Naturalisation sceptique de l’erreur et art d’errer dans les Essais
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2015 – 2, n° 62. varia - Auteur : Giocanti (Sylvia)
- Résumé : Conformément à la tradition sceptique, la conception montaignienne de l’erreur se comprend relativement à l’expérience humaine de la réalité du non-être, si bien que la plus grande erreur consiste à prétendre arrêter la vérité. La quête du vrai suppose une naturalisation de l’erreur comme « errance ». Un art rationnel d’errer peut alors être conçu comme élaboration sociale de la vérité, un réajustement permanent d’un dire vrai, dans le cadre d’une expérience partagée.
- Pages : 177 à 191
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406057482
- ISBN : 978-2-406-05748-2
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0177
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Naturalisation sceptique
de l’erreur et art d’errer
dans les Essais
Les philosophes, de manière générale, recherchent la vérité, et élaborent une méthode qui se propose de l’atteindre. Montaigne, en tant que philosophe, ne s’inscrit pas dans ce mouvement général, puisqu’il appartient à une tradition sceptique pyrrhonienne et néo-académicienne qui, sans jamais renoncer à la recherche de la vérité, se trouve confrontée à l’incapacité de se prononcer sur la question, et est amenée à faire état de l’exposition de l’esprit humain à l’erreur, en raison de la difficulté qu’il y a à démêler le vrai du faux.
Nous nous proposons de montrer, premièrement, qu’en tant qu’il hérite de l’Académie sceptique, Montaigne universalise l’expérience de l’erreur et en fait une nécessité anthropologique, qu’il dissocie d’une théologie de la chute ; deuxièmement, qu’à titre de pyrrhonien, il promeut une philosophie qui se donne le non-être comme milieu naturel des exercices de l’esprit. Nous mettrons en évidence, dans un troisième temps, que la réalisation du désir d’errer par l’imagination n’exclut pas pour autant l’élaboration sociale de la vérité, même si c’est à condition que nul ne commette l’erreur de prétendre détenir la vérité absolue, l’incertitude étant indépassable.
L’expérience naturelle
et universelle de l’erreur
Nous sommes naturellement exposés à l’erreur selon Montaigne, en raison de « nostre condition fautiere », qui n’est pas toujours à associer à la faute morale, mais aussi aux conditions de l’expérience qui font que rien n’est plus facile ni plus fréquent que de recevoir le faux à l’instar
du vrai, puisqu’ils se présentent l’un à l’autre indistinctement : « Quoy que nous receussions en l’entendement, nous y recevons souvent des choses fausses1 ». Les choses que nous recevons pour vraies et réelles sont souvent fausses, parce que de manière ordinaire, il existe une similarité apparente entre le vrai et le faux qui a pour conséquence qu’il n’y a pas moyen de les distinguer : « La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme œil2 ».
Ce sont donc les conditions de l’expérience qui font que nous nous trompons. L’œil, qui regarde vérité et erreur de la même façon, n’est pas complice de l’erreur. Il ne pèche pas par impuissance de la volonté à désirer le vrai là où il peut se trouver. Pour Montaigne, en effet, l’erreur ne provient pas du désir coupable de voir les choses confondues, pour ne pas avoir à chercher la vérité en Dieu sur les chemins de la foi, et faire son délice des vagabondages de l’esprit, sur les chemins de perdition du scepticisme. Cette manière chrétienne de lire les Essais propre à Pascal ou avant lui (1595) au huguenot Simon Goulart3, consiste à faire de Montaigne un impie qui, par crainte de l’erreur rationnelle, oublierait de chercher la vérité en son lieu véritable. Cette idée que Montaigne préférerait errer lâchement dans le doute, plutôt que d’avoir le courage de la vérité, s’inspire des arguments de saint Augustin contre les sceptiques Académiciens4. Elle a le mérite de reconnaître que les Essais de Montaigne n’étaient pas faits pour porter à la piété, ce qu’on oublie parfois aujourd’hui. Mais elle suppose que l’analyse montaignienne de l’erreur est inspirée par une nonchalance du salut que l’essayiste ne saurait reprendre à son compte, dans la mesure où il analyse l’erreur non pas à partir du Contre les Académiciens de saint Augustin, mais en
s’appuyant au contraire sur les arguments de ces sceptiques que l’Évêque d’Hippone s’employait à réfuter. L’erreur provient de l’expérience de l’indistinction avérée entre le vrai et le faux, du fait que « rien ne semble vray qui ne puisse sembler faux5 », contre la prétention des stoïciens à toujours pouvoir opérer cette distinction, au moyen de la représentation compréhensive (fantasia kataleptikè).
Comme les sceptiques néo-académiciens, d’ailleurs, Montaigne ne nie pas qu’il existe une différence entre le vrai et le faux. Il récuse seulement la possibilité de distinguer l’un de l’autre avec une certitude absolue :
Il n’est pas, à l’aventure, que quelque notice véritable ne loge chez nous, mais c’est par hasard. Et d’autant que par mesme voye, mesme façon et conduite, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n’a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge6.
Il existe bien des représentations vraies, mais il existe également des représentations fausses en tout point semblables, si bien qu’il est impossible de reconnaître le vrai sans être sûr de ne pas le confondre avec le faux. « Choisir la verité du mensonge » signifie en effet donner son suffrage par l’assentiment. Si notre balance est « inegale et injuste », et que bon nombre d’erreurs viennent du fait que l’on veut ramener et peser à notre balance choses éloignées de son poids, il faut pour ne plus s’exposer à l’erreur, se défier de ses capacités de juger, et suspendre son assentiment, c’est-à-dire pratiquer l’epochè, comme le recommandent les sceptiques néo-académiciens7.
Mais ce voisinage des choses vraies et fausses n’a pas tout à fait la même portée chez Montaigne que dans l’Académie sceptique. Pour Montaigne, il ne suffit pas de dire que toute représentation prétendue vraie peut être confondue avec une représentation fausse qui lui ressemble, si bien qu’aucune représentation ne porte en elle de garantie de vérité. Il ne suffit pas de faire remarquer que nos facultés sont faillibles dans la distinction du vrai et du faux. Il faut ajouter que la raison elle-même est un principe actif de confusion du vrai et du faux, et qu’il convient donc de l’incriminer au premier chef, comme faculté trompeuse qui, par sa souplesse et ses contorsions, remplit le monde en
fadaises et en mensonges : « Il n’est rien si souple et si erratique que nostre entendement8 ».
Si la raison détient ce privilège de nous induire en erreur, c’est qu’au lieu de donner la règle – par sa capacité à distinguer, comme critère, ou par sa puissance d’organisation discursive comme logos – elle se présente comme « une touche pleine de fausseté, d’erreur, de foiblesse, et defaillance » qui dérègle, dissipe, et le fait avec d’autant plus de perversité qu’« elle va tousjours torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la vérité ». Avec elle, on ne sait donc jamais à quoi s’en tenir, car étant « ordinairement fausse », elle constitue une source commune d’erreurs9.
Il en résulte que Montaigne ne se contente pas, graduellement, suivant l’argument du sorite emprunté aux néo-académiciens, d’étendre le caractère erroné de certaines représentations à toutes les représentations. Il étend aussi l’incapacité du sage, en tant qu’il est censé être dirigé par la raison, de proche en proche, à bon nombre de sujets humains, puis à tous les sujets humains, faisant ainsi de l’exposition à l’erreur non pas une possibilité, ni même une réalité, mais une nécessité propre à l’expérience humaine en général :
Puis qu’un homme sage peut se mesconter, et cent hommes, et plusieurs nations, voire et l’humaine nature selon nous se mesconte plusieurs siecles en cecy ou en cela, quelle seureté avons nous que parfois elle cesse de se mesconter, et qu’en ce siecle elle ne soit en mesconte10 ?
L’expérience humaine de l’erreur est à la fois la plus universelle et la plus banale qui soit, si bien que ce qui devient difficile à envisager n’est pas le fait qu’on se trompe, mais que cette tromperie générale cesse, puisqu’elle semble corroborée par quiconque s’examine lui-même et se donne pour tâche de rapporter l’expérience incessante des méprises de son jugement individuel11.
Ainsi, notre « condition fautiere » renvoie chez Montaigne à l’universalisation de l’expérience de l’indistinction entre le vrai et le faux, indistinction empruntée aux sceptiques de l’Académie. Mais chez ces
derniers, d’une manière polémique, et contre les stoïciens, il ne s’agissait que d’opposer la possibilité de l’erreur, par confusion entre deux objets apparemment identiques, au critère de distinction présumé infaillible du vrai et du faux. Il ne s’agissait pas, à partir d’une expérience commune et spontanée de l’erreur, de faire de l’erreur une nécessité anthropologique, de la constituer en point de départ d’un discours sceptique sur l’homme, comme c’est le cas chez Montaigne.
C’est ce sens anthropologique de l’expérience de l’erreur qu’il faut cerner, en tant qu’elle renvoie à l’expérience du non-être.
Le partage de l’erreur
comme partage du non-être
Que ce soit dans la tradition platonicienne ou stoïcienne, l’être est ce qui se manifeste dans sa vérité, sous une forme transcendante dans le premier cas, dans l’impression sensible telle qu’elle est saisie par une représentation compréhensive dans le second cas. Le terme de « raison » désigne donc la faculté par laquelle l’homme peut accéder à l’être tel qu’il se donne dans sa vérité.
La tradition pyrrhonienne introduit une rupture dans la mesure où, comme le souligne Montaigne, ces philosophes « font estat de trouver bien plus facilement pour quoy une chose soit fausse, que non pas qu’elle soit vraie ; et ce qui n’est pas, que ce qui est ; et ce qu’ils ne croient pas, que ce qu’ils croient12 ». Montaigne radicalise encore le propos, lorsqu’il déclare que, « nous n’avons aucune communication à l’estre ». Enfermé que nous sommes dans des « ténèbres cymmériennes » (métaphore néo-académicienne), ou si l’on préfère la caverne de Platon, désormais ce qui se donne à la raison lui apparaît comme « une obscure apparence et ombre », comme une matière informe, en « continuelle mutation et branle », qui n’a aucune « constante existence », aucune permanence propre à l’être13.
Mais si le milieu dans lequel l’esprit est immergé relève du non-être, il ne s’agit pas pour autant d’un pur néant. Ce que nous percevons ne
relève pas de la saisie d’une vérité (qui suppose l’être), mais de l’erreur en ce qu’elle peut aussi avoir de consistant (comme non-être), puisqu’elle suppose des confusions dans les apparitions : ce qui n’est plus ou n’est pas encore, ou n’a jamais été, a été pris à tort pour ce qui apparaît.
L’Académie sceptique constitue une source utile pour comprendre la position de Montaigne sur ce point également, puisque pour ces sceptiques, s’il est toujours possible qu’une représentation vraie puisse être fausse, c’est soit parce que la représentation dite vraie peut toujours avoir pour origine une autre réalité que celle qu’elle présente et avec laquelle elle se confond, soit parce que ce qu’elle présente n’existe pas. Le doute sceptique néo-académicien remet aussi en question le critère de la vérité à partir de la possibilité pour le non-être de donner l’illusion de l’être au moyen d’une représentation fausse.
Ce qu’ajoute Montaigne et qui radicalise la position du sceptique néo-académicien, c’est que le non-être, s’il ne peut pas être saisi au sens fort d’être connu14, peut avoir suffisamment de consistance pour constituer de manière homogène notre milieu ou « condition », entre le naître et le mourir. Ainsi, parce que « nous sommes tous creux et vuides15 », confrontés à notre inanité au-dedans, nous recherchons consistance au-dehors, « allons en avant à vau l’eau16 ». Voilà pourquoi, comme l’explique la suite du texte cité plus haut, nous regardons de même œil la vérité et le mensonge, leur trouvons des « visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles » : c’est parce que « nous aymons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre estre17 ».
Certes, l’œil n’est pas complice de l’erreur, au sens où il détournerait la raison de la bonne direction, celle qui devrait le conduire vers la vérité, puisque la raison humaine n’est pas faite pour posséder la vérité : « Nous sommes nés à quester la vérité, il appartient de la posséder à une plus grande puissance18 ». Mais l’erreur réalise un désir d’errer (« quester » signifie « errer ») qui est associé à la jouissance du faux. Le texte de la p. 1027 l’analyse explicitement en intercalant cette phrase entre les deux citées plus haut : « Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches
à nous defendre de la piperie, mais que nous cerchons et convions à nous y enferrer. » Et ceci n’est pas très étonnant, parce que « les plaisirs purs de l’imagination » sont les plus grands, dans la mesure où « elle les compose à sa poste et se les taille en plein drap19 », précisément parce qu’ils ne sont pas soumis au principe de réalité.
Mais si cette jouissance qui procède de l’erreur, plus exactement ici de l’illusion, est possible, c’est bien parce que Montaigne va au-delà de la conception néo-académicienne de l’erreur en considérant qu’un faux objet, ce non-être sur lequel porte la représentation fausse, a une réalité suffisante, celle que lui confère l’imagination, pour produire des effets sensibles et donc réels. Le père de Prestantius rêve être une jument. « En ce qu’il fantasioit, il l’estoit », commente Montaigne20. En apparence, Montaigne ne dit pas autre chose que Cicéron dans les Académiques (XXVII, 88), lorsqu’au sujet des représentations oniriques d’Ennius il déclare : « quand il dormait, il les acceptait comme s’il eût été éveillé ». Mais en réalité, l’essayiste va plus loin, lorsqu’au moyen du sorite, il émet ensuite l’hypothèse que les sorciers « songent materiellement », si bien que leurs songes se peuvent parfois « incorporer en effects », c’est-à-dire produire des effets, et pas simplement comme lorsqu’on est encore sous l’emprise des pensées du rêve juste après le réveil, mais comme lorsqu’on se trouve dans un état halluciné qui n’a rien de spécifiquement pathologique, puisque l’on peut à bon droit apparenter notre vie à un songe un peu moins obscur21 qu’une cause fantomatique suffit à agiter :
Comment cause ? Il n’en faut point pour agiter nostre ame : une resverie sans corps et sans suject la regente et l’agite ? Quand je me jette à faire des chasteaux en Espagne, mon imagination m’y forge des commoditez et des plaisirs desquels mon ame est reellement chatouillée et resjouye (…). Est-il rien, sauf nous, en nature, que l’inanité sustente, sur quoy elle puisse22 ?
Ainsi, alors qu’aucune cause sérieuse ne peut être invoquée pour expliquer que l’on puisse avoir plus de plaisir à coucher avec une boiteuse qu’avec une femme qui ne claudique pas, Montaigne dit en avoir néanmoins éprouvé davantage, porté par les anticipations de son imagination,
que la connaissance préalable de la vérité n’avait pu dégriser23. L’absence de cause n’empêche pas la production d’effets.
Ce n’est donc pas exagéré de dire que si nous sommes faits pour errer et nous enferrer dans l’erreur, c’est parce que le non-être nous satisfait plus substantiellement que l’être et la vérité, et qu’il convient donc de faire le bon choix, c’est-à-dire non pas de distinguer le vrai du faux, mais parmi les inanités qui nous entourent, d’apprendre à choisir celles dont nous pourrons tirer profit par l’imagination, en exerçant notre esprit et notre corps à rechercher des substituts de ce que nous appelons à tort des plaisirs véritables, consistants, fondés dans l’être.
Sur le plan intellectuel, c’est ce que se sont efforcés de faire tous les grands philosophes dogmatiques : « apporter une telle quelle image de lumiere », en promenant « leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourveu que, toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires24 ». Et c’est ainsi que Démocrite, qui invente une explication naturelle à un mélange qui n’a pas pu se produire de lui-même de l’odeur du miel avec celle des figues, trouve « quelque raison vraye d’un effect faux et supposé ». Ce qui compte n’est pas la fin poursuivie, la vérité, qui est inaccessible, soit parce qu’elle est hors de portée (la vérité principielle recherchée par les philosophes), soit parce qu’elle n’existe pas (des figues qui sentent naturellement le miel). Ce qui compte, c’est bien le plaisir qu’il y a à chercher.
La jouissance de la recherche, que Montaigne présente à travers la métaphore de la chasse, dont le milieu naturel est le non-être, ne doit donc jamais être confondue avec la jouissance de la prise, la vérité25. L’art de philosopher est un art d’errer qui repose sur l’exaltation du désir. Il valorise la recherche de la vérité, non à partir de la fin, de l’objet vers lequel elle tend, mais à partir de l’activité elle-même, qui est exploration des apparences et invention d’inanités qui suffisent à nous sustenter.
Mais, à la différence de l’érotique platonicienne (du Banquet et du Phèdre), ce n’est pas la dynamique d’approche de la vérité, fondée sur la connaissance de soi, qui constitue la philosophie comme désirante à partir de l’objet recherché. C’est au contraire le mouvement errant
du désir qui, détournant le moi de s’enfermer dans la contemplation de ce qui est creux et vide au-dedans, incite le philosophe à trouver quelque chose de désirable au-dehors du « moi », et à se constituer dans la dynamique du désir, dans la poursuite d’un objet inconnaissable et même indéterminable :
Il me semble entre autres tesmoignages de notre imbecillité, que celui-cy ne merite pas d’estre oublié, que par desir mesme, l’homme ne sçache trouver ce qu’il luy faut ; que non par jouyssance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d’accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, et se satisfaire26.
Lorsque le sage néo-académicien recherche avec ardeur une vérité insaisissable dans le flux des représentations et des arguments humains, ce qu’il recherche lui échappe sans cesse, mais demeure dans un rapport d’homogénéité avec la discursivité rationnelle. Chez Montaigne, le désir, qui s’est substitué à l’éros platonicien, est tellement distinct des prétentions du logos, tel qu’il a toujours été articulé à la contemplation de la vérité, que non seulement il n’a pas à être orienté par la raison, mais il ne peut même pas se justifier par le discours, y compris dans le registre de l’énoncé du fantasme (du non-être), de ce qui ferait plaisir par imagination, puisqu’il ne sait même pas ce qu’il désire, que son désir n’est pas susceptible d’être articulé dans un langage approprié, qui en formulerait la demande27.
Si l’errance maximale du désir au pays du non-être conduit à l’indétermination de la pensée et du discours, à une situation où l’esprit n’est plus capable de s’orienter vers un objet défini qui pourrait tenir lieu de vérité, il s’avère que faire valoir la vanité du sujet ou le non-être de toute chose en donnant à l’esprit à ronger « un os creux et descharné28 », n’est peut-être pas la solution pour le guérir de sa vaine soif de vérité.
Car l’inanité aussi perd le moi, non pas en le précipitant dans l’erreur, qui est son pays, ni même en le confrontant à la déréalisation de l’objet du désir, qui est inévitable, mais en le plongeant dans la solitude : faute de partage réel du non-être, l’esprit, animal philomythe, risquerait de se trouver dans un face à face avec sa marotte, enfermé dans son désir, « amoureux de son amour29 », au point de se priver de la possibilité de jouir de ce qui en constituait l’objet30.
Il faut donc revenir à ce qui est partagé dans l’expérience de l’erreur : moins le non-être, qu’un état subjectif d’incertitude (ou errance) dont la reconnaissance peut contribuer à conférer un nouveau sens à la quête de vérité, comme partage d’une expérience sur laquelle on se prononce, dans la perspective de tomber d’accord.
L’art d’errer au bénéfice du doute
Si les sceptiques ne sont pas gênés par l’objection élevée à leur encontre31 selon laquelle pour se prononcer sur l’erreur, il faudrait connaître la vérité, c’est parce qu’il leur suffit d’examiner les manifestations de l’incertitude de la pensée humaine, pour dresser l’inventaire des incohérences et contradictions de l’esprit humain à différentes échelles du temps humain, qu’il s’agisse de l’espèce ou de l’individu. Il y a bien une clarté de l’erreur, du moins relativement à l’obscurité et surtout à la confusion dans laquelle la vérité se trouve plongée. À l’échelle de l’espèce, les théories scientifiques se succèdent tour à tour, et la dernière semble toujours clore le débat en imposant la vérité32. À l’échelle de l’individu, l’irritation renaît à chaque fois que nous rencontrons un esprit boiteux, parce qu’à la différence du corps boiteux qui s’impose avec évidence comme tordu dans la perception sensible, nous n’avons jamais d’assurance intellectuelle concernant la rectitude de l’esprit33. Et
l’attitude saine dans ce cas consiste toujours à se demander si ce n’est pas nous n’avons pas dans le traitement de la question un esprit boiteux, si l’erreur ne vient pas de nous.
Dans l’hypothèse où il y aurait « un art d’errer » dans le scepticisme de Montaigne, au sens ici d’un traitement de l’erreur susceptible de la rendre bénéfique, il doit donc avoir pour clef de voûte cette défiance à l’égard de soi-même à l’égard de toute prétention à détenir la vérité. À la différence de Sextus Empiricus, on remarquera que Montaigne, dans l’Apologie de Raymond Sebond, lorsqu’il présente les pyrrhoniens, ne se contente pas de les caractériser à partir de leur orientation zététique (comme ceux qui cherchent encore la vérité). Il les présente, à partir de la position qu’ils prennent sur l’erreur, comme des philosophes « qui jugent que ceux qui pensent l’avoir trouvée [la vérité] se trompent infiniment34 », ce qui va au-delà de ce que les pyrrhoniens disent des philosophes dogmatiques au sujet de cette erreur qui consiste à décider de la vérité. En effet, quelques pages plus loin, Montaigne s’en prend avec véhémence, de manière plus générale, « aux privileges fantastiques, imaginaires, et faux que l’homme [et pas seulement les philosophes dogmatiques], s’est usurpé, de régenter, d’ordonner et d’establir la vérité », privilèges que Pyrrhon seul, en tant que fondateur du pyrrhonisme, « de bonne foy, a renoncés et quittés35 ».
Il ne s’agit donc pas seulement, pour traiter l’erreur de manière bénéfique, de cesser de s’imaginer que l’on peut pénétrer l’origine et essence des choses36, alors qu’il ne nous appartient pas de posséder la vérité37. Il ne s’agit pas seulement d’arrêter de « faire le philosophe », mais encore de renoncer à une autre forme d’outrecuidance qui consiste à chercher à établir soi-même la vérité, en l’imposant par décret humain, ce que le vulgaire tente de faire tout autant que le philosophe. Montaigne dénonce comme une erreur magistrale le fait même de s’estimer compétent en matière de vérité, fût-elle humaine, au point d’estimer pouvoir en décider fermement et définitivement envers et contre tous. Le pire n’est pas même, comme le disaient les néo-académiciens, d’approuver comme vraies des choses qui peuvent être fausses38, de se tromper en croyant
dire vrai, et donc de prendre le risque de l’erreur. Le pire, car le plus nuisible auprès des autres hommes qui en subissent les conséquences, est l’entreprise même d’arrêter la vérité, de considérer que les faits vont de soi, qu’ils parlent d’eux-mêmes, alors qu’on peut les faire parler à tort et à travers, par excès ou par défaut, au moyen des témoignages déposés par de « plaisants causeurs39 ». Contre le prétendu droit que chacun s’arroge d’arrêter la vérité, Montaigne se range dans la catégorie de ceux qui se privent du droit de faire des arrêts, au bénéfice du doute40. Et ce qui vaut pour l’erreur judiciaire vaut de manière plus générale, puisqu’il s’agit de remédier à l’erreur humaine qui consiste à décréter pour tous une bonne fois pour toutes. Le sceptique constitue ainsi une vérité sans cesse réajustée, en fonction de l’objet examiné et des autres esprits qui examinent. Dans la mesure où le jugeant et le jugé sont « en continuelle mutation et branle41 », il tente d’élaborer une vérité susceptible d’être partagée, de faire l’objet d’une reconnaissance mutuelle, dans une société donnée, sans toutefois s’enfermer dans une communauté, puisqu’il veille au contraire à ne pas s’enfermer en soi ou avec les siens d’une manière trop étroite. Associer le point de vue d’autrui au sien permet d’adopter une vue élargie et d’y voir plus clair :
Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë raccourcie à la longueur de nostre nez42 .
Les exemples qui suivent cette déclaration illustrent que « nous sommes insensiblement tous en cette erreur, erreur de grande suite et préjudice » qui consiste à ne regarder que « sous nous », et ainsi, nous croyant au centre du monde, à étendre abusivement tout ce qui peut nous arriver à la terre entière, vivant d’une manière tragique, par amplification émotionnelle, les événements qui nous touchent de près. Si ces événements sont remis à leur place, « dans la si generale et constante variété » de la nature, et que notre situation apparaît dans le miroir du monde, le spectacle de la vie des autres hommes permet de prendre davantage la mesure de la nôtre, de la circonscrire, relativiser et dédramatiser.
Cela revient à procéder à l’inverse de cette erreur commune, évoquée au début de I, 37 (p. 229), qui consiste à juger autrui selon ce que l’on est. Il faut bien plutôt commencer par concevoir « mille contraires façons de vie », avant d’en venir à soi. Car – et ce contrairement à ce qu’on lit trop souvent sur les rapports entre sphère privée et sphère publique qu’inaugurerait Montaigne en faveur de la disqualification de la seconde, et qui implique l’hypothèse fausse d’une préexistence de la personnalité individuelle à son environnement social – Montaigne ne prétend jamais que, pour mieux juger, il faut se replier sur soi. Il convient bien plutôt de concevoir l’arrière-boutique en réaction à une pensée qui naît spontanément de la boutique, et comme une situation qui implique que le moi se soit conçu d’abord comme un être social. Et il n’est pas question à partir là de se perfectionner en entrant en soi-même, mais plutôt de se décentrer, de mettre en perspective sa pensée, de tenter de se mettre à la place de tout autre. Cette attitude est salutaire pour corriger les erreurs qui naissent de l’« esprit de clocher », et surtout remédier aux nuisances qui résultent des jugements faits dans cet état d’esprit.
S’en remettre à une pensée élargie ne consiste pas pour autant à adopter un point de vue universel qui permettrait de se rapprocher de la vérité et d’éviter les erreurs43. L’élargissement montaignien n’a de sens que dans la perspective d’un réajustement de la vérité, conçue socialement comme ce qui est susceptible d’être partagé et qui ne peut pas se concevoir indépendamment des rôles sociaux que nous jouons et par lesquels nous cherchons à nous authentifier de manière artificielle. Notre personnalité se construit en effet sous le regard des autres, et pour les autres, sur la base d’une relation de confiance qui repose sur la parole (la bonne foi) entre des sujets parlants, relation qu’il faut bien distinguer d’une relation de connaissance propre à des sujets connaissants44.
De ce point de vue, le cas de Martin Guerre peut être intéressant autrement que du point de vue de l’erreur judiciaire, de l’injustice
commise dans une situation où le départage de la vérité et de l’erreur n’était pas suffisamment net pour tuer un homme : du point de vue de la perplexité associée à ce procès45. On rencontre ici un cas rare où le faux (Arnaud Du Thill) est du début jusqu’à la fin, y compris après la découverte de l’imposture, plus authentique que le vrai et comme substitué au vrai Martin Guerre dans l’évocation de ce dernier nom. En effet, aux yeux du public, les mensonges d’Arnaud du Thill ont une valeur de justification sociale supérieure aux paroles du vrai Martin Guerre. C’est pourquoi, même après avoir été démasqué, Du Thill reste celui qui disait vrai : dans le cadre du rôle social qu’il lui incombait de jouer, de la fiction à laquelle il s’est prêté à la perfection, non seulement ses paroles, mais ses actes étaient beaucoup plus conformes à ce que l’on attendait de lui, que ceux du vrai Martin Guerre, qui a vécu la même situation comme sans y penser, et sans s’investir auprès de sa famille et de la communauté villageoise46.
Cet exemple montre que la vérité s’élabore socialement et que le dire vrai est indissociable de la fiction, au sens où, pour le dire avec les mots de Lacan, il n’y a pas de fondement réel de la chaîne des signifiants, la vérité se concevant sous la dépendance de la bonne volonté de l’autre, susceptible de la reconnaître47. La vérité est donc également indissociable de la constitution artificieuse de soi, comme sujet qui parle, et qui joue des rôles sociaux qu’il emprunte. Elle relève de rapports de convenance intersubjectifs dont il faut prendre la mesure, afin de ne pas rester crispé sur une dissociation immédiate entre le vrai et le faux qui oublierait que le vérité humaine ne doit pas être abordée logiquement (selon des rapports d’opposition stricte), puisqu’elle n’a de valeur que si les esprits s’accordent à son sujet dans une société donnée sur l’établissement des faits et l’interprétation de leur valeur.
Pour conclure, si la vérité a encore une valeur philosophique dans le scepticisme de Montaigne, c’est très certainement en tant que vérité humaine, authentifiée par la parole de bonne foi, et non à partir d’une définition métaphysique de la vérité comme manifestation de l’être.
Sur ce dernier point, Montaigne ne cesse de faire défiler les discours des philosophes comme autant d’erreurs qui peuvent amuser l’esprit, mais ne peuvent tenir lieu sérieusement de vérités.
Là où l’erreur devient grave, et ne peut en aucun cas être bénéfique, c’est lorsqu’elle n’est pas reconnue comme telle, mais qu’elle est au contraire brandie et imposée comme unique vérité auprès des hommes. En ce sens, la pire erreur pour Montaigne, celle qui cause le plus de mal, naît de la conviction de détenir la vérité, et conjointement de la volonté de l’imposer aux autres. C’est ce qui le fait privilégier des formes concertées de reconnaissance de la vérité, des vérités partagées, à dimension humaine, élaborées pour être soumises au jugement des autres, par publication et accréditation de la pensée, et réajustements permanents.
En ce sens, la suspension sceptique du jugement est une manière d’arrêter son assentiment pour s’apprêter à recevoir « la balle » d’un autre et la relancer, compte tenu de ce qu’il aura dit. Ainsi, à l’opposé de l’arrêt du jugement sous forme de décrets fermes et inébranlables, l’epochè sceptique ne procède pas pour autant d’un renoncement à établir la vérité des faits.
Sylvia Giocanti
Université Toulouse – Jean-Jaurès,
IHPC (ENS-Lyon), UMR 5037
1 Montaigne, Essais, II, 12, p. 564. Nous citerons toujours le texte des Essais dans l’édition Villey (PUF, Quadrige, 1992).
2 III, 11, p. 1027.
3 Voir la réflexion sur l’impiété de Montaigne du frag. 680 de l’édition Lafuma des Pensées de Pascal. Pour Simon Goulard, voir Philippe Desan, « De la censure à l’éducation de la jeunesse : les transformations morales de Montaigne à travers les siècles », dans Jean-Baptiste Amadieu, Jean-Charles Darmon et Philippe Desan (dir.), L’immoralité littéraire et ses juges, Paris, Hermann, 2016, à paraître.
4 Voir Stéphane Marchand « Les Academica dans le Contra Academicos : détournement et usage du scepticisme académique par saint Augustin », in « La réception des Académiques de Cicéron à l’âge moderne », Astérion, n. 11, 2013, ISSN électronique 1762-61110, mis en ligne le 24 juillet 2013. URL : http://asterion.revues.org/2371.
5 II, 12, p. 505.
6 II, 12, p. 561. Cf. Cicéron, Académiques, Livre II, XXIV, 111. C’est moi qui souligne.
7 Voir II, 12, p. 563 et p. 528. Cf. Cicéron, Académiques, XXI, 68.
8 Voir II, 12, p. 539 et III, 11, p. 1034.
9 Voir II, 12, p. 541, 559, 565, et 563.
10 II, 12, p. 575-576.
11 Voir II, 12, p. 563 et III, 13, p. 1074.
12 II, 12, p. 505.
13 II, 12, p. 601.
14 Cicéron, Académiques, XXXIII, 106 : « Assurément, un faux objet ne peut être saisi, vous en convenez vous-mêmes », traduction José Kany-Turpin, GF Flammarion, Paris, 2000.
15 II, 16, p. 618.
16 III, 9, p. 1000.
17 III, 11, p. 1027.
18 III, 9, p. 928.
19 III, 13, p. 1107.
20 III, 11, p. 1032.
21 II, 12, p. 596.
22 III, 4, p. 839. C’est moi qui souligne.
23 III, 11, p. 1034.
24 II, 12, p. 511.
25 Voir II, 12, p. 510 et III, 5, p. 881.
26 II, 12, p. 576. C’est moi qui souligne.
27 On pourrait prolonger de manière psychanalytique ces considérations en s’appuyant sur les textes de Lacan qui analyse la spécificité de la demande portée par le désir de sujets parlants. Voir Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p. 690, et dans le Séminaire, le Livre VI (Le désir et son interprétation), la partie consacrée à la dialectique du désir, et tout particulièrement les p. 441 et suiv. (chap. xx « Le fantasme fondamental », le « a » comme « l’os de la fonction de l’objet dans le désir »), le chap. xxiv (« La dialectique du désir chez le névrosé »), p. 507-508, le chap. xxvii (« Vers la sublimation »), p. 561-564.
28 II, 12, p. 508.
29 III, 5, p. 881.
30 C’est dans ce prolongement que s’inscrit l’expérience amère du sceptique libertin La Mothe Le Vayer, telle qu’il l’analyse dans Prose chagrine, Klincksieck, 2012.
31 Elle est rapportée par Montaigne en II, 12, p. 562.
32 Voir II, 12, p. 570.
33 Voir III, 8, p. 929.
34 II, 12, p. 502.
35 II, 12, p. 505.
36 III, 11, p. 1026.
37 III, 9, p. 928.
38 Cicéron, Académiques, I, 2, XX, 66.
39 III, 11, p. 1026.
40 III, 8, p. 923 « Nous autres qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests ».
41 II, 12, p. 601.
42 I, 26, p. 157.
43 J’emprunte en effet l’expression à Kant, mais dans un autre sens que celui du § 40 de la Critique de la faculté de juger. (Voir aussi l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 43.)
44 La distinction lacanienne (Séminaire, Livre VI, op. cit., p. 445) entre d’une part le sujet qui se constitue comme sujet parlant, dans sa relation avec l’Autre, relation qui repose sur la bonne foi, et d’autre part le sujet primitif de la connaissance, ou « sujet des philosophes » qui cherche à établir des rapports de vérité ayant pour fondement un objet extérieur, me paraît pouvoir éclairer le texte des Essais.
45 Voir Nathalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1982, traduction française, Tallandier, 2008, et Stéphan Geonget, La notion de perplexité à la Renaissance, Genève, éd. Droz, 2006.
46 Voir aussi BSAM, janv-juin 2001, N. Panichi, « la boiterie de la raison, le cas de Martin Guerre », p. 171-184.
47 Lacan, Séminaire, Livre VI, op. cit., p. 446 : « il n’y a pas d’Autre de l’Autre (…), il n’y a rien qui, au niveau du signifiant, garantisse, authentifie en quoi que ce soit la chaîne signifiante et la parole. C’est en quoi le sujet dépend essentiellement de la bonne volonté de l’autre ». Pour le dire selon la formule du chap. xxiv (p. 508), le sujet n’est pas un « être pur », c’est un « être pour ».