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Classiques Garnier

Quelles sont les « quelques lourdes erreurs en [l]a vie » de Montaigne ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2015 – 2, n° 62
    . varia
  • Auteur : Desan (Philippe)
  • Résumé : La distinction établie par Montaigne dans ses Essais entre erreurs particulières et erreurs publiques ne se comprend qu’à la lumière d’une carrière politique parsemée d’échecs et de rebondissements. Les Essais permirent de rattraper certaines erreurs ou du moins de les justifier : ainsi la traduction de la Théologie naturelle de Sebond vue comme une erreur de jeunesse ; ou le projet finalement abandonné de mettre le Discours de la servitude volontaire de La Boétie au centre du premier livre.
  • Pages : 21 à 34
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057482
  • ISBN : 978-2-406-05748-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Quelles sont
les « quelques lourdes erreurs
en [l]a vie » de Montaigne ?

Après 1588, Montaigne déclare que « lerreur particuliere faict premierement lerreur publique, et à son tour apres, lerreur publique faict lerreur particuliere » (III, 11, 1027-1028 C)1. Cette distinction entre les erreurs particulières et les erreurs publiques est intéressante dans la mesure où elle résume, à posteriori, le travail de séparation effectué par lauteur des Essais entre Michel de Montaigne et le maire, cest-à-dire entre lhomme privé et le personnage public, ceci après son expérience administrative à la tête de la cinquième ville de France de 1581 à 1585. La différenciation effectuée par Montaigne nest en effet compréhensible quà la lumière dune carrière politique parsemée déchecs et de rebondissements. Que veut dailleurs dire Montaigne ? Nous remarquerons dabord quaprès 1585, suite à son expérience à la mairie de Bordeaux, Montaigne opère une rupture franche entre vie publique et vie privée2. On connaît sur ce point la fameuse séparation effectuée lors de la seconde campagne décriture des Essais entre lautomne 1585 et lété 1587 : « Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, dune separation bien claire » (III, 10, 1012 B). Après 1588, il renforcera encore cette division pour ne plus sintéresser quà lhomme privé ; cest du moins ce quil revendique dans les marges de lExemplaire de Bordeaux. Montaigne se livrera alors à une véritable théorisation de cette polarisation entre vie publique et vie privée, comme si ces deux aspects dune existence pouvaient être divisés clairement.

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Analysons donc ce mouvement de lerreur qui évolue du particulier vers le public pour revenir ensuite vers le particulier. On pourrait dire quun premier mouvement personnel – dû à lambition par exemple – produit une action ou un comportement publics. Nous sommes ici dans le domaine des aspirations ou des ambitions. Ensuite, et cest uniquement à ce moment que lerreur acquiert un sens pour les autres – puisquelle devient publique –, que lerreur engendre des retombées sur la vie privée de lindividu. Cette seconde phase permet ainsi de tirer les leçons de ses erreurs pour ne pas les reproduire. Cest de cette façon que nos erreurs du passé peuvent devenir profitables dans lavenir ; elles nous rendent plus sage. Lerreur particulière est souvent le fait de prétentions, daspirations, despérances ou de convoitises dans la vie publique, car il sagit bien dambitions dont parle Montaigne quand il se réfère à ses erreurs passées. Sur ce point, dans « Nos affections semportent au delà de nous », il précise que les erreurs humaines résultent fréquemment despérances mal placées : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le desir, lesperance nous eslancent vers ladvenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est » (I, 3, 15 B). Cette projection de lindividu dans lavenir est bien le résultat dune ambition qui fait agir Montaigne en fonction dun bénéfice ou dun intérêt à venir. Lhomme ne peut se contenter de ce quil a et éprouve toujours le besoin de se projeter en avant, hors de lui-même. Ce mouvement naturel vers une ambition réalisable pourrait expliquer non seulement les carrières de Montaigne comme parlementaire, diplomate, administrateur et négociateur, mais peut-être aussi la forme de lessai. Bien entendu, le jugement porté par Montaigne sur ses erreurs passées représente encore une fois une réflexion après-coup, car les erreurs ne sont perceptibles quavec le recul nécessaire. Ainsi, dans les marges de lExemplaire de Bordeaux, Montaigne reconnaîtra avoir jadis effectué plusieurs lourdes erreurs en sa vie.

La confession derreurs commises dans sa vie publique et sa vie privée forme la matière de notre réflexion et doit nécessairement faire appel à la biographie de Montaigne. Nous proposerons quelques hypothèses sur ces erreurs de la vie de Montaigne à la vue de ses échecs passés aussi bien dans le domaine public que privé. Mais lisons dabord le passage dans son entier :

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Jay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie et importantes, non par fautes de bon advis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux objects quon manie et indivinables, signamment en la nature des hommes, des conditions muettes, sans montre, inconnues par fois du possesseur mesme, qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et prophetizer, je ne luy en sçay nul mauvais gré ; sa charge se contient en ses limites ; levenement me bat (III, 2, 814 C).

Cette admission se présente comme une énigme. À quoi ou à qui Montaigne fait-il exactement allusion dans ce passage ? Avant de proposer quelques pistes pour répondre à cette question, il nous faut dabord dire deux mots du projet de publication des Essais en 1580. Nous avons argué ailleurs que les Essais de Montaigne constituent une tentative de réappropriation du politique au lendemain de la Saint-Barthélemy. Cette démarche nest pas unique ; elle se situe dans une entreprise intellectuelle plus générale dans laquelle on pourrait compter Les Six livres de la République de Jean Bodin et les Discours politiques et militaires de François de La Noue. Après 1572, Montaigne refusa de tomber dans la réaction excessive des partisans de lAnti-Machiavel et proposa à sa façon une configuration innovante du politique où les acteurs pourraient servir leur roi et leur pays en toute transparence.

Trop de paroles, trop de discours, trop de livres, nous dit Montaigne. Il fallait, durant les guerres de religion, que la politique prenne de la hauteur et ralentisse un peu le cours des événements marqué par une constante accélération de la barbarie. Certes, les Essais – dans leurs différentes éditions publiées du vivant de Montaigne – représentent des moments politiques dissociés les uns des autres, mais ils rappellent aussi à leur auteur les infortunes de sa vie publique. Sur ce point, les éditions de 1580, 1588 et lExemplaire de Bordeaux renvoient à époques différentes et permettent à Montaigne de faire le point, voire de régler ses comptes, avec des erreurs passées. Car il faut bien ladmettre, le modèle politique fondé sur la transparence que proposa Montaigne dans les premiers chapitres de ses Essais de 1580 fut un échec flagrant en ce siècle où régnaient lhypocrisie, la dissimulation et la trahison. En ce sens, les propositions faites en personne au roi en 1580 à Saint-Maur-des-Fossés reflètent une erreur dappréciation ; mais, comme Montaigne le comprend après 1585, les erreurs sont toujours profitables après coup. Sans ces erreurs Montaigne aurait été incapable de faire le bilan dune

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vie passée au service des princes, à commencer par son voisin, le marquis de Trans, au début des années 1570, jusquau roi Henri IV, au début des années 1590. Vingt ans de service public qui offrent un parallèle remarquable avec les vingt années de rédaction des Essais, certes de façon discontinue et plutôt lors de campagnes décriture.

Il faut rappeler que, même dans son édition de 1580, le livre de Montaigne ne prétend jamais être un traité politique dogmatique à un moment où il fallait plutôt réinventer une conception dynamique du gouvernement et du pouvoir en général. La négociation était de rigueur, même si elle fut souvent vouée à léchec, plus particulièrement au début des années 1560, cest-à-dire au moment de léruption du conflit religieux entre catholiques et protestants. Peu importait : ce qui comptait, cétait de préserver à tout prix la civilité nécessaire au maintien de la société. Sur ce point Montaigne ne dévia jamais dun iota. Les Essais contribuèrent à leur façon à décentrer le discours politique afin de lui donner une orientation nouvelle, plus privée et moins dépendante des effets dappartenance à un groupe, à un clan ou à une foi. Cest certainement pourquoi Montaigne na appartenu à aucune alliance, aucune ligue, aucune brigade. Pourtant, la faiblesse de ses réseaux représente peut-être une erreur de jugement politique. Son passage en demi-teinte au parlement de Bordeaux et sa difficulté à sentendre avec ses confrères étaient certainement déjà un signe avant-coureur de ses échecs politiques à venir.

Il faut sur ce point rappeler que Montaigne passa une partie considérable de son activité dauteur à expliquer des erreurs passées. On pourrait dire que les Essais permirent précisément à Montaigne de rattraper certaines erreurs ou du moins de les justifier. Il devint même expert en justification de ses choix, de ses erreurs et de lui-même. Sur ce point, les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thevenot ont permis de mettre en avant cette construction à deux niveaux qui marque toute démarche publique – volonté collective et intérêt particulier3. Ce savant équilibre entre intérêt privé et bien public débouche sur un « principe supérieur commun » où les individus sadaptent constamment aux situations nouvelles quils rencontrent dans des mondes différents et arrivent ainsi à un compromis qui les satisfait. La justification de ce

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compromis conduit inévitablement à une relativisation du bien commun grâce à un travail dextériorité vis-à-vis de ce même bien commun. Il me semble que ce principe dadaptation du bien commun aux intérêts particuliers de Montaigne est sans cesse présent dans les Essais. Nous avons ainsi proposé une lecture de l« Apologie de Raymond Sebon » et des « Vingt-neuf sonnets de La Boétie » qui vont dans le sens dune écriture de lerreur puisque Montaigne tente de contrôler deux erreurs passées, à savoir sa traduction de la Théologie naturelle de Sebond en 1569 et la publication des œuvres de La Boétie en 15734. Dans les deux cas ces entreprises de traduction et dédition se révélèrent être des erreurs suite à la mise à lIndex du « Prologue » de Sebond et la récupération du Discours de la servitude volontaire par le pamphlétaire protestant Simon Goulart. Dans la première édition des Essais imprimés chez Simon Millanges, cette justification représente même une partie essentielle de lécriture montaignienne. En fait, Montaigne pratique constamment ce mode dinteraction sociale qui lui permet de saffranchir des autorités et des dogmes qui limitent ses possibilités daction sociétale et politique. Il réclame une indépendance desprit tout en rappelant que ce trait privé de son caractère pourrait bien avoir une valeur publique. Certes, les erreurs du passé justifient des actions présentes, mais, dans les Essais, on a souvent le sentiment que le présent sert aussi à justifier des erreurs passées !

Comme nous lavons suggéré, on pourrait ainsi considérer que la traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond fut une erreur de jeunesse quil dut, à grands frais, expliquer et légitimer dans son « Apologie de Raymond Sebond », chapitre qui sert en quelque sorte de nouveau prologue à celui de Sebond qui avait été mis à lIndex. Il en va de même avec son intention initiale de publier le Discours de la servitude volontaire dans son édition des Essais de 1580. La récupération protestante de ce texte ne permit plus à Montaigne de linsérer dans son livre et cette seconde erreur éditoriale lobligea à le remplacer par quelques vers de La Boétie dans une précipitation qui reflète lurgence de la situation. Ces erreurs éditoriales ne sont bien entendu pas la faute directe de Montaigne, mais, dans la perspective dune carrière politique, elles représentent néanmoins des erreurs de jugement. Montaigne se montra assez créatif pour régler ces erreurs. Les Essais lui en donnèrent

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loccasion. En effet, le meilleur moyen de se débarrasser dun squelette dans un placard est de le présenter à la vue de tous, en plein jour. Cest de cette façon que lon peut comprendre la réédition de la Théologie naturelle en 1581.

Dans l« Apologie de Raymond Sebond », Montaigne ne cache pas son « erreur de jeunesse » – un manque de jugement par rapport à la requête dun père « illettré » –, mais il assume désormais cette erreur politique (dans le contexte de lanticipation de sa nomination comme ambassadeur intérimaire à Rome) en noyant un peu le poisson dans sa monstrueuse – de par sa longueur vis-à-vis des autres chapitres – « Apologie de Raymond Sebond » qui se résume à une justification de lui-même. Il faut en effet voir dans la réédition de la traduction de la Théologie naturelle en 1581 la volonté de limiter les dégâts dun livre potentiellement dangereux pour la carrière diplomatique quil anticipe à ce moment de sa vie. Il lui faut en quelque sorte prendre les devants et anticiper les reproches que lon pourrait lui faire dans la Ville éternelle. LIndex nest pas une mince affaire et Montaigne sait très bien que sur ce point « laffaire Sebond » pourrait bien le rattraper. Si Montaigne réussissait à passer la censure romaine sur ce point – la traduction dun auteur dont le livre est à lIndex (du moins en partie) –, alors la bataille serait gagnée et son avenir au service du roi pourrait être assuré. Lauteur des Essais joua alors les théologiens amateurs en donnant une dimension politique à son apologie. Cest cette transformation du théologique en politique qui nous semble essentielle dans ce cas. Le célèbre chapitre xii du livre II des Essais de 1580 doit être considéré comme un exercice de diplomatie. Sil rassure son lecteur (Montaigne ne songe ici nullement à un lecteur moyen, mais bien aux autorités politiques et religieuses de son temps), Montaigne réaffirme aussi ses propres convictions religieuses et confirme son talent de négociateur. Ce détournement sous forme dapologie fut un succès. Lerreur initiale était désormais sous contrôle. En fin de compte, Montaigne avait réussi à démontrer que la diplomatie soppose à la théologie, car on naccomplit rien en se montrant dogmatique.

Comme nous lavons proposé, les erreurs dune vie font partie intégrante de lécriture montaignienne et façonnent la forme de lessai. Après 1585, Montaigne propose dêtre jugé pour ce quil est devenu et non pas pour ce quil aurait pu accomplir. Il a certes recherché la

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gloire. Mais de la façon la plus compliquée possible. Les difficultés rencontrées dans ses diverses fonctions publiques lui permettent ainsi de se démarquer de ceux qui cédèrent aux mêmes ambitions, mais pour des raisons plus vénales :

[B] Comme celuy qui ne demande point quon me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse. Non seulement pour le danger quil y a [C] de la santé (si nay je sceu si bien faire que je nen aye eu deux atteintes, legeres toutesfois et preambulaires), [B], mais encores par mespris, je ne me suis guere addoné aux accointances venales et publiques ; jay voulu esguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire (III, 3, 826).

Dans ce passage, on pense bien entendu aux complications politiques lors de sa réélection à la mairie de Bordeaux en 1583, alors quil avait contre lui les jurats représentant le parlement et la noblesse. Contre toute attente, et de façon paradoxale vis-à-vis de ses propres convictions idéologiques, Montaigne fut réélu grâce aux jurats issus de la bourgeoisie. En politique on na pas toujours les alliés que lon désire. Cest peut-être cette « difficulté » inattendue qui lui procura le « plaisir » auquel il fait référence.

Une autre erreur importante de Montaigne fut peut-être daccorder tant de crédit à la parole dHenri III. Sur ce point il finira par déchanter. La biographie politique de Montaigne nous permet daffirmer quil ne comprit jamais vraiment la logique des décisions politiques dHenri III, surtout au début des années 1580. Dans un ajout de lExemplaire de Bordeaux, Montaigne offre ce portait peu flatteur du dernier Valois sans le nommer :

nulle assiette moyenne, semportant tousjours de lun à lautre extreme par occasions indivinables, nulle espece de train sans traverse et contrarieté merveilleuse, nulle faculté simple ; si que, le plus vraysemblablement quon en pourra feindre un jour, ce sera quil affectoit et estudioit de se rendre cogneu par estre mescognoissable (III, 13, 1077 C).

Il existait un vrai mystère Henri III5, et Montaigne, comme beaucoup de ses contemporains, fit les frais à plusieurs reprises dune politique royale imprévisible, ponctuée de volte-face, et souvent conduite selon lhumeur

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du moment. À plusieurs reprises, Montaigne subit les dérobades et les fausses promesses dun roi qui, sous linfluence de sa mère, Catherine de Médicis, réagissait souvent à des événements plutôt quil nagissait dans la perspective dune ligne politique maîtrisée.

Avec ses Essais de 1580, Montaigne visait un seul lecteur, Henri III, quil devait impressionner en 1580 et qui reçut le livre de Montaigne sous forme de présent au début du mois de juillet 1580 à Saint-Maur-des-Fossés. La présentation de son livre au roi avait été préparée avec attention et tout laisse supposer que Montaigne attendait beaucoup de sa rencontre avec le roi. Après tout, ce nest pas tous les jours quun seigneur dune petite maison de Guyenne – même sil était chevalier de lordre de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi – pouvait espérer un entretien privé avec le monarque. On imagine que Montaigne répéta dans sa tête cette entrevue et surtout ce quil allait demander au roi. Le livre quil lui avait fait remettre quelques jours plus tôt devait lui permettre de se mettre en valeur et de donner une image positive et surtout inhabituelle de lui-même, susceptible de marquer Henri III. Son livre constituait le meilleur curriculum vitae pour lobtention dun poste dambassadeur. Les choses se déroulèrent comme prévu.

Le seul témoignage de cette rencontre nous est donné par le sieur de La Croix du Maine qui rapporte brièvement cette entrevue dans sa Bibliothèque françoise publiée en 1584. À en croire La Croix du Maine, le roi aurait complimenté Montaigne sur son ouvrage. Ce dernier aurait alors répondu : « Sire [] il faut donc nécessairement que je plaise à votre Majesté, puisque mon Livre lui est agréable, car il ne contient autre chose quun discours de ma vie et de mes actions6. » Ce témoignage rapporté na pas suffisamment été exploité pour comprendre le véritable enjeu de cette rencontre royale. Doù La Croix du Maine tient-il cette réplique sinon de Montaigne lui-même ? Ou du moins dun de ses parents. On retrouve dans cet échange le projet des Essais tel quil est présenté dans lavis au lecteur et qui fait du roi un lecteur privilégié, sinon son premier lecteur. Le pari effectué par Montaigne dans ce court texte introducteur aurait alors été parfaitement gagnant. On comprend alors mieux la stratégie littéraire qui consistait à établir une consubstantialité entre le livre et lauteur. Bien plus quune simple

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considération textuelle, la consubstantialité théorisée par Montaigne possède aussi une finalité politique. Si le livre avait séduit le roi, lhomme lui plairait certainement. Cest de cette façon quil faut lire lavis « Au lecteur » non nommé, mais clairement sous-entendu. Et quand on plaît au roi, on peut espérer quelque largesse. Le don du livre induit des obligations dans léconomie symbolique de la Renaissance7. Montaigne est prêt à servir son roi et son livre est une extension de lui-même qui rend possible un échange de services.

Hormis les remarques de Montaigne au roi rapportées par La Croix du Maine, nous ne connaissons malheureusement pas la nature exacte de leur conversation qui, si lon tient compte du protocole de ces entrevues royales, ne dura pas plus de dix ou quinze minutes. Linformation rapportée par La Croix du Maine nous autorise cependant à faire quelques hypothèses. On sait que le roi réfléchissait à un successeur possible pour remplacer – même temporairement – Louis Chasteigner, seigneur de La Rochepozay et dAbain, ambassadeur ordinaire à Rome. Dans les premiers chapitres de son livre, Montaigne avait mis en valeur non seulement des exemples dambassade, mais il avait aussi fait preuve de jugements compatibles et désirables avec le service diplomatique, mettant systématiquement en avant la fidélité, la constance et lallégeance – trois qualités qui font lobjet de nombreux commentaires dans les Essais. On peut alors concevoir que le roi proposa à Montaigne de se rendre à Rome où il pourrait le servir en tant quambassadeur extraordinaire, jusquà ce quun remplaçant soit trouvé pour Chasteigner. Montaigne se rendit à Rome à la demande du roi. Il passa dix-huit mois à attendre en vain des nouvelles de Paris. Au lendemain de son premier séjour à Rome, et alors que Paul de Foix vient dêtre nommé pour remplacer Chasteigner, Montaigne quitte la Ville éternelle, mais reste en Italie – très certainement à la demande du roi qui lui fit peut-être miroiter un autre poste diplomatique dans ce pays. En effet, le 1er septembre 1581, alors quil séjourne aux bains de Lucques depuis le 14 août, il écrit dans son Journal de voyage : « [] si jeusse reçu de France des nouvelles que jattendois depuis quatre mois sans en recevoir, jeusse

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parti sur le champ8 ». Ce nest donc pas par plaisir que Montaigne passa vingt-huit jours aux bains della Villa. Le voyage en Italie représentait bien une mission et non pas un voyage dagrément comme on la trop souvent supposé.

Suite à cette ambassade envolée, Montaigne reçut deux lots de consolation : des lettres patentes de citoyenneté romaine et la mairie de Bordeaux. Rome et Paris faisaient un geste. Début avril, il navait plus grand-chose à attendre de son séjour romain. Lappel de Rome sétait transformé en fiasco professionnel. Son erreur avait été de séloigner de la cour et surtout davoir compté sur les promesses de Henri III. Après avoir joué la carte de la loyauté, Montaigne saperçut que cette louable qualité nétait pas réciproque. Le roi navait pas tenu sa promesse. Trop éloigné de la cour, Montaigne avait fini par faire les frais des pourparlers entre protestants et catholiques. Cest dune autre façon quil fut appelé à servir sa région et son roi.

Après une moue de circonstance qui lui valut un rappel à lordre de la part du roi et des jurats de Bordeaux, Montaigne finit par prendre ses nouvelles fonctions à la mairie de Bordeaux. Sil navait pu être ambassadeur, il serait administrateur. Il faut pourtant avouer que, malgré ses faiblesses de caractère, le roi possédait une conception élevée de ses responsabilités. Il plaçait par exemple une confiance démesurée dans la justice et les lois, ce que Montaigne ne manqua pas dapprécier chez lui. Contre lavis des bellicistes catholiques, Montaigne continua de travailler sans répit à la réconciliation religieuse et tenta de trouver un compromis entre les extrêmes politiques qui polarisaient lopinion publique. Le dernier Valois fut souvent contraint de céder à ceux qui voulaient en découdre par la force. Il fit son possible pour éviter la ruine du pays et le péril vers lequel il se dirigeait irrémédiablement. Homme didées, privilégiant les entretiens aux coups de main, Henri III ne réussit pourtant pas à créer un espace politique suffisant pour permettre aux « Politiques » dinfluencer de façon décisive les décisions royales. La prudence nétait plus de bon ton après 1585 et Henri III appliqua les enseignements de sa mère en matière de gouvernement, allant jusquà légitimer la violence pour préserver lautorité royale.

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Une ultime occasion pour établir une réputation politique durable se présenta à Montaigne à la fin de lannée 1586. En effet, face à la montée en puissance des Guise, Henri III et Catherine de Médicis tentèrent une fois de plus de relancer les pourparlers avec Henri de Navarre. Ils voulaient plus que jamais convaincre le Béarnais dabjurer sa religion protestante et de revenir à la cour. La rencontre de Montaigne avec Catherine relança la carrière politique de Montaigne. Dans un premier temps, Henri III semble avoir accepté la médiation de Montaigne, mais Catherine lui préféra finalement Jean de Chourses, seigneur de Malicorne. En effet, quand la reine mère présenta plus en détail son plan à Henri III, le roi lui interdit, dans une lettre de la fin janvier 1587, de renouer avec les huguenots par « personnes qui leur fussent confidentes9 ». Parmi ces « confidents », il faut compter Montaigne qui connaissait bien le roi de Navarre pour lavoir hébergé chez lui. Le roi se méfiait des gentilshommes gascons, jugés trop proches du Béarnais. Une fois de plus, Montaigne fut certainement déçu par la décision de Henri III et, lorsque la réponse tomba, il regagna son château. Catherine de Médicis ayant échoué à faire de Montaigne un intermédiaire entre Henri III et les huguenots, ce fut au tour de Henri de Navarre dutiliser ses services. On connaît la suite. Montaigne prit le chemin de Paris, en mission pour le Béarnais. Les journées des Barricades devaient une fois de plus faire basculer la carrière de négociateur de Montaigne. Il prit la fuite avec le roi et se retrouva embastillé lorsquil revint à Paris. Est-ce là un événement encore une fois perçu comme une erreur ? Ce fut en tout cas lévénement qui précipita labandon de toute conception publique de sa propre existence.

Malgré cet incident qui aurait pu mal tourner, Montaigne ne sautorisa aucune critique ouverte de la politique royale et resta un fidèle parmi les fidèles, alors quune nouvelle période de disgrâce politique souvrait devant lui. Réfugié pour un temps aux côtés de Marie de Gournay dont il venait de faire la connaissance à Paris, Montaigne fit le bilan de ses expériences politiques. Les marges de lExemplaire de Bordeaux lui procuraient désormais un nouvel espace critique pour évaluer ses nombreuses erreurs. Au lendemain des États généraux et de la vague dassassinats qui décima une partie de la classe politique, lheure était

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venue pour Montaigne de constater léchec des pourparlers pour pacifier Bordeaux, la Guyenne et la France :

[B] Jay autresfois essayé demployer au service des maniemens publiques les opinions et reigles de vivre ainsi rudes, neufves, impolies ou impollues, comme je les ay nées chez moy ou raportées de mon institution, et desquelles je me sers [C] sinon [B] commodéement [C] au moins seurement [B] en particulier, une vertu scholastique et novice. Je les y ay trouvées ineptes et dangereuses. Celuy qui va en la presse, il faut quil gauchisse, quil serre ses couddes, quil recule ou quil avance, voire quil quitte le droict chemin, selon ce quil rencontre ; quil vive non tant selon soy que selon autruy, non selon ce quil se propose, mais selon ce quon luy propose, selon le temps, selon les hommes, selon les affaires (III, 9, 991).

Nouvelle confession derreurs en matière de politique. Ce passage rédigé avant 1588, mais retravaillé après les dramatiques événements qui eurent lieu après son retour sur ses terres, sert en quelque sorte de bilan politique. À la relecture, Montaigne put se rendre compte à quel point son analyse faisait de lui un visionnaire. Il se dit dégoûté par son expérience de la vie publique, mais conservait malgré tout encore un peu dambition au fond de lui. Personne ne semblait pourtant faire grand cas de sa personne. Amer davoir été manipulé par le Béarnais et questionnant ouvertement la volonté politique de Henri III, Montaigne imputa principalement son échec à la Ligue, incapable de compromis. Peu enclin à critiquer directement lautorité royale, il se montra relativement discret sur les décisions politiques de Henri III et les conséquences tragiques de ses multiples volte-face.

Après 1588, Montaigne nourrissait encore quelques ambitions politiques et il gardait un œil sur toute opportunité qui pourrait se présenter. Il conservait secrètement lespoir de servir son roi, mais la maladie ne lui permettait plus de suivre le roi. Cest alors à contrecœur quil se réfugia – le terme est mal choisi, mais largement utilisé par la critique – dans sa tour et devint écrivain à plein temps. Lécriture du « moi » qui marque si profondément la couche C des Essais fut élaborée sur les ruines du politique. Cest alors que Montaigne sefforça de présenter une séparation bien nette entre vie privée et vie publique, choisissant de privilégier sa vie privée. Nous sommes en quelque sorte dans ce dernier mouvement de lerreur suggéré dans notre première citation de Montaigne. Lerreur publique conduit Montaigne à une erreur privée : peut-être la rencontre

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de Marie de Gournay et son séjour dans son château à Gournay-sur-Aronde. On sait que Montaigne offrit un diamant à Marie lors de son séjour à Gournay : « [L]e diamant en poincte quil [Montaigne] me donna qui porte le chiffre dune double m m en un anneau10 ». Le présent était dun prix considérable pour une simple relation amicale, et possédait certainement une valeur plus sentimentale. Marie décida de rendre le bijou à la fille de Montaigne après lavoir rencontrée lors de son séjour au château à la mort de son « père dalliance » en 1592. Il y aurait encore beaucoup à dire de cette erreur privée.

Une lettre de Henri IV à Montaigne, datée de novembre 158911, fit ressortir le démon de la politique qui habitait encore Montaigne, mais cétait assurément un sursaut instinctuel plutôt quun projet véritable. Montaigne aurait bien aimé se rendre à Paris ou dans toute autre ville où résidait le roi, mais cétait un vœu pieux : trop daléas lempêchaient de le réaliser. La détérioration rapide de sa santé ne lautorisait pas à entreprendre un séjour à la cour et les temps nétaient plus favorables à sa conception des occupations publiques. Il sétait résigné à faire carrière comme auteur et il simaginait mal reprendre du service politique. Négocier avec Henri III était une chose, mais sentendre avec les ligueurs, ceux-là mêmes qui lavaient fait incarcérer à Paris, en était une autre. Jadis, Charles IX, grâce au marquis de Trans, lui avait permis de faire son entrée en politique ; Henri III lui avait ensuite promis une carrière diplomatique avant de le placer à la tête dune ville au bord de la sédition ; que pouvait lui proposer lhéritier du trône de France quil navait déjà connu ? Flatté par lidée de servir un troisième roi, Montaigne nen était pas moins devenu réaliste en matière politique. Il pouvait encore simaginer dans le rôle de sage, prodiguant des conseils tirés des exemples de lAntiquité et de ses expériences personnelles, mais il navait plus la capacité à être un homme de terrain. Dans une lettre datée du 18 janvier 1590, Montaigne tire ses dernières cartouches sans y croire vraiment :

Sire, votre lettre du dernier de novembre nest venue à moi quà cette heure et au-delà du terme, quil vous plaisait me prescrire, de votre séjour à Tours. Je reçois à grâce singulière quelle ait daigné me faire sentir quelle prendrait

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gré de me voir, personne si inutile, mais sienne, plus par affection encore que par devoir. Elle a très louablement rangé ses formes externes à la hauteur de sa nouvelle fortune, mais la débonnaireté et facilité de ses humeurs internes, elle fait autant louablement de ne les changer. Il lui a plu avoir respect non seulement à mon âge, mais à mon désir aussi, de mappeler en lieu [Tours] où elle fût un peu en repos de ses laborieuses agitations. Sera-ce pas bientôt à Paris, Sire ? Et il ny aura moyens ni santé que je nétende pour my rendre12.

On peut pourtant se demander si lappel de Montaigne par Henri IV est uniquement lexpression dune affection privée. Nempêche que Montaigne ne pouvait se résoudre à vivre enfermer dans son château, une nouvelle lettre au roi représente une véritable offre de service :

Ce que jai fait pour ses prédécesseurs [Charles IX et Henri III], je le ferai encore beaucoup plus volontiers pour elle. Je suis, Sire, aussi riche que je me souhaite. Quand jaurai épuisé ma bourse auprès de Votre Majesté, à Paris, je prendrai la hardiesse de le lui dire, et [a]lors, si elle mestime digne de me tenir plus longtemps à sa suite, elle en aura meilleur marché que du moindre de ses officiers13.

Cette lettre à Henri IV représente le dernier document politique de Montaigne. Matignon négligea les offres de service de Montaigne, ne croyant probablement pas à sa capacité de servir de négociateur entre Charles Ier de Lorraine, reconnu chef de la Ligue après lassassinat de son père, et Henri IV. Le Béarnais navait dailleurs pas grand-chose à négocier, sinon la renonciation à sa foi réformée. Seule une conversion pouvait lui permettre dentrer à Paris, mais il était encore réticent à franchir ce cap. Ces péripéties et échecs successifs – certes sur presque trente années – représentent probablement les « lourdes erreurs » effectuées par Montaigne et dont les Essais sont à la fois le produit et le témoignage.

Philippe Desan

Université de Chicago

1 Nous citons Montaigne dans lédition Villey-Saulnier publiée par les Presses universitaires de France. Nous donnons dans le texte les numéros de livre et de chapitre, ainsi que la pagination de cette édition.

2 Sur ce point, voir notre biographie de Montaigne : Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014.

3 Luc Boltanski et Laurent Thevenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

4 Voir les chapitres iii et vi de notre biographie politique de Montaigne.

5 Voir Nicolas Le Roux, Un régicide au nom de Dieu. Lassassinat dHenri III, Paris, Gallimard, 2006, p. 41.

6 François de La Croix du Maine, Bibliotheque françoise, Paris, Abel LAngelier, 1584 p. 328.

7 Sur ce point, nous renvoyons aux travaux de Natalie Zemon Davis, « Beyond the Market : Books as Gifts in Sixteenth-Century France », Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, no 33, 1983, p. 69-88 ; et surtout à son livre : Essai sur le don dans la France du xvie siècle [2000], Paris, Seuil, 2003.

8 Montaigne, Journal du voyage en Italie, [fac-similé de lédition de 1774], éd. Philippe Desan, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2014, t. III, p. 285 ; p. 969 de notre reproduction fac-similé.

9 Lettre de Henri III à Catherine de Médicis (fin janvier 1587), dans Lettres de Henri III roi de France, éd. Pierre Champion et Michel François, Paris, Klincksieck, 1984, t. IX, p. 436.

10 Catherine Martin, « Le premier testament de Marie de Gournay », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, vol. 67, no 3, 2005, p. 653-658.

11 Recueil des lettres missives de Henri IV, éd. Berger de Xivrey, Paris, Imprimerie Royale, 1846, t. III, p. 218-219.

12 Lettres de Montaigne, de Montaigne à Henri IV, le 18 janvier 1590, dans Alain Legros (éd.), Montaigne manuscrit, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 720.

13 Lettres de Montaigne, de Montaigne à Henri IV, 2 septembre 1590, ibid., p. 724.