Aller au contenu

Classiques Garnier

Le Parlement de Bordeaux et les Essais, de l’erreur au jugement Statut d’autographe et rhétorique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2015 – 2, n° 62
    . varia
  • Auteur : Chayes (Evelien)
  • Résumé : Le rapport entre la fonction que Montaigne a exercée au sein du parlement de Bordeaux et son œuvre d’humaniste est souvent évoqué mais beaucoup moins étudié à partir des documents originaux des archives du parlement. Cet article en propose une approche comparative qui tisse le lien entre vérité, jugement et erreur dans les Essais et les nouvelles données et observations relatives à l’autographe et à l’écriture judiciaires dans les arrêts signés de Montaigne.
  • Pages : 35 à 54
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057482
  • ISBN : 978-2-406-05748-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0035
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
35

Le Parlement de Bordeaux
et les Essais, de lerreur
au jugement

Statut dautographe et rhétorique1

Pendant douze ans (1557-1569), Montaigne na fait que traquer lerreur. Lerreur des autres. Cétait, bien entendu, lors de sa magistrature parlementaire à Bordeaux et avant de se mettre à lécriture des Essais : à la chambre des requêtes dabord, où il fut affecté en 1557, avec les conseillers de la Cour des aides de Périgueux, autorisés à examiner uniquement des appels de procès sur des impositions (les aides et les tailles : lévaluation, la répartition et les contentieux en matière des impôts), puis, dès 1561, à la première chambre des enquêtes, où les juges, titulaires dune judicature de plein exercice, traitèrent daffaires matérielles : la succession, lendettement, limmobilier et parfois les impôts encore2. Les documents du parlement transmis jusquà nous témoignent de la présence de Montaigne comme conseiller avec droit de vote dans 341 cas environ selon Almquist, plus de 350 selon Desan, des cas évoqués majoritairement devant la première chambre des enquêtes3, ce qui donne,

36

comme le dit ce dernier, « limage dun Montaigne pleinement investi dans le travail quotidien du parlement4 ».

On a soupiré devant le silence de Montaigne, dans ses Essais, sur son travail comme conseiller, à tel point que ce silence est devenu quasi-légendaire. Linscription murale du cabinet situé dans la tour de Montaigne, à côté de sa « librairie » – an. chr[. mdlxxi a]et .38. pridie cal. mart. die svo natali mich. montanvs servitii avlici et mvnerum pvpblicorvm iamdvm pertæsvs (etc.) : « Lan du Christ 1571, à lâge de 38 ans, la veille des calendes de mars, jour de sa naissance, depuis longtemps dégoûté du service parlementaire et des charges publiques5 … » – serait la seule référence personnelle à cette réalité. Pourtant, les Essais contiennent de nombreuses remarques sur lexercice du droit, ainsi que des réflexions sur le « droit », les « loix » et les juges (par exemple, dans I.23, II.5, III.13)6. Tout récemment, François Roussel a entrepris le retracement de la familiarité intime de Montaigne avec la pratique du droit dans les Essais, tout en thématisant la notion même de trace (en bon souvenir

37

de Carlo Ginzburg) et en remettant à létude le style de lauteur dans la lumière du style des arrêts parlementaires, ainsi que « la dimension juridique de certains termes ou expressions » des Essais7. Les précieuses études dAndré Tournon ont mis en relief limpact probable du style prescrit, codifié des documents juridiques sur le langage de Montaigne, quil définit comme « coupé » et « scandé8 ».

Ensuite, approchant le problème plutôt sous langle des documents du parlement parvenus jusquà nous, et non de celui des Essais, Katherine Almquist est arrivée à la conclusion que la codification de lécriture judiciaire ne laissait pas vraiment despace de liberté à Montaigne le conseiller pour se distinguer comme individu de ses collègues parlementaires dans la rédaction de ses rapports9. Almquist a enrichi de manière importante la recherche sur le contexte parlementaire, ses personnages et les affaires y traitées10, et le travail de transcription des arrêts de Montaigne

38

quelle avait commencé, a dernièrement été repris et mis à terme par Alain Legros, grâce à qui nous avons maintenant la transcription des 47 jugements faits au rapport de Montaigne à la première chambre des enquêtes entre 1562 et 156711. Enfin, le dernier livre de Philippe Desan projette Montaigne également dans son environnement politique et nous dessine le portrait dun homme ambitieux, dont la motivation de reconnaissance sociale et politique a pesé lourdement sur sa carrière parlementaire et sur ses choix éditoriaux12.

Toutefois, un travail comparatiste des documents parlementaires – de Montaigne et de ses collègues ; du parlement de Bordeaux et dautres parlements –, focalisant sur la praxis du jugement, nayant jamais été réalisé, jai cru fructueux, à plusieurs égards, de lentreprendre. Une telle recherche nous permettra de remettre en perspective lactivité magistrale de Montaigne aussi bien que ses allusions à la pratique judiciaire dans les Essais, qui sont en fait nombreuses. Pour commencer, est-il possible de préciser, à la suite dune telle approche, ce quil en est du « jugement » et de « lerreur » chez Montaigne ? Pour cela il nous faut relire les Essais, mais non sans reconstruire davantage les éléments spécifiques dont se composait le contexte formel et normatif dans lequel il jugeait au parlement. Jai la chance de travailler sur les sources qui se trouvent à Bordeaux, conservées aux Archives départementales de la Gironde, ainsi quaux Archives et à la Bibliothèque municipales13. Ces documents, revisités dans cette perspective, vont nous aider à mieux comprendre le degré de non-exception ou, au contraire, dexception, que

39

représentait Montaigne au Palais de lOmbrière, où résidait le parlement. Est-ce vrai, comme lont suggéré certains, quil sest peu intéressé à la pratique judiciaire des enquêtes et na-t-il rien fait pour contribuer à un changement du système lors de ces années parlementaires ? Si ce nest pas le cas, dans quelle mesure et comment aurait-il exercé sa fonction de magistrat dans un esprit novateur humaniste ? Les réponses que je fournirai aujourdhui ne pourront quêtre partielles ; elles seront développées dans des études ultérieures.

Dans la même perspective, si Montaigne avait été parmi les parlementaires qui siègent à la Tournelle, ceci ne pourra quêtre confirmé par les Registres secrets, dont seulement des copies incomplètes nous ont été transmises (une aux Archives municipales de Bordeaux, une autre à la Bibliothèque municipale de Bordeaux et une troisième à la Bibliothèque nationale de France à Paris, de la main de François Martial de Verthamon DAmbloy, 1770) ou de manière indirecte, par un autre document, jusquici inconnu. À la Tournelle, la chambre chargée des affaires criminelles, les conseillers se penchaient sur la punition de ce qui était rangé sous la dénomination derreur universelle. Pour contextualiser et donc relativiser de manière fiable la réalité de cette magistrature et de la définition de son attitude vis-à-vis de la torture – si vivement critiquée par lui, on le sait, dans ses Essais (II.5 ; cf. II.11) – il faudrait comparer les Registres secrets de ces années-là dans les trois collections qui subsistent et diffèrent les uns des autres (il ny a plus darchives de la Tournelle)14. Pour linstant, rien ne permet dévaluer la teneur des procès qui auraient amené Montaigne à sopposer ultérieurement aux pratiques de linstitution.

Aujourdhui, je voudrais faire un retour aux manuscrits du parlement et examiner de près les jugements de la première chambre des enquêtes où siégeait Montaigne, dans une étude comparative, et essayer de découvrir de quelle manière il se conformait ou se distinguait dans

40

la formalité de son exercice judiciaire et comment sa distinction ou conformité correspondait à une autodéfinition sociale et intellectuelle. Mon approche est moins celle de la sociologie que celle de la paléographie et de lanalyse textuelle, rhétorique. En outre, la relecture des Essais dans une tentative de comprendre lerreur selon Montaigne est indissociable avec le jugement selon Montaigne15.

Dans ce qui suit, je propose dabord une brève lecture de la Defence de Seneque et de Plutarque (II.32), pour jeter ensuite un regard plus précis sur linventaire des termes derreur et de jugement dans les Essais. Ainsi sera préparé le terrain pour nos observations de quelques particularités dans lexercice judiciaire de Montaigne par comparaison avec son environnement à la chambre des enquêtes de Bordeaux.

Defence de Seneque et de Plutarque (II.32)

En mettant en œuvre un procédé dimitatio-æmulatio, Montaigne évoque dans cet essai les Vies de Plutarque, tout en y inscrivant simultanément son propre faisceau danalogies, comparaisons et oppositions, entre Grecs et Romains, Plutarque et Sénèque, les couples Néron-Sénèque et Charles IX-le Cardinal de Lorraine. Il répond en même temps à la foison pamphlétaire mettant en question les différentes factions impliquées dans la Saint-Barthélemy. Mais la Defence de Seneque et de Plutarque parle surtout de limportance du style des historiographes tout en constituant une défense du jugement et du recensement à la base de la preuve et de la quantification. Comment juger en justice ? Est-ce la même chose que juger en littérature, dans une œuvre imaginaire et littéraire ? Non, bien que la position de la littérature se rapproche bien de celle du témoin ; quon se réfère, dans ce contexte, à lincontournable article dOlivier Guerrier intitulé « Le champ du “possible” : de la jurisprudence aux Essais16 ». Dans lessai en question, Montaigne parle bien du jugement politique, de lidentification et de la généralisation.

41

À travers une défense de Plutarque contre les allégations de Bodin (Methodus IV), il traite de la nécessité de distinguer entre une représentation éloquente – pour ne pas dire épidictique – de lhistoire et une histoire faite de mensonges. Il observe que lon juge trop souvent selon sa propre expérience et culture, qui nous font reprendre facilement lopinion de lautre si celle-là ne nous étonne pas et rejeter lhistoire qui nous paraît exagérée ou improbable. Quelle est lutilité des descriptions qui mettent en relief, jusquà peindre un spectacle théâtral qui surpasse le probable, les horribles conséquences de lautosacrifice, bref la souffrance, des Spartes ? Plutarque est, en fin de compte, plus « fort et persuasif » que Sénèque. Pour illustrer cette défense de la deixis du récit du témoin qui a vu, Montaigne insère un tableau non moins horrible quéloquent qui nous met devant les yeux – la technique bien connue du sub oculos ponere, recommandée en particulier par Quintilien – les tortures cauchemardesques de son temps subies par des soldats et des paysans pendant les guerres de religion. Quant aux soldats17 :

… les expériences quils ont eues en ces guerres civiles, il se trouvera des effets de patience, dobstination et dopiniastreté, parmy nos miserables siecles, et en ceste tourbe [] dignes destre comparez à ceux que nous venons de reciter de la vertu Spartaine. Je sçay quil sest trouvé des simples paysans, sestre laissez griller la plante des pieds, ecrazer le bout des doigts à tout le chien dune pistole, pousser les yeux sanglants hors de la teste, à force davoir le front serré dune corde, avant que de sestre seulement voulu mettre à rançon. Jen ay veu un, laissé pour mort tout nud dans un fossé, ayant le col tout meurtry et enflé, dun licol qui y pendoit encore, avec lequel on lavoit tirassé toute la nuict, à la queue dun cheval, le corps percé en cent lieux, à coups de dague, quon luy avoit donné, non pas pour le tuer, mais pour luy faire de la douleur et de la crainte : qui avoit souffert tout cela, et jusques à y avoir perdu parolle et sentiment, resolu, à ce quil me dit de mourir plustost de mille morts (comme de vray, quant à sa souffrance, il en avoit passé une toute entiere) avant que rien promette : et si estoit un des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien en a lon veu se laisser patiemment brusler et rotir, pour des opinions empruntées dautrui, ignorées et incognues ?

Notez lemploi des verbes forts et les introductions typiques du discours épidictique du témoin : « je sais que … » et « jai vu », les images encore renforcées par le sang qui coule dans les yeux, les nombreux emplois de

42

ladverbe et ladjectif « tout », le numéral « mille » et la récurrence de limage du corps humain brûlé, voire grillé vif. Bref, on constate une rhétorique saisissante à lœuvre ici18. Lassociation avec le sacrifice biblique (olokaustos en grec, korban olah en hébreu) simpose, si ce nétait que Montaigne sintéresse avant tout au travail des historiens et limage des corps brûlés vifs est présente dans les Essais comme sil sagissait dun Leitmotiv, qui place ces « vignettes », non pas dans la veine de la martyrologie ou eschatologie bien sûr mais, au contraire, les inscrit dans le tableau historique qui va parallèle à son portrait. Montaigne, tout comme Florimond de Raemond, son successeur au parlement, témoigne des horreurs de son temps, et les deux magistrats expriment leur engourdissement face au fanatisme rampant et en particulier au spectacle des « hérétiques » brûlés vifs19. Où commençait et où finissait la responsabilité des hommes politiques face aux erreurs de leur temps ? La Defence des historiens grec et romain ne donne bien sûr pas de réponse directe. Montaigne est toutefois clair sur sa défense du style plutarquien : il explique que

Il ne faut pas juger ce qui est possible, et ce qui ne lest pas, selon ce qui est croyable et incroyable à nostre sens, comme jay dit ailleurs. Et est une grande

43

faute, et en laquelle toutesfois la plus part des hommes tombent : (…) de faire difficulté de croire dautruy, ce queux ne sçauroient faire, ou ne voudroient20.

Plutarque « apparie les pieces et les circonstances, lune après lautre, et les juge séparément » (p. 727), pour parvenir à ses illustrations de la vertu, incarnée soit dans un personnage grec soit dans un Romain, au cas par cas, sans démentir lhistoire. On voit le portrait dun Plutarque historien en même temps que juge en comparant pièces et circonstances, il parvient à juger au cas par cas. Pourtant, la violence que la description des tortures transmet, crée leffet de limprobable pour ceux qui nont pas vu – mais apprennent maintenant à voir. Bien sûr, ce passage reprend la discussion pérenne, à laquelle Plutarque avait aussi contribué, sur le statut de la fiction et de limagination, la capacité du poète de fingere versus la vérité. Lhistorien raconte, le lecteur tend à juger en validant ou rejetant selon son propre contexte dexpérience au lieu dapprendre et valider lépisode comme faisant partie de lhistoire. Cest ici que commence lerreur. Lerreur de jugement commise par le lecteur est donc capable de faire violence à lhistoire. Cette mise en garde formulée si clairement par Montaigne nous amène automatiquement à un de nos contemporains : Carlo Ginzburg.

Lœuvre de Ginzburg rend désormais incontestable lénoncé selon lequel lanalyse du discours laisse une place au « “hors-texte” dans le texte » ; lhistoire intellectuelle à travers lanalyse littéraire et les études comparées et lhistoire intellectuelle à partir des documents darchives, sinforment et se renforcent, là où lanthropologie et la sociologie tendent à rester dans la généralisation et les vérités abstraites. La lecture des Essais dans la lumière de la notion de lerreur, nous rappelle le lien fragile, sensible entre lexercice de pouvoir par Montaigne le juge et ses déclarations niant sa capacité de cet exercice, dans les Essais. Relisons encore Ginzburg dans son Introduction aux Rapports de force : il écrit que « linclusion de la torture parmi les preuves rhétoriques semble exaspérer ce lien [entre pouvoir et connaissance] en réduisant la connaissance à lexercice brutal du pouvoir. » Il insiste sur limportance des témoignages et le fait quil y a des « implications cognitives des choix narratifs » : « Lanalyse des distorsions spécifiques à chaque source implique déjà un élément constructif. Mais la construction … nest pas incompatible avec

44

la preuve ; la projection du désir, sans laquelle nul ne sadonnerait à la recherche, nest pas incompatible avec la preuve21 ». La distorsion du récit du témoin serait donc elle-même porteuse de vérité et non pas derreur.

Mais comment ces observations, aussi bien de Montaigne que de Ginzburg, pourraient-elles mettre en perspective la magistrature de Montaigne à la première chambre des enquêtes, où il nagissait pas comme témoin mais dans la position du pouvoir de la Robe et où il navait à juger que daffaires civiles, où il nest jamais question de torture ? Rappelons que la rhétorique judiciaire délibérative ne fait pas appel à lémotion mais à la raison et, selon Cicéron, son but est lhonneur, la vertu (exprimé dans léquité ; De inventione, livre II). Dautre part, pour Aristote, le potentiel du discours épidictique de changer le jugement que laudience porte sur la défense, dénote en même temps son importance pour le passé, le présent et lavenir (Rhétorique, 1358b). La Defence de Seneque et de Plutarque parle de lerreur versus le bon jugement tout en mettant à lœuvre une rhétorique épidictique puissante ; comme nous le verrons, cet essai nous fournit une clé importante dans la compréhension de lattitude de lauteur en tant que juge, qui doit aussi juger des jugements et rapports des collègues magistrats des juridictions inférieures, puisque les dossiers finissant dans la chambre des enquêtes étaient des appels par lune des parties. Lerreur se situe au centre du rapport tendu quentretient Montaigne avec son environnement parlementaire, tout en étant un thème récurrent des Essais.

Cette attention portée à la rhétorique de Montaigne peut pourtant apparaître en conflit avec, tout dabord le souhait de lauteur lui-même que son style, ses « mots », passent de façon inaperçue en faveur des « choses » :

[A] Je veux que les choses surmontent, et quelles remplissent de façon limagination de celuy qui escoute, quil naye aucune souvenance des mots. Le parler que jayme, cest un parler simple et naif, tel sur le papier quà la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, [C] non tant delicat et peigné comme vehement et brusque : Haec demum sapiet dictio, quae feriet, [A] plustost difficile quennuieux, esloingné daffectation, desreglé, descousu et hardy : chaque lopin y face son corps ; non pedantesque, non fratesque,

45

non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Caesar ; et si ne sens pas [C] bien pour quoy il len appelle.

(De linstitution des enfants, I, 26)

Ensuite, avec ce qui semble un rejet général de la rhétorique :

[A] Si est-ce que les Grecs mesmes louerent grandement lordre et la disposition que Paulus Aemilius observa au festin quil leur fit au retour de Macedoine ; mais je ne parle point icy des effects, je parle des mots. Je ne sçay sil en advient aux autres comme à moy ; mais je ne me puis garder, quand joy nos architectes senfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches, douvrage Corinthien et Dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais dApolidon ; et, par effect, je trouve que ce sont les chetives pieces de la porte de ma cuisine. [B] Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie, et autres tels noms de la grammaire, semble-il pas quon signifie quelque forme de langage rare et pellegrin ? Ce sont titres qui touchent le babil de vostre chambriere. [A] Cest une piperie voisine à cettecy, dappeller les offices de nostre estat par les titres superbes des Romains, encores quils nayent aucune ressemblance de charge, et encores moins dauthorité et de puissance. Et cette-cy aussi, qui servira, à mon advis, un jour de tesmoignage dune singuliere ineptie de nostre siecle, demployer indignement, à qui bon nous semble, les surnoms les plus glorieux dequoy lancienneté ait honoré un ou deux personnages en plusieurs siecles. Platon a emporté ce surnom de divin par un consentement universel, que aucun na essayé luy envier ; et les Italiens, qui se vantent, et avecques raison, davoir communément lesprit plus esveillé et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent destrener lAretin, auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingenieuses à la vérité, mais recherchées de loing et fantasques, et outre léloquence en fin, telle quelle puisse estre, je ne voy pas quil y ait rien au dessus des communs autheurs de son siecle ; tant sen faut quil approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de grand, nous lattachons à des Princes qui nont rien au dessus de la grandeur populaire.

(De la vanité des paroles, I, 51)

Ces remarques, tout comme lappréciation peu élogieuse du « style molle » de Cicéron dans Sur des vers de Virgile, ont fait dire à la critique qui sest arrêtée sur le scepticisme de Montaigne, que lauteur refusait léloquence telle quelle. En fait, ces critiques ont davantage porté sur les observations de Montaigne sur la rhétorique que sur le style de Montaigne. Pourtant, dans lApologie de Raymond Sebond, il élabore lidée dune rhétorique et comme la montré Michel Magnien, de sa lecture dÉrasme il a « puisé cette conviction que le discours ne doit pas viser à lélégance ou à la

46

beauté, mais quil doit être le “speculum animi22” », une conviction qui nest que de concert avec sa position anti-Cicéronienne. Cette rhétorique de lApologie est faite de lart de « contrebalancer », pour dégonfler les vanités des dogmatistes, suivant lexemple de Socrate23 :

[A] Mais ils nont pas pensé quil fut hors de propos dexercer et esbattre leur esprit és choses où il ny avoit aucune solidité profitable. Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste ; les autres, dubitateur ; les autres, en certaines choses lun, et en certaines choses lautre. [C] Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais larrestant, jamais satisfaisant, et dict navoir autre science que la science de sopposer.

(II, 12, Apologie de Raymond Sebond)

Ainsi, selon John OBrien, les Essais sont eux-mêmes « un dialogue construit dantithèses, avec un lecteur qui est en même temps un inquisiteur ou interlocuteur dans le débat24 ». À lopposé de la préoccupation des grammairiens, léloquence est le domaine de la véritable autorité, celle des idées, de la considération historique et du recul politique25. Bien entendu, ici on entre dans ce qui sapparente à linterprétation (lallegorese) et on séloigne dun discours sur les formes. Pourtant, la relecture de la Defence de Sénèque et de Plutarque et la citation de De léducation des enfants montrent le goût de lauteur pour une mise en œuvre dune rhétorique de levidentia. Dans la Defence de Sénèque et de Plutarque, lauteur construit un ensemble de tableaux où les images du passé et du présent se chevauchent et où la faculté du lecteur de juger est stimulée au niveau aussi bien de lémotion que du sens éthique. Cest cette rhétorique de levidentia qui tisse le lien entre vérité, jugement et erreur.

47

« Erreur » et « jugement » dans les Essais

Je signale brièvement les différentes occurrences et sens du mot d« erreur » ; jessaie de me limiter ici à lessentiel en vue de mon propos. Jai compté 58 occurrences du mot d« erreur » dans les Essais de lédition de Villey. Il est majoritairement présent dans les couches B et C, cest-à-dire celle de lédition de 1588 et celle des ajouts de lExemplaire de Bordeaux. Voici un relevé :

17 dans le Livre I (3 fois dans la couche A, lédition de 1580, 6 fois dans la couche B, de 1588, et 8 fois dans la couche dEB),

19 dans le Livre II (11 dans la couche A dont 10 dans lApologie de Raymond Sebond, 2 dans B et 6 dans C),

22 dans le Livre III (13 dans la couche de 1588 et 9 dans EB).

Considérant les contextes, nous constatons que, autour du mot d« erreur », déambulent ceux de « jugement », « jurisdiction », « justice » et « injustice ». Montaigne sengage, à sa manière, dans le débat de la justice naturelle versus la justice universelle, que le thème de lerreur humaine porte en elle-même.

Dans I.3, Montaigne décrit lerreur comme « chose à quoi nature même nous achemine ». Ou bien lerreur est celle de notre nature, ou bien celle de notre opinion. Son analyse de lerreur « naturelle » laisse toute la place à lambiguïté de la psyché humaine, complexe et contradictoire. Dans Des prières (I.56) il se demande doù vient « cetterreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprinses (etc.) » ! Dans Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de lopinion que nous en avons (I.14), en parlant de la douleur, il précise que lerreur, tout comme les songes, « luy servent utilement », et que notre raison voudrait peut-être bien croire que « la jurisdiction » dans « noz membres » la bridait, il nen est rien : « En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à nous et attirons la ruine qui nous menasse. »

Souvent, le couple d« erreur » et jugement paraît dans les allongeails dEB suivi dune référence à Platon. Le concept de l« erreur dâme » revient plusieurs fois, entraînant lévocation de lautorité de Platon et un rappel, en sous-entendu, de lusage de la notion d« errance » connue du contexte

48

poético-philosophique du xvie siècle. Comme dans I.14, où le passage à propos de la douleur dont je viens de citer se termine par lobservation que

puis que nous nous sommes emancipez de ses regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantasies, au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, dautant quil oblige et attache par trop lame au corps. Moy plustost au rebours, dautant quil len desprent et descloue26.

Dans I.3, Nos Affections semportent au-delà de Nous, il critique la vanité de ceux qui imputent lerreur à la nature pour se désidentifier de leurs actes du présent, dans une peur ou espérance qui les « lance » vers lavenir :

[B] La crainte, le desir, lesperance nous eslancent vers ladvenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. [C] Calamitosus est animus futuri anxius. Ce grand precepte est souvent allegué en Platon : Fay ton faict et te cognoy27.

Puis, dans III.8, De lArt de Conférer, il prend une position sur lapplication de la justice, qui évoque Platon dans le même sens :

[B] Cest un usage de nostre justice, den condamner aucuns pour ladvertissement des autres. [C] De les condamner par ce quils ont failly, ce seroit bestise, comme dict Platon. Car, ce qui est faict, ne se peut deffaire ; mais cest affin quils ne faillent plus de mesmes, ou quon fuye lexemple de leur faute. [B] On ne corrige pas celuy quon pend, on corrige les autres par luy. Je faicts de mesmes. Mes erreurs sont tantost naturelles et incorrigibles ; mais, ce que les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, je le profiteray à lavanture à me faire eviter28.

En relation avec la justice universelle, face à lerreur ou ce que telle ou telle société a défini comme erreur, Montaigne met en relief linjustice. Comme dans De lExpérience (III.13), dans la couche B (édition de 1588), puis EB, où il juxtapose ce quon a défini comme « erreur » et les règles de la « justice » de son époque, pour observer :

49

[B] Considerez la forme de cette justice qui nous regit : cest un vray tesmoignage de lhumaine imbecillité, tant il y a de contradiction et derreur. (…) [C] Combien ay-je veu de condemnations, plus crimineuses que le crime29 ?

Ainsi, Montaigne, dans son essai De la Présumption (II.17) déclare-t-il « lincertitude de mon jugement … si également balancée en la plus grande occurrence, que je compromettrois volontiers à la décision du sort et des dés » et que les « occupations publiques » ne sont « aucunement de mon gibier », un sujet quil avait déjà traité dans son essai De lincertitude de nostre jugement (I.47)30.

Mais comment simaginer cette pratique de justice, cette fonction de conseiller au Parlement quil a exercé pendant douze ans ? La question nest pas nouvelle – on se lest posée mille fois et des réponses partielles en ont résulté31. Ceci ne mempêche pas de proposer une approche renouvelée et quelques premières données.

Les jugements du Parlement

Je focaliserai dune part sur laction de lécriture même, bien évidemment en relation avec les acteurs de lécrit dans lexercice de justice, dont limportance a été mise en relief encore dernièrement par Laurence Giavarini, dans son Introduction à Lécriture des juristes32. Qua représenté cet acte de lécriture même pour Montaigne au sein du parlement de Bordeaux ? Dautre part,

50

je voudrais garder en tête les observations que je viens de faire sur la rhétorique du témoin chez Montaigne. Dans ce même recueil de Lécriture des juristes, André Tournon a observé que les documents des magistrats représentent avant tout lacte dautorité ; le reste, qui est accessoire, « ressortit à une rhétorique de persuasion ou deuphémisation33 ». Pouvons-nous constater chez Montaigne une même rhétorique « accessoire » dans ses actes du parlement de Bordeaux ? À de telles questions, seule une étude comparative entre les actes de Montaigne et ceux de ses parlementaires contemporains peut apporter un début de réponse.

Lacte décrire : langage

Que peut-on dire de lacte de lécriture tel quil se présente dans les jugements par écrit, au rapport de Montaigne et au rapport de ses contemporains ?

Un bref rappel : les documents provenant de la chambre des requêtes et celle des enquêtes sont des arrêts de procès par écrit ou des jugements rendus sur production des Parties, rédigés ou dictés par celui qui, parmi les conseillers, a été désigné comme le rapporteur. Ces pièces contiennent

1. les qualités des parties : leurs demandes et défenses, leur nom, origine géographique et statut social,

2. le /veu : une évocation élémentaire des pièces examinées par le rapporteur,

3. le dictum : la sentence, sans motivation, succincte34.

Quant au langage déployé par Montaigne dans cette dernière partie, une étude comparative montre une variation remarquable par rapport à celui de ses collègues. Il est frappant de constater, dans le cas des appels, un usage fréquent de lexpression « il a été mal jugé », suivant ou précédant la remarque que la Cour va annuler ou amender le jugement précédent, dans la dernière partie des arrêts de Montaigne, là où dautres conseillers contemporains et de la même chambre ont recours à des formules différentes.

51

Montaigne, le 6 avril 1563 (ADG, 1B 257.84), pour dire que lappel soutenu par des extraits des registres jugés de Périgueux, est déclaré néant, écrit que la Cour amende « leur jugement [des présidiaux de Périgueux] » ; ou pour entériner un appel, le 15 mai 1563 (ADG, 1B 258.149), il déclare qu« il a été mal jugé par le sénéchal dAlbret », et qu« en amendant le jugement, la cour ordonne la sentence du juge de Brun » ; mêmes formules le 19 juillet 1563 (1B260.218) – « il a été mal jugé » et le jugement sera amendé ; idem le 7 janvier 1564 (1B267.21). Dans les autres cas, il met tout simplement en suspens le procès, cest-à-dire « au néant » lappel, ce que font ses collègues plus souvent. Parfois ils mettent au néant lappel et annulent en même temps le jugement précédent – une manière de ne donner raison à personne. À un moment donné, en février 1564, Jean Rignac (ADG, 1B 268.212) formule comme Montaigne : « il a este mal jugé ». Sinon, voici quelques formules des autres parlementaires. Joseph DAlis sur lerreur de taxation par Joseph dEymar aux dépens de Jean Contard (à la même année et mois, ADG, 1B 268.136) dit que le dernier a été « mal taxé » ; Eymar, au même mois, parle de la nécessité d« interposer son décret et autorité judiciaire » (même année et mois, ADG, 1B 268.48). Les cas sont rares où les autres conseillers donnent suite à lappel et se servent dans ce jugement de la formule très explicite damender ou annuler le jugement des confrères car ils ont mal jugé laffaire35.

Le statut de lautographe

Une partie des jugements est écrite entièrement par délégation – à un secrétaire ou à un greffier –, une deuxième est partiellement déléguée et partiellement finie par le rapporteur, en autographie, et une troisième est entièrement autographe. La plupart de ces documents contiennent au moins deux mains, car dhabitude le conseiller qui figure comme rapporteur écrira les noms de tous les conseillers présents. Pour les signatures, nous trouvons toujours celle du président et celle du rapporteur.

Nous constatons que la « détermination de lautographie36 » se voit chez un certain groupe quasi invariable de conseillers-rapporteurs autour de Montaigne. Limportance, à lépoque de Montaigne, de la

52

main comme signe de différentiation et individuation se manifeste non seulement dans les documents du parlement, mais dans toute une gamme de types de documents de lépoque. Ceci ne veut pas dire que les collègues conseillers étaient tous « formés comme humanistes » car ils auraient formé « leur écriture daprès le modèle des italiques dAlde Manuce37 ». Il y a des mains dont on peut retracer les traits dans les modèles offerts par les manuels décriture français et italiens, comme dans le cas de Jacques Flamenc de Bruzac. Dautres ont des écritures plus personnalisées (Joseph dEymar, par exemple) ; Bertrand de Makanam se sert systématiquement dun clerc, si ce nest pas son écriture à lui. On peut se demander si Bruzac avait vraiment profité dune formation dhumaniste, tout comme on ne peut rien dire sur celle des autres sans preuves à lappui.

Un seul et même personnage avait de fortes chances de maîtriser plusieurs écritures : une écriture administrative, une écriture calligraphiée et une écriture cursive, qui est la plus personnelle. Les documents parlementaires, politiques et judiciaires, montrent comment lautographe perce comme accessoire social distinctif des magistrats, qui se félicitaient souvent davoir grimpé léchelle sociale vers le statut de noblesse – depuis la génération des grands-parents de Michel Eyquem de Montaigne, la famille Eyquem elle-même avait fait lascension de la bourgeoisie vers la noblesse, un processus qui ne se serait consolidé que grâce à son père Pierre Eyquem38.

Comme il a été dit auparavant, nous avons 47 jugements au rapport de Montaigne. Seulement 10 sont entièrement autographes et les autres sont des allographes39.

53

Année

Autographes (10)

Allographes (37)

1562

1

1563

4

4

1564

9

1565

1

11

1566

4

9

1567

1

3

Un simple calcul nous permet de constater que le nombre dautographes ne saccroît pas spécialement au cours de ces six années, il y a au contraire une irrégularité à cet égard. Ceci contraste avec le désir dautographier constaté chez dautres conseillers aux enquêtes. Nous voyons que, contrairement aux coutumes adoptées à la Cour par ses collègues conseillers-rapporteurs qui semblent ou bien systématiquement se servir dun greffier ou un secrétaire, ou bien systématiquement autographier les arrêts du début à la fin ou au moins la troisième partie, Montaigne a refusé toute routine, celle du scribe ou par délégation. Donc, tandis que la « détermination de lautographie » et notamment de lautographe cursive se voit chez un certain groupe quasi invariable de conseillers-rapporteurs autour de Montaigne, chez lui, par contre, aucune évolution qui fait croire quil a voulu se distinguer et sidentifier au travers de, grâce à, son écriture dans le sens de lacte décrire. Cela était plutôt une anomalie par rapport aux habitudes parlementaires de ses collègues proches.

On peut supposer que, à partir de 1570, Montaigne est passé des jugements prononcés à la Cour par rapport aux erreurs des autres au

54

statut de témoin de son temps et à une réflexion sur lerreur humaine. Aujourdhui, sur la base de mes analyses des documents darchives, à la lumière aussi des remarques de Montaigne sur lerreur et le jugement dans les Essais, il serait légitime de parler de sa volonté explicite dexercer son pouvoir judiciaire pour corriger lerreur de jugement de ses contemporains. Dans les jugements par écrit, autrement si « vissés » par les codes, il prend la liberté dinsérer des traces distinctives, non pas tant à travers lautographe quà travers le langage. En accentuant lacte de juger des autres et son opinion sur cet acte, il colore les dicta et vire vers une rhétorique qui suggère le genre délibératif : en effet, celui-ci recherche, non pas lémotion, mais la raison et un appel à la vertu.

Evelien Chayes

Humanisme, IRHT-CNRS, Paris

1 La recherche préalable à cet article a été possible grâce à ma participation, en tant quIngénieur de Recherche à la Section de lHumanisme de lIRHT-CNRS (Paris), dans le projet ANR Montaigne à lœuvre, dirigé par Marie-Luce Demonet du CESR-CNRS (Tours). Mes sincères remerciements à Marie-Luce Demonet et Marie-Elisabeth Boutroue, ainsi quAlain Legros, qui ma transmis la documentation sur le parlement de Bordeaux que Katherine Almquist lui avait envoyée avant sa disparition regrettée. Ma reconnaissance toute entière va vers Christian Dubos, archiviste aux Archives départementales de la Gironde (ADG), qui a mis à ma disposition avec patience et savoir profonds tous les documents nécessaires.

2 Parmi les nombreuses études sur le parlement de Bordeaux au temps de Montaigne, voici deux titres récents : Grégory Champeaud, Le Parlement de Bordeaux et les paix de religion (1563-1600). Une genèse de lÉdit de Nantes, avant-propos : Anne-Marie Cocula, Bouloc, Éditions dAlbret, 2008 ; Le Parlement de Bordeaux, 1462-2012. 550 ans dHistoire du Parlement et du Barreau de Bordeaux, sous la direction de Bertrand Favreau, Bordeaux, Chawan, 2014.

3 Katherine Almquist, « Quatre arrêts du Parlement de Bordeaux, autographes inédits de Montaigne (mai 1566-août 1567) », Bulletin de la société internationale des amis de Montaigne, 8e série (1998), p. 13-38 (13-14) ; Philippe Desan, Montaigne, une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 111.

4 Id., loc. cit. Tout récemment, de nouveaux dépouillements et recensements ont été faits par une équipe des Bibliothèques virtuelles humanistes du CESR-CNRS et moi-même, dont ici le rapport dressé par Alain Legros, http://www.bvh.univ-tours.fr/MONLOE/Arrets.asp : « Effectuée dans le cadre dune mission récente des BVH aux ADG, la découverte, par Evelien Chayes, de trois “eyquem” dans des arrêts de septembre 1563 au rapport de Makanan, incite en tout cas à poursuivre lenquête ».

5 Je reprends la transcription et traduction dAlain Legros, « Sentences peintes de la bibliothèque de Montaigne », Bibliothèques Virtuelles Humanistes, 25/07/2013 : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/. Dans la traduction, le choix de « dégoûté » et de « service parlementaire » ainsi que « charges publiques » supplante la version que Legros avait présentée dans Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2003, p. 120 : « depuis longtemps excédé du service de la Cour et des affaires publiques ». Dans cette dernière publication, Legros reprend lhistoire de la découverte et reconstruction des inscriptions par Joseph Prunis, Journal des Beaux-Arts et des Sciences, t. V, Deuxième Supplément, art. XXI, 1774, p. 328-350 ; Legros a revu la lecture des inscriptions reproduite par E. Galy et L. Lapeyre (reprise par dautres depuis), Montaigne chez lui. Visite de deux amis à son château. Lettre à J.-F. Payen, Périgueux, J. Bounet, Libraire, 1861.

6 Je cite ici les Essais dans lédition de Pierre Villey, Paris, PUF, 1988 (19241). I.23 : « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe » ; II.5 : « De la conscience » (sur lautorité des juges, p. 368-369) ; III.12 : « De la Phisionomie » (« Il ne se peut imaginer un pire visage des choses quoù la meschanceté vient à estre legitime, et prendre, avec le congé du magistrat, le manteau », p. 1043) ; III.13 : « De lExpérience » (l« authorité de loy » des juges, p. 1067), etc. Cf. François Roussel, « Retrouver les traces du droit. Les écritures de Montaigne », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, 56 (2012/2), p. 177-206.

7 François Roussel, « Retrouver les traces du droit ». Cf. les articles de Stéphan Geonget, Montaigne et la question des « doubles loix » (I, 23), Bulletin de la Société des amis de Montaigne, 2011, p. 49-66 ; « Montaigne et Jean Papon. L“arrêt notable”, une tradition sabordée par Montaigne », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, 2009, p 23-40 ; « Les enjeux juridiques de la “lesion enormissime” », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, 2007, p. 111-117.

8 André Tournon, « Un langage coupé… », dans Writing the Renaissance Essays. On Sixteenth-Century French Literature in Honor of Floyd Gray, Lexington, KY, French Forum, 1992, p. 219-231. Pour un traitement plus élaboré du rapport entre lécriture judiciaire au xvie siècle, les commentaires, le recoupement des textes et la structure des Essais, ainsi que la préférence de lauteur pour lexpression non résolutive, on se réfère naturellement à André Tournon, Montaigne, la glose et lEssai, édition revue et corrigée, précédée dun Réexamen, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2000 ; Idem, « “Ce que je discours selon moi…” », Bulletin de la Société internationale des Amis de Montaigne, 49-1 (2009), p. 41-55. Sur Montaigne et le droit coutumier, voir Idem, « Le magistrat, le pouvoir et la loi », dans Les écrivains et la politique dans le Sud-Ouest de la France autour des années 1580. Actes du colloque de Bordeaux, 6-7 novembre 1981, Presses Universitaires de Bordeaux, 1982, p. 67-78.

9 Almquist remarque très justement que, bien quon puisse « se hasarder à identifier son style par une certaine prédilection pour la glose, la tension entre économie et prolixité, la négligence des formules, et un français juridique parfois latinisant », ses « “choix lexicaux” sont probablement la conséquence du fait que ce magistrat, comme ses collègues, restait proche du latin juridique. En tenant compte de la pratique de ses collègues et des manuels de son époque, nous nous rendons compte que toute interprétation fondée sur limage traditionnelle de lessayiste peut facilement se désagréger » : Katherine Almquist, « Quatre arrêts du Parlement de Bordeaux, autographes inédits de Montaigne (mai 1566-août 1567) », p. 33.

10 Katherine Almquist, « Judicial Authority in Montaignes Parliamentary Arrêt of April 8, 1566 », Montaigne Studies, X (1998), p. 213-228 ; « Montaigne Judging with Henri de Mesmes (May-June 1565) », Montaigne Studies, XVI (2004), p. 37-40 ; « Examining the Evidence : Montaigne in the Registres secrets du Parlement de Bordeaux », Montaigne Studies, XVI (2004), p. 45-74 ; « Writing Pluralist Biography of Montaignes Legal Career », dans The New Biographical Criticism, Studies in Early Modern France (9), The New Biographical Criticism, George Hoffmann éd., Charlottesville, Rookwood Press, 2004, p. 58-76 ; « Montaigne et la politique du Parlement de Bordeaux », dans Montaigne politique. Actes du colloque international tenu à University of Chicago (Paris), les 29 et 30 avril 2005, réunis par Philippe Desan, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2006, p. 126-138.

11 Arrêts du Parlement de Bordeaux, A. Legros éd., dans Bibliothèques Virtuelles Humanistes, http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/, 31 janvier 2014.

12 Philippe Desan, Montaigne, une biographie politique, p. 301 : « Le but principal de lédition de 1580 des Essais nétait-il pas aussi doffrir une explication politique – sous le voile dune discussion pseudo-philosophique – sur cette première publication qui pouvait froisser les autorités politiques et religieuses ? » Desan parle de la traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond. « Les différentes entreprises éditoriales de Montaigne, dabord comme traducteur, puis comme éditeur et finalement comme auteur à part entière, accompagnèrent et favorisèrent ses ambitions politiques. Autant dactivités qui représentent des moyens de parvenir et se comprennent dans des stratégies de carrière » (id., p. 595).

13 Dont je remercie ici encore une fois laimable personnel.

14 Je signale la thèse de Jacques Mesnard, Les mystères du parlement de Bordeaux au xvie siècle, Université de Bordeaux III, novembre 1976, qui donne des « tableaux statistiques de la répartition juridique des minutes de procès des années 1554, 1555, 1556 et 1560 » et « des arrêts civils et criminels » de ces mêmes années (p. 113-122). Des années donc pas représentatives pour la période où Montaigne servait comme conseiller. Comme la remarqué Mesnard, p. 128, « Comprendre le sens et la portée de ces actes judiciaires nécessite de les replacer dans la procédure en usage au Parlement de Bordeaux au xvie siècle, ambition qui se heurte à dimportantes difficultés », cest-à-dire la transmission partielle seulement de la totalité des documents.

15 Cf. Raymond C. La Charité, The Concept of Judgement in Montaigne, La Haye, Nijhoff, 1968.

16 Dans Lécriture du scepticisme chez Montaigne. Actes des journées détude (15-16 novembre 2001, réunis et publiés par Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 2004, p. 160-168.

17 Essais, II, p. 724-725 ; italiques miennes.

18 Sur Montaigne et la rhétorique, voir Montaigne et la rhétorique. Actes du Colloque de St Andrews (28-31 mars 1992), réunis par John OBrien, Malcolm Quainton et James J. Supple, Paris, Champion, 1995 ; Rhétorique de Montaigne. Actes du colloque de la Société des Amis de Montaigne, Paris, 14 et 15 décembre 1984, réunis par Franck Lestringant, préface de Marc Fumaroli, conclusions de Claude Blum, Paris, Honoré Champion, 1985.

19 Florimond de Raemond (1540-1601) est lauteur de trois ouvrages : Erreur populaire de la Papesse Jeanne, Bordeaux, Simon Millanges, 1587 ; LAnti-Christ, Lyon, Jean Pillehotte, 1597 ; LHistoire de la naissance, progrez et décadence de lhérésie de ce siècle, Paris, C. Chastellain, 1605. Sur ce personnage, voir Philippe Tamizey de Larroque, Essai sur la vie et les ouvrages de Florimond de Raymond, Paris, Auguste Aubry, 1867 ; Martin Busch, Florimond de Raemond (vers 1540-1601) et lanabaptisme, thèse Université de Strasbourg, 1981, 2 t ; Id., « Florimond de Raemond et lanabaptiste », dans Les dissidents du xvie siècle entre lHumanisme et le Catholicisme, Colloque de Strasbourg, février 1982, Marc Lienhard, Badan-Baden éd., V. Koerner, 1983, p. 251-263 ; Barbara Sher Tinsley, History and Polemics in the French Reformation. Florimond de Raemond : Defender of the Church, Cranbury, NJ–London–Mississauga, Ont., Associated University Presses, 1992 ; Raymond Darricau, La vie et lœuvre dun parlementaire aquitain, Bordeaux, Taffard, 1961 ; Gérard Morisse, « Sur les traces de Florimond de Raemond », Revue française dhistoire du livre, 122-125 (2004), p. 121-146 ; Aurélie Plat, De lethos « préalable » à lethos « discursif » : la construction de la figure du polémiste catholique dans les ouvrages de Florimond de Raemond (1540 ?-1601), thèse Université de Tours, 2009.

20 Essais, II, chap. 32, p. 725.

21 Carlo Ginzburg, Rapports de force : histoire, rhétorique et preuve, Paris, Gallimard – Le Seuil, 2003, p. 33-34.

22 Michel Magnien, « Montaigne et Érasme : bilan et perspectives », dans Montaigne and the Low Countries (1580-1700), Paul J. Smith, Karl A. E. Enenkel éd., Leyden, Brill, 2007, p. 17-45 (25).

23 John OBrien a analysé ces passages pour y identifier linfluence des Fragments pyrrhoniens de Sexte Empiricus : John OBrien, « Si avons nous une tres-douce medecine que la philosophie », dans Lécriture du scepticisme chez Montaigne. Actes des journées détude (15-16 novembre 2001, réunis et publiés par Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 2004, p. 13-24.

24 Id., loc. cit.

25 Sur le glissement « entre le stoïcisme et scepticisme » des juristes, cf. Katherine Almquist, « Du prêt et de lusufruit des images. Le droit de la propriété dans la pensée sceptique de Montaigne », dans Lécriture du scepticisme chez Montaigne. Actes des journées détude (15-16 novembre 2001, réunis et publiés par Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 2004, p. 169-177 et Philippe Desan sur « Montaigne et le doute judiciaire » dans le même volume, p. 179-187.

26 I.14, p. 58.

27 I.3, p. 15. Et le passage cité Des Prières poursuit par référer aux Loix de Platon, qui « faict trois sortes dinjurieuse creance des Dieux : Quil ny en ayt point ; quils ne se meslent pas de noz affaires ; quils ne refusent rien à noz vœux, offrandes et sacrifices. La premiere erreur, selon son advis, ne dura jamais immuable en homme depuis son
enfance jusques à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance » (p. 318-319).

28 III, 8, p. 921.

29 III, 13, p. 1070-1071.

30 Cf. LHeure des Parlemens Dangereuse (I.6).

31 En dehors du travail de Katherine Almquist, André Tournon et Phipippe Desan déjà cité en début de cet article, jy ajoute les ouvrages suivants : Montaigne politique. Actes du colloque international tenu à University of Chicago (Paris), les 29 et 30 avril 2005, réunis par Philippe Desan, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2006 ; Bulletin des la Société des Amis de Montaigne, 21-22 (janvier-juin 2001) : Montaigne : la justice. Colloque international (14-16 décembre 2000), organisé par lUniversité de Rouen et la Société Internationale des Amis de Montaigne, avec le soutien de la Ville de Rouen, du Conseil général de Seine-Maritime et du Conseil général de Haute-Normandie, actes réunis par Jean-Claude Arnould ; Carol Clark, « Montaigne and the Law », dans Keith Cameron éd., Montaigne and his Age, Exeter, University of Exeter Press, 1981, p. 49-68 ; Bénédicte Boudou, « Montaigne et lherméneutique juridique », Bibliothèque dHumanisme et Renaissance, 47 (3), p. 569-593.

32 LÉcriture des juristes, xvie-xviie siècle, études réunies et présentées par Laurence Giavarini, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 14-15.

33 André Tournon, « La scansion dans les documents juridiques du xvie siècle », dans LÉcriture des juristes, xvie-xviiie siècle, études réunies et présentées par Laurence Giavarini, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 250.

34 Claude-Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, contenant lexplication des termes de droit, dOrdonnances, de Coutumes & de Pratique. Avec les jurisdictions de France, 2 vol., Paris, Brunet, 1749, t. 2, p. 126-127.

35 Voici pour une première présentation des résultats de mes enquêtes, la base dune étude comparative plus vaste qui verra le jour ultérieurement.

36 Marc Smith « Autour des lettres des La Trémoille : quelques aspects de la culture écrite de la Renaissance », in Défendre ses droits, construire sa mémoire : les chartriers seigneuriaux, xiiie-xxie siècle, éd. P. Contamine et L. Vissière, Paris, Société de lHistoire de France, 2011, p. 223-246 (232).

37 Almquist, « Writing Pluralist Biography of Montaignes Legal Career », p. 69.

38 George Huppert, Bourgeois et gentilshommes. La réussite sociale en France au xvie siècle, trad. P. Braudel et A. Bonnet, Paris, Flammarion, 1983 ; Roger Trinquet, La Jeunesse de Montaigne. Ses origines familiales, son enfance et ses études, Paris, A.-G. Nizet, 1972 ; Théophile Malvezin, Michel de Montaigne, son origine, sa famille, Bordeaux, Charles Lefebvre, 1875. Pour la question plus générale des « Oligarchies » bordelais, voir les études de Laurent Coste : Les lys & le chaperon. Les oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007.

39 Philippe Desan, Montaigne, une biographie politique, p. 611, n. 101, se basant sur le matériel transmis par Katherine Almquist, présente une comparaison de ce chiffre de 37 rapports de Montaigne avec le nombre de rapports signés par ses collègues parlementaires entre janvier 1563 et décembre 1567 : Joseph DAlis (36) ; Bertrand de Makanam (33) ; Joseph dEymar, Jean Rignac et Bertrand Du Plessy (27) ; Léon De Merle, F Fayard (16) ; Jean de Massey et Jehan Du Duc (15) ; Marthurin Gilibert (9) ; Bertrand Arnoul (7) ; Henri De La Taste, Antoine de Béringuier et Hugues Casaulx (6) ; Étienne De La Boétie (5). Plusieurs autres auraient signé moins de quatre arrêts (Bruzac, Berton, Le Comte, etc.). Même si ces chiffres sont à ajuster par ci et par là, ils montrent que, en effet, dans cette période Montaigne était « prêt à servir de rapporteur, presque exclusivement sous la présidence de Léonard dAlesme », comme lécrit Desan, p. 111. Pourtant, est aussi à prendre en considération le fait que tous ces conseillers avaient servi pendant un nombre dannées beaucoup plus important et les rapports signés par exemple par La Boétie pendant la totalité de sa carrière parlementaire dépasse de bien loin le nombre de cinq. Ainsi, ce serait bien de prendre aussi en considération le vecteur « durée », pour mesurer lévolution des carrières et leur désir dengagement, leur motivation de se distinguer, etc.