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Classiques Garnier

« Avez-vous pas des passe-temps plus aisés ? » La dynamique de la confrontation dans le livre III des Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 1, n° 65
    . varia
  • Auteur : Knop (Déborah)
  • Résumé : Les confrontations fréquentes relatées dans les Essais font l’objet d’une véritable mise en scène. Les contestations, objections et autres reproches ont un poids variable selon les chapitres ; mais leur ensemble confère une certaine cohérence à l’énonciation, et à l’élocution du livre III. Dans certains chapitres, comme « De la vanité », elles vont jusqu’à être la cause de l’écriture, et à structurer le propos. À l’échelle du livre, elles contribuent fortement à façonner la persona de l’auteur.
  • Pages : 113 à 131
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069072
  • ISBN : 978-2-406-06907-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06907-2.p.0113
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Avez-vous pas des passe-temps
plus aisés ? »

La dynamique de la confrontation
dans le livre III des Essais

Il nest pas besoin de parcourir beaucoup de pages ni de vers des Épîtres dHorace pour rencontrer le motif dun désaccord entre lauteur et quelquun dautre, en général le destinataire – en loccurrence Mécène :

Prima dicte mihi, summa dicende Camena,

spectatum satis et donatum iam rude quaeris,

Maecenas, iterum antiquo me includere ludo ?

Non eadem est aetas, non mens.

« Toi quon nommé les premiers accents de ma Camène et que devront nommer les derniers, tu prétends, Mécène, menfermer de nouveau dans mon ancienne salle descrime, moi, gladiateur assez vu et déjà gratifié de la baguette ? Mon âge nest plus le même, ni mon esprit1. »

Les différends ne sont pas rares non plus dans les Lettres à Lucilius :

« Quare inquis verbis parcam ? gratuita sunt. Non possum scire an ei profuturus sim quem admoneo : illud scio, alicui me profuturum, si multos admonuero. » Hoc, mi Lucili, non existimo magno viro faciendum [].

« “Pourquoi, dis-tu, serais-je avare de mes paroles ? Elles ne coûtent rien. Je ne puis savoir si je rendrai service à lindividu à qui je fais la leçon ; mais je rendrai sûrement service à quelquun, si je fais la leçon à beaucoup. []” Cest là, mon cher Lucilius, une méthode que je ne conseille pas à lhomme supérieur2. »

On remarque, dans ces deux exemples épistolaires antiques, dans ces deux sources importantes des Essais, que la retranscription des 114désaccords bénéficie dune certaine oralité locale. Horace et Sénèque utilisent les discours antagonistes pour y répondre et préciser leur argumentation.

En dépit de labsence dun destinataire précis, nombre de pages des Essais retranscrivent elles aussi une confrontation orale, une discussion dans laquelle un interlocuteur soppose à Montaigne ou linverse. Lapproche rhétorique que nous en proposons conduit à en distinguer demblée deux types. Les premières portent sur le logos, autrement dit les discours, les jugements ; le désaccord est dordre intellectuel, comme dans les dispositifs de réfutation (discours de contradiction point par point, assez suivie, voire systématique) et dobjection (élément plus ponctuel que la réfutation)3 ; celles-ci amènent une simple réponse. Les secondes consistent en un désaccord pragmatique, moral ou politique ; elles portent sur les actes4 ; en font partie ladmonition – ou avertissement, recommandation ferme, mais bienveillante, que Montaigne appelle aussi « avis paternels5 » –, les critiques ou reproches, et certaines objections. Les discours de ce second type amènent une justification ou apologie6.

Montaigne met en scène de nombreux antagonismes dans le livre III, dans des passages qui se démarquent du reste du chapitre ; certains prennent une ampleur considérable. Sagit-il seulement de procédés décriture ponctuels, destinés à lancer ou relancer largumentation, ou à animer le discours et impliquer le lecteur ? Le chapitre « De la vanité » se situe au cœur de notre problématique (I) ; dans une considération plus générale du livre III, il convient de distinguer les confrontations dans lesquelles Montaigne joue un rôle offensif (II) et défensif (III).

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Reproches et objections
dans le chapitre « De la vanité »

Les nombreuses confrontations retranscrites donnent un tour spécifique à lénonciation, et plus largement, à lélocution de ce chapitre ; mais elles tiennent aussi une place importante dans son invention et sa disposition.

Les différends relatés concernent essentiellement les actes, les mœurs, à commencer par le voyage. Certains sont rapportés au discours indirect :

[B] Ceux qui, en moyant dire mon insuffisance aux occupations du ménage, vont me soufflant aux oreilles que cest dédain. Et que je laisse de savoir les instruments du labourage, ses saisons, son ordre, comme on fait mes vins, comme on ente et de savoir le nom et la forme des herbes et des fruits, et lapprêt des viandes de quoi je vis, [] pour avoir à cœur quelque plus haute science : ils me font mourir. Cela, cest sottise et plutôt bêtise que gloire. Je maimerais mieux bon écuyer que bon logicien []. (III, 9, p. 244/952)

Dans cette conversation, telle que Montaigne la retranscrit, il ne fait au départ quun aveu de faiblesse. La tension est alors latente. La conversation se tend ostensiblement ; les reproches sexplicitent progressivement, jusquà ce que lauteur amplifie sa propre exaspération (voir lhyperbole « ils me font mourir »).

Montaigne se livre à une véritable mise en scène dialogique. Le procédé récurrent est simple : il met en avant une idée dautrui, lui reprochant ses voyages, et y apportant des objections. Ces dispositifs dinterlocution sont souvent introduits par une relative avec antécédent pronominal démonstratif (« ceux qui… »). Cette tournure, fréquente dans le chapitre, permet de référer à des interlocuteurs réels mais non identifiés ; le pronom indéfini on est une autre manière dintroduire la parole dautrui :

[B] Je réponds ordinairement, à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Si on me dit, que parmi les étrangers il y peut avoir aussi peu de santé, et que 116leurs mœurs ne valent pas mieux que les nôtres. Je réponds premièrement, quil est malaisé,

Tam multae scelerum facies ! [« Tant le crime revêt diverses formes. », Virgile, Géorgiques, I, 506]

Secondement, que cest toujours gain, de changer un mauvais état à un état incertain. (III, 9, p. 272-273/972)

Nous ne saurons jamais si cette discussion a réellement eu lieu. Quoi quil en soit, Montaigne la rapporte sans le moindre degré de fiction, afin que son lecteur la considère comme véridique. Elle a un effet de réalité très fort. Comme dans la citation précédente, cette retranscription repose sur une gradation : la conversation, qui semble libre et gratuite au départ, se raidit progressivement. Montaigne souligne la structure de ses propres réponses, ici, en deux parties en loccurrence, par les adverbes ordinaux.

La référence à une conversation qui se serait déroulée est parfois allusive :

[B] Quant aux devoirs de lamitié maritale, quon pense être intéressés par cette absence : je ne le crois pas : Au rebours, cest une intelligence, qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance []. (III, 9, p. 277/975)

Ailleurs, elle est bien plus précise et actualisante, comme quand le discours direct fait irruption :

[B] Quant à la vieillesse quon mallègue. Au rebours : cest à la jeunesse à sasservir aux opinions communes []. Mais en tel âge, vous ne reviendrez jamais dun si long chemin. Que men chaut-il. Je ne lentreprends, ni pour en revenir, ni pour le parfaire. (III, 9, p. 279-281/977-978)

Quant à joue le rôle dun marqueur dans la série dobjections émanant dautrui. On constate ici comme ailleurs un déséquilibre important entre les reproches dautrui et la justification de Montaigne. Ce type de procédés permet aussi de renforcer largumentation, comme nous lavons déjà constaté pour Horace et Sénèque – lavantage de la publication étant que lauteur a toujours le dernier mot.

Le discours direct ressurgit quelques pages plus loin :

[B] Mais en un si long voyage, vous serez arrêté misérablement en un cagnard, où tout vous manquera. La plupart des choses nécessaires, je les porte quant et moi []. (III, 9, p. 287/982)

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À nouveau, la réponse montaignienne se fait en deux temps, nettement articulés (« Et puis »).

Il arrive que lobjection dautrui soit plus développée, que le discours direct lui donne véritablement corps :

[B] Avez-vous pas des passe-temps plus aisés. De quoi avez-vous faute. Votre maison est elle pas en bel air et sain, suffisamment fournie, et capable plus que suffisamment. [] Votre famille nen laisse elle pas en règlement, plus au dessous delle quelle nen a au-dessus, en éminence : y a-t-il quelque pensée locale qui vous ulcère, extraordinaire, indigestible ? [] Voyez donc quil ny a que vous qui vous empêchez. Et vous vous suivrez par tout, et vous plaindrez par tout. [] Réformez-vous seulement : car en cela vous pouvez tout []. Je vois la raison de cet avertissement, et la vois très bien. Mais on aurait plutôt fait, et plus pertinemment, de me dire en un mot : soyez sage. Cette résolution est outre la sagesse : cest son ouvrage et sa production. (III, 9, p. 294-295/987-988)

Tel est le bouquet quasi final des objections du chapitre. Le texte montaignien revêt alors une certaine théâtralité7. Le déferlement de questions rhétoriques et dobjections, tous azimuts, nous fait sentir la pression rhétorique, morale et sociale, le poids des reproches sur les épaules de lauteur, dans une forme de mimétisme. « De la vanité » senrichit dune extraordinaire polyphonie : ici, le discours dautrui sentrelace avec le propos densemble du chapitre, pour rappeler sa vanité au lecteur.

Une fois nest pas coutume, lauteur formule une concession (« Je vois la raison de cet avertissement ») qui laisse entrevoir une réponse à lobjection, bien entendu (« Mais on aurait… »). Cette dernière sera longuement développée, pour donner dailleurs son titre au chapitre.

[B] Il y a de la vanité, dites-vous, en cet amusement. Mais où non ? (III, 9, p. 296/988-989)

La toute fin du chapitre pourrait encore se lire comme lachèvement de cette réponse :

[C] Si les autres se regardaient attentivement, comme je fais, ils se trouveraient comme je fais, pleins dinanité et de fadaise []. (III, 9, p. 313/1000)

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La réponse finale de Montaigne à lobjection reçue pourrait se reformuler ainsi : Vous ne voyez pas votre vanité ; moi, je suis conscient de la mienne, puisque je viens den faire état.

La mise en scène des objections et des reproches reçus contribue grandement au plaisir de la lecture, la réflexion étant sans cesse ravivée et relancée par de nouvelles objections. Elle donne également lieu à un véritable discours apologétique : lauteur ne cesse de se justifier.

Venons-en à linvention. Il apparaît que les reproches et objections nourrissent le propos du chapitre. Ce sont eux qui semblent motiver lécriture, selon un antagonisme quon pourrait schématiser ainsi : Montaigne exprime un désir de voyager ; certains entreprennent de len détourner, par des discours de reproches et de dissuasion (réplique) ; Montaigne leur répond, pour la forme dun discours de justification : aucune des raisons invoquées pour le dissuader du voyage nest valable (triplique).

La question de la disposition du chapitre divise la critique8. De prime abord, il est certain que ce chapitre ne répond pas aux normes dune rhétorique judiciaire. Néanmoins, on constate que Montaigne énonce dabord les motivations de ses voyages : il met en avant ses idées personnelles, ses propres motivations. Il répond ensuite aux arguments de ses contradicteurs point par point. Nous serions tentés de qualifier la première partie de preuve (probatio) ou confirmation, et la seconde de réfutation9.

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Partie
du discours

Principaux arguments

Début de largument

Ouverture, portant sur la vanité de lécriture

p. 235/945 : « Il nen est à laventure aucune plus expresse que den écrire si vainement. »

Confirmation

Première cause mentionnée, non développée :

Découvrir « des choses nouvelles »

p. 238-239/948 : « Cette humeur avide des choses nouvelles et inconnues, aide bien à nourrir en moi le désir de voyager : mais assez dautres circonstances y confèrent. »

Deuxième cause du désir de voyager :

Échapper au ménage

p. 239/948 : « Je me détourne volontiers du gouvernement de ma maison. » Première série de contradictions / réponses-justifications de Montaigne.

Troisième cause :

Échapper aux guerres civiles

p. 250/956 : « Lautre cause qui me convie à ces promenades, cest la disconvenance aux mœurs présentes de notre état. »

Quatrième cause :

Exercer lâme et le corps

p. 274/973 : « Ce que Socrates fit sur sa fin, destimer une sentence dexil pire quune sentence de mort contre soi []. »

Réfutation

p. 276/974 : « Aucuns se plaignent de quoi je me suis agreé à continuer cet exercice, marié, et vieil. »

Première réponse à lobjection : le mariage ne nécessite pas que les époux constamment restent à domicile.

p. 276/975 : « La plus utile et honorable science et occupation à une femme, cest la science du ménage. »

Deuxième réponse à lobjection : la vieillesse et les risques pris en voyageant si âgé nest pas une bonne raison pour moi de me priver de voyages.

p. 279-280/977 : « Quant à la vieillesse, quon mallègue. Au rebours : cest à la jeunesse à sasservir aux opinions communes et se contraindre pour autrui. »

Troisième réponse à lobjection : le voyage est certes un amusement plein de vanité ; mais tout est vanité.

p. 296/988 : « Il y a de la vanité, dites-vous, en cet amusement. Mais où non ? »

La cohérence de la progression générale, balisée par des marqueurs fréquents, très suivie dun point de vue logique, est frappante. Ce qui fait lunité et la progression du chapitre ne tient pas seulement à un thème, mais à lomniprésence dun procédé décriture : la présentation dobjections et de reproches entendus, manière originale deffacer les coutures.

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Dans le chapitre « De la vanité », Montaigne se présente donc comme répondant, ce qui présente certains avantages argumentatifs ; mais dans dautres chapitres, cest lui qui prend linitiative du discours, en particuliers des admonestations et autres reproches.

Un auteur enclin
aux « avis paternels et mordants »

Les reproches moraux et les contradictions intellectuelles émanant de Montaigne sont un élément crucial de sa peinture, puisquils mettent au jour sa franchise, comme pour lattester ou la prouver.

Montaigne déploie tout dabord un abondant discours théorique sur la question. Dans le chapitre « Sur des vers de Virgile », il affirme quil peut blesser et le fait à dessein ; ceci concerne notamment les femmes quil a pu fréquenter :

[B] Si elles ont voulu essayer la liberté de mon jugement, je ne me suis pas feint à leur donner des avis paternels et mordants, et à les pincer où il leur cuisait. (III, 5, p. 155/889-890)

Le vocabulaire du combat singulier et de latteinte physique et la litote (« je ne me suis pas feint ») amplifient encore cette image de franchise.

Cette posture répréhensive lui est habituelle, comme il lexplique ; elle imprègne aussi ses relations politiques :

[B] Je ne serais pas si hardi à parler, sil mappartenait den être cru : Et fut ce que je répondis à un grand, qui se plaignait de lâpreté et contention de mes enhortements. (III, 11, p. 359/1033)

Lauteur met en valeur à la fois sa modestie, sa négligence et sa liberté de parole.

En parallèle, les exemples et autres démonstrations concrètes de cette parrhesia prolifèrent dans le livre III. Dans le chapitre « De lart de conférer », Montaigne nous dévoile un type de conversation quil affectionne : le questionnement ou ce que nous pourrions appeler lexamen franc, visant à évaluer la qualité littéraire et morale des personnes rencontrées :

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[B] Au reste, quand je veux juger de quelquun, je lui demande combien il se contente de soi, jusques où son parler, ou sa besogne lui plaît. Je veux éviter ces belles excuses, je le fis en me jouant [], je ny fus pas une heure, je ne lai revu depuis. Or, fais-je, laissons donc ces pièces, donnez men une qui vous représente bien entier, par laquelle il vous plaise quon vous mesure. Et puis, que trouvez-vous le plus beau en votre ouvrage : est-ce ou cette partie, ou cette-ci, la grâce, ou la matière, ou linvention, ou le jugement, ou la science. Car ordinairement je maperçois, quon faut autant à juger de sa propre besogne, que de celle dautrui ; non seulement pour laffection quon y mêle, mais pour navoir la suffisance de la connaître et distinguer. (III, 8, p. 227-228/939)

Ce type dentretien ressemble à une altercation, pour parler comme Quintilien10, cest-à-dire à un interrogatoire qui cherche à faire jaillir une vérité ou un jugement. Le cadre de la conversation est assez lâche au départ : il est question destime de soi, de son propre discours ou dun autre travail (« sa besogne »). Puis elle se concentre explicitement sur la production écrite. Lensemble est assez déstabilisant.

Revenons à des problématiques morales ; le livre III comporte aussi certains « avis paternels » adressés directement au lecteur, comme dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » :

[B] Doù peut venir cette usurpation dautorité souveraine, que vous prenez sur celles, qui vous favorisent à leurs dépens

Si furtiva dedit nigra munuscula nocte, [« Si elle vous a accordé quelque faveur furtive dans lobscurité de la nuit », Catulle, LXVIII, 155]

que vous en investissez incontinent lintérêt, la froideur et une autorité maritale ? Cest une convention libre : que ne vous y prenez vous comme vous les y voulez tenir ? (III, 5, p. 154/889)

Le reproche porte sur un défaut que Montaigne, en tant quobservateur des mœurs dautrui, aurait remarqué comme étant assez répandu pour le présupposer chez son lecteur. Cest cette attribution putative du défaut général qui donne lieu à une remontrance, exprimée à la deuxième personne – et non pas sous une forme gnomique (« on », « les hommes ») ; lauteur aurait pu sy inclure en employant le pronom nous, mais il ne le fait pas : il se présente justement comme exempt du vice de la jalousie dans ce chapitre. Le procédé, assez original, consiste en une sorte dintrusion de Montaigne dans la vie privée du lecteur.

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Le chapitre « De lexpérience » présente lui aussi une admonition à lattention du lecteur :

[C] Nous sommes de grands fols. [a] Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; [b] je nai rien fait daujourdhui. Quoi ? avez-vous pas vécu ? Cest non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations. [c] Si on meût mis au propre des grands maniements, jeusse montré ce que je savais faire. Avez-vous su méditer et manier votre vie, vous avez fait la plus grande besogne de toutes. (III, 13, p. 469-470/1108)

Par sa teneur morale et sa mise en scène dialogique, ce passage nest pas dénué daccents horatiens.

Revenons à la citation montaignienne ; elle est suivie dun long renchérissement. Montaigne sinclut au départ dans un nous ; il formule également une maxime (« [Vivre] est non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations. »). Puis il fournit trois exemples : à la 3e personne (a), puis à la première personne, qui attire une réponse à la deuxième (b et c). Il passe furtivement dune situation à lautre. Limplicite et la brièveté contribuent à la force dévocation du passage.

Ce principe de contradiction est parfois plus discret, mais, situé au début du chapitre, cest parfois lui qui guide demblée la lecture. Ainsi, le chapitre « Des trois commerces » souvre sur une objection à soi-même :

[B] I1 ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions. (III, 3, p. 54/818)

[B] Je le dis à cette heure, pour ne me pouvoir facilement dépêtrer de limportunité de mon âme, en ce, quelle ne sait communément samuser, sinon où elle sempêche, ni semployer, que bandée et entière. (III, 3, p. 54-55/819)

La dynamique de lauto-contradiction est la cause de lécriture quavance ici Montaigne (« pour ne me pouvoir etc. »). Tout le reste du chapitre évoque certaines des « complexions » auxquelles Montaigne « se cloue » justement.

La réflexion menée dans « Du repentir » se noue aussi, dès les premières lignes, autour dun phénomène de contradiction :

[B] Mais ce quon dit, que la repentance suit de près le péché : ne semble pas regarder le péché qui est en son haut appareil : Qui loge en nous comme en son propre domicile11. (III, 2, p. 39/808)

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Par lemploi du pronom on, le discours qui consiste à considérer la repentance comme naturelle est présenté comme courant. Tout le reste du chapitre développe la contradiction que lui apporte lauteur.

Derrière la question de la capacité à contredire se joue un élément central de léthos montaignien : la franchise et la hardiesse, la liberté de parole. Dans dautres passages, Montaigne énonce la proposition réciproque, sorte de revers de la médaille : il aime lui aussi à être contredit.

Un amateur de « roides joute[s] »

Le motif de la contradiction reçue apparaît lui aussi régulièrement dans le livre. Il surgit tout dabord dans léloge de la remise en question et de la « reformation », qui se concentre dans deux chapitres, « De lart de conférer » et « De lexpérience ».

Le premier est tout à fait central quant à notre question, puisquil concerne la confrontation verbale, les réfutations et les objections. Le début du chapitre déploie tout un vocabulaire de laltercation physique et de lantagonisme verbal. Suivons le fil du texte. Dans un premier temps, Montaigne affirme apprécier les contestations.

[B] Si je confère avec une âme forte, et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations élancent les miennes. (III, 8, p. 203/923)

Ce preux autoportrait introduit un imaginaire presque chevaleresque. On notera le jeu sur le nom lance et le verbe élancer. Montaigne accentue encore cet aspect courageux de sa personnalité :

[B] Nulles propositions métonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété quelle ait à la mienne. (III, 9, p. 204/923)

Lanaphore exprime ici un haut degré de certitude. Un autre élément important du discours sur soi est cette absence de susceptibilité. Cest donc une forme de résistance que Montaigne sattribue.

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Parmi ses autres vertus figure laptitude à prendre en compte la parole de lautre, à samender, à se corriger :

[B] Les contradictions donc, des jugements ne moffensent, ni maltèrent, elles méveillent seulement et mexercent. Nous fuyons à la correction, il sy faudrait présenter et produire : notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence. À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais à tort, ou à droit, comment on sen défera : Au lieu dy tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirais être rudement heurté par mes amis : Tu es un sot, tu rêves. Jaime, entre les galants hommes, quon sexprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier louïe, et la durcir, contre cette tendreur, du son cérémonieux des paroles. Jaime une société, et familiarité forte, et virile : une amitié, qui se flatte en lâpreté et vigueur de son commerce, comme lamour, ès morsures et égratignures sanglantes. [] Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère ; je mavance vers celui qui me contredit, qui minstruit. (III, 8, p. 204-205/924)

La dérivation à propos de la contradiction en fait un trait définitoire de la conférence12. Tout est question de vigilance (répétition du verbe éveiller), vigilance qui compte parmi les effets bénéfiques de cette lutte verbale. Le sens de louïe, sur lequel le passage insiste, symbolise la susceptibilité ou labsence de susceptibilité, la capacité de mise à distance des remarques des autres. Montaigne met en avant les valeurs de la pugnacité, de la noblesse (« galants hommes », « généreuse ») et de lapprentissage (« minstruit »). Il esquisse un idéal de noblesse civile fondé sur laptitude à recevoir les contradictions, et sur le rejet des « cérémonies » en la matière. Dans ce passage, il se donne en modèle (comme le montrent les premiers emplois du pronom je dans ce passage), mais il a la délicatesse de se placer encore parmi les hommes qui ont ce défaut (« nous fuyons à la correction »). Ce nest plus le cas à la page suivante, où il se désolidarise du groupe :

[B] Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve : et my rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher. [C] Et, pourvu quon ny procède dune trogne trop impérieuse et magistrale, je prête lépaule aux répréhensions que lon fait en mes écrits : et les ai souvent changés plus par raison de civilité, que par raison damendement : aimant à gratifier et nourrir la liberté de mavertir par la facilité de céder : oui, à mes dépens. Toutefois il est certes malaisé dy attirer les hommes de mon temps : 125ils nont pas le courage de corriger, parce quils nont pas le courage de souffrir à lêtre, et parlent toujours avec dissimulation en présence les uns des autres. [] Mon imagination se contredit elle-même si souvent et condamne, que ce mest tout un quun autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension que lautorité que je veux. [B] [] Je me sens bien plus fier de la victoire que je gagne sur moi quand, en lardeur même du combat, je me fais plier sous la force de la raison de mon adversaire, que je ne me sens gré de la victoire que je gagne sur lui, par sa faiblesse. (III, 8, p. 205-207/924-925)

Lauteur amplifie cette sienne vertu. La tournure pronominale réfléchie (je me fais plier, par opposition à une tournure du type je plie, qui aurait pu être employée) exprime lidée dune action délibérée et non pas une réaction spontanée. Par lajout de lExemplaire de Bordeaux, Montaigne sérige même en modèle exceptionnel, champion de lauto-objection (« Mon imagination se contredit elle-même si souvent et condamne »). Cest bien entendu le modèle socratique qui sous-tend cet idéal :

[] Ce que Socrates recueillait, toujours riant, les contradictions quon faisait à son discours, on pourrait dire que sa force en était cause et que lavantage ayant à tomber certainement de son côté, il les acceptait comme matière de nouvelle gloire. (III, 8, p. 206/925)

La seconde partie du chapitre révèle que lobjection se situe au cœur de la fameuse exigence dordre. Celle-ci est avant tout une exigence de rigueur, découte et de prise en compte de la parole de lautre :

[B] Enfin, je reçois et avoue toutes sortes datteintes qui sont de droit fil, pour faibles quelles soient, Mais je suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matière, et me sont les opinions unes, et la victoire du sujet à peu près indifférente. Tout un jour je contesterai paisiblement, si la conduite du débat se suit avec ordre. [C] Ce nest pas tant la force et la subtilité que je demande, comme lordre. Lordre qui se voit tous les jours aux altercations des bergers et des enfants de boutique : jamais entre nous. Sils se détraquent, cest en incivilité ; si faisons-nous bien. Mais leur tumulte et impatience ne la dévoie pas de leur thème : leur propos suit son cours. Sils préviennent lun lautre, sils ne sattendent pas, au moins ils sentendent. On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à propos. (III, 8, p. 207/925)

Montaigne effectue un distinguo entre deux manières de se détraquer ou sénerver : en incivilité, ou bien en absence de forme, de logique, pour montrer que la deuxième est bien plus gênante. La notion de conduite, qui désigne une certaine prudence dans la gestion de lopposition à autrui, 126adopte ici une forme particulière : il sagit déviter que lopiniâtreté ne fasse perdre le fil logique, ne rende sourd aux remarques dautrui, ne trouble le jugement en somme.

Le livre III présente une vaste critique de lopiniâtreté, qui point notamment dans la suite de ce chapitre :

[B] Qui se prend à un mot et une similitude. Qui ne sent plus ce quon lui oppose, tant il est engagé en sa course : et pense à se suivre, non pas à vous. Qui, se trouvant faible de reins, craint tout, refuse tout : mêle des lentrée, et confond le propos ; [C] ou, sur leffort du débat, se mutine à se faire tout plat : par une ignorance dépite, affectant un orgueilleux mépris : ou une sottement modeste fuite de contention. (III, 8, p. 208/926)

Ce passage énonce quatre exemples ; en somme, nombreux sont les travers qui énervent Montaigne. Tous se cristallisent autour de la question de la contestation. Lexigence dordre est dabord la nécessité de répondre avec précision à la contradiction ou lobjection qui a été faite.

La réflexion sur la fermeté de la confrontation se poursuit jusquau dernier chapitre, « De lexpérience ». Montaigne y dresse son autoportrait à lépreuve de la contestation :

[B] Quand je me trouve convaincu par la raison dautrui dune opinion fausse, je napprends pas tant ce quil ma dit de nouveau, et cette ignorance particulière : ce serait peu dacquêt : comme en général japprends ma débilité et la trahison de mon entendement : doù je tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs je fais de même : et sens de cette règle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas lespèce et lindividu, comme une pierre où jaye bronché. Japprends à craindre mon allure par tout, et mattends à la régler. (III, 13, p. 416/1074)

Le passage révèle lintérêt des contradictions quil reçoit et ce que lauteur en tire personnellement, à savoir des conclusions en termes de méthode. Ce que Montaigne décrit ici, cest une méthode inductive de lapprentissage fondé sur lerreur, qui va de lexemple vers le cas général. Cette phrase pourrait donner lieu à une lecture sceptique ; mais ce nest pas la seule possible, puisquelle a aussi des accents socratiques13.

Dressant la figure des autres hommes dans ce dernier chapitre, Montaigne revient à cette idée mise en avant dans « De lart de conférer » : il en est peu qui peuvent entendre les critiques ou reproches :

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[B] Il fait besoin des oreilles bien fortes, pour souïr franchement juger : et, parce quil en est peu qui le puissent souffrir sans morsure, ceux qui se hasardent de lentreprendre envers nous, nous montrent un singulier effet damitié, Car cest aimer sainement dentreprendre à blesser et offenser, pour profiter. (III, 13, p. 421/1077)

On observe, dans « De lexpérience », un glissement du domaine intellectuel (voir la citation de la page 416/1074) vers le domaine moral (« souïr franchement juger », ci-dessus). Cette capacité à sopposer franchement se situe au cœur de la morale montaignienne de lamitié. À la page suivante, Montaigne aborde un cas très particulier, celui du roi :

[B] Un Roi nest pas à croire, quand il se vante de sa constance à attendre le rencontre de lennemi, pour le service de sa gloire, si pour son profit et amendement il ne peut souffrir la liberté des paroles dun ami : qui nont autre effort que de lui pincer louïe : le reste de leur effet étant en sa main. (III, 13, p. 423/1078)

Laisance dans les contestations émises et reçues est donc la marque des grands hommes.

Dans le dernier chapitre des Essais, Montaigne se hisse donc à un degré de généralité et de jugement moral plus haut que « De lart de conférer ». Les deux chapitres forment un ensemble très cohérent ; et pourtant, sourd dans dautres chapitres une certaine dissonance au sein de la morale de la contestation reçue.

Montaigne loue çà et là lindépendance par rapport aux jugements dautrui. Par exemple, vers la fin du chapitre « De la vanité », il explique quon lui donne souvent de fausses indications géographiques : il ne trouve pas ce quon a situé à tel ou tel endroit.

[B] Ne trouvé-je point où je vais, ce quon mavait dit, comme il advient souvent que les jugements dautrui ne saccordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux, je ne plains pas ma peine, jai appris que ce quon disait ny est point. (III, 9, p. 291/985)

Montaigne affirme ici prendre beaucoup distance vis-à-vis du jugement des autres en général, et semble même le disqualifier. Il se situe sur le plan du jugement intellectuel, mais porte ailleurs, comme dans « De la vanité », le même discrédit à propos des jugements moraux :

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[B] Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre, par la relation à autrui, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. (III, 9, p. 249/955)

Il prône ici une certaine résistance au jugement des autres, et met en garde son lecteur contre limportance quil leur accorde. La morale montaignienne présente donc un certain hermétisme, ou du moins une indépendance par rapport aux remarques des autres14. Dans « Sur des vers de Virgile », cest Socrate qui affiche et incarne cette indifférence vis-à-vis des opinions dautrui, lui qui privilégie lauto-jugement :

[C] Socrates, à celui qui lavertissait quon médisait de lui. Point, fit-il, il ny a rien en moi de ce quils disent. (III, 5, p. 95/847)

Une anecdote relativement proche apparaît une vingtaine de pages plus loin ; celle-ci porte sur les médisances concernant certaines femmes, qui peuvent sinverser :

[B] Quelquun disait à Platon, tout le monde médit de vous. Laissez-les dire, fit-il, je vivrai de façon que je leur ferai changer de langage. (III, 5, p. 117/863)

Un triomphe sur la médisance et les reproches dautrui est donc possible.

Plus loin dans le chapitre, Montaigne en vient à la question de lécriture. Nous nous souvenons quil affirme, dans « De lart de conférer », « prête[r] lépaule aux répréhensions que lon fait en [s]es écrits ». Lavis quil émet dans « Sur des vers de Virgile » est bien différent :

[B] Pour ce mien dessein il me vient aussi à propos, décrire chez moi, en pays sauvage, où personne ne maide, ni me relève : Où je ne hante communément homme qui entende le latin de son patenôtre, et de français un peu moins. Je leusse fait meilleur ailleurs, mais louvrage eût été moins mien : Et sa fin principale et perfection, cest dêtre exactement mien. Je corrigerais bien une erreur accidentelle, de quoi je suis plein, ainsi que je cours inadvertemment, Mais les imperfections qui sont en moi ordinaires et constantes, ce serait trahison de les ôter. Quand on ma dit, ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures : Voilà un mot du cru de Gascogne. Voilà une phrase dangereuse [], Voilà un discours ignorant : Voilà un discours paradoxe, en voilà un trop fol. [] [B] Oui, fais-je, mais je corrige les fautes dinadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? Me représente-je 129pas vivement ? Suffit ! Jai fait ce que jai voulu. Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. (III, 5, p. 135/875)

Ici aussi jaillit le discours direct. Montaigne semble prendre plaisir à mettre en scène les reproches reçus, même sil leur résiste. Cela lui permet dune part de montrer une pensée en mouvement, mais plus encore, de mettre en avant la discordance entre son jugement et celui de la plupart des hommes, de souligner sa singularité. Lautoportrait de lauteur à lépreuve de lobjection reçue est donc relativement contrasté. Il nest donc pas si enclin quil le prétend ailleurs à entendre les objections des autres – du moins pas à celles qui concernent son écriture. Le goût pour la critique se heurte au fait dêtre critiqué.

Dans le chapitre « De la physionomie », Montaigne explique quil refuse de se justifier :

[C] Jaide ordinairement aux présomptions injurieuses que la fortune sème contre moi par une façon que jai dés toujours de fuir à me justifier, excuser et interpréter, estimant que cest mettre ma conscience en compromis de plaider pour elle [] et comme, si chacun voyait en moi aussi clair que je fais, au lieu de me tirer arrière de laccusation, je my avance et la renchéris plutôt par une confession ironique et moqueuse : si je ne men tais tout à plat, comme de chose indigne de réponse. (III, 12, p. 374/1044)

Il affiche donc un certain dédain, et pas seulement une indépendance vis-à-vis du jugement des autres. De ce point de vue aussi, la figure montaignienne se place sous un signe socratique. Quelques pages plus loin, Montaigne se plaît à retranscrire le plaidoyer de Socrate ; la démarche initiale est la même :

[B] Jai peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je menferre en la délation de mes accusateurs. (III, 12, p. 1052/386)

Mais cet autoportrait sous langle de la réaction aux reproches dautrui est contrasté : il entre en tension avec le chapitre « De ménager sa volonté », dans lequel Montaigne justifie lexécution de son mandat de maire15. Montaigne reformule les objections des autres pour mieux y répondre :

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[B] Ils disent aussi, cette mienne vacation sêtre passée sans marque et sans trace. Il est bon. On accuse ma cessation, en un temps où quasi tout le monde était convaincu de trop faire. (III, 10, p. 341/1021)

On sent poindre à travers lironie amusée un agacement réel. Montaigne rebondit sur ces critiques pour développer et amplifier léloge du retrait de la vie publique :

[B] Puisque ce nest par conscience, au moins par ambition refusons lambition []. (III, 10, p. 344-345/1023)

Il tient alors un véritable discours de dissuasion à propos de cette passion. Suit une apologie à proprement parler, cest-à-dire un long discours de justification, qui se poursuit jusquà la dernière page du chapitre :

[B] Javais assez disertement publié au monde mon insuffisance en tels maniements publiques. [] Je ne me suis en cette entremise non plus satisfait à moi-même, mais à peu près jen suis arrivé à ce que je men étais promis, et ai de beaucoup surmonté ce que jen avais promis à ceux à qui javais à faire []. (III, 10, p. 346/1024)

La réaction de Montaigne aux reproches et autres contestations présente en somme deux pentes bien différentes : y répondre ou les mépriser. Peut-être cet arbitrage repose-t-il sur le fait que les reprochent « poignent » ou pas, ou bien sur la solidité de laccusation, ou encore sur celle des idées que Montaigne peut faire valoir en guise de réponse.

Chez Montaigne comme chez Horace, et, dans une moindre mesure, Sénèque, les confrontations relatées sont si nombreuses et si fortement actualisées quelles sont riches dimplications. Du point de vue de lélocution, elles ont pour effet, de dramatiser lécriture, qui se revêt deffets presque similaires à ceux du théâtre. Elles suscitent et renouvellent la surprise du lecteur.

Elles interviennent également au niveau de la disposition. Dans certains chapitres, comme « De la vanité », égrenées au fil des pages, elles contribuent à structurer le propos. Les confrontations entendues et exprimées ne sont donc pas un motif purement ponctuel. Elles peuvent être liées aussi à la question de lordre.

Elles peuvent jouer un rôle déterminant dans linvention, étant présentées comme des causes potentielles ou avérées de lécriture, comme dans « De la vanité », « Du repentir », et « De ménager sa volonté ». 131Certaines sont donc à considérer comme la raison dêtre du chapitre. La contradiction serait alors le moteur de la réflexion mise en œuvre, et de lopération décriture. Elle se situerait ab ovo, au commencement ou à la source de toute la logique du chapitre.

Revenons enfin à la notion de conversation. On a souvent souligné, à juste titre dailleurs, louverture au dialogue, la souplesse du discours montaignien, la gratuité de la conversation. Mais celui-ci est parfois extrêmement tendu, problématisé par des confrontations qui donnent lieu à de vertes répliques, à des « coudées franches » entre Montaigne et ses diverses formes dallocutaires dans les Essais. Les différends laissent alors transparaître diverses attitudes de lauteur, partagé entre dérision, prise en compte sérieuse et indifférence et agacement.

Pour finir, le paradigme des contradictions émises permet de former un éthos très cohérent, placé sous légide de la franchise audacieuse. Du paradigme des contradictions reçues, en revanche, émane un éthos complexe, pris dans une tension entre ouverture et fermeture aux contestations. En définitive, les objections et reproches entendus par lauteur lui servent peut-être à mieux se connaître et à déterminer ses intentions, à affirmer avec plus de force ou de pertinence ses choix, et à travailler son éthos, plus quà se laisser déterminer par les autres. Si Montaigne est plus ou moins perméable aux objections, reproches et accusations, alors, comment conclure ? Sa réaction, quelle soit souple ou résistante, muette ou loquace, traduit souvent une forme de force : force dadaptation, force de détermination. Laccumulation de mises en scènes conflictuelles fait implicitement émerger de la persona de lauteur la valeur de la singularité, mais aussi celle de la fermeté.

Déborah Knop

Université Stendhal-Grenoble 3

1 Horace, Épîtres, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 36, I, 1, v. 1-4. Les vers 52-55 de cette même épître seraient un autre exemple.

2 Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. H. Noblot, Paris, Les Belles Lettres, 2007, III, 29, § 2-3, p. 50-51.

3 Voir Quintilien, Institution oratoire, III, 9, 1 ; Cicéron, quant à lui, parle de reprehensio (De Inventione, I, 19).

4 Les discussions portant sur les productions écrites sinscrivent aussi dans cette catégorie.

5 Montaigne, Essais, III, 5 p. 155 / 889-890. Nous citons lédition au programme (Montaigne, Essais, III, éd. E. Naya, D. Reguig-Naya, A. Tarrête, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2009), puis lédition Villey (Les Essais de Michel de Montaigne, édition conforme au texte de lExemplaire de Bordeaux, avec les additions de lédition posthume, par P. Villey, Paris, PUF, 1965). Dans les citations qui suivent, nous réintroduisons les couches de lédition Villey.

6 Nous posons cette distinction au début de notre propos, mais ce nest pas elle qui en structure la suite. À la manière de Montaigne, nous oscillerons entre les domaines intellectuel et moral, pour montrer entre autres leur similarité et leur perméabilité.

7 Anne-Pascale Pouey-Mounou, « Montaigne metteur en scène », Montaigne écrivain, dir. J. Balsamo, MS, XVI, 2014, p. 117-130.

8 Voir entre autres la notice dE. Naya dans lédition au programme (p. 540-542) ; Paul Mathias, Montaigne ou lusage du monde, Paris, Vrin, 2006, p. 22 ; Frank Lestringant, « Quelques réflexions à propos du chapitre iii, 9 des Essais, “De la vanité” de Montaigne », Études Épistémè [Online], 22 | 2012, Online since 01 September 2012, connection on 06 October 2016. URL : http://episteme.revues.org/383 ; DOI : 10.4000/episteme.383 ; Richard Sayce Sayce, The Essays of Montaigne : a critical exploration, London, Weidenfeld and Nicolsoncop, 1972, p. 269-270 ; Peter Mack, Reading and rhetoric in Montaigne and Shakespeare, London, Bloomsbury academic, 2010, p. 68-69 en particulier.

9 La présentation qui suit est très proche de celle de Bernard Croquette (« Essais » de Montaigne : livre III, chap. 9, « De la Vanité », Paris, Pédagogie moderne, 1981, p. 28-33), puisquelle repère au sein du chapitre deux grandes parties, et une multitude dobjections.

10 Quintilien, op. cit., VI, 4.

11 À propos de cette citation, voir James J. Supple, Les Essais de Montaigne, Méthode(s) et méthodologies, Paris, H. Champion, 2000, p. 237-278, en particulier p. 256-257, et Michel Magnien, « “La forme maîtresse” : une pierre dachoppement au seuil du “troisième alongeail” (III, 2) ? », Lectures du troisième livre des Essais de Montaigne, dir. P. Desan, Paris, H. Champion, 2016, p. 85-114, en particulier p. 89.

12 À propos de la « dimension agonistique » de la conférence montaignienne, voir Alexandre Tarrête, « Ordre et désordre dans “De lart de conférer” (III, 8) », dans Lectures du troisième livre des Essais, op. cit., p. 237-259, p. 246 en particulier.

13 Songeons à laffirmation « Je sais que je ne sais rien », dans lApologie de Socrate (21d), et le Ménon (80d 1-3).

14 Voir à ce propos J. Starobinski, Montaigne en mouvement, [1982], Paris, Gallimard, 1993, III, 1, « Lessai de lindépendance », p. 176-188.

15 Voir Véronique Ferrer, « Soi et les autres : politique du sujet chez Montaigne (III, 10) », Lectures du troisième livre des Essais, p. 289-310, en particulier p. 291-295.