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Classiques Garnier

Manum de Tabula Dispositio et vues obliques dans le cabinet de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2015 – 2, n° 62
    . varia
  • Auteur : Willett (Laura)
  • Résumé : Les fresques que Montaigne avait journellement sous ses yeux furent conçues et distribuées selon un programme défini. Les oppositions binaires structurant le parcours visuel du cabinet incarnent par leurs mythologies un langage oblique. Dans un sens géométrique, il y a aussi un curieux jeu de diagonaux reliant les tableaux. Leur disposition matérielle reproduit la stratégie d’écriture de biais annoncée par Montaigne : « Mes fantaisies se suivent, et se regardent, mais d’une vue oblique. »
  • Pages : 55 à 70
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057482
  • ISBN : 978-2-406-05748-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0055
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Manum de tabula

Dispositio et vues obliques
dans le cabinet de Montaigne

Il se faut réserver une arriereboutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons notre vraye liberté et principale retraicte et solitude.

(I, 39, 245)1.

Attenante à la « librairie » de Montaigne, au deuxième étage de sa tour, se trouve la petite pièce rectangulaire que Montaigne appelait son « cabinet poly » et qui surplombe la porte dentrée du château. Cest la pièce la plus privée, la plus inaccessible de tout le « maisonnage » du château et de ses dépendances et on ny arrive que dune façon peu évidente, par une porte étroite pratiquée dans larc occidental du mur circulaire de la bibliothèque. Encore au xviiie siècle la paroi sud de la pièce était fortifié par des mâchicoulis, tandis que la paroi nord est toujours percée par une fenêtre par laquelle Montaigne avait lhabitude dobserver ce qui se passait dans la cour de son château. Cest dans cette pièce, tout à fait en haut de langle nord-ouest, quil a fait peindre la célèbre inscription qui enregistre sa décision de se retirer de la vie active, geste qui souligne limportance quavait pour lui ce « cabinet ».

Une fois dedans, le visiteur remarque sur les murs de la pièce des restes de peintures murales : des bandes verticales sur fond alternant clair et obscur, ponctuées de deux blasons du terroir de Montaigne, et des images figurées superposées à cette couche initiale, qui sont le

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travail du « peinctre que jay » décrit dans les premières phrases de « De lamitié2 ». Le passage du temps et les déprédations voulues ont dégradé ces images au point où il est presque impossible de discerner le dessin dun objet ou dune personne qui soient vraiment reconnaissables. Néanmoins, les témoignages des visiteurs depuis le xviiie siècle permettent de localiser et de reconstituer, tant bien que mal, les contours des sujets décrits. Dès lors nous pouvons affirmer que sur le mur de droite en entrant figure le Jugement de Pâris tandis que centrés sur le mur den face de la porte paraissent des colonnes, un arc en plein cintre, et un entablement en trompe-lœil. Sur ce même pan de mur sétale limage dune catastrophe : lincendie de Troie avec, en avant-scène, Énée qui porte sur son dos son vieux père. Au fond de la pièce, sur le manteau de la cheminée adossée au mur ouest – en bas donc et à gauche de linscription – limage la mieux conservée représente la légende de Cimon et Péro, avec au-dessus le mythe de Vénus et Adonis ; tandis que Vénus et Mars surpris par Vulcain sont peints en-dessous de linscription. Celle-ci se voit donc flanquée dune icône de la piété filiale et de deux images des plus célèbres amours lascifs et adultérins de la littérature antique. Enfin, au-dessus de la porte dentrée, au même niveau et en diagonal par rapport à linscription latine (et de ce fait constituant une réplique à celle-ci), se voit limage dun naufrage avec plusieurs rescapés, le tout cerné de quelques vers horatiens.

Au même titre que pour les sentences peintes sur les poutres et solives de la librairie, la présence de ces peintures murales soulève un certain nombre de questions. On peut légitimement se demander à quoi servait cet amalgame de fresques « elabouré de toute [la] suffisance » dun artiste-peintre, dans une pièce que Montaigne prétendait garder à ses fins privées. Les « tableaux » (car les images, peintes en fait a secco, sont cernées dencadrements feints dorés) furent sans doute conçus et placés selon un projet défini. Mais pourquoi choisir ces sujets en particulier et pourquoi les distribuer de cette façon ?

Une première réponse consisterait à dire tout simplement que la décision dinstaller une galerie de peintures dans son domicile signalait un désir de se comporter comme les membres de la classe noble

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à laquelle sa famille nouveau-riche venait de sattacher. Il y avait un nombre croissant de seigneurs lettrés qui voulaient se mouler sur le modèle des gentilshommes romains anciens et italiens contemporains. Rien détonnant donc à ce quon retrouve la majorité des sujets peints dans dautres châteaux provinciaux, leur répertoire provenant surtout des poètes romains : Virgile (LÉnéide) et Ovide (Les Métamorphoses)3. La littérature antique en général et ces deux œuvres en particulier sont depuis le Moyen Âge une source dhistoires moralisantes que les humanistes vont transformer en allégories chrétiennes. Ainsi poésie épique païenne voisine harmonieusement dans le cabinet avec la philosophie ancienne et la citation biblique de la bibliothèque – illustrant les exemples de bonne conduite morale que Sénèque proposait de garder constamment sous les yeux.

En second lieu, pourquoi avoir choisi cette petite pièce isolée, peu fréquentée, pour y prodiguer une riche décoration dimages dinspiration humaniste ? La réponse réside dans la pratique architecturale courante au xvie siècle, en France comme en Italie, déchelonner les pièces à lenfilade de telle sorte que laccès au public devient progressivement plus restreint. En effet, les palais aristocratiques italiens que Montaigne admirait lors de son voyage en 1580-1581 (Caprarola, la Villa dEste, le palais ducal dUrbino, le Palazzo Vecchio à Florence, etc.), étaient dotés eux aussi de petits cabinets isolés (studioli ou camerini) à lusage exclusif du seigneur, embellis de tableaux et faisant suite ordinairement à une bibliothèque importante4. Le studio devient ainsi la pièce la plus privée et la plus excentrique de lensemble.

En installant un cabinet décoré dimages adjacent à sa bibliothèque Montaigne ne faisait que se conformer à la nouvelle tendance à unifier lintérieur domestique. Leur contigüité et le fait que lon naccédait à lun que par lautre signifiaient que les deux pièces faisaient partie dune même conception, quelles fonctionnaient ensemble comme dispositif

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unique5. Certes la contemplation des tableaux du studio « rafraîchit » les yeux et lesprit fatigués par la lecture. Mais les images narratives visuelles, comme celles verbales de la poésie – a fortiori les tableaux qui représentent des textes poétiques comme cest le cas chez Montaigne – nont rien de reposant. Au contraire, le principe de lenargeia fait que le lecteur voit comme sous ses yeux une succession rapide des images (Ovide en est le maître reconnu) et doit réagir « dans lâme », comme disait Lucien, aux passions ressenties – du moins représentées – par lauteur6. La lecture des images visuelles au seizième siècle nest ni passive ni naïve : la dynamique qui sinstaure au cabinet devient une sorte de quatrième commerce. Ayant une fonction créatrice – ou recréatrice – parallèle voire complémentaire à celle de la « librairie », le cabinet exige un engagement intellectuel et affectif réel afin que le spectateur approfondisse la connaissance de lui-même.

Venons-en donc au cabinet de Montaigne, aux sujets de ces fresques et à leur disposition et à la manière dont on les appréhende à premier abord. En entrant dans la pièce, Montaigne voyait tout droit devant lui un geste symbolique de la piété filiale : Énée portant son père hors de Troie en flammes. Au-dessus deux, on a vu traditionnellement des gladiateurs dans un amphithéâtre. Toutefois il nous semble plus logique dy reconnaître des Troyens cherchant à repousser la conquête de leur ville7. Et puis à droite, centré sur le mur oriental, Montaigne voyait le Jugement de Pâris, en rapport de causalité évidente avec la première image. Cest lerreur monumentale du prince troyen qui mit « pour une pomme, la Grèce et lAsie à feu et à sang » (III, 10, 1064). Juxtaposition donc qui relie par une vue oblique le couple antithétique Pâris-Énée, une cause et un effet redoublés de deux contenus moraux

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opposés : geste motivé par la pietas vs geste motivé par la sensualité. Par leur proximité sur les murs et par leur appartenance à la même histoire, les deux images sont indissociables.

Lensemble de signifiants que rencontre le regard du spectateur en entrant constitue, au sens littéral, lentrée en matière. En se déplaçant à gauche, le contexte sélide avec le changement de perspective : on y découvre un nouvel accouplement dimages également contrastées, qui répètent dans un sens la dichotomie sémantique de la première. Le tableau de Mars/Vénus/Vulcain, icône de cocuage et de lubricité, se trouve surmonté par linscription votive (Montaigne par procuration), icône de la poursuite daspirations nobles et spirituelles. Mais avant denregistrer un sens quelconque, le regard du spectateur est sollicité par la prochaine paire de tableaux.

Au beau milieu du mur occidental, Montaigne fit peindre le tableau de Cimon et Péro, un second rappel de son devoir envers son père et de lobligation dexercer le comportement charitable que sa religion lui imposait8. Cette image est surmontée par la lamentation de Vénus sur son Adonis mort, mythe complexe qui relie un deuil touchant et légitime à un rapport amoureux ayant des relents dinceste (nous y reviendrons). Linscription commémorative du vœu solennel se trouve donc encadrée par deux des avatars de la déesse de lamour et dans un rapport diagonal avec une seconde représentation de la pietas. Il en résulte donc, dans cet angle où les murs ouest et nord se rencontrent, un bizarre assemblage dimages qui place lacte-clef de la biographie de Montaigne, acte apparemment rationnel, dans une relation pour le moment obscure avec des actes motivés par des émotions fortes, avouables ou inavouables.

Finalement, sur le mur sud, lemplacement des mâchicoulis disparus a été recouvert de plâtre, mais sur le jambage droit de la porte on discerne la moitié droite dune figure dhomme portant un trident quasiment effacé (Neptune, vraisemblablement) et au-dessus de la porte le naufrage déjà mentionné. Le référent de celui-ci nest pas immédiatement clair, mais il semble par son placement symétrique appartenir au groupe

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Pâris-Énée. Ce sera donc soit le naufrage de la flotte grecque sur les rochers capharéens (Ovide, Tristia, I, I, 83-84), soit, ce qui est à notre avis plus probable, le naufrage dÉnée qui, par la grâce de Neptune, sen échappe et gagne le rivage de la Libye (Énéide, Chant 1, 103-123)9. À la fin de la guerre de Troie, à la fin de lIliade, fait face le début de lÉnéide, le commencement dune nouvelle vie.

Le cabinet est donc décoré par deux types dimages. À lest un triptyque qui figure la cause de la guerre de Troie – le caprice dun seul homme – et deux de ses résultats – la destruction de Troie (du passé) et la double évasion du pieux Énée vers un nouvel avenir. Par un dédoublement ingénieux dissues favorables et défavorables, le Jugement de Pâris devient un point de repère, une origine au « centre et plus bel endroit », doù sont nées et se prolifèrent des leçons-idées connexes, comme les excroissances végétales des grotesques. Ce sont néanmoins des représentations « événementielles » qui expliquent le déroulement de lHistoire dans le sens hégélien : cause à effet, organisé sur un syntagme temporel.

Dans langle opposé, par contre, le vœu et les trois fresques chargés démotions diverses placent le lecteur dans un nexus de comportements humains et purement subjectifs nayant aucune résonance historique. Il semble a priori quautour de la cheminée, on assiste à une étude des facettes de lamour – le domaine irrationnel et imprévisible des passions privées. Lunivers des amoureux dépasse pour le citoyen romain (que Montaigne allait bientôt devenir) un simple passe-temps frivole des jeunes – pire, il est source desclavage. En lui tournant le dos – littéralement – on découvre le mécanisme rationnel du devoir. Mais les deux domaines ne sexcluent pas. Le conflit entre ce quon voudrait faire et ce

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quon devrait faire, entre la passion et la responsabilité, se pose comme un défi moral. Linscription se dresse au-dessus et au milieu, pour jeter des regards obliques – en même temps que ceux du spectateur – aux deux antipodes pour les juger, comme, à la fin des temps, Saint Michel lui-même.

Linscription exprime un vœu – de saffranchir des devoirs – et un désir – de pratiquer lotium, à limitation des anciens et dentrer en commerce avec les Muses10. Il nest pas indifférent non plus quil ait choisi de dater ce vœu pieux de la veille des « calendes », cest-à-dire, du jour où les promesses doivent être réalisées et les dettes déchargées. Reste toujours à savoir pourquoi il aurait éprouvé le besoin dafficher ce vœu dans un endroit peu visible à des personnes autres que lui-même. Il est certain du moins que lex-voto au-dessus de la porte signifie laccomplissement du vœu (votum) den face.

Reste aussi à déchiffrer lénigme de la disposition curieuse des fresques, à comprendre, dune part, pourquoi Montaigne décida de les assembler de cette manière ; et dautre part, comment interpréter cette disposition afin de saisir la signification quelle avait pour Montaigne. Une remarque de Mallarmé peut nous éclairer là-dessus, qui parle de « la disparition élocutoire du poète, qui cède linitiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils sallument de reflets réciproques [] remplaçant [] la direction personnelle enthousiaste de la phrase11 ». En dautres termes, dès que le poète les a mis sur la page, les mots acquièrent une autonomie qui leur permettent dentrer dans des relations sonores et sémantiques avec les mots qui leur sont voisins, quelle que soit la syntaxe inventée par le poète pour déterminer leur signification initiale. La conséquence inévitable de ces multiples rapports est à la fois lambiguïté (la « méprise » que préconisait Verlaine

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dans son « Art poétique ») et la possibilité dinterprétations variables mais plus ou moins aussi valables les unes par rapport aux autres et par rapport au texte.

Nous proposons que lon peut, ou même doit, appliquer cette notion aux fresques du cabinet. Lespace un peu étriqué de la pièce impose à lobservateur une perception simultanée dau moins deux des tableaux à la fois, et pas les mêmes à chaque reprise, de sorte que la fusion de ces perceptions génère un sentiment nouveau – et peut-être éphémère – de la signification de ces sujets. Après tout, ceux-ci étaient familiers à toute personne tant soit peu lettrée à lépoque. Dès lors la tentation existait denregistrer les tableaux tout simplement comme des représentations de lieux communs et de ne pas y réfléchir plus loin. Or la juxtaposition dimages aux sujets apparemment opposés les situe dans des contextes non imaginés par les poètes qui en sont la source – tout comme le rapport des citations latines au texte des Essais, pour le reste.

Il en est de mesmes en la peinture, quil eschappe par fois des traits de la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui lestonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment, la part quelle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui sy treuvent, non seulement sans linvention, mais sans la cognoissance mesme de louvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvent es escrits dautruy, des perfections autres que celles que lautheur y a mises et apperceues, et y preste des sens et des visages plus riches (I, 24, 132).

Cette juxtaposition y instaure une réciprocité sémantique qui oblige le « suffisant » lecteur à réévaluer ses croyances et ses connaissances acquises, du moins à légard de la signification conventionnelle attribuée à ces mythes. On sait que cétait là aussi lintention de Montaigne en composant les Essais et leffet que leur lecture produit sur le public (penser à I, 14, « Que le goust des bien et des maux… » ou à I, 23, « De la coutume… »). Les hésitations interprétatives qui sont conséquentes à lenchaînement inattendu des sujets des chapitres et à la décision de Montaigne de ne sexprimer « quà demy » ont produit toute la littérature exégétique dont les Essais font lobjet depuis leur publication. Montaigne aurait été sûrement en accord avec la formule mallarméenne mais naurait pas été en mesure de la concevoir de la même perspective. Doù une troisième question sur lorigine de cette conception de lacte de lécriture caractéristique des Essais.

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Érasme dans les Adages (1, 3, 19) explique une expression quasi proverbiale quil a trouvée chez Pline lancien : « Manum de tabula ». En quelques mots, cela signifie : « Assez ! retirez votre main du tableau ; trop de retouches, une diligence excessive, risquent de gâter lœuvre au lieu de laméliorer ». Cest un jugement fait par le maître-peintre Apelles, perfectionniste et obsessif, à propos de son rival, Protogènes, qui savait se conformer à cette règle12. Métaphoriquement, ladage est applicable à tout genre de travail créateur : peindre, écrire, parler, quil faut maîtriser en reconnaissant le moment quand il faut sen séparer, quand il faut le laisser agir tout seul, même sil apparaît dans un état inachevé. « Achever » une œuvre, cest dabord juger que lon est capable de dire le dernier mot, que lon sait imposer une forme finale à la vérité. Cest donc faire preuve dune présomption monstrueuse, ce qui serait pour Montaigne anathème. Ladage est surtout applicable à la composition des Essais, contre le « surachèvement » desquels Montaigne se battait, jusquà réussir dans le troisième livre à créer une écriture qui nétait plus calquée sur le style dun modèle quelconque, qui laissait parfois deviner le sens, et qui savait quand il fallait ne dire les choses « quà demy ». Vouloir trop perfectionner ses phrases était une « erreur » première, contre laquelle Montaigne se sentait obligé de se garder13. Lécriture doit agir obliquement, en obligeant le lecteur à rapiécer le fil de la pensée de lauteur. Les fresques du cabinet imposent un effort identique à leur spectateur. Si Montaigne sagaçait du fait quon lisait ses essais « dune fesse », en faisant autre chose, il en va de même pour la lecture des tableaux. Pour tout assimiler, il faut être présent, intellectuellement et – dans ce cas – physiquement. Il faut circuler, comparer, contempler, et lier les fragments dhistoires. Il sagit dun théâtre interactif14 où il faut ne pas sarrêter sur la signification la plus évidente mais faire la contrepartie du peintre et pousser le plus loin possible la tentative de comprendre lobjet dans toutes ses dimensions sémantiques et sémiotiques.

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Le concept nétait guère nouveau au xvie siècle puisque les théologiens scolastiques avaient pratiqué lexégèse des textes bibliques sur au moins quatre niveaux ; et en 1534, Rabelais demanda aux lecteurs de son Gargantua den faire autant pour cet écrit profane, de « rompre los et sugcer la substantificque moelle », cest-à-dire, de pénétrer la dure écorce de son langage et de lhistoire quil racontait pour en découvrir le sens véritable. La seconde « erreur » consisterait donc à rester en-deçà de la découverte des significations possibles du texte/tableau que le lecteur/observateur a devant les yeux. Cela arriverait en parcourant un texte sans y réfléchir ou en adoptant une perspective (figurale ou physique) trop fixe. Cest un précepte que Montaigne destine surtout à lui-même, car le nombre de personnes étrangères à sa maison quil aurait introduites dans son cabinet dut être très limité. La disposition inattendue des fresques la obligé, pendant les vingt et quelques années quil les a fréquentées, de les reconsidérer, de les recombiner et den approfondir la signification. Leur juxtaposition antagonique empêche lobservateur – et Montaigne lui-même en tout premier lieu – de les regarder individuellement, indépendamment de linteraction qui doit résulter de leur contexte architectural.

Cest là toutefois une explication après coup, qui en révèle leffet prétendument produit par cette disposition mais qui ne décèle pas lintention derrière la sélection des sujets et leur emplacement sur les murs. Reprenons une dernière fois à titre dexemple le contenu des images dans langle nord-ouest et la manière dont leur relation spatiale infléchit leur perception et leur interprétation. Devant cet assemblage serré de fresques, la spectatrice qui veut scruter une des images ne peut pas sempêcher de voir les autres en même temps. De ce fait elle (et Montaigne) les intériorise soit comme une constellation, soit comme une géométrie totalisante qui relie verticales, horizontales, et obliques dans une structure sémiotique complexe. Chacun des quatre panneaux existe en lui-même et dans un rapport simultané avec les trois autres : rapport hiérarchique selon lendroit précis où la spectatrice se place ; rapport formel entre les diverses configurations des personnages dépeints ; rapport métaphorique qui ressort des équivalences imposées par les juxtapositions ; et rapport sémantique enfin déterminé par la présence du vœu inscrit en haut et qui est à lorigine de tout le reste.

Limage qui est placée dans lendroit le plus immédiatement visible – celle de Péro et Cimon – montre la jeune femme en train dallaiter son

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vieux père dans la cellule de sa prison. Limage étonne le spectateur car elle renverse les relations normales mère-fils et père-fille, surtout celle-ci, en redoublant le geste de piété filiale dune dimension proto-sexuelle et donc incestueuse15. Sensible à cette ambigüité, Valère Maxime ajoute à la fin de lexemplum « domestique » ce commentaire :

Est-il rien de si rare, de si extraordinaire, que de voir une mère alimentée du lait de sa fille ? Cette action paraîtrait contraire à la nature, si la première loi de la nature nétait pas daimer les auteurs de nos jours.

Nous devons les mêmes éloges à Péro. Également pénétrée damour pour Cimon son père, qui était fort âgé et quun destin semblable avait pareillement jeté dans un cachot, elle le nourrit en lui présentant son sein comme à un enfant. Les yeux sarrêtent et demeurent immobiles de ravissement à la vue de cette action représentée dans un tableau ; ladmiration du spectacle dont ils sont frappés, renouvelle, ranime une scène antique : dans ces figures muettes et insensibles, ils croient voir des corps agir et respirer (V.4.7)16.

Immédiatement au-dessus de cette image de piété filiale, Montaigne a fait représenter la lamentation de Vénus sur le cadavre dAdonis, jeune homme quelle avait pris tout enfant et élevé, dont elle serait presque la mère. Doù un certain rapprochement entre cette image et les nombreuses pietà – la Vierge soutenant le cadavre de son fils crucifié – dans les églises et les palais17. Mais ce mythe est encore plus complexe, car un observateur instruit sait quAdonis est le fils dune union incestueuse et que Vénus souhaitait satisfaire auprès dAdonis un désir sexuel, donc quasi-incestueux, et – du côté de Vénus – adultérin. La passion extraordinaire de Vénus est à la fois contraire à la nature et ce quil y a de plus naturel puisquelle est irrationnelle et ressemble à celle des bêtes. Lamour « incomparable » de Péro paraît incestueux aussi mais obéit – religieusement – à la première loi de la nature, énoncée

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au cinquième commandement : « Honore ton père et ta mère, que tu visses longtemps sur terre18 ». Il y a donc entre apparence, contexte, et réalité, équivoque constante. Du point de vue formel, la composition des couples Cimon-Péro et Vénus-Adonis est analogue. Dautre part les deux images ne sont pas étanches lune par rapport à lautre : des traits représentant ou le sang ou le filet dAdonis chasseur traînent dans limage Cimon-Péro19.

Si le rapport Vénus-Adonis dessine un contraste avec lamour dévoué de Péro en même temps quil y force une comparaison, il entretient aussi des rapports évidents avec ladultère de Vénus et Mars, qui lui est apposé en biais. Le mythe de Vénus-Mars-Vulcain se prête aussi à des interprétations complexes. Au xvie siècle, le signifié habituel de ce mythe sexuellement chargé – le couple pris en flagrant délit dans le filet du vieux mari jaloux – est une condamnation de ladultère. En fait, il porte cette étiquette dans les éditions des Métamorphoses dOvide figurées : « Venus cum Marte deprehensa in adulterio ». La scène devrait être moralement censurable, pourtant selon Ovide les dieux appelés à être témoins de la prise du couple dans le filet de Vulcain trouvent lévénement « plaisant ». Mars a mis de côté ses armes guerrières, donnant lieu à linterprétation fréquente selon laquelle il faut cesser de faire la guerre si lon veut jouir des plaisirs de lamour. Ou encore, selon une autre interprétation courante, la douceur (Vénus) amadouant la rage (Mars), leur union produit lHarmonie. Malgré leur adultère, des associations positives rattachées au couple finissent par faire de Vulcain un chasseur inefficace en proie à ses propres passions immodérées. Lui aussi est désarmé par la réaction inattendue des spectateurs. La fureur aveugle de la jalousie, jointe à la rapacité de vengeance – en dautres termes lincapacité à dompter ses passions – fait de lui le « badin de la farce ». En fait lépisode – et sa représentation dans le cabinet de Montaigne – demeure moralement ambiguë, selon la perspective du spectateur. Le processus de la signification est donc oblique parce que sa présentation

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est équivoque : il exige que le lecteur/spectateur fournisse lui-même la signification quil trouve appropriée20.

Une dernière remarque : les trois panneaux picturaux ont ceci en commun quun objet ayant la même forme quadrillée y figure. Que ce soit le filet de Vulcain, la grille de la prison de Cimon, la carrière à peine esquissée derrière Adonis vers laquelle le sanglier essaye de senfuir (même éventuellement les vitrines du cabinet !), cet objet signifie la perte de la liberté, tandis que linscription, prise conjointement avec les rescapés du naufrage, de lincendie, ou de Cimon libéré de prison, signifie le contraire : Montaigne, évadé des quinze années de servitude involontaire au Parlement, entre dans une période vouée à sa liberté.

Cet angle nord-ouest du cabinet est donc plein de contrastes apparemment voulus : contrastes formels (images vs paroles), spatiaux (haut vs bas), moraux (charité vs luxure), intellectuels (raison vs passion), humains (mort vs vie), interprétatifs (sens littéral vs sens allégorique) et ainsi de suite. Montaigne avait dès lors à portée de yeux, pour ainsi dire, une bonne fourniture de scènes quil avait fait disposer, semble-t-il, selon la consigne développée par Valère Maxime dans ses Faits et dits mémorables, à savoir, lagencement des oppositions thématiques binaires. Il nest pas exclu que la distribution spatiale des tableaux ait été déterminée par le système mnémonique de Simonides ou quelle soit un répertoire de loci dans une sorte de théâtre de mémoire à la Giulio Camillo. Une disposition en somme propre à garder présent à lesprit les outils de la persuasion, rappelant à lécrivain, dont la mémoire défaille, un nexus didées associées, selon la méthode érasmienne de la Copia21. Lécrivain aurait en conséquence une telle maîtrise du sujet quil lui semblerait formuler ses arguments avec sprezzatura, donnant limpression de sexprimer sans effort et sans artifice, « tel sur le papier quà la bouche ».

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Ce serait toutefois une erreur que dimaginer que pour Montaigne les fresques de son cabinet navaient dautre fonction que rhétorique, comme modèles dargumentation complexe. Leurs implications sont bien trop personnelles, car sur un premier plan ce sont des représentations antagonistes de deux voies que lon pourrait suivre dans la vie : dune part la bonne, celle du dévouement (la piété est la vertu définissant Péro et Énée – « insignem pietate uirum ») et de la réalisation de sa potentialité humaine (linscription) ; dautre part celle des passions indomptées (le « cheval échappé ») et de loisiveté infructueuse (le Jugement de Pâris, les deux mythes de Vénus, lerreur en laquelle son vœu de se retirer laurait induit – voir le chapitre i, 8 – sil navait pas exercé le « contrerolle » des Essais). Mais là ce ne sont que des lieux communs tandis que nous soutiendrons que pour Montaigne les images quil a choisies avaient pour lui une réalité encore plus subjective.

Il est sans doute probable quau moment dorganiser et de faire réaliser la décoration murale de son cabinet Montaigne imaginait cette série de tableaux comme des représentations stables dactes, de désirs et démotions contraires, éventuellement contradictoires mais toujours susceptibles de coexister dans une même personne. Peut-être lensemble du programme pictural eut-il comme point de départ pour lauteur en gestation le sentiment sous-conscient quil devait figurer les courants conflictuels de sa propre essence, une sorte dautoportrait avant la lettre dun être au seuil dune renaissance. Comme Pâris il était plus sensible à la beauté quà dautres qualités des femmes quil rencontrait. On se rappelle que, selon loracle, le prince troyen devait provoquer la ruine du royaume, alors son père Priam la renvoyé aux champs devenir berger22. Comme Mars il aimait simaginer un soldat, il « dit a demi » les liaisons quil a entretenues avec des femmes mariées ; et comme Vulcain il était sensiblement plus âgé que sa femme, qui lavait peut-être trompé avec son frère, qui était véritablement soldat. Comme Énée, il sétait échappé (toutes proportions gardées) dune situation impossible et avait entrepris ce quil considérait être sa carrière destinée. Comme Péro, et encore comme Énée, il sétait dévoué à son père et comme Vénus il avait eu à pleurer le décès dune personne – La Boétie – quil aimait de façon intense (de tous les amants de Vénus, seul Adonis mourut).

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Une première erreur rattachée aux fresques du cabinet sera donc celle de Montaigne lui-même croyant en 1571 à la permanence et à limmutabilité de la signification des images quil avait choisies. Comme nous avons vu, la pratique de celles-ci – et Montaigne les pratiqua journellement pendant vingt ans – y décèle des sens multiples, surtout en vertu des diverses juxtapositions auxquelles se prête leur emplacement dans une pièce étroite. Pas plus que les prescriptions morales des « essais sur poutres » ne sont exemptes dambigüité et que les opinions exprimées dans les premiers chapitres des Essais ne renferment pas des vérités absolues, les tableaux du cabinet se révèlent sémantiquement muables et capables dinterprétations diverses sur les plans à la fois synchroniques et diachroniques. Comme Michel Jeanneret la très bien dit à propos des Essais, Montaigne sest rendu compte que le livre (on peut y substituer « le cabinet ») est un « chantier ouvert » où la fluidité du sens exige un partenariat éveillé entre lauteur et son interlocuteur :

Si Montaigne adopte parfois des positions polémiques ou paradoxales, [] cest afin de provoquer le sursaut critique. [] Les deux partenaires se trouvent engagés dans une même dynamique. [] Les mots du livre [images du cabinet] sont une fois pour toutes fixés sur la page [le mur], mais leur portée varie [] La bonne lecture entre dans lœuvre, se lapproprie et, pour en mesurer lactualité, la soumet à des usages constamment renouvelés23.

Montaigne a compris que linstabilité des opinions et des choses empêchait quon y exprime des idées ne varietur ; cest donc le lecteur qui doit simmiscer dans le texte afin den compléter le sens. Pour cette raison lécrivain se doit de rester en-deçà de la finition définitive de son texte, de rechercher, à la manière de Protogènes, linachèvement de lœuvre, de pratiquer en somme le « manum de tabula ».

La série de contrastes et doppositions qui caractérise sur tous les plans cet amalgame de fresques a pu servir de leçon de rhétorique à Montaigne lors de la première composition des Essais. Mais ce ne fut là quune étape de transition vers la rédaction finale. Si la première fonction des tableaux du cabinet fut de représenter à Montaigne lui-même la complexité et les contradictions de ses comportements, une peinture de son passage dune vie à une autre – et si son livre et lui ne sont quune

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seule et même chose –, il ne sera pas exagéré de dire que lécriture des Essais naquit dans la contemplation des fresques. Lultime erreur sera celle des spectateurs qui ne voient dans ces tableaux abîmés que des restes dune décoration banale et sans signification réelle24.

Laura Willett

Université de Toronto

1 Lédition de référence est celle de Jean Balsamo, Michel Magnien, et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.

2 La décoration antérieure, de type traditionnel, na pour but que de mettre en relief le statut noble du propriétaire et na aucune signification morale. Le peintre engagé par Montaigne a simplement appliqué une nouvelle couche de peinture sur celle qui existait déjà.

3 Les mêmes sujets mythologiques peuvent se voir en France dans les châteaux dOiron en Poitou, de Chareil et de Villeneuve-Lembron en Auvergne, de Pibrac en Midi-Pyrénées, etc.

4 Linscription du studiolo dUrbino lisait : « Biblioteca parata est iussa loqui facunda nimis, vel iussa tacere », la bibliothèque est là quand vous lui commanderiez de parler très éloquemment ou de se taire. Le studiolo de Francesco I à Florence (1570), un espace clos minuscule en dehors de la circulation du palais, était recouvert du haut en bas de peintures ; il lappelait « mia fantasia ».

5 Display of Art in the Roman Palace, 1550-1750, G. Feigenbaum, éd., Los Angeles, The Getty Research Institute, 2014.

6 Lucien définit ainsi le rôle que jouent des peintures murales chez laristocrate : « les hommes sans culture ne peuvent pas juger de certains spectacles comme ceux qui sont instruits. [] Mais lhomme instruit, qui considère cette vue admirable, ne se contente pas de cette jouissance des yeux ; il ne reste pas spectateur muet de ces beautés ; il essaye, de son mieux, de sen pénétrer et de les exprimer par une parole reconnaissante (Sur un Appartement [De domo], 61 : 2 et 4, traduction française : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucien/appartement.htm.).

7 Cest ce que représente limage de la fuite dÉnée dans le château dOiron et dans dautres interprétations contemporaines du même sujet. Voir aussi Les Massacres du Triumvir dAntoine Caron, 1566 (Louvre).

8 La légende de Xanthippe et de son père Mycon, rangée par Hygin sous la rubrique de « ceux qui furent exceptionnellement pieux » (Fabulae, 254), devient chez Valère Maxime lhistoire de Péro et de son père Myco (ou Mycona, ou Cimon) (Factorum ac dictorum memorabilium, 5.4.7). Le sujet est largement disséminé dans sa traduction érasmienne et acquiert le sobriquet de la « charité romaine ». Chez Montaigne, il occupe le « centre et plus bel endroit » du foyer (le feu, le « point focal »).

9 Cette interprétation saccorderait bien avec la légende dHorace qui cerne la vignette (« Me tabula sacer / Votiva paries indicat humida / Suspendisse potenti / Vestimenta maris Deo »), car on y discerne une figure savançant vers le temple de Neptune situé au coin inférieur. Selon G. Hoffmann (« Montaignes Nudes : the Lost Tower Paintings Rediscovered », Yale French Studies [110], 2006), et secondé par A. Legros (Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000 et 2003, et Montaigne aux champs, Bordeaux, Éditions Sud Ouest, 2011), il y aurait là une référence autobiographique aux erreurs de jeunesse, où Montaigne avoue avoir frôlé la maladie vénérienne. Certainement le contexte de sa citation des Essais sy réfère. Mais sa disposition symétrique par rapport aux autres tableaux indique pour le moins un statut polysémique. Pour le recours, très fréquent, au topos du naufrage comme métaphore de lécriture depuis lAntiquité, voir lexcellente étude de F. Roudaut, Sur le sonnet 31 des Regrets, Paris, Classiques Garnier, 2014.

10 La référence à lotium dans les derniers mots de linscription, « et otio consecravit », confirme sa résolution de vivre dorénavant selon les préceptes de Cicéron, de Valère Maxime et dHorace : libre, sans contrainte, au giron des muses. « En lan du Christ [1571], âgé de 38 ans, la veille des calendes de mars, jour anniversaire de sa naissance, depuis longtemps dégoûté de la servitude du Parlement et des charges publiques, tandis quencore indemne il brûlait de se nicher au giron des doctes vierges pour y achever serein et sans souci, la si petite portion de trajet quavec la permission des destins il lui reste à parcourir, Michel de Montaigne a consacré cette demeure, douce tanière de ses aïeux, à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir. » (Alain Legros, op. cit., Essais).

11 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers » in Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, NRF-Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 366.

12 Pour une étude des trois manifestations de ce syntagme en latin classique, voir D. Thomas Benediktson, « Manum de Tabula : Petronius Satyricon 76.9 » in Classical Philology 90, no 4, 1995, p. 343-345.

13 « Joint quà ladventure ay-je quelque obligation particuliere, à ne dire quà demy, à dire confusement, à dire discordamment » (III, 9, 1042). M. McGowan passe en revue les nombreux stratagèmes rhétoriques dont Montaigne se sert pour obscurcir ses propos, obligeant le lecteur ainsi à participer à la création du sens (Montaignes Deceits : The Art of Persuasion in the Essais, Philadelphia, Temple University Press, 1974).

14 Est-ce une coïncidence que bon nombre de rideaux peints drapent les images du cabinet ?

15 Cette image fait rupture avec les autres, toutes tirées de la mythologie de Virgile et dOvide. Elle avait toujours la capacité de choquer en 1939 lorsque John Steinbeck lutilisait à la fin des Raisins de la colère. Tellement la connotation incestueuse est vive qua partir du xviie les peintres y insèrent un enfant aux bras de Péro.

16 Traduction P. Remacle, http://remacle.org.

17 La composition et la disposition des personnes dans la murale de chez Montaigne nest pas sans rappeler ces tableaux et sculptures en pierre, marbre, ou en bois. Voir par exemple de Germain Pilon, la Vierge des douleurs (Mater dolorosa) sculptée en terre cuite ou La Lamentation ; les Christ mort peints du Rosso (Fontainebleau) ; bien entendu la célèbre Pietà en marbre de Michel-Ange ; ou même la Déposition de Croix sculptée dans léglise Saint-Michel à Bordeaux.

18 Exode, XX. Alain Legros fait remarquer que cette règle accompagnait quatre images de piété filiale (dont les deux versions chez Valère Maxime) sur la marque de limprimeur parisien Sébastien Nivelle. Lemblème de la charité romaine sous forme de Cimon/Péro figure déjà dans une trentaine dœuvres dart visuel au xvie siècle et ce nombre passe jusquà peu près 200 au siècle suivant.

19 Une pratique romaine consistait à laisser couler le sang dun cheval sacrifié au-dessus de lautel de Mars pour créer un lien entre les deux.

20 Pour Montaigne cette image nest peut-être pas étrangère à la liaison soupçonnée entre sa femme Françoise et son frère Arnaud. Lexamen quelque peu prolongé (« Sur des vers de Virgile » III, 5, 914 ss.) de ladultère et de ses répercussions affectives – jalousie, colère, honte – semble pour le moins personnel.

21 Frances Yates, The Art of Memory, Chicago, University of Chicago Press, 1966, p. 129-172. Cicéron aussi senthousiasmait pour la contemplation quotidienne des imagines – les exempla historiques – qui justifient la littérature et la font venir en aide à la formation morale de laristocrate romain (Pro Archia, 14). Sénèque propose den trouver dans lIliade et lÉnéide (Ad Polybium, 11.5).

22 « Celuy qui me laissa ma maison en charge, prognostiquoit que je la deusse ruyner []. Il se trompa ; » (III, 9, 1045).

23 Perpetuum Mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 303-304.

24 « Si quelquun me dict que cest avillir les muses de sen servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sçait pas, comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps : à peine que je ne die toute autre fin estre ridicule » (III, 3, 871).