« La vérité n’est jamais matière d’erreur »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 1, n° 63. varia - Auteur : Guerrier (Olivier)
- Résumé : Cet article entend analyser le sens de la formule « La vérité n’est jamais matière d’erreur » du chapitre « De l’exercitation » des Essais, et en tester la fécondité à l’échelle de l’œuvre entière. Il passe donc d’une enquête in abstracto à une lecture du contexte où elle prend place, pour ensuite de nouveau la délocaliser en l’appliquant à d’autres aspects et enjeux que ceux qui la caractérisent dans le chapitre 6 du Livre II.
- Pages : 93 à 102
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406060871
- ISBN : 978-2-406-06087-1
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06087-1.p.0093
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
« La vérité n’est jamais
matière d’erreur »
Au premier abord, la formule aurait tout de la tautologie – ou encore du « proverbe chinois », que propose de manière ludique un humoriste contemporain : « rien ne sert de courir, cela ne sert à rien ». Montaigne est familier de ce genre de truisme : « Quand je danse, je danse, quand je dors, je dors1 ». Truisme tout apparent en fait que celui-ci dans le chapitre « De l’experience », où il s’agit de « dégeler » la couche de fausse banalité attachée à la redite, de remotiver l’évidence en opposant à toutes les « prudentes gens », qui ne savent jamais se « rasseoir » au présent, un véritable art de l’application à celui-ci, par le travail de la réflexivité. De sorte qu’un tel énoncé finit par confiner en réalité au paradoxe, en tant que définition d’une attitude qui va à l’encontre de ce qui est communément admis et effectué.
Si le tour qui nous sert de titre pourrait bien solliciter une opération voisine, il n’adopte pas la forme de la répétition : il contient des termes différents, voire opposés. Ceux-ci, du reste, n’entretiennent pas le rapport que pourront avoir par exemple les contraires dans certaines maximes de La Rochefoucauld telles que « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés », où l’antonymie de surface ôte brutalement le masque et se dévoile pour ce qu’elle est en réalité, une synonymie et une analogie. Ici, la « vérité » n’est pas une « erreur » déguisée. Bien plutôt, elle ne touche « jamais » à l’erreur, et l’adverbe temporel vient renforcer l’impression de lapalissade, en éloignant pour toujours, d’un point de
vue sémantique, des notions que nul n’avait l’idée, dès le départ, de rapprocher ainsi pour les comprendre.
C’est bien pourtant ce que fait Montaigne et, à moins de rire au nez de celui qui égrène pareilles fadaises, il convient de se demander quel lièvre gît sous cette phrase, et où il se loge. Pas dans sa construction, en tout cas, qui est tout sauf complexe, et ne saurait être le support de l’expression d’une conduite d’un nouveau genre, comme c’est le cas par exemple dans le chapitre « De la praesumption » avec le « Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m’en tiens2 », où le jeu sur la tournure verbale « se tenir de » fonde ce nouveau paradoxe qui veut que locuteur n’échappe à cette « commune sorte » à laquelle il appartient que parce qu’il est le seul à avoir conscience de cette appartenance. Dans le cas qui nous occupe, c’est la limpidité qui est le signe de quelque chose d’autre, qui incite à rechercher ce qui se cache sous l’apparence de l’évidence.
Encore faut-il s’entendre sur ladite limpidité. Les composantes de l’énoncé, « à les prendre à la lettre », sont dans un rapport qui ne va pas totalement de soi d’un point de vue logique. Même si « le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indéfini » comme le déclare le chapitre « Des menteurs3 », dans la mesure où l’antonyme strict de « vrai » est « faux », dans la mesure où les Essais tissent parfois une équivalence entre « vrai » et « vérité » (par exemple dans le passage de l’Apologie de Raimond Sebon autour du paradoxe du Menteur sur lequel on reviendra), ce serait le substantif « fausseté » qui s’opposerait à « vérité » de la façon la plus pertinente. Par son étymologie, ses emplois majoritaires chez Montaigne, la proximité qui est sienne avec le paradigme de l’« errance », l’« erreur » colore donc immédiatement l’ensemble d’une touche axiologique, en l’écartant des contrées d’une science abstraite et de ses raisonnements. Et ce d’autant plus que le « jamais » ne paraît pas non plus utilisé in abstracto, comme désignant un déploiement temporel dans l’absolu, celui que mobilisent les prémisses et autres axiomes. Et, enfin, Montaigne n’écrit pas « La vérité n’est jamais l’erreur » mais « n’est jamais matière d’erreur », impliquant une « matérialisation », autrement dit une actualisation dans le monde sensible.
Il est donc grand temps de cesser ce préambule et de sortir de notre empyrée, pour considérer les circonstances, et d’abord le contexte spécifique où s’inscrit la formule, que l’on lit dans la longue addition autographe du chapitre « De l’exercitation ». Il y est question, on s’en souvient, de l’« autoportrait » au vif, analogue à un « skeletos » donnant accès à l’« essence », et dont Montaigne en vient à examiner les implications :
Je tiens qu’il faut estre prudent à estimer de soy et pareillement consciencieux à en tesmoigner, soit bas soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage, ou près de là, je l’entonneroy à pleine teste. De dire moins de soi qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie. Se payer de moins qu’on ne vaut, c’est lâcheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s’ayde de la fausseté : et la verité n’est jamais matière d’erreur. De dire de soy plus qu’il n’en y a, ce n’est pas tousjours presomption, c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est – en tomber en amour de soy indiscrete – est à mon advis la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir c’est faire <tout> le rebours de ce que ceux-ci ordonnent, qui en défendant le parler de soy défendent par consequent encore plus de penser à soy4.
En somme, se déprécier comme se surestimer sont sottises. Car « nulle vertu ne s’aide de la fausseté », où l’on remarque justement la présence du substantif avant la phrase choc, introduite comme en hyperbate, ce qui paraît tisser une équivalence entre ce dernier et « erreur », et, par attraction pourrait-on dire, entre « vérité » et « vertu ». De sorte qu’il y a bien subjectivation générale des notions. Rien à voir, au final, avec la dialectique « vérité / erreur » des scientifiques, de ce temps-là ou d’aujourd’hui, K. Popper en tête, selon lesquels la vérité des sciences avance au gré d’expériences qui viennent invalider une théorie antérieure, laquelle devient alors erronée. L’énoncé a désormais quitté tout ancrage propre à l’objectiver, pour s’immerger dans les contingences de l’existence, de la vie intérieure, du discours et de l’œuvre.
Cela n’empêche pas le procès de se construire sur des bases reconnaissables, qui sont donc en fait celles des catégories morales. Aristote est sollicité pour la sous-estimation de soi, et avec lui la cartographie des vices et des vertus de l’Éthique à Nicomaque. L’argument de ne « s’estimer pas assez » court du reste dans les Essais – on le retrouverait entre autres dans le chapitre « De la praesumption » –, et il peut prendre des visages et subir des traitements variés selon les sources qui en favorisent le
développement. Par exemple, la « mauvaise honte » par laquelle Amyot, dans ses Œuvres morales de 1572 (Ethica), traduit le titre du traité des Moralia de Plutarque ΠΕΡΙ ΔΥΣΩΠΙΑΣ, ou De vitioso pudore en latin, est mentionnée à deux reprises comme facteur de pusillanimité excessive5. En tout état de cause, le bon lieu, c’est une humilité modérée, un juste milieu par rapport aux extrêmes.
Ce topos de l’équilibre, dont une des variantes est la mediocritas aurea d’Horace, paraît pourtant traité de façon originale en ce que son expression comprend le terme, apparemment plus « aléthique » qu’axiologique, de « vérité ». Ce qui pourrait conduire à une confusion de plans habituellement séparés, puisqu’un ordre emprunterait, pour exprimer ses manifestations, une notion plutôt réservée à un autre. Mais, en réalité, l’« aléthique » vient ici comme apporter sa caution à l’éthique, ce qui doit être d’abord relié au projet des Essais, qui recueillent via en particulier Plutarque et Sénèque les données de la « philosophia moralis » antique, cette « science morale » que Montaigne évoquait dans le texte primitif d’un passage du chapitre « Des livres » consacré aux historiens : « Les Historiens sont le vrai gibier de mon estude, car ils sont plaisans et aysez : et quant et quant la consideration des natures et conditions de divers hommes, les coustumes des nations differentes, c’est le vray suject de la science morale6 ».
N’oublions pas toutefois et surtout qu’il s’agit pour Montaigne de « représenter un particulier », c’est-à-dire de « tesmoigner de soy », pour revenir à l’extrait de « De l’exercitation ». Autrement dit, la taxinomie morale croise le dessein de l’autoreprésentation, et participe de la syntaxe de la production de l’identité. On s’est échiné à vouloir faire du Saint Augustin des Confessions le modèle de l’auteur des Essais en la matière, sur la base entre autres de lignes parlant de l’« espineuse entreprise », qu’on rencontre un peu avant celles que nous examinons :
Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui ayent battu ce chemin : et si, ne pouvons dire si c’est du tout en pareille manière à cette-cy, n’en connoissant que les noms7.
Ces œuvres disparues, présentées à tort ou à raison comme uniques, sont peut-être celles des satiriques Lucilius, Scaurus et Rutilius. En tout cas, au début du chapitre « De la praesomption », opposant les hommes éminents, qui témoignent de leur rang par leurs actions publiques, aux hommes plus obscurs, qui sont obligés de parler d’eux-mêmes pour se faire connaître, Montaigne prend pour exemple Lucilius, créateur romain de la satire, qui « commettoit à son papier ses actions et ses pensées, et s’y peignoit tel qu’il se sentoit estre8 ». Et il fait précéder cette phrase de l’extrait des Satires d’Horace (II, I, 30-34), où le poète décrit Lucilius confiant sans fard à ses écrits comme à de fidèles compagnons (« velut fidis sodalibus ») les hauts et les bas de sa vie. Le genre paraît moins pris pour un patron formel (la satura, mélange des registres et des modes d’expression) qu’il ne permet de mettre l’accent sur l’espace intime ainsi que sur l’objet qui est chargé d’en consigner authentiquement les secrets.
Cette perspective leste donc la « vérité » d’une portée qu’on n’aurait pas attendue. Du reste, une autre séquence de l’Apologie tisse un lien explicite entre « vertu » et « vérité » :
La marque peculière de nostre verite devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste marque et la plus difficile et que c’est la plus digne production de la verité9.
On comprend alors que la formulation correcte d’une « vertu » puisse « aider » celle-ci, la seconder ; ou encore que sa manifestation adéquate la constitue comme telle. On peut voir à ce compte dans « la vérité n’est jamais matière d’erreur » l’idée selon laquelle le choix de l’expression de la demi-mesure renforce le modèle dans sa « vérité », dans sa « forme maîtresse » en quelque sorte, qu’il ne falsifie ni ne trahit. En cela, il n’est pas « erreur » ; et même, pourrait-on dire, il n’est pas « errance », au sens presque théologique.
Il serait cependant dommage de réduire la portée de la phrase à ce périmètre des vices et des vertus, et au bon dosage, dans l’« image » à produire, de la philautia. Car elle paraît posséder une fécondité et une productivité qui la rendent apte à caractériser d’autres aspects des Essais10, telle une sorte d’adage ou de mot d’ordre, emblématique de l’ensemble dans lequel il prend place. Ainsi, elle gagne à être confrontée à un chapitre comme « Du repentir ». Pour relire pour commencer ceci, qui prouve s’il en était encore besoin, que la « science morale » et ses catégories viennent informer la description d’un individu de la « commune sorte » : « On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche estoffe11 ». Plus important cependant : tout en reconnaissant le rôle de la « fortune » et de ses vicissitudes dans les affaires humaines, Montaigne élabore une philosophie de l’adéquation à soi dans le présent, qui conduit à un rejet de tout repentir, après coup :
Je fay coustumierement entier ce que je fay, et marche tout d’une pièce12.
Lors que je consulte des deportements de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ay communement conduits avec ordre, selon moy13
Engagé « entièrement » dans chacune de ses actions, selon une sorte de saisie des occasions, d’un « kairos », le sujet coïncide avec lui-même dans chacun des instants successifs d’un temps conçu comme non linéaire, discontinu. Ce qui lui permet de réduire l’illusion rétrospective fondée sur la reconstitution téléologique opérée à partir du moment présent :
Ores que je n’y suis plus, j’en juge comme si j’y estoy14.
Il s’agit de pouvoir « garder les yeux ouverts aux commencements », selon la formule de « De ménager sa volonté » sur laquelle J.-Y. Pouilloux a naguère attiré l’attention, de maintenir la pensée disponible pour reconstituer ce qui un jour s’est donné à l’état naissant, avec le charme et le primesaut de l’événement. La « peinture » devra porter la trace de ces efforts :
Pour la parfaire, je n’ai besoing d’y apporter que la fidelité : Celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouve. Je dy vrai, non pas tout mon saoul : mais autant que je l’ose dire : Et l’ose un peu plus en vieillissant15.
Elle sera alors « vraie », mais d’une « vérité » qui s’éloigne désormais définitivement de la distribution morale, ou qui la subsume, au profit d’une gestion de la temporalité, selon ce qu’on peut appeler une éthique personnelle voire une « détermination de la substance éthique » pour reprendre l’expression de M. Foucault. Et l’on comprend en conséquence les lignes célèbres :
Tant y a, que je me contredits bien à l’adventure, Mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point16.
À ce compte, la « fidélité » devient le critère de la « vérité » ; et elle n’est jamais « matière d’erreur », car elle ne fausse pas le pacte intérieur passé avec soi-même, seule condition pour ne pas tricher avec la durée et l’« identité » qui s’y trouve plongée.
Mais ce n’est pas encore tout. Passons du contenu de l’énoncé au plan de l’énonciation et au locuteur, afin d’aborder ce qui est sans doute le problème le plus complexe de l’œuvre. En effet, on peut toujours se réclamer de toute la « vérité » qu’on veut, cela reste apparence :
Il n’y a que vous qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux. Les autres ne vous voient point, ils vous devinent, par conjectures incertaines. Ils voient non tant votre nature que votre art17.
Sur toutes les déclarations des Essais planent de la sorte le soupçon de « mauvaise foi » ou de « mensonge ». Car si vous dites « la vérité n’est jamais matière d’erreur », et que vous disiez faux, ou que vous mentiez, que se passe-t-il ? Montaigne rencontre justement la difficile question de la formulation de la parole de vérité, dans une addition de 1588 qui vient se greffer sur les lignes initiales consacrées au « Que sais-je ? » dans l’Apologie :
[A] […] Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllab : HOC ! [B] Prenons la clause que la logique mesme nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes « Il faict beau temps », et que vous dissiez verité, il fait donc beau temps. Voylà pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : Si vous dictes « je ments », et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette cy, sont pareilles à l’autre, toutes fois nous voylà embourbez. [A] Je voy les philosophes Pyrrhoniens […]18.
Et cela jusque dans la question de la parole « à feinte », appelée à être comme un équivalent, dans l’ordre du livre, de ce que sont dans celui du droit les « fictions légitimes », qui s’avouent et demandent à être reconnues pour ce qu’elles sont :
[B] […] Quand on m’a dit, ou que moy-mesme me suis dict : Tu es trop épais en figures : Voilà un mot du creu de Gascoingne : Voilà une frase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françoises : ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) : Voilà un discours ignorant : Voilà un discours paradoxe, en voilà un trop fol : [C] Tu te joues souvent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte. [B]
Oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? Me représente-je pas vivement ? Suffit. J’ai faict ce que j’ai voulu. Tout le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy19.
Il y a là une préoccupation, celle d’un parler sans leurre, et capable d’être perçu comme tel. L’enjeu est de taille : c’est celui de la parole donnée à un autre, de cette parole qui seule relie les hommes en une société digne de ce nom : « <En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres, que par la> parole20 ». Les Essais s’emploient ainsi à ce que probablement avant eux La Boétie avait recherché dans le Discours de la servitude volontaire : conjurer la malédiction des signes tombée sur une « si malplaisante saison », au moyen d’un texte qui déploie un peu de cette transparence originelle que possèdent les hommes par la nature21, laquelle « nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parolle pour nous accointer et fraterniser davantage22 ».
Dans ces conditions, si l’énoncé que nous étudions est reconnu comme sincère, s’ouvre pour lui une nouvelle virtualité sémantique, cette fois en tant que programme valable pour la totalité de l’œuvre, dans son rapport au destinataire et au partenaire. Que celui qui se donne « tout entier » suscite la confiance, et alors il ne saura induire celui-ci en erreur ; et même, il pourra lui servir de « guide », dans la contingence de leur rencontre, toujours : « Ce qui me sert peut aussi par accident servir à un autre » dit encore l’addition manuscrite de la fin du chapitre « De l’exercitation23 ».
Sur les décombres de la certitude objective, et en faisant le constat des impostures des « régimes de vérité » disponibles en leur temps, les Essais tentent une manière de refondation, visent à nouer ou renouer, dans un espace et avec des moyens qui ne sont pas ceux des pouvoirs et des maîtres en place. Ils invitent de la sorte à examiner librement
l’« image » qu’ils renvoient – image qui est tout sauf une « statue » – dans ses « progrès » qui sont autant de questionnements à partager. Si leur parole sonne juste, elle pourra peut-être remplacer le tintamarre par une forme d’unisson. Et accomplir définitivement le fait que « la vérité n’est jamais matière d’erreur ».
Olivier Guerrier
Université Toulouse II – Jean-Jaurès
« Il Laboratorio » – EA 4590
1 Essais, III, 13, 1007B (491). Pour les citations des Essais, nous nous référons à l’édition Villey-Saulnier, en maintenant l’orthographe et la graphie archaïsantes en connaissance de cause. Cela dit, nous mentionnons entre parenthèses la pagination correspondant à l’édition procurée par A. Tournon à l’Imprimerie Nationale, que nous suivons pour corriger certaines erreurs compromettant la justesse et la compréhension du texte, et dont nous restituons autant que possible le système de ponctuation, à l’exception du point-en-haut correspondant aux deux-points archaïques de Montaigne, remplacé ici par les deux points classiques.
2 Ibid., II, 17, 635C (485).
3 Ibid., I, 9, 37C (89).
4 Ibid., II, 6, 379C (81).
5 Dans la version de 1588, Montaigne fait allusion à ce vice nuisible, d’abord dans « Sur des vers de Virgile » : « J’ay eu faute de fortune souvant, mais par fois aussi d’entreprise : Dieu gard’ de mal qui peut encores s’en moquer. Il y faut en ce siecle plus de temerité : laquelle nos jeunes gens excusent sous pretexte de chaleur, Mais, si elles y regardoyent de pres, elles trouveroyent qu’elle vient plustot de mespris. Je craignois superstitieusement d’offenser : et respecte volontiers ce que j’ayme. Outre ce qu’en cette marchandise, qui en oste la reverence, en efface le lustre. J’ayme qu’on y face un peu l’enfant, le craintif et le serviteur. Si ce n’est du tout en cecy, j’ay d’ailleurs quelques airs de la sotte honte dequoy parle Plutarque, Et en a esté le cours de ma vie blessé et taché diversement : Qualité bien mal-avenante à ma forme universelle – Qu’est-il de nous aussi, que sedition et discrepance ? » (Ibid., III, 5, 866B – 134-135). Dans « De menager sa volonté » ensuite : « Comme Plutarque dict, que ceux qui par le vice de la mauvaise honte sont mols et faciles à accorder quoy qu’on leur demande, sont faciles apres à faillir de parole et à se desdire » (Ibid., III, 10, 1019B – 358).
6 Nous avons calqué l’orthographe du texte de la variante imprimée sur celle de la séquence de l’édition Villey, avec donc la retouche autographe sur l’Exemplaire de Bordeaux : « [A] […] Les Historiens sont ma droitte balle : ils sont plaisans et aysez : et quant et quant [C] l’homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu : la diversité et vérité de ses conditions internes en gros et en destail : la variété des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent » (Ibid., II, 10, 416 – 137).
7 Ibid., II, 6, 378-379C (78).
8 Ibid., II, 17, 632A (481).
9 Ibid., II, 12, 442C (175).
10 La méthode de localisation / délocalisation, que nous avions initialement employée de manière empirique, s’est vue quelque peu fondée en raison par la suite, lorsque notre ami B. Sève – que nous remercions une fois de plus pour sa générosité – nous a indiqué ce texte de G. Canguilhem sur « La Philosophie du Non » de G. Bachelard, texte d’ailleurs quant à lui consacré au concept : « La Philosophie du Non c’est une philosophie du travail, en ce sens que travailler un concept c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre pour modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme », Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, p. 206 (initialement paru dans « Dialectique et Philosophie du Non chez G. Bachelard », Revue internationale de philosophie, Bruxelles, 1963, no 66).
11 Essais, III, 2, 805B (44).
12 Ibid., III, 2, 812B (55).
13 Ibid., III, 2, 813B (57). Confrontation reprise, sous un autre éclairage, dans le chapitre « Sur des vers de Virgile ».
14 Ibid., III, 2, 815B (60).
15 Ibid., III, 2, 805-806B (45).
16 Ibid., III, 2, 805B (44).
17 Ibid., III.2.807-808B (48).
18 Ibid., II, 12, 527 (312). Le texte de 1588 porte « et que vous dites vérité […] et que vous dites vrai [….] » ; sur l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne renforce la dimension virtuelle du procès par les subjonctifs.
19 Ibid., III.5.875 (148).
20 Ibid. I, 9, 36C (89).
21 Nous renvoyons ici à notre article « La parole en question », Cahiers La Boétie no 5, « La parole de La Boétie : approches philosophiques, rhétoriques et littéraires », S. Provini, A. Rees et A. Vintenon (dir.), Classiques Garnier, 2016, p. 63-72.
22 La Boétie, De la servitude volontaire ou Le contr’un, éd. N. Gontarbert, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 90.
23 Essais, II, 6, 377C (78).