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Classiques Garnier

Méthode et style dans les Essais de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2016 – 2, n° 64
    . varia
  • Auteur : Azar Filho (Celso Martins)
  • Résumé : Dans les Essais de Montaigne la méthode est un style de vie: le langage y est le moyen par lequel l’implication entre les mondes intérieur et extérieur, le moi et le réel – et donc aussi entre l’intellect et la sensibilité, l’art et la nature, les faits et les valeurs, l’identité et l’altérité etc – essaie de devenir visible, en permettant la perception de leur permanent et réciproque remodelage.
  • Pages : 51 à 69
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406066323
  • ISBN : 978-2-406-06632-3
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06632-3.p.0051
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/12/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Méthode et style
dans les Essais de Montaigne1

La notion de style sera utilisée ici non pas précisément comme catégorie littéraire, mais comme un des concepts qui marquera une certaine disposition théorique, trait emblématique de la pensée renaissante : une nouvelle compréhension des relations entre théorie et pratique, ayant pour origine et conséquence une transformation simultanée des rapports entre forme et contenu. Dun côté, il ne sagit plus seulement de lexpression de la conscience dun reflet continu de laction dans la contemplation, ou inversement, mais de faire du texte, un outil qui prépare et rend possible leur interaction justement par le perfectionnement de son expression. De lautre côté, un tel instrument nest pas quelque chose dextérieur, mais bien le moyen même dune telle recherche, au point où sentrelacent lœuvre écrite et lœuvre vitale, en se mêlant dans sa réalisation.

Ainsi se créent des figures dexpression qui non seulement signifient ou symbolisent, mais qui tentent de matérialiser artistiquement le développement de la pensée avec lintention de servir aussi bien à la formation de lauteur que de ses lecteurs. Dans les Essais, œuvre exemplaire de la Renaissance tardive, le style constitue une notion qui, en servant de pont entre lesthétique, léthique et la politique, révèle une certaine fonction heuristique de lessai. Pour le comprendre, il faut dabord voir quexpérience et recherche sont des activités synonymes et simultanées dans lécriture montaignienne : lessai était une méthode de la philosophie morale, sa principale caractéristique étant que le style et lidée y formaient un tout. La philosophie essayiste met en jeu une exigence esthétique générale qui est la clé de sa méthode, et au travers 52de laquelle se projette la réflexion, unissant la tâche artistique et le problème moral dans lécriture et dans la vie.

Or vivre au travers de lécriture fait partie de la notion propre dessai – intention explicite depuis lavis « Au lecteur », où Montaigne dit aussi immédiatement à qui il sadresse. Cette question ici est cruciale : à qui sadresse-t-on ? Et il faut pouvoir y répondre très précisément, car en dépend la disposition du discours, celle du procédé et de la quête impliquée. Dire à qui lon sadresse, cest aussi dire pourquoi lon écrit.

Et puis, pour qui écrivez-vous ? Les savants à qui touche la juridiction livresque, ne connaissent autre prix que de la doctrine, et navouent autre procédé en nos esprits que celui de lérudition et de lart : []. Les âmes communes et populaires ne voient pas la grâce et le poids dun discours hautain et délié. Or, ces deux espèces occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des âmes réglées et fortes delles-mêmes, est si rare que justement elle na ni nom, ni rang entre nous : cest à demi temps perdu, daspirer et de sefforcer à lui plaire (II, 17, 657c)2.

Se demander à qui lon écrit, cest également se demander « quoi » et « pourquoi ». Car lobjectif façonne lentreprise et ses acteurs. Nous « sommes » nos actions ; les habitudes, les formes du vivre, le style « est » lhomme3. La manière dêtre, de sexprimer ou de connaître 53nest pas quelque chose que nous pouvons choisir comme quelque chose d« extérieur » à nous-mêmes : nous sommes notre mode dévaluer, de nous communiquer, de penser, de vivre.

Tout comme on les retrouve fréquemment chez Platon, les divisions tripartites, comme celle que nous rencontrons dans la dernière citation, sont communes chez Montaigne, ou encore dans les textes marqués par la tradition platonisante ou néoplatonicienne. Mais, curieusement, avec ses tripartitions, au lieu douvrir la voie vers la classique résolution mystique ascensionnelle par le moyen dune échelle conceptuelle quelconque, lauteur des Essais semble toujours prétendre davantage éviter toute dérive ascétique. Le modèle est à peu près celui de refuser dialectiquement deux positions qui apparemment sopposent, mais dans le fond sidentifient, et de marquer une troisième position définie dabord par un retour réflexif sur ses propres conditions : la reprise de la transcendance dans limmanence, même quand il ne sagit apparemment que doppositions ou de contrapositions, semble constituer la fonction de base toujours renforcée4. Or cette division montaignienne des âmes rappelle, par sa typologie ternaire, certaine fameuse classification des esprits dans le Discours de La Méthode5 : mais ici la disposition ascendante est évidente (même sil y a aussi une ironie voilée qui déguise le dernier degré, auquel évidemment Descartes se sent appartenir). Or la phrase qui suit la citation des Essais ci-dessous est aussi semblable à la première phrase du livre de Descartes : « Le bon sens est la chose 54du monde la mieux partagée ». Le parallèle que lon peut tracer entre celui-ci et lessai « De la praesumption » est très utile à notre propos6. Écoutons Montaigne :

[A] On dit communément que le plus juste partage que nature nous ait fait de ses grâces, cest celui du sens : car il nest aucun qui ne se contente de ce quelle lui en a distribué. [C] Nest-ce pas raison ? Qui verrait au delà, il verrait au delà de sa vue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui nen croit autant des siennes ? (II, 17, 657).

Sens… saines… siennes. Les déclarations sur le bon sens que lon trouve dans les deux textes, et qui ne sont quapparemment identiques, démontrent une compréhension différente de son importance, sa constitution ou son application. On remarque dans le dernier, tout dabord, cette profession dhumilité si constante chez Montaigne : bien sûr, il sagit dun stratagème de séduction, dun artifice rhétorique et pédagogique semblable au style socratique, qui ne sera pas sans évoquer chez les lecteurs les plus attentifs, lhumilité ironique caractéristique de Descartes dans le Discours. De la même manière que la méthode est toujours active dans la construction même du Discours, une biographie intellectuelle dont les intentions de servir dexemple rappellent les Essais7, la plume de Montaigne cherche à unir le mot à laction – « Comme à faire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle » (II, 17, 638a). Mais si la sagesse ou la vertu nexistent réellement que dans les actions (comme il est souvent affirmé par la tradition depuis Aristote jusquaux humanistes), elles ne se laissent représenter quindirectement. En dautres termes, elles dépendraient dune attitude qui ne peut et ne doit être simplement décrite, mais révélée par le geste ; car celui-ci résulte des rencontres avec la fortune, de notre nature interne dans 55son interaction constitutive avec les natures externes, des aptitudes et mouvements publics, universels, relativement aux nôtres, particuliers, personnels – ce qui comprend également les discours.

En entretenant linsistance du jugement8 dans la quête de la vérité, le doute essayiste marque lexpérience permanente de la mobilité et irrésolution de notre conscience dans la variation des images que nous nous faisons, aussi bien du monde que de nous-mêmes ; et laffirme comme notre condition. Or ces « imaginations » ne pourraient jamais être simplement subjectives, étant donné quelles sont déjà cause et résultat, condition et symptôme, de nos rapports avec les choses et nous-mêmes. Ainsi, dans le texte « De la praesumption », comme dailleurs dans toute lœuvre montaignienne, se trouve en jeu un examen de soi-même qui toujours doute de soi, et par ce même doute justifie son importance9. Il est nécessaire de sinterroger en permanence et avec le maximum de rigueur possible puisque nous pouvons, par exemple, être « humbles par vanité » (633a), et ainsi ne pas percevoir que nous trompons en nous trompant nous-mêmes. Si Descartes veut justifier sa méthode en niant quelle est présomptueuse, et pour le démontrer, procède à un examen soigné de ses éventuelles erreurs d(auto)jugement, Montaigne justifie la sienne précisément en entendant que tout effort de réglementation ou dordre court toujours le risque de devenir présomptueux, précisément parce quil ne se percevra pas tel. Là se trouve lexpression de quelque chose dassez fréquent dans la pensée humaniste – une certaine méfiance, évidente aussi chez Descartes, envers tout élan spéculatif qui ne soit capable de se montrer comme forme daction et de réalisation. Mais, avant cela, il y a, entre ces deux gascons, une différence dobjectif, qui définit toutes les autres divergences ou concordances entre les deux, et qui apparaît facilement dans cet essai quand lessayiste dit que tout ce que les autres dissipent dans dinnombrables occupations « [] je le 56rapporte tout au repos de mon esprit et à moi. Ce qui men échappe ailleurs, ce nest pas proprement de lordonnance de mon discours », et ajoute Lucrèce : « car pour moi vivre et bien me porter, voilà ma science » (657a). Lessayiste ne cherche pas à créer une science comme celle de Descartes, où lon puisse reconnaître lesquisse de la nouvelle science moderne, même si lon note toute sa rigueur pour identifier les obstacles le long des chemins de tout essai de science.

Montaigne, certainement, a conçu le besoin dune méthode expérimentale en percevant toutes les difficultés, et si à partir du moment où la question fut posée, il ne manquait que très peu pour organiser cette méthode10, cest un pas que franchira le génie cartésien. Dautant plus que lessai vise ailleurs : les termes dordonnance, de règlement et dordre que Montaigne invoque à plusieurs reprises dans le chapitre « De la praesumption11 » en disent long sur sa méthode, mais ne font pas partie dans sa pensée dun schéma conceptuel ayant pour objectif la construction dune science, sinon celle qui se réfère directement à léthique. Le point crucial à noter ici est que, pour lessayiste, ceci nest nullement une tentative de moraliser la science, ni le fruit dun simple choix méthodologique. Cest des rapports circonstanciels entre mondes et hommes que dépend premièrement notre science : cest du tissu de relations qui englobent et constituent les sujets et/ou objets en leurs interactions, que sort toute « vérité ». La perception aiguë selon laquelle toutes les choses évoluent et se transforment sans cesse est quelque chose dinhérent à la propre constitution de sens dune bonne partie de la littérature renaissante ; et lidée selon laquelle tout espoir dharmonie réside dans la propre et permanente reconstruction de soi est là un lieu commun. Les discours philosophiques commencent déjà à refléter la conscience moderne de lactualisation croisée, relationnelle, de leurs possibilités de vérité – communication, confrontation, réflexion permanente entre linterne et lexterne, le même et lautre. Pour remettre en question les rapports entre pensée et vie, théorie et pratique, parole et action, il faut voir aussi bien leur implication que leur éloignement : 57dans les Essais, le style est le miroir dune sagesse mondaine, qui essaye de faire converger moi et monde de façon opportune.

La nouvelle perception de la subjectivité comme autoréférentielle – par laquelle il serait possible de consciemment sécarter du monde, et par la description et définition de soi-même détablir les possibilités de connaissance du monde – apparaît chez Montaigne et chez Descartes, mais de manière différente. Lauteur des Méditations métaphysiques accepte sa subjectivité comme preuve dans le domaine de la science en général, précisément parce quelle est une subjectivité épurée de ses dimensions psychologique, physiologique, historique ou politique. Dans le cas de Montaigne, il parle de lui pour parler dun tout, toujours dans des situations qui ont lieu au temps de lessai, jamais – ou très rarement – dans un temps universel logique, atemporel. Puisque toute connaissance, soit des choses, soit de nous-mêmes, sétablit de façon circulaire – l« Apologie de Raymond Sebond » le démontre –, cest la considération de la singularité même des rapports langagiers de la conscience avec le monde qui permet au « moi » dopérer comme catégorie universelle. Éthique, politique, esthétique et physiologie sont ainsi, pour Montaigne, profondément impliquées dans le problème épistémologique.

Dans la critique de la prétention à la connaissance de lessai « De la praesumption » il faut spécialement remarquer comment celle-ci se retourne sur elle-même : il nest rien de plus prétentieux que dattaquer la présomption dautrui ; il sagit, en somme, daffirmer sa science en la refusant à lautre (633ac), procédé standard de toute sophistique. Et comme nous le rappelle un célèbre passage de cet essai, la connaissance du monde et celle de soi-même sont liées :

[A] Ces gens qui se perchent à chevauchons sur lepicycle de Mercure, [C] qui voient si avant dans le ciel, [A] ils marrachent les dens : car en lestude que je fay, duquel le subject cest lhomme, trouvant une si extreme varieté de jugemens, un si profond labyrinthe de difficultez les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude en leschole mesme de la sapience, vous pouvez penser, puis que ces gens là nont peu se resoudre de la connoissance deux mesmes et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux ; puis quils ne sçavent comment branle ce queux mesmes font branler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts quils tiennent et manient eux mesmes, comment je les croirois de la cause du flux et reflux de la riviere du Nile (634-635).

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Le sujet est lié aux choses par sa propre manière de connaître et toute science qui ne considère cette donnée fondamentale sera vaine et dangereuse. Toutefois, cela nimplique pas notre condamnation éternelle à une sorte de doute hyperbolique ontologique. Cest précisément à travers lexamen de notre présomption – de ce qui est vraiment nôtre, qui dénonce nos rapports au monde – que lon se rapproche dune science qui intéresse Montaigne. Loin de nier toute possibilité de savoir, lessayiste prétend rechercher la vérité en comptant sur la raison et sur son propre jugement : « Le jugement doit tout par tout maintenir son droit : cest raison quil voit en ce sujet, comme ailleurs, ce que la vérité lui présent » (632a). Si cette affirmation peut être prise comme une direction de base dans la pensée montaignienne, il est bon den préciser ici son contexte : la connaissance de soi-même. Car, ce que le jugement en général « voit » nest pas nécessairement vrai : « La veue de nostre jugement se rapporte à la verité, comme faict loeil du chat-huant à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote. Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumière ? » (II, 12, 552b).

Lobjectif de Descartes avec laffirmation initiale du Discours (sur le juste partage du bon sens) serait de préparer laffirmation de lexistence dune intuition intellectuelle qui fournit des représentations claires et distinctes, et ainsi confère à lhomme accès à lordre universel rationnel qui fait partie de sa nature et est en soi divine12 – et ceci est ce que Montaigne non exactement nie, mais laisse en suspens. Pour la philosophie des Essais, ce nest pas exactement la lumière naturelle (ou la grâce) en soi qui nest atteignable, mais sa garantie ; et le bon sens nest pas un instrument que tous possèdent et qui pourrait être employé de nimporte quelle façon13.

Chez Montaigne, le terme sens peut recevoir différentes traductions : raison, jugement, bon sens, par exemple, en dépendent aussi la manière dont sont appréciés ses concepts à lintérieur dune certaine 59interprétation de la philosophie essayiste14. Cependant, lidée dun bon sens, dune raison naturelle, commune à tous les hommes, est abordée avec réserve par Montaigne. Cest comme si lessayiste renforçait de manière radicale ce que Descartes exprime dans le premier paragraphe de son ouvrage : « [] il ne suffit pas davoir lesprit bon, le principal est de bien lemployer ». Pour le penseur de la Renaissance, ce bon emploi, le procédé juste, est une composante du caractère, de lesprit, et non quelque chose dextérieur ou de séparé, pouvant être (ou non) employé de telle ou telle manière : la méthode est le style ou la façon même dêtre. Pour Descartes cependant, comme le notait déjà Étienne Gilson dans lédition du Discours cité ici (p. 40, note 4), il sagit de « [] remplacer une confiance exclusive dans les dons de lesprit par lart de guider la raison dévidences en évidences », un pas décisif vers la création de la science moderne. Gardons-nous de croire, toutefois, que dans sa classification des âmes, lessayiste veuille simplement ou exclusivement pointer sa noblesse (ce en quoi une lecture partielle du texte pourrait conduire) : il y a également un aspect procédural, justement une question de méthode qui est en jeu (cf. II, 17, 657-658ab).

Si on revient à la division des esprits dans les deux œuvres, on verra quelles sont, sous certains aspects, semblables (par exemple, Descartes, comme Montaigne, vise lérudition vide), mais elles en diffèrent également, cette divergence se montrant par certains aspects aussi bien philosophiques que rhétoriques. Alors que dans le cas du Discours, cest avant tout dune hiérarchie dont il sagit (Descartes va énumérer ceux qui ségarent, ceux qui suivent et ceux qui instruisent), dans les Essais la gradation y est singulièrement dialectique. Si on revient au texte cité plus haut (657c), nous avons : les savants, les âmes communes ou populaires et les âmes réglées, fortes delles-mêmes – les deux premières possibilités à la fois réfutées, mais aussi réunies dans la tierce possibilité. Il sagit de montrer une identification des deux premières espèces aussi bien dans le mal (ceux que lon juge savants sont souvent vulgaires), 60que dans le bien, puisque lérudition et le « discours hautain et délié15 » ne sont pas, en soi, à refuser, si lon considère une âme qui sache les employer de manière simple et efficace, cest-à-dire, en les mettant en relation selon la mesure et loccasion. Parallèlement, ce type dâme est lui-même le produit dune espèce de réunion entre art et nature – elles sont « âmes réglées et fortes delles-mêmes ».

Quest-ce quici cette force dâme ? Or même si la fortune fait partie de nos raisonnements (I, 47, 286a), desseins et décisions, cest toujours notre âme qui doit décider (encore que souvent malgré elle)16. À vrai dire nous avons ici une conclusion qui, prise dans son sens basique, constitue un des articles de foi de la plupart des œuvres faisant partie de ce que lon nomme philosophie occidentale : la plupart du temps, ces âmes « fortes delles-mêmes » peuvent, si formées et convenablement instruites, surmonter la fortune ou le hasard17. Aussi, cest le thème de 61la troisième règle de la morale provisoire cartésienne (1938, p. 76). Rien de ce qui est affirmé sur cette âme noble na nécessairement à voir avec un aristocratisme : dans « De la praesumption », les premiers modèles de grandeur et de règlement dans la conduite sont les paysans.

La moins desdeignable condition de gents me semble estre celle qui par simplesse tient le dernier rang, et nous offrir un commerce plus réglé. Les meurs et les propos des paysans, je les trouve communéement plus ordonnez selon la prescription de la vraie philosophie, que ne sont ceux de nos philosophes (660c).

Cest cette vraie philosophie que Montaigne confesse, dans un passage très cité, ne pas arriver à suivre : « Je ne suis pas philosophe : les maux me foullent selon quils poisent ; [] » (III, 9, 950c)18. En montrant également par-là combien il valorisait la dénomination de philosophe, lessayiste cherche toujours à souligner son propre caractère, pour montrer combien le chemin quil a choisi est personnel – et ainsi universel dans sa méthodologie pour la philosophie morale : qui veut arriver à lordre, harmonie et tranquillité dopinions et de meurs, doit partir de la compréhension de sa propre nature (657a-658b). Cest dans ce sens que, sans la connaissance de soi, il ne peut y avoir de vraie connaissance. Or, pour y arriver, la philosophie dépend dune pratique quotidienne, 62« dun long exercice, et dune méditation souvent réitérée » comme le dit Descartes (Discours, troisième partie, quatrième paragraphe ; 1938, p. 77) – et depuis son deuxième essai, Montaigne fait allusion à sa pratique philosophique quotidienne (I, 2, 14b). Mais à la différence de Descartes, la connaissance de soi nest pas un moyen pour la construction dune science qui lui serait extérieure et postérieure ; et lexercice est, chez Montaigne, aussi une fin en soi-même. « Ce nest pas ici ma doctrine, cest mon estude ; et nest pas la leçon dautruy, cest la mienne » (II, 6, 377a).

Lexercice du jugement cest précisément lessai (II, 17, 653a). Essayer, cest chercher la mesure correcte – « je me reigle moy-mesme » (644b) – pour percevoir et réaliser laccord des forces et instances qui se combinent et saffrontent en moi. Il nest pas question de seulement exercer la prudence (« Je fay peu de part à ma prudence de ma conduite » : 656c), la raison (« La raison humaine est un glaive double et dangereux » : 654c) ou encore simplement le bon sens, mais les amener dans larène du quotidien et là les essayer par ses « effets ». La remarque que Montaigne fait dans cet essai à propos de Machiavel peut servir de piste pour ce bon emploi, même si négativement : les « discours politiques » peuvent se multiplier dun côté et de lautre sans fin, « les raisons ny ayant guère autre fondement que lexpérience, et la diversité des évènements humains nous présentant infinis exemples à toute sorte de formes » (655c). Que doit donc faire le prince ? Suivre la nécessité publique, mais en sachant que notre devoir et notre vertu sont toujours en question : entre publique et privée, nature et coutume, utile et honnête, la divergence est déchirante et on ne peut essayer de les accorder que sous les conditions particulières dans lesquelles les décisions doivent être prises (III, 1, 795-796bc ; 799-800bc). Pourtant, il est possible de se préparer afin de prendre les meilleures décisions possibles loccasion venue : cest précisément la conscience du fait que la fortune est déjà en nous – nous raisonnons non simplement devant, mais dans les circonstances – qui fonde la possibilité de laction correcte, cest-à-dire le point de départ pour une philosophie morale. Revenons quelques pages avant pour revoir un des passages du « De la praesumption » cité plus haut (634-635), et qui constitue le thème de tout lessai, et envisager comment, du doute et de la méfiance envers soi-même et de là envers notre connaissance de la réalité, sensuit lexamen de notre faiblesse 63et comment celui-ci implique la conscience et laffirmation de notre propre force. La connaissance par les effets, que lessayiste recommande ici et ailleurs dans les Essais (634c ; II, 12, 546c ; I, 20, 84a ; etc.), ce nest pas simplement regarder les choses, mais cest aussi se regarder soi-même : prendre en compte les rapports génétiques entre le moi et le monde pour percevoir que même dans lerreur de jugement le jugement se révèle – « je ne faux jamais fortuitement » (II, 17, 653a). Certes la méthode est par définition présomptueuse puisquelle part en sachant déjà où elle va ; cest ainsi que lon doit interroger sa propre présomption : on néchoue jamais fortuitement – notre appréhension de notre propre nature et du monde se révèlent lune à lautre. À lexamen de notre présomption, le critère du style – ou dun perfectionnement de notre conduite personnelle qui se reflète aussi dans lécriture – apparaît comme une proposition de théorisation et dune méthode se voulant naturelles, épurées, authentiques, et par conséquent, efficaces du point de vue moral : non pour avoir un critère objectif de vérité, mais un critère subjectif daction. La conclusion qui déborde du chapitre sur la présomption et foisonne dans tout le reste de lœuvre est que la méthode est toujours en train de se faire : essai. Ainsi, peut-être que lon ne peut pas parler dune seule méthode dans les Essais, de même que la notion même d« essai » a plusieurs sens qui ne peuvent être réduits à un seul fondamental ; et, comme la critique actuelle sen est rendu compte il y a quelques années, chaque essai en se poursuivant modifierait sa procédure face à des questions particulières occasionnellement déterminées. Mais le refus dappliquer la notion de méthode aux Essais ne sétablit-il pas en fonction dune certaine définition de méthode qui na pas lieu dêtre dans la philosophie essayiste – philosophie fortuite19 ?

Montaigne cherche un chemin pour la compréhension de lêtre au travers de soi-même, par et dans laction : « et estre consiste en mouvement et action. Parquoy chascun est aucunement en son ouvrage » (II, 8, 386c). Non simplement suspendre le jugement, mais lexaminer en action par lécriture. Plus exactement, y replier et dédoubler le jugement et ses sens, multiplier ses niveaux et instances de contrôle et 64damusement, savourer ses entretiens, alternances et rencontres : « je me gouste » (II, 17, 657a)20. Le langage, cest le moyen privilégié pour lessai de nos possibilités, principalement par la représentation du moi – la peinture de soi, qui est un des objectifs majeurs des Essais21 – laquelle prétend non seulement figurer lécrivain, mais aussi travailler sur les rapports entre auteur, lecteurs et discours22.

Par sa constance, lexercice du doute dans les Essais pourrait être qualifié de méthodique. Toutefois la doute essayiste nest pas exactement, comme le doute méthodique cartésien, un test attentif des idées pour atteindre des certitudes inébranlables, mais il implique, au-delà de la conscience du caractère nécessairement inachevé de sa recherche, une certaine détente et nonchalance (par exemple, dans II, 17 : 643a, 649a, 652a), essentielles selon Montaigne, pour arriver à bien vivre et à bien se porter – seul intérêt, on la vu, que toute science pourrait avoir. En partant de lexpérience commune, Montaigne fait ressortir notre rapport le plus immédiat, quotidien, avec le monde, et par là avec nous-mêmes et notre humanité (II, 12, 601-604 ; II, 14, 611a ; II, 20, 675ab ; etc.) Cest dans ce sens aussi que la philosophie peut être nommée fortuite, casuelle. Pourtant, si ce doute se fait comme une affirmation de la liberté, il ne constitue jamais une négligence (II, 17, 652a ; III, 9, 994bc). Au 65contraire, cest un exercice qui trouve dans le langage un moyen pour se développer : ce nest évidemment pas par hasard que les considérations sur le « stile » sont si présentes dans le chapitre sur la présomption23. La manière de Montaigne est « nonchallante de lart » (I, 26, 172b) mais justement à cause de lart : toutefois dun art qui doit être en soi naturel pour permettre datteindre son sommet sans affectation ou effort. On peut trouver diverses raisons pour cette attitude, soit dans lélégance que Castiglione recommande au courtisan, soit dans leffet pédagogique (et inclusivement politique ou même relatif à sa carrière) que lessayiste veut avoir sur ses lecteurs, mais aussi dans cette convenance avec sa nature personnelle que lessai cherche à accomplir comme un des objectifs principaux de sa démarche philosophique. Comme la nature est elle-même définie aussi comme cette convenance, même si toujours à rechercher, on ne peut pas présumer de sa connaissance : la connaître est aussi difficile que de se connaître soi-même – nous en faisons partie. Cest justement pourquoi il nest pas question de dicter des règles de méthode, mais dessai : si les critères sont construits en même temps que souvre la voie, si vérité et méthode sont mêlées, on ne peut connaître que par les effets. Pourtant les effets ou les faits ne sont pas dans les Essais des chemins servant à remonter à des principes universels qui nous ont été donnés dentrée ; et ainsi cette connaissance expérimentale et momentanée savère-t-elle aussi toujours circulaire, sa force résidant dans la certitude de son inachèvement qui la poussera vers un retour constant sur soi. Puisque une méthode mal construite pourrait même nous empêcher de voir et agir librement (II, 17, 649-650) : la science résultante nous emmurerait dans notre présomption.

Pour la philosophie essayiste, différemment des grands systèmes philosophiques modernes, le problème épistémologique ne peut être résolu sans le concours de la question éthique dont il ne peut être détaché. Et donc le problème de la méthode ne peut, également, être séparé de la question du style. Parce quon ne peut sectionner le moi de la mouvance 66du tout – ou le mouvement de construction de soi-même du mouvement de structuration de la réalité. La recherche de lexpression non seulement correcte, mais pointue, poétique, de lélégance dans le dire puisque dans lagir en général, cest la recherche du rythme approprié, de laccord heureux entre la pensée et la vie, entre notre être « privé » et lêtre des choses. En somme, cest un art de disposer du temps, de le modeler par les lettres, de mettre en synchronie et syntonie les événements intérieurs et extérieurs par le moyen du bien dire, vu alors comme un chemin pour bien penser et agir – thème humaniste classique.

Mais quel serait le diapason pour cet affinement ? Comment peut-on, à partir de la raison, tester la raison sans être confronté aux difficultés résumées par les arguments du cercle et du troisième homme à la fin de l« Apologie » ? Or, « essayer » est une méthode qui vise à nous entraîner dans une attitude où la question du critère na plus lieu dans sa forme traditionnelle : le style est le signe du meilleur et le chemin pour y arriver – la matière destinée à être travaillée aussi bien que le résultat du processus. La méthode, nest pas un simple moyen, mais aussi la finalité en soi : la course, le terme et le but se confondent dans lattitude du bon coureur (III, 8, 928b). Et ainsi on essaie datteindre un savoir quon pourrait bien nommer organique et totale : rattachant lauteur au monde par le façonnement de la représentation de son expérience vitale personnelle, on y joint aussi le lecteur par lexigence de son engagement dans létablissement de la communication qui réunit dans le mouvement de lécriture les mouvements du monde. Par exemple, lapparente (ou non) nonchalance envers lapparence et le publique qui, de lavertissement « Au Lecteur », traverse lœuvre, a un dessein pédagogique qui non seulement nous montre la réalité ou le devoir, mais nous conduit déjà par son style à la compréhension de notre liaison artistique et physiologique avec lexistence. On pourrait comparer lœuvre de lessayiste – comme lui-même la fait dailleurs – à lœuvre du peintre, du musicien, du poète, etc. Loin dune méthode mathématique, mais non moins pensée et pesée, on assiste aussi – et peut-être, principalement – dans les Essais à une dramaturgie philosophique au service de léducation du lecteur et de lauteur : cest dans un scénario et décor théâtraux que Montaigne cherche à nous faire expérimenter le bien, la vérité, la beauté, en essayant de raffiner notre goût et notre disposition pour les retrouver, les apprécier, les créer24.

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Lessai ne se propose pas comme un chemin entre sujet et objet, mais comme une forme qui permet détudier comment ceux-ci sont toujours en relation en se constituant réciproquement ; cest lexpérience de dépeindre ce processus en y intervenant ou dintervenir en le dépeignant. Une bonne comparaison pour comprendre certains aspects de la méthode montaignienne est lexemple dune pièce dans une autre pièce, le théâtre dans le théâtre auquel, par exemple, Shakespeare nous fait assister, non par hasard, dans Hamlet – une espèce de contemplation de la contemplation dans la contemplation, par le public, lauteur et les acteurs eux-mêmes – et ainsi contemplation et action se confondent.

Si on le compare à un texte littéraire (un essai ou un conte dans sa disposition classique) cest comme si dans lessai montaignien le sous-texte attendait dêtre révélé, non par lauteur, mais par son propre développement. La construction du sens nappartient pas davance à lauteur comme il ne revient pas au lecteur de seulement le recevoir : lessai constitue un outil de révélation et formation simultanées ; et, par là, un moyen de rétracter les processus de construction de la réalité. Ici le sous-texte nest pas le sens de lhistoire tardivement révélé, mais de lécriture elle-même qui se laisse lire comme rapport de lauteur avec le monde et avec soi-même par lintermédiaire du lecteur (avec lequel son activité se confond). Cest un chemin de formation qui se déploie par un essai de prise de conscience sur les dispositions et fonctionnements de la conscience elle-même afin que nos rapports avec le monde (idéologiques, physiologiques, etc.) deviennent visibles dans son flux en parallèle avec la création littéraire. Lauteur ne se comporte pas comme un dieu qui connaît et crée le destin, mais sachemine en direction de celui-ci par lécriture, cest-à-dire par et envers soi-même comme le travail de lœuvre.

La littérature philosophique humaniste a été fréquemment accusée davoir accordé trop de valeur à lexpression, au détriment de la science, du contenu factuel ou de la forme méthodique adéquate, mais il faut se souvenir que lintérêt humaniste pour la forme et le style relève souvent dune intention pratique qui précisément ne veut pas se limiter aux 68mots, mais veut les considérer comme signes dune attitude vitale. Bien au contraire, dirait lhumaniste, ce sont les logiciens « scolastiques » qui donnent aux mots une telle importance, au point de penser quun problème résolu sur le papier lest également dans la vie. Or si lessai montaignien possède un aspect aphorismatique, tout comme chez Bacon, La Rochefoucauld ou Nietzsche, cest pour faire aussi le choix méthodologique dun refus conscient du système comme faussaire : toute tentative de représentation directe du fonctionnement de lordre universel présuppose quelque chose qui a besoin dêtre démontré, en évitant que la pensée systématique serve de pur camouflage logique – et esthétique – de ses lacunes et contradictions. Dans la philosophie morale la véritable connaissance est pratique, et de là précisément limportance de lexpression : dans la philosophie essayiste, les formes expressives sont mises en perspective et tournées sur elles-mêmes pour une critique de la qualité de lexpérience vitale quelles engendrent. Car il ne sagit pas uniquement dunir la parole à la chose, mais de travailler la présentation discursive pour le perfectionnement de nos dispositions et actions comme tâche simultanée à la recherche de la véritable connaissance25. Si Montaigne est « moins faiseur de livres que nulle autre besogne » (II, 37, 784a), cest parce que son œuvre a toujours voulu franchir lécrit. Dun côté, les Essais ne sont pas un livre comme les autres : capables dun extraordinaire mimétisme des conditions par lesquelles la pensée humaine se développe en réfléchissant continuellement sur soi et les choses, ils prétendent être dans ce sens eux-mêmes vifs et ainsi une espèce de laboratoire de recherche sur les conditions humaines de perception, représentation et action. Mais aussi, dun autre côté, la vie nest pas simplement lécriture et celle-ci na dimportance quen fonction de sa signification vitale. Cest-à-dire : « Mon métier, et mon art, cest vivre » (II, 6, 379c) – et cest précisément ce que le texte cherche à refléter : en remettant en question linteraction entre le moi et la réalité par lexamen 69de la constitution relationnelle de la subjectivité, les Essais deviennent de manière indissociable, et le milieu dans lequel soffre le monde, et le moyen pour bien le penser et vivre.

Celso Martins Azar Filho

Universités Fédérales Fluminense
et de Rio de Janeiro, Brésil

1 Le texte qui suit constitue une version revue de celui publié en portugais : « Método e estilo, subjetividade e conhecimento, nos Ensaios de Montaigne » (Kriterion, vol. LIII, 2012, p. 559-578).

2 Notons le « vous » : dun côté, Montaigne parle aussi bien de lui-même quà lui-même ; de lautre, il nous parle et parle de nous ; il y a ici une ironie adressée à soi-même mais surtout au lecteur (si celui-ci est capable de le comprendre) qui ose se placer au niveau le plus élevé décrit dans le passage et qui montre déjà par ceci quil na pas compris le paragraphe antérieur à la dernière citation : « [] saccuser seroit sexcuser en ce subject là ; et se condamner, ce seroit sabsoudre » (656a). Auteur et lecteur sont impliqués dans ce processus de découverte dans lequel lironie montaignienne nous conduit. Ce procédé, présent dès le premier essai, est particulièrement important dans le chapitre qui sera notre principal objet : « De la praesumption », chapitre dans lequel apparaît clairement comment la rhétorique montaignienne devient également un instrument déquilibre entre les exigences politiques et éthiques de son temps (cf. S. W. Farquhar, « Irony and the Ethics of Self-Portraiture in Montaignes De la praesumption », The Sixteenth Century Journal, vol. 26, no 4, p. 791-803). Lédition des Essais utilisée ici comme référence est celle de P. Villey, Paris, PUF, 2004.

3 Notons que, si le style « est » lhomme, cest encore dans le sens premier dune manière dêtre, de parler ou dagir, et à partir de là seulement on arrive à « lart de la parole ». Lidée dexpression personnelle (quinforme le sens moderne) est ici secondaire devant la tâche dentrouvrir une voie vers une philosophie morale où sont liés, dun côté, méthode et vérité (P. Desan, Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 760), et de lautre, style, matière et sens (F. Gray, in P. Desan (éd.), op. cit., 2007, p. 1100-1104).

4 Plusieurs points de lœuvre pourraient être cités : par exemple, la fin de l« Apologie », ou léloge de lunion entre savoir et ignorance dans le dernier essai. Notons également comment la rédaction du texte risque un mimétisme de la pensée, essayant de représenter un rapport intime entre art et nature. Beaucoup ont déjà relaté comment « être » et « apparaître » sont liés, non seulement dans lépistémologie, mais aussi dans le projet déducation éthique-esthétique, central dans les Essais (par exemple, J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982).

5 Seconde partie, troisième paragraphe : « Et le monde nest quasi composé que de deux sortes desprits auxquels il ne convient aucunement : à savoir de ceux qui, se croyant plus habiles quils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées, doù vient que, sils avoient une fois pris la liberté de douter des principes quils ont reçus, et de sécarter du chemin commun, jamais ils ne pourraient tenir le sentier quil faut prendre pour aller plus droit, et demeureraient égarés toute leur vie ; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour juger quils sont moins capables de distinguer le vrai davec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, quen chercher eux-mêmes de meilleures ». Je cite le Discours selon lédition dÉ. Gilson (Paris, Vrin, 1938).

6 La comparaison entre ces textes sert le propos de linvestigation ici en cours, qui nest pas dexaminer la possibilité dune influence de Montaigne sur Descartes, mais dessayer de comprendre la méthode montaignienne.

7 Le Discours a dans lœuvre de Descartes un statut particulier – notons la célèbre comparaison avec une fable (première partie, cinquième paragraphe) qui précisément essaie de faire que le lecteur ne mène pas à lextrême le doute méthodique, parce que lauteur le prenait pour un instrument dangereux (cf. lédition de Gilson, 1938, p. 44, n. 3). Ce statut particulier ne dure pourtant que jusquau moment de la conversion du texte par les règles de la méthode inspirées principalement par les mathématiques : si tout ce que Descartes dit était une fable, la philosophie cartésienne en elle-même ne ferait pas sens. Mais le cas de Montaigne est bien différent : cf. I, 21, 105c.

8 Il est intéressant de noter que Montaigne a hésité dans le passage sur le juste partage du sens que lon a cité (II, 17, 657a), en remplaçant le terme « sens » par « jugement » (Essais, A. Tournon (Éd.), Paris, Imprimerie Nationale, 1998, II, p. 521 ; Les Essais, J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin (Éds.), Paris, Gallimard, 2007, p. 696 et 1652). Cette hésitation, même si lon voulait voir dans le jugement montaignien une faculté seconde, résultat de léducation du sens, démontre la proximité des deux concepts dans les Essais.

9 Le chapitre considère des cas dans lesquels notre autocritique en général échoue : quand on évalue notre talent poétique, notre apparence, nos vertus ou bon sens, la conduite quon a eu face à certains évènements, etc., en montrant la difficulté de juger soi-même, indépendamment de la force de notre méthode ou de lacuité de lanalyse.

10 Gustave Lanson, Les Essais de Montaigne, Paris, Mellotée, 1958, p. 280. De son côté, E. Auerbach pensait que la méthode montaignienne était scientifique au sens moderne du terme : Mimesis : Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur. Bern : Francke, 1946, p. 277.

11 Il est intéressant de noter que les corrélats y sont aussi nombreux : la « règle » et ses dérivés : 10 fois ; « ordre » et ses dérivés : 11 fois.

12 Par exemple, troisième partie, cinquième paragraphe : « [] : car Dieu nous ayant donné à chacun quelque lumière pour discerner le vrai davec le faux, [] ».

13 Pour comprendre ici la différence entre les deux penseurs, il est intéressant de voir comment G. Rodis-Lewis – « Doute pratique et doute spéculatif chez Montaigne et Descartes », Revue Philosophique, 182, no 4 août.-déc., 1992, p. 439-449 (444-445) – cite une phrase (coupée en 1595 et dans lexemplaire de Bordeaux) qui précède le passage sur le bons sens dont Descartes sinspira : « Le plus sot homme du monde pense avoir autant dentendement que le plus habile » (696A) : par inadvertance évidemment, Rodis-Lewis y remplace « pense » par « peut », rangeant ainsi Montaigne à coté de Descartes.

14 En plus, la séparation étanche entre esprit et raison, intellect et sensibilité, etc., ou encore la confiance dans les critères de distinction et définition qui pourraient établir clairement cette distance est, comme on le sait, problématique aux yeux de Montaigne. Non seulement il serait difficile de retrouver dans les Essais une théorie des facultés de lâme qui servirait de base pour une approche analytique de ses fonctions et rapports, mais lauteur met cette indétermination au service de sa philosophie, la polysémie étant une des caractéristiques centrales de son langage.

15 On ne peut oublier ce qui a été dit sur la polysémie terminologique et conceptuelle montaignienne : discours et raison sont synonymes en plusieurs endroits dans le français des Essais comme dans dautres langues vulgaires du xvie s. ; donc cette expression se réfère aussi au bon usage de la raison. On note aussi que Descartes utilise le mot « essais » pour désigner son livre : A Mersenne, mars 1637 (AT I : 349). Dans ce passage aussi, « âme » et « esprit » sont équivalents (B. Sève, Montaigne : Des règles pour lesprit. Paris, PUF, 2007, p. 331).

16 I, 14, 67c. Je laisse implicite la question si discutée et disputée de la découverte renaissante de lindividu, me contentant de renvoyer le lecteur à un article qui survole la question : John Martin, « Inventing Sincerity, Refashioning Prudence : The Discovery of the Individual in Renaissance Europe », The American Historical Review, Vol. 102, no 5, Dec., 1997, p. 1309-1342. Effectivement, on voit très bien dans les derniers passages des Essais cités comment, dun côté, la prééminence de lindividu se montre, et de lautre, comment cette prééminence est mise en rapport avec des facteurs « environnementaux » (soient politiques, religieux, physiques, etc.) de manière inextricable : ce que lessai montre nest pas exactement le sujet, mais la pensée ou le sujet « penseur » in media res : S. Gaukroger (« Descartes ». In Routledge Companion to Epistemology, S. Bernecker et D. Pritchard (Eds.), London, Routledge, 2011, p. 678-679) va différencier le « doute épistémologique » de Descartes du doute montaignien associé à un style de vie. Dans la pensée sur laction, lindividu se montre donc aussi par une espèce dégologie négative, toujours escortée par les affirmations montaigniennes sur linconsistance du sujet : mais noublions pas que le regard montaignien en soi, même dans son caractère circonstanciel, révèle déjà lunité (parce que toujours en œuvre) apparemment refusée. Si « Moy à cette heur et moy tantost sommes bien deux » (III, 9, 96ac), il faudrait encore percevoir ici le troisième « moi » qui observe ce changement et cette multiplicité selon sa permanence et identité : cest à celui-ci que lécriture de lessai permet daccéder.

17 Montaigne est en accord avec lidée exprimée dans le premier paragraphe du Discours (1938, p. 40-41) concernant la propension des « grandes âmes » aux plus grands vices, aussi bien quaux plus grandes vertus, par exemple quand, parlant des anciens, il affirme « [] : nos forces ne sont non plus capables de les joindre en ces parties là vitieuses, quaux vertueuses : car les unes et les autres partent dune vigueur desprit qui estoit sans comparaison plus grande en eux quen nous ; et les ames, à mesure quelles sont moins fortes, elles ont dautant moins de moyen de faire ny fort bien ny fort mal » (I, 49, 299a). Du point de vue de lessayiste, pourtant, cette force de lâme a une valeur intrinsèque qui doit être relevée ; des critiques à des préjugés de classe qui pourraient y résider sont présents depuis le premier essai. « Pour juger des choses grandes et haultes, il faut uname de mesme, autrement nous leur attribuons le vice qui est le nostre. Un aviron droit semble courbe en leau. Il nimporte pas seulement quon voye la chose, mais comment on la voye » (I, 14, 67a) : le célèbre exemple de laviron sert ici pour montrer que notre savoir dépend aussi de ce que nous sommes (et/ou de notre conduite). On note encore comment dans le développement sur la grandeur qui boucle lessai « De la praesumption », lauteur veut mettre en relief aussi, et principalement, sa perspective dévaluation. Ce qui nempêche pas que le « principe philosophique du règlement » (Sève, op. cit., p. 332) soit décisif pour le façonnement de lessai : « La recommandation que chaque un cherche, de vivacité et promptitude de lesprit, je la prétends du règlement » (II, 17, 658b).

18 P. Hadot, qui trouva dans les Essais une de ses sources majeures dinspiration pour sa vision de la philosophie comme pratique (La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001, p. 199-200), montre comment la perception de la sagesse comme quelque chose à laquelle « peut-être le philosophe ne parviendra jamais » (Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 308-309), et ainsi de lexercice comme un processus interminable, fait partie de lidéal du sage depuis lantiquité.

19 Notons comment, même si lessai comme moyen de perfectionnement moral est probablement mort avec son auteur, la notion dun style, comme la dit Adorno, méthodiquement non-méthodique (« methodisch unmethodisch » : Gesammelte Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1974, vol. 11, p. 21 ; cf. H. Melehy, in P. Desan (ed.), op. cit., 2007, p. 1104-1108) – notion montaignienne évidemment –, est passée à la postérité.

20 Dans la recherche essayiste, ce ne sont pas les liens ontologiques ou théologiques entre lêtre et le langage qui sont premièrement en cause : pour Montaigne la sagesse sinscrit bien plus dans une perspective physiologique (T. Gontier, « Lessai et lexpérience : le scepticisme montaigniste par-delà le fidéisme », in M. -L. Demonet et A. Legros (Eds.), LÉcriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004, p. 237) qui réunit logiquement méthode et style. Lorsque Gassendi (apud L. Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Pocket, Paris, 1995, p. 141-142) propose lexemple classique (Platão, Alcibíades, 132d-133b ; N. de Cusa, De venatione sapientiae, Hamburg, Felix Meiner, 2003, p. 126) de limpossibilité de se voir soi-même, pour montrer notre difficulté naturelle à nous connaitre et corriger, Descartes répond que ce nest pas lœil qui doit se voir soi-même, mais lesprit ; dans les Essais, pourtant, corps et esprit sont « consubstantiels ».

21 II, 17, 653a. Par rapport au projet de la peinture, il y a toujours eu une certaine controverse sur sa constance et sa place dans la philosophie montaignienne (principalement à cause du refus de son importance dans le commentaire de Villey à l« Avis au Lecteur » dans son édition des Essais). Mais, comme dautres, je crois, quil y a là quelque chose de crucial dans la rédaction des Essais (et ne serait-ce que sa présence dans toutes les « phases » de lœuvre le montre).

22 Par exemple, à travers le rabaissement et le doute de soi, distiller ce « goût de lharmonie » qui nous prédispose à apprendre et enseigner – disposition et disponibilité qui constituent un des grands objectifs et leçons de la pensée montaignienne : cf. Édouard Ruel, Du Sentiment Artistique dans la Morale de Montaigne, Genève, Slatkine (réimpression de lédition de Paris, 1901), 1970, p. 323.

23 Dans le texte montaignien, où se croisent politique, philosophie et littérature, argumentation logique et ressources rhétoriques se combinent. Lironie, la prolepsis, la satire sont des exemples de figures qui deviennent aussi stylistiques que philosophiques dans « De la praesumption ». Les remarques sur la poésie à la fin de cet essai (661 a) doivent aussi être prises en compte dans le cadre dune discussion de la forme de la méthode – discussion à laquelle Descartes prête également attention (P. Desan. Naissance de la Méthode, Paris, Nizet, 1987, p. 155).

24 Il est intéressant de rappeler lestime qua Montaigne pour le théâtre : voir parmi des monographies récentes, G. Navaud, Le Théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare, Gèneve, Droz, 2010 ; R. Ellrodt, Montaigne et Shakespeare : lémergence de la conscience moderne, Paris, José Corti, 2011. Le cinéma a également été utilisé par divers interprètes comme métaphore pour comprendre certains aspects du procédé essayiste, et notamment pour décrire le dépeindre montaignien de la subjectivité (cf. H. Melehy, op. cit. p. 1106).

25 Pour la tradition rhétorique, la praesumptio est une prévision des arguments contraires qui sert comme instrument de correction et défense, et ainsi, également un moyen de montrer et occulter des qualifications personnelles. « The figure of praesumptio defines the argumentative strategy Montaigne adopts » : S. W. Farquhar, « Irony and the Ethics of Self-Portraiture in Montaignes De la praesumption ». The Sixteenth Century Journal, vol. 26, no 4, 1995, p. 801-802, note 51. Il est intéressant de remarquer comment lexemple dautoréflexion montaignien sert surtout dexemple dune méthode de recherche qui se prétend heuristique, cest-à-dire, créative précisément parce que critique, et qui peut être suivie par le lecteur pour découvrir son propre chemin.