapport à lhistoire, il ne cesse de saffirmer comme historicité alternative. Laccentuation du rôle du jugement dans lhistoire des « fantaisies » (à partir de la longue réflexion sur Tacite), la vision dune histoire ouverte, laïcisée, poétique, dramatique (« Des Coches »), la perception accrue dune « confusion » du temps présent facilitent assurément, dans le livre III, la perception de cette autre histoire. Il conviendra ainsi de se demander si ce dernier livre nest pas celui où est le plus fermement projeté le passage dune nécessaire « expérience des histoires » (III, 2, p. 40) à une plus fructueuse histoire de lexpérience72, celle des incessantes mutations et inconstances du moi.

Nicolas Lombart

Université dOrléans

1 Pour une vue densemble sur la question, voir H. Friedrich, Montaigne [1949], trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 210-216 ; Montaigne et lhistoire, éd. Cl.-G. Dubois, Paris, Klincksieck, 1991 ; J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1993, p. 500-507 ; Montaigne studies, no 6, 1994 (« Of History », éd. S. Rendall) ; M.-D. Couzinet, « Histoire », Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. Ph. Desan, Paris, Champion, 2007, p. 533-537 ; J. Lyons, « Montaigne and History », The Oxford Handbook of Montaigne, éd. Ph. Desan, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 215-231.

2 Toutes les références renvoient à Montaigne, Essais, éd. E. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrête, Paris, Gallimard, « folio classique », 2009, 3 vols. (vol., chap., p.). La mention [EB] signale les ajouts manuscrits de lexemplaire de Bordeaux.

3 Sur le rapport privilégié à Tacite, voir A. Malissart, « Montaigne lecteur de Tacite », Présence de Tacite. Hommage au professeur G. Radke, éd. R. Chevallier et R. Poignault, Tours, Centre de Recherches A. Piganiol, 1992, p. 157-164.

4 Tacite, Tite-Live et Plutarque y côtoient Herbert de Fulstin, Nicolas Chalcondyle et Cromer, sans effet de hiérarchisation. Dans ce chapitre, les ajouts sont essentiellement historiques : lenchaînement dexemples présentant des traîtres eux-mêmes trahis par les maîtres quils servaient (III, 1, p. 26-27 [EB]), par exemple, accentue limpression de variété, associée ici à la fragilité morale des acteurs politiques.

5 Sur limage contrastée de Rome, voir R. Esclapez, « Limage de Rome et sa fonction », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 55-66 et L. Pertile, « La Rome de Montaigne : “épouse du Christ” ou “putain de Babylone” ? », id., p. 211-221.

6 Ainsi de ce « merveilleux exemple » du pommier laissé intact par larmée romaine, tiré de Frontin (cité par Juste Lipse), ou de lhistoire « étonn[ante] » illustrant la discipline de larmée de Sélim en Égypte, tirée de Paul Jove (III, 12, p. 371 [EB]).

7 Voir P. Villey, Les Sources et lévolution des « Essais » de Montaigne, Paris, Hachette, 1908, II, p. 510-518.

8 Sur ce lien particulier à Plutarque, voir la synthèse dO. Guerrier, « Plutarque (Mestrius Plutarchus) », Dictionnaire de Michel de Montaigne, op. cit., p. 922-925.

9 Jacques Amyot [trad.], Les Vies des hommes illustres, Grecs & Romains, Paris, M. de Vascosan, 1565, « Aux lecteurs », f. a5 vo. Lexpression permet dopposer lHistorien véritable, impartial, « despouillé de toute affection, sans envie, sans haine ny flatterie » à lHistorien factice, partial, « mesl[ant] [à lHistoire] quelque mensonge [] par haine ou faveur ». Voir G. Mathieu-Castellani, « Portrait de lartiste en historien : Montaigne et Plutarque », Montaigne Studies, no 6, 1994, p. 9-12.

10 Voir R. E. Leake, Concordance des Essais, Genève, Droz, 1981, p. 1077. Sur les 14 occurrences des livres I et II, 8 sont des ajouts [EB] ; et sur les 9 occurrences du livre III [toutes de 1588], 3 concernent lactivité de lhistorien (III, 8 et 11) et 3 lactivité de lessayiste lui-même (III, 9 et 13), laissant supposer un nécessaire élargissement de cette activité denregistrement de lhistoire-registre vers lessai-registre. De même, sur les 4 occurrences du verbe enregistrer du livre III (voir R. E. Leake, id., p. 410), 3 concernent le travail même des Essais, dans un contexte de confrontation avec les défaillances de la mémoire ou lerrance de la rêverie (III, 3, p. 69 ; 9, p. 258 ; 13, p. 425 [EB]), la dernière renvoyant au sens juridique (III, 13, p. 404). Sur les 7 occurrences du livre II (une seule dans le livre I), 2 renvoient aux Essais (II, 15, p. 418 [EB] ; 34, p. 585) et 2 au travail de lhistorien (II, 10, p. 132 ; 24, p. 514)

11 M.-L. Demonet, « Le genre historique dans les Essais : quand il sagit de parler des choses », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 111. Voir le jugement de Montaigne en II, 10, p. 133.

12 Voir par exemple III, 13, p. 455, le glissement de « Je songe peu souvent… », à « Les histoires disent… », puis « Jai vu plusieurs de mon temps… ». Dans le livre III, la donnée historique permet davantage, ponctuellement, d« arrest[er] le flux de [la] memoire » pour reprendre les mots dAmyot évoquant une mémoire-histoire collective à mettre en récit (Les Vies des hommes illustres, op. cit., « Aux lecteurs », f. a3 vo) ; mais limage du « flux arrêté » (ou régulé) est ici parlante.

13 Dans le livre I surtout, les données historiques nourrissent un « discours » politique, militaire et diplomatique dominant, de portée générale, à partir duquel se définit le moi de lessayiste : voir F. Charpentier, « “Les historiens sont ma droitte bale” : fonction de lanecdote historique dans les premiers Essais », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 21-29.

14 Voir encore III, 4, p. 77 : lajout [EB] de deux exemples de condamnés « se divertissant » de la mort jusquau dernier moment (tirés de Tacite) natteste pas tant la véracité des deux témoignages personnels au milieu desquels ils sinsèrent quils naccréditent la possible dimension de « registre » du regard (« jen ai vu… ») et du ouï-dire (« Un honnête homme de ma connaissance… ») de lessayiste.

15 Montaigne fait sienne et radicalise la distinction entre deux types dhistoire opérée par Amyot : « Lune qui expose au long les faicts & adventures de lhomme, & sappelle du nom commun dHistoire : lautre qui declare leur nature, leurs dicts & leurs mœurs, qui proprement se nomme Vie. Et combien que leurs subjects soyent fort conjoincts, si est-ce que lune regarde plus les choses, lautre les personnes : [] lune concerne plus ce qui est au dehors de lhomme, lautre ce qui procede du dedans : lune les evenemens, & lautre les conseils » (Les Vies des hommes illustres, op. cit., « Aux lecteurs », f. a7 ro).

16 Voir respectivement : III, 3, p. 67 (à propos de Tibère chez Tacite et Flora chez Guevara) ; III, 4, p. 85 (les trois songes mortifères rapportés par Plutarque) ; III, 5, p. 125-130 (la vengeance soudaine de Claude contre Messaline chez Tacite).

17 Ce que rappelle Amyot, affirmant que l« Histoire est une narration ordonnee des choses notables, dictes, faictes, ou advenues par le passé, pour en conserver la souvenance à perpetuité, & en servir dinstruction à la posterité » et que « par exemples du passé, [elle] nous enseigne à juger du present, & à prevoir ladvenir » (Les vies des hommes illustres, op. cit., « Aux lecteurs », f. a3 vo et a4 ro). Mais chez Montaigne, que nintéresse guère la « narration ordonnee », ces possibilités d« instruction » sont plus limitées précisément parce que linterprétation de lhistoire est ouverte et illimitée, donc moins susceptible de généralisation ; voir B. Boudou, « Une pratique interprétative à lœuvre dans les Essais : Montaigne et lhistoire », Bulletin de lAssociation détude sur lhumanisme, la réforme et la renaissance, no 21, 1985, p. 37-59.

18 Sur cette opposition, voir III, 12, p. 367. Laction politique peut être planifiée, et donc tirer profit de précédents historiques, à condition de nêtre considérée que dans un « futur court » et de rester visible, à portée de lacteur, comme le montre le chapitre iii, 10 : voir J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 513-525.

19 Voir G. Desgranges, « Montaigne et lhistoire », The French Review, vol. 23, no 5, 1950, p. 371-377, ici p. 373.

20 Voir par exemple III, 13, p. 440 : « La goutte, la gravelle, lindigestion sont symptômes des longues années comme des longs voyages la chaleur, les pluies et les vents ». Sur limportance de la « symptomatologie médicale » à la fin du chapitre 13, voir J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 331 sq. ; sur la comparaison de lÉtat à un corps malade, voir id., p. 507-513.

21 Voir A. Tournon, Essais de Montaigne. Livre III, Neuilly, Atlande, 2002, p. 151-163 (citations p. 152 et 157).

22 Lusage dune procédure médicale pour la compréhension de lhistoire rapproche ici Montaigne de Thucydide, chez qui domine la méthode hippocratique : voir D. N. Losse, « “Se peindre de la plume” : History, Biography, and Self-Portraiture in Montaignes Rewriting of History », MLN, vol. 110, no 5, 1995, p. 1057.

23 Voir Ph. Knee, « Les éloges historiques dans les Essais de Montaigne », Les Songes de Clio. Fiction et Histoire sous lAncien Régime, éd. S. Vernacke, É. Van der Schueren et Th. Belleguic, [Québec], Les Presses de lUniversité Laval, 2006, p. 366-371.

24 Voir D. Ménager, « La culture héroïque de Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, no 9-10, 1998, p. 39-52.

25 Voir A. Tournon, « De léloge à lessai. Le philosophe et les grands hommes », Prose et prosateurs de la Renaissance. Mélanges offerts à Robert Aulotte, Paris, SEDES, 1988, p. 187-194. Montaigne ne recherche donc pas des exemples dans le sens paradigmatique de Bodin, qui sefforce dans sa Methodus de faire apparaître des prototypes exemplaires classés en fonction de critères communs répétables dans lhistoire ; mais comme « simulacre », limitation de lexemple permet du moins au moi de « se définir à vif, se saisir » : voir J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 43-48.

26 Voir B. Boudou, « Les Grands Hommes dans le livre I des Essais », Loxias, no 31, mis en ligne le 11 janvier 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6558. Cest bien dans un contexte strictement militaire quapparaît pour la première fois Épaminondas (I, 1, p. 123).

27 Voir par exemple III, 4, p. 74 [EB] : lusage de la diversion militaire (à la manière de Périclès) « est trop fréquente aux histoires » ; III, 8, p. 213 [EB] : que « nous nous enferr[ions] de nos armes [], lancienneté ma laissé assez de grave exemples » ; III, 9, p. 253 : la suppression dun mal nest pas toujours profitable à un État (comme le prouve lassassinat de César) et « à plusieurs depuis, jusquà nos siècles, il est advenu de même ».

28 Sur cette nature fondamentalement lacunaire de lécriture historique pour Montaigne, voir L. D. Kritzman, « Montaigne et lécriture de lhistoire », Œuvres & Critiques, no VIII, fasc. 1-2, 1983 (Montaigne), p. 103-113.

29 Voir aussi III, 2, p. 36 ; III, 5, p. 137 ; III, 8, p. 234 ; III, 9, p. 242 ; III, 10, p. 319 ; III, 12, p. 391 ; III, 13, p. 416.

30 Le thème de la vieillesse semble étrangement faire écho à un propos dAmyot, dont Montaigne inverse la polarité, transformant la vieillesse-maturité en vieillesse-saturation : « Ceux qui sont exercitez à lire [lHistoire] ainsi quil appartient, encore quils soyent jeunes, deviennent, quant à lintelligence des affaires du monde, tels, que sils estoyent vieux & chenus, & nayans jamais bougé de leurs maisons, sont aussi advertis, informez & instruits de tout ce qui est par le monde, que ceux qui avec travaux innumerables & dangers infinis ont abbrégé leurs jours à courir toute la terre habitable : comme au contraire ceux qui sont ignorans des choses faites ou advenues avant quils fussent nez, quoy quils soyent suraagez, demeurent tousjours des enfans, & dedans le propre païs de leur naissance sont en pareille condition que les estrangers » (Les Vies des hommes illustres, op. cit., « Aux lecteurs », f. a4 vo). Sur ce refus de la viellesse-maturité/sagesse propre au livre III, voir Y. Bellenger, « Le thème de la vieillesse dans le livre III des Essais », Des signes au sens : lectures du livre III des Essais, éd. F. Argot-Dutard, Paris, Champion, 2003, p. 201-215 et Th. Gontier, « Que philosopher, cest apprendre à vieillir », Montaigne, éd. P. Magnard et Th. Gontier, Paris, Cerf, 2010, p. 293-314.

31 Voir III, 13, p. 445 : « À faute de mémoire naturelle, jen forge de papier : Et comme quelque nouveau symptôme survient à mon mal, je lécris ».

32 Voir J. Lyons, « Montaigne and History », art. cité, p. 219-220.

33 Voir III, 6, p. 180 : « Nous nallons point, nous rôdons plutôt et tournoyons ça et là. Nous nous promenons sur nos pas. Je crains, que notre connaissance soit faible en tous sens : nous ne voyons ni guère loin, ni guère arrière, elle embrasse peu et vit peu ».

34 Voir M.-L. Demonet, « Le genre historique dans les Essais : quand il sagit de parler des choses », art. cité, p. 103-112.

35 G. Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les essais. Lhistoire, la vie, le livre, Paris, A.-G. Nizet, 1982, p. 227. Sur limportance factuelle de lhistoire immédiate dans le livre III voir, outre louvrage de G. Nakam, la synthèse dA. Tournon, Essais de Montaigne. Livre III, op. cit., p. 39-43.

36 Sur ces deux points, voir respectivement F. Paré, « Montaigne et limpossible histoire du temps présent », Montaigne Studies, no 6, 1994, p. 53-62 et Ph. Desan, « Essai du moi et histoire de lautre : la ruse des Essais », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 241-255. Il y a pourtant dans les Essais lébauche fragmentaire dune « histoire immédiate », comme la montré M. Peronnet, « Montaigne et lhistoire immédiate », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 115-126.

37 Voir III, 12, p. 369 : « Jécrivais ceci environ le temps, quune forte charge de nos troubles se croupit plusieurs mois, de tout son poids, droit sur moi ». Montaigne fait ici allusion aux ravages de la guerre civile en Guyenne en 1585-1586.

38 Sur la modalité du « glissement flexible » dans limaginaire dynamique montainien, voir J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 441-443. Voir aussi supra n. 12 lidée dun « flux arrêté » ou « régulé » de la mémoire.

39 Chez Montaigne, lhistoire contemporaine devient presque intégralement ce théâtre ou tableau vivant, fascinant jusquà lhypnose ; les « riches peinctures » ne sont donc plus, comme chez Amyot, une simple modalité possible de la narration historique, contribuant au « ravissement » du lecteur (voir Les Vies des hommes illustres, op. cit., « Aux lecteurs », f. a6 ro). Lessai se rapproche ici du genre du « théâtre du monde » qui, comme chez Boaistuau, tire profit dune mise en scène du désordre du monde, au lieu de laffronter.

40 Voir A. Tournon, Essais de Montaigne. Livre III, op. cit., p. 140-142.

41 Voir A. Tournon, op. cit., p. 142 : « les événements réels et leurs résonances dans le domaine sans limites de la “fantasie” sont de même sens, la dénonciation du génocide et la fascination exercée par les tableaux de carnages font appel à des réaction analogues, de refus et dhorreur ».

42 Voir G. Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du mensonge, Genève, Droz, 2000, p. 37-40.

43 Voir A. Tournon, Essais de Montaigne. Livre III, op. cit., p. 56-58.

44 A. Tournon, op. cit., p. 57.

45 A. Tournon, op. cit., p. 58.

46 Voir J. Lyons, « Tacit History », Montaigne Studies, no 6, 1994, p. 39-51 (dont nous nous inspirons largement dans les lignes qui suivent).

47 Voir III, 2, p. 41 : « Et les privés dit Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement que ne font ceux qui sont en magistrats ».

48 Voir E. Ancekewicz, « “Cest tousjours un tour de lhumaine capacité” : la notion dhistoire et le jugement », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 233-239.

49 Voir III, 12, p. 366 : « Et Tacitus a raison de louer la mère dAgricola davoir bridé en son fils un appétit trop bouillant de science ». Ici, lœuvre de Tacite est bien « plutôt un jugement que déduction dHistoire » (III, 8, p. 230).

50 Voir Aristote, Poétique, 1451b, éd. M. Magnien, Paris, LGF, 1990, p. 117. Sur cette question, voir Ph. Knee, « Les éloges historiques dans les Essais de Montaigne », art. cité, p. 364-366.

51 Voir J. Lyons, « Montaigne and History », art. cité, p. 217-219.

52 Voir III, 3, p. 61 (à propos des lectures conseillées aux femmes).

53 Voir F. Lestringant, « LAmérique des “Coches”, fille du Brésil des “Cannibales” : Montaigne à la rencontre de deux traditions historiques », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 143-160 (dont nous nous inspirons largement dans les lignes qui suivent).

54 Les Incas et les Aztèques partagent aussi avec les Brésiliens les vertus morales de « hardiesse et courage [] fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort » (III, 6, p. 183), qui font autant écho à la fierté des anthropophages quà lesprit de résistance opposé aux conquistadores.

55 F. Lestringant, « LAmérique des “Coches”… », art. cité, p. 156.

56 Le rituel du requerimiento (III, 6, p. 185), la prise et lexécution dAtahualpa en 1533 (id., p. 187-188), la captivité et la mort de Cuauhtemoc en 1521 (id., p. 188-189) notamment. Sur larrière-plan historique français, voir aussi J. A. de Souza Filho, « “Des Coches” sur fond dhistoire », Des signes au sens, op. cit., p. 53-89.

57 Voir F. Lestringant, « LAmérique des “Coches”… », art. cité, p. 156 : la litanie des événements scandaleux de la Conquête du Nouveau Monde, dénués de toute glose, a pour fonction « de rendre à lIndien sa réalité dêtre irréductible à du discours, et à la Conquête sa dimension exorbitante de scandale “effectuel”, inassimilable par son commentaire, quelque bien intentionné quil soit ». Sans être un personnage historique véritable, lIndien de Montaigne nest pas non plus réductible au Bon Sauvage célébré au Siècle des Lumières.

58 Voir F. Lestringant, ibid. : « Pas plus que “Des Cannibales”, qui sachève par une chute comparable, mais combien moins dramatique, “Des Coches” napporte de conclusion à une histoire en suspens, nécessairement inachevée, en dépit des chocs brutaux et des cataclysmes qui en ponctuent périodiquement le déroulement heurté ». Sur limportance de III, 6 dans la revendication dun « anti-providentialisme historique », voir N. Panichi, Les Liens à renouer. Scepticisme, possibilité, imagination politique chez Montaigne (trad. J.-P. Fauquier), Paris, Champion, 2008, p. 119-158 ; sur la notion de « suspens » dans lécriture historique de Montaigne, voir aussi J. Lyons, « Montaigne and History », art. cité, p. 228-231.

59 Voir par exemple II, 16, p. 424 et 425 : « Combien de belles actions particulières sensevelissent dans la foule dune bataille ? [] À qui doivent Cæsar et Alexandre cette grandeur infinie de leur renommée quà la fortune ? ». Sur cette question, voir J. Lyons, « Montaigne and History », art. cité, p. 223-225. Les grands événements, excessivement théâtralisés, sont en fait une exception de lhistoire, non sa matière première.

60 Voir aussi III, 12, p. 364 : lobsession généralisée et maladive de la « montre », de la « pompe » et de l« ostentation » rend la gloire suspecte dartifice, et lexemplarité antique, menacée de contrefaçon : « Nous nous préparons aux occasions éminentes, plus par gloire que par conscience ».

61 Voir Ph. Knee, « Les éloges historiques dans les Essais de Montaigne », art. cité, p. 371-378.

62 Ph. Knee, id., p. 375.

63 Comme Guy du Faur de Pibrac ou Paul de Foix (III, 9, p. 252).

64 Comme le gentilhomme souffrant de la goutte (I, 4, p. 140), le courageux peuple de Milan (I, 14, p. 180-181), le porte-enseigne de Rome saisi deffroi (I, 18, p. 213-214), ou le transgenre Marie Germain (I, 21, p. 244) par exemple (daprès J. Lyons, « Montaigne and History », art. cité, p. 225-226).

65 Sauf dans le cas du paysan-larron faisant « le conte de sa vie » (III, 2, p. 44-45).

66 Voir supra n. 10.

67 Voir aussi III, 9, p. 285 et III, 13, p. 423-424.

68 Voir III, 2, p. 43-44 : « Il nest personne, sil sécoute, qui ne découvre en soi une forme sienne, une forme maîtresse, qui lutte contre linstitution, et contre la tempête des passions, qui lui sont contraires ».

69 Sur cet usage particulier du mot « histoire » dans le livre III (2 et 9), voir G. A. Pérouse, « Le mot “Histoire” dans les Essais de Montaigne », Montaigne et lhistoire, op. cit., p. 11-20, ici p. 18-19.

70 Sur cette « prise de possession du présent » que synthétise le passage cité, voir B. Méniel, « Les Essais et le temps de léphéméride », Poétique, no 171, 2012/3, p. 337-347.

71 Voir S. Prat, « La constitution des Essais de Montaigne sur la base de la critique de lhistoriographie : le règne de linconstance et la fin de lexemplarité », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 70, 2010, p. 135-161. Cest précisément cet assentiment à linconstance qui font des Essais non une œuvre anhistorique, mais une œuvre absolument fidèle à lhistoricité de toute expérience singulière, laquelle est incompatible avec leffort de modélisation de lhistoriographie.

72 Voir J. Lyons, « Montaigne and History », art. cité, p. 231.