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Classiques Garnier

« La plus universelle et commune erreur des hommes » Philautie et/ou présomption dans les Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2015 – 2, n° 62
    . varia
  • Auteur : Perona (Blandine)
  • Résumé : Après en avoir étudié les sources, cet article met en évidence les caractéristiques propres de la présomption montaignienne. La conscience ironique de ce vice comme erreur universelle est un principe régulateur de l’écriture et de la réécriture des Essais, en particulier après 1588. L’ironie permet aussi à Montaigne d’accepter cette partie de lui que, dans une visée devenue plus éthique que morale, il rebaptise vanité.
  • Pages : 159 à 175
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057482
  • ISBN : 978-2-406-05748-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0159
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« La plus universelle
et commune erreur des hommes »

Philautie et/ou présomption dans les Essais

La « plus universelle et commune erreur des hommes » dans les Essais a pour nom « présomption ». Montaigne dénonce avec constance cette forme fondamentale derreur quil épingle dès 1580. Cette notion présente lintérêt dêtre à un carrefour de sources multiples, comme sa notion-sœur la « philautie », dont Jean Mesnard retrace brillamment lhistoire. Selon Mesnard, un courant quil dit « humaniste » (et quil distingue dun autre quil appelle « évangélique ») remplace lexpression latine et patristique damor sui par le mot grec « philautie ». Cette tradition, que retrace en partie ladage Philaütoï dÉrasme, passe par Platon et Aristote, se poursuit en particulier dans les Moralia de Plutarque1. Au sein des Essais, la distinction entre conception patristique et humaniste de la « philautie » devenue « présomption » na plus lieu dêtre. Par lintermédiaire de Sebond, la pensée de la « présomption » chez Montaigne est redevable à Augustin2. Mais elle lest aussi à Platon, Aristote et Plutarque, et ce sans doute avec et sans lintermédiaire dÉrasme. Cette enquête se propose de prolonger létude fondatrice de Jean Mesnard (qui nétait pas seulement consacrée à Montaigne) en rendant compte du faisceau dinfluences qui façonnent la présomption montaignienne. Elle en montrera ainsi les particularités : la présomption est pour Montaigne un amour de soi coupable qui risque sans cesse de se renverser en un mépris de soi tout aussi coupable. La conscience ironique de ce vice comme erreur universelle devient alors un principe régulateur décriture et de réécriture des Essais, surtout après 1588.

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Lironie permet aussi à Montaigne daccepter cette partie de lui que, dans une visée devenue plus éthique que morale, il rebaptise vanité.

Portraits de présomptueux

Les Essais offrent une galerie de portraits de présomptueux. Dès 1580, on trouve ainsi la figure du naïf valet du Duc de Savoie :

À qui il gresle sur la teste tout lhemisphere semble estre en tempeste et orage, et disoit le Savoiart que si ce sot roy de France eut sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre dhotel de son duc. Son imagination ne concevoit nulle plus eslevée grandeur que celle de son maistre3.

Le valet avait « la veüe racourcie a la longueur de [son] néz4 » pour reprendre à Montaigne une expression quil utilise juste avant ce passage. Il oppose alors le valet à Socrate dont limagination « embrasse lunivers ». La caractérisation de la présomption passe par lutilisation de métaphores visuelles : la présomption consiste en une erreur de perspective, comme le confirment dans la suite du chapitre les images conjuguées du tableau et du miroir :

Mais qui se presente comme dans un tableau céte grandimage de nostre mere nature en son entiere magesté : qui lit en son visage une si generale et constante varieté, qui se remarque la dedans, et non soy mais tout un royame comme un traict dune pointe tresdelicate, celuy la seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde que les uns multiplient encore comme especes soubs un genre, cest le miroüer ou il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biaiz5.

La présomption soppose à la connaissance de soi qui implique que lon sorte de soi pour se contempler non pas dans un miroir qui ne refléterait que sa propre image, mais dans lensemble de la création dont

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le tableau révèle la finesse du créateur. Le miroir du monde soppose au miroir de Narcisse, figure de la philautie dans les Emblèmes dAlciat, qui représente un personnage prisonnier de son image6. La présomption, plus quune erreur de perspective, est même un aveuglement, car lhomme finit par considérer que lunivers se réduit à ce quil perçoit7.

Les lignes écrites en 1588 qui précèdent la prosopopée de loison confirment ces analyses :

Il faut noter, qua chaque chose, il nest rien plus cher et plus noble que son estre et que chacune raporte les qualitez de toutes choses à ses propres qualitez : lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais cest tout : car hors de ce raport, et de ce principe, notre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible quelle sestende au dela8.

Ni loison, ni le valet, ni aucun être ne peuvent considérer un objet sans le ramener à soi. Chacun se pense comme la mesure de toute chose, ce quillustre parfaitement le discours de loison : « Toutes les pieces de lunivers me regardent, la terre me sert à marcher, le Soleil à mesclairer, les estoiles à minspirer leurs influances : [] Je suis le mignon de nature [] ». On reconnaît là une parodie des discours anthropocentriques que Montaigne dénonce plus haut dans l« Apologie de Raymond Sebond ». Cette prosopopée est une bonne illustration de ce qui scandalise Montaigne dans cette interrogation indignée : « Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que cette miserable et chetive creature, qui nest pas seulement maistresse de soy, exposee aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de lunivers9 ? ». Montaigne donne vite un nom à cette certitude confortable et ridicule : « La presomption est nostre maladie naturelle et originelle10 ». En marge, dans lexemplaire de Bordeaux, Montaigne fait précéder cette

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phrase de deux citations : lune empruntée au De ira de Sénèque, lautre au livre de la Sagesse11. Les deux insistent sur le fait que ce défaut appartient en propre à une nature originellement corrompue. Chez Sénèque, le brouillard (cal[l]igo) dans lequel est plongé lesprit saccompagne nécessairement derreurs, mais en outre de lamour de ces erreurs. Le texte sacré complète la perspective anthropologique du philosophe latin et attribue au corps cette irréductible part de corruption en la nature humaine. Cest le corps qui limite lhomme à sa demeure terrestre, à navoir quun point de vue restreint sur lunivers qui le ramène à lui-même comme un centre. Loison illustre parfaitement cette conjonction derreur de perspective et de complaisance que révèlent les deux citations juxtaposées. Lanimal tend ainsi un miroir qui permet au lecteur des Essais de se voir de bon biais, il remet en perspective le discours de lhomme. La prosopopée permet un déplacement qui le fait sortir de lui-même, étend son imagination en deçà et au delà de lui et lui fait reconsidérer sa place marginale dans lunivers. La distanciation ironique permet de prendre un recul salutaire et de sortir de laveuglement, car cest là toute la difficulté de la présomption. Comment voir alors quon est originellement et intrinsèquement aveuglé ? Lexemple du gentilhomme, décrit après 1588 cette fois dans le chapitre « De lart de conférer », confirme cette insoluble difficulté. Il montre son intelligence et sa finesse en « se moquant aussi plaisamment que justement de linepte façon dun autre qui rompt la teste à tout le monde de ses genealogies et alliances plus de moitié fauces ». Il nen est pour autant pas « moins intemperant et ennuyeus à semer et faire valoir les prerogatives de la race de sa femme12 ». Montaigne écrit quil aurait dû reculer sur lui-même. Mais tous les Essais montrent la difficulté de trouver le bon angle pour se considérer.

Cette galerie de portraits13 qui se déroule de 1580 à après 1588 montre combien la présomption est une préoccupation constante de Montaigne. Cette erreur appartient à la nature humaine victime complaisante et consentante dun aveugle amour de soi qui soppose à une connaissance de « bon biais ».

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Les sources de Montaigne

À partir de ces exemples importants, on reconnaît déjà linfluence de la perspective théologique de Sebond, mais aussi lapport déterminant de la lecture des traités de Plutarque. Dans le chapitre « De lexercitation », Aristote se distingue aussi comme une source non négligeable de la pensée de la présomption dans les Essais, mais ce essentiellement après 1588.

Revenons sur le cas de loison et sur la « maladie naturelle et originelle » que son discours incarne. Si ce nest directement chez Augustin que Montaigne trouve lidée de ce mal, comme maladie originelle et par conséquent comme source de tous les maux, il la rencontre chez Sebond qui, dans la traduction de Montaigne, définit ainsi lamour de soi :

lamour de nous obscur de soy et tenebreux desrobe de nostre veuë et soy-mesme et son adversaire tant il offusque et aveugle de sa nuict les yeux de nostre entendement et quiconque sen est garny, il sest privé de la science du bien et du mal de lhomme : il est enseveli dans lhorrible et espois nuage de laveuglement et de lignorance. Car cest une cause latente, et occulte racine de tous maux14.

Ce mal originel est le prolongement du péché originel : lhomme préfère sa volonté propre à la volonté de Dieu. Il saime avant daimer Dieu et aveugle, ne voit pas quil fait ainsi son malheur en se détournant du vrai bien15. Lhomme présomptueux est plongé dans lobscurité Les métaphores présentes dans ce passage rappelle lexpression latine cal(l)igo mentium empruntée à Sénèque. La prosopopée de loison semble entrer tout particulièrement en dialogue avec le texte de la Theologie naturelle. Montaigne reprend à son compte un argument quavait repoussé Sebond :

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si on me dit que les bestes saident à leur besoin aussi bien que nous de la pluspart des choses que jay alleguees, comme la respiration de lair, de la lumière du Soleil, de leau, de la terre, et choses semblables, je leur respondray que cette commodité, que les animaux en reçoivent, est à cause de nous et retourne en fin à la nostre16.

À cette antéoccupation, Montaigne, quant à lui, répond : « Présomption ! ». Sebond, contempteur de lamour de soi, se retrouve dans le rôle du gentilhomme ridicule. Le discours de loison reprend et parodie en effet les passages où Sebond glorifie lhomme quil met au sommet de la création. Je ne donne quun exemple significatif de cette glorification : « Or sus homme jette hardiment ta veuë bien loin autour de toi, et contemple si tant de membres, si tant de diverses pieces de ceste grande machine, il y en a aucune qui ne te serve17 ». On croirait effectivement entendre loison. Et voici de nouveau démontré avec ironie le caractère pernicieux de la présomption dont on est victime dans le temps même où on la dénonce. La conception augustinienne dun homme entaché de présomption, héritée de Sebond, saccompagne dun esprit facétieux qui samuse à déjouer ironiquement les pièges de ce vice, quand bien même il sait que celui-ci sort toujours victorieux.

Cette condamnation dinspiration sebundienne est aussi très présente dans les chapitres « De la gloire » et dans une moindre mesure dans le chapitre « De la présomption ». Dans ces deux chapitres solidaires, Montaigne suit le mouvement de la Théologie naturelle qui, après avoir montré quil ny avait de gloire possible que la gloire de Dieu, invite lhomme à mieux connaître Dieu pour le louer. La connaissance de Dieu passe par la connaissance de sa création et la créature quil peut le mieux connaître, cest lui-même. Montaigne efface progressivement la référence à Sebond et à Dieu, mais suit le même mouvement qui passe de la condamnation de la présomption à la légitimation de lentreprise de connaissance de soi18. Les sources profanes et antiques sont dautres cautions que Montaigne sollicite, peut-être parfois perçues

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comme Plutarque dans lApologie, comme des « conclusions religieuses dhommes païens19 ».

Au sein du deuxième livre des Essais, l« Apologie » témoigne de linfluence de la perspective théologique de Sebond, quand le chapitre « De la présomption » montre que la pensée de ce vice doit également beaucoup à un passage du livre Des lois de Platon, que Montaigne a certainement lu dans les Œuvres morales et meslées de Plutarque. Les premières lignes de « De la présomption » sont probablement une réécriture du début du traité « Comment on pourra discerner le flatteur davec lami », cité souvent dans les Essais20 :

Platon escrit, que chascun pardonne à celuy qui dit quil saime bien soy mesme, Amy Antiochus Philopappus, mais neantmoins que de cela il sengendre dedans nous un vice, oultre plusieurs autres, qui est tres-grand : cest que nul ne peult estre juste et non favorable juge de soy-mesme : car lamant est ordinairement aveugle à lendroit de ce quil aime21 [].

Plutarque décrit ici ce quil ne tarde à nommer la « philautie », mot quAmyot traduit par « Amour de soy-mesme ». Montaigne éclaire de la même façon l« affection inconsidérée » quest la présomption par la comparaison avec la relation amoureuse et il reformule lidée que lamour rend aveugle en ces termes : ceux qui sont épris « trouvent, dun jugement trouble et alteré, ce quils ayment, autre et plus parfaict quil nest ». Dans « Comment on pourra discerner le flatteur davec lami », à la philautie mensongère encouragée par le flatteur, Plutarque oppose la vérité du « cognoy toy mesme22 » que recommande Apollon, après quil a précisé que la vérité est « la source de tous les biens aux Dieux et aux hommes ». La philautie est la mère de tous les maux, elle soppose à la franchise dun regard non complaisant plus généralement, à la vérité.

On retrouve encore linfluence de Plutarque dans le passage du gentilhomme ridicule. Dans « Comment il fault ouir », Plutarque invite à une écoute patiente des autres. Avant Montaigne, il condamne lopiniâtreté qui rend sourd, limpatience quon éprouve envers les fautes dautrui.

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Lacuité et la rapidité avec laquelle lhomme les décèle révèle de nouveau sa philautie : chacun est plus lent à reconnaître ses propres erreurs23 et cest pourquoi Plutarque recommande de suivre lavertissement de Platon qui consiste à se demander si lon nest pas coupable de la faute quon reproche à lautre : « Ne suis je point tel ? Car tout ainsi que nous voyons noz yeux reluisans dedans les prunelles de ceulx de nos prochains, aussi fault il que en la maniere de dire des autres nous nous representions la nostre24 ». Se voir dans lœil de lautre est une façon de se voir de bon biais, cest un miroir utile que Montaigne se propose dutiliser à son tour en louant vivement Platon et « son sage et divin refrein, qui fouete la plus universelle, et commune erreur des hommes ». Dans « De lart de conférer », cest donc déjà à Plutarque que Montaigne, dès 1588, reprend la description de la philautie et des moyens quil faut employer pour la combattre. Cette description certainement tirée de « Comment il fault ouir » est finalement éclairée par ladage Stercus cuique suum bene olet25, « A un chacun sent bon sa merde » traduit Baïf dans le second livre des Mimes, enseignements et proverbes26. Il sagit dun souvenir inexact ou dune réécriture intentionnelle de ladage érasmien suus cuique crepitus bene olet27. Le début de « De la présomption » qui réécrit « Comment on pourra discerner le flatteur davec lami », la proximité thématique entre « De lart de conférer » et « Comment il fault ouir », la lecture de ce chapitre tel quil est écrit en 1588 tendent à montrer que cest Plutarque plus quÉrasme qui a profondément informé la présomption montaignienne, mais il est vrai que dans les modifications de lExemplaire de Bordeaux, les images métaphoriques de la présomption évoquent dautres adages : [nous] « nous enferrons de nos armes » évoque ladage 51 « Suo sibi hunc iugulo gladio, suo telo28 » et la phrase « Noz yeux ne voient rien en derriere »

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rappelle ladage 59029 qui raconte lapologue dÉsope qui inspira aussi Rabelais et La Fontaine.

La question de la philautie/présomption et de ses sources ne permet pas dapporter de réponses définitives quant à linfluence dÉrasme sur Montaigne. Plutarque semble une source substantielle sur la question de la philautie. Avec Érasme, Montaigne semble surtout partager une conscience de lefficacité de lironie sur les questions morales ; ironie qui montre que le discours est toujours susceptible de se retourner contre celui qui parle, en particulier en matière dorgueil. De laffinité à la dette, il y a un pas que le chapitre « De la présomption » ne permet pas de franchir assurément. Il semble néanmoins que dans les modifications du texte daprès 1588, Montaigne indique une rencontre entre la perception ironique dÉrasme de la philautie et la sienne.

Il est aussi une autre source que Montaigne évoque, sur cette question, dans un passage lui aussi postérieur à 158830. Érasme dans son adage sur les philautes indique logiquement le livre IX de lÉthique à Nicomaque dont un passage est consacré à lamour de soi31. Mais ce nest pas ce passage que Montaigne retient : dans lajout important daprès 1588 qui complète le chapitre « De lexercitation », Montaigne évoque le livre IV : « De dire moins de soy quil ny en a, cest sottise,

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non modestie. Se payer de moins quon ne vaut, cest lascheté et pusillanimité, selon Aristote32 ». Il renvoie dos-à-dos comme sottise, le fait de dire ou moins ou plus quon ne vaut. Les deux sont dailleurs des indices de vanité selon Aristote33. Et, conformément aux développements du philosophe grec dans le livre IV, à ces deux vices qui pèchent lun par défaut et lautre par excès, Montaigne oppose la franchise comme juste milieu.

Caractéristiques propres
de la présomption montaignienne

Lidentification de ces principales sources permet de mettre en lumière les traits saillants de la présomption telle que Montaigne la façonne à partir de cette matière première que sont les textes de Sebond, Plutarque ou Aristote. Le premier de ses traits est la solidarité entre pensée de la présomption et pensée de la franchise, la condamnation de lune conduisant à la promotion de lautre. Le deuxième, est que la conscience ironique de la présomption comme maladie originelle est un principe régulateur, agissant dans lécriture du texte, en particulier après 1588. Enfin, penser la présomption permet non seulement à Montaigne dinterroger son regard sur lui-même, mais aussi son regard sur son œuvre qui est, on le sait, un autre lui-même.

Présomption et franchise

Si lon reprend le début du chapitre « De la présomption », dès 1580, sans référence explicite à Aristote, Montaigne, quand il condamne un amour excessif de soi, dénonce déjà symétriquement le fait de se mésestimer « je ne veux pas, que de peur de faillir de ce costé la, un homme se mesconnoisse pourtant, ny quil pense estre moins que ce quil est34 », si

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bien quau vice quest la présomption ne soppose pas la modestie, mais la franchise, juste milieu, qui conduit à se dire tel quon est : « Si cest Caesar, quil se treuve hardiment le plus grand Capitaine du monde35 ». Cet éloge de la franchise confirme les liens qui unissent le début de la présomption avec le texte de Plutarque qui donne des conseils pour distinguer lami du flatteur. Cest bien entendu essentiellement par sa franchise que lami se distingue du flatteur. Dailleurs, dans le portrait quil dresse de lui-même dans ce même chapitre « De la présomption », Montaigne, conformément aux protestations de sincérité de lavis « Au lecteur », sattribue en particulier cette qualité. Il dit ainsi avec force sa haine de la dissimulation36. Sa première façon de proclamer sa franchise, cependant, consiste à contester lidée quil serait présomptueux en saimant trop lui-même. Pour se justifier, il dit au contraire sa prédilection pour les opinions « qui nous mesprisent, avilissent, et aneantissent le plus37 ». Concluant la partie du chapitre où il évalue la possibilité quil aurait de saimer trop, il redit cette inclination « Or mes opinions, je les trouve infiniment hardies et constantes a condamner mon insuffisance38 » et lorsquil écrit finalement « Voila donq jusques ou je me sens coupable de céte premiere partie, que je disois estre au vice de la presumption39 », il semble inviter le lecteur à un jugement favorable. Montaigne paraît épargné par cette maladie originelle. Comme César se doit de dire « hardiment » son talent de capitaine, Montaigne proclame hardiment son insuffisance. Comme dans le traité « Comment on pourra discerner le flatteur davec lami », la présomption soppose non seulement à la franchise, mais plus généralement à la vérité. Montaigne transforme laffirmation platonicienne reprise par Plutarque et Érasme en affirmant non pas que la présomption est la mère de tous les maux, mais de toutes les « opinions fauces ». Elle conduit notamment lhomme à croire quil peut deviner les secrets du ciel, ce pour quoi Montaigne éprouve un vif agacement : « Ces gens qui se logent à chevauchons sur lepicycle de Mercure, il me semble quils marrachent les dents40 ». Il ne peut accorder aucun crédit à cette science présomptueuse dhommes qui prétendent

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comprendre la crue du Nil quand ils ne savent rien deux-même41. Comme dans « Lapologie » qui utilise lintermédiaire de la paraphrase du traité « Ce que signifie Ei », la condamnation de la présomption va de pair avec la légitimation de la seule connaissance de soi. Cette connaissance ne va pas chercher un objet hors delle-même, ce qui en fait la première et la plus sûre des sciences. Le chapitre « De la présomption » justifie donc le projet des Essais et offre effectivement un portrait détaillé où Montaigne « se hante et pratique ». Lécriture des Essais savère comme un immense effort contre la présomption, autrement dit un effort de franchise et de vérité.

La présomption et lefficace refrain de Platon

Montaigne ne relâche pas cet effort comme le montrent les ajouts de lexemplaire de Bordeaux dans les exemples déjà évoqués du valet du duc de Savoie et du gentilhomme qui senorgueillit de la noblesse de sa femme. Il reconnaît leur erreur comme potentiellement sienne, en mettant en œuvre lenseignement que préconise le refrain de Platon. Montaigne relit et réécrit son œuvre en cherchant à débusquer des signes qui pourraient révéler sa propre présomption. Et ses annotations du chapitre « De la présomption » dénoncent en effet son assurance passée. Il se croyait, dans une certaine mesure, à labri, protégé de la présomption par son inclination pour les discours qui rabaissent et il découvre en se relisant quil ne lest pas. Son goût pour les discours qui rabaissent se retourne finalement lui aussi en présomption. Après 1588, Montaigne ajoute un long développement sur l« erreur dame » qui consiste chez lui, ni à sestimer trop, ni à estimer trop peu autrui, mais à « diminue[r] du juste pris les choses qu[il] possede de ce quil les possede42 ». Comme cela a déjà été rappelé, lÉthique à Nicomaque dénonce le fait de se diminuer comme un possible indice de vanité. Montaigne en se relisant se soupçonne dun sentiment de supériorité quaurait pu lui donner sa conscience de la vanité. Lajout ressemble à un aveu « il me semble premierement ces consideration devoir estre mises en conte que je me sens pressé dune erreur dame qui me desplait comme inique et encore plus comme importune43 ».

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Montaigne semble déceler présomption et opiniâtreté dans ce goût qui tend à devenir assurance de la supériorité des discours qui proclament la vanité. Lajout de « en gros » sur la même page de lExemplaire de Bordeaux montre que Montaigne essaie de tempérer son goût pour les « opinions qui nous mesprisent, avilissent, et aneantissent le plus44 ». Elles ne sont pas moins approximatives que celles qui lélèvent. Prétendre connaître sa vanité est déjà présomption, semblent signaler les ajouts. Jusquà sa relecture postérieure à 1588, Montaigne était resté partiellement aveugle. Cet ajout de « en gros » nest pas sans rappeler la formule finale « De lart de conférer », modifiée aussi dans lExemplaire de Bordeaux : « Tous jugements en gros sont laches et imparfaicts45 ». Le scepticisme de Montaigne est donc par conséquent aussi et peut-être déjà un effort tendu contre laveuglement maladif quest la présomption46.

LExemplaire de Bordeaux dans « De la présomption » donne justement limage de cet aveuglement dont le malade peut se guérir en se regardant. En 1580, Montaigne rappelait en quelque sorte limpossibilité déchapper à la présomption puisque lhomme ne peut sempêcher davoir confiance en son jugement ; en même temps, ne pas le faire dit Montaigne « Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction47. » Il y a en effet quelque chose de lordre du paradoxe du Crétois, si lon affirme que lhomme manque de jugement. Montaigne, relisant ce passage après 1588, commente ainsi le caractère inéluctable de la présomption : « cest une maladie qui nest jamais ou elle se voit ; ellest bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la veue du patient perce et

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dissipe, comme le regard du soleil un brouillas opaque48 ». La maladie est inéluctable, naturelle, mais peut se soigner, partiellement du moins.

Montaigne voulant se soigner a sans doute dissipé de sa vue une « erreur dame » un penchant trop systématique qui pouvait devenir dogmatique pour les discours qui fouettent la vanité de lhomme, discours dont lApologie ne cesse de se faire lécho. Les modifications de lExemplaire de Bordeaux montrent que Montaigne a senti la nécessité de corriger cette « erreur ». Ce revirement ou du moins la modération de son hostilité inquiète quant à la présomption samorce dès 1588.

De la présomption à la vanité

Ainsi, dans le chapitre « De la vanité », dès lédition de 1588, Montaigne semble prendre une certaine distance avec cette tendance quil a de condamner sévèrement la présomption et de se faire lécho enthousiaste des discours qui humilient lhomme. Dune certaine façon, Montaigne se réconcilie avec cette partie de lui-même. Il lappelle dans ce chapitre non plus « présomption » mais « vanité ». Le terme est à la fois plus général – il désigne un attribut qui fait partie de lhomme – et est par conséquent moins moralisateur. Le vocabulaire change en effet comme en témoigne la fin du chapitre qui confirme cette réconciliation avec la vanité. Montaigne plaisamment satisfait de sa citoyenneté romaine se peint en présomptueux qui sassume :

« Si les autres se regardoient attentivement, comme je fay, ils se trouveroient, comme je fay, pleins dinanité et de fadaise. De men deffaire, je ne puis sans me deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres ; mais ceux qui le sentent en ont un peu meilleur compte, encore ne sçay-je. »

La proposition « encore ne sçay-je » met finalement même en doute le fait que la conscience de la présomption soit un réel avantage. En tout cas, être conscient de sa présomption ne garantit nullement quon sen libère. Dans le chapitre « De la vanité », cette présomption devenue vanité sest aussi partiellement déportée de lauteur à son livre. Plus Montaigne se reconnaît dans son livre, plus lamour de soi devient amour des Essais. Si lon garde en mémoire lanalyse faite plus haut de ladage réécrit stercus cuique suum bene olet, il est difficile de ne pas lire le début bien connu de « De la vanité » à sa lumière :

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Si ay-je veu un Gentilhomme, qui ne communiquoit sa vie que par les operations de son ventre : vous voyez chez luy, en montre, un ordre de bassins de sept ou huict jours : cestoit son estude, ses discours : tout autre propos, luy puoit. Ce sont icy, un peu plus civilement, des excremens dun vieil esprit, dur tantost, tantost lache et tousjours indigeste49.

Montaigne trouve que les excréments de son esprit sentent bon et il est impossible quil en soit autrement. Montaigne essaie de mieux se connaître, cest là son but, mais il sait que cette entreprise le conduit aussi, dans une certaine mesure, à entretenir sa présomption. Lamour quil porte à son livre relève peut-être de la présomption, mais il lui donne aussi satisfaction50. Et un passage, quelques pages plus loin, conforte cette hypothèse de lecture selon laquelle Montaigne a sans doute en tête, au début du chapitre, cette question précise de la vanité entendue dans le sens restreint de « présomption ». Quelques lignes plus loin, comme dans le chapitre « De la présomption », il oppose ceux qui donnent moins de prix aux choses qui leur appartiennent et ceux qui les surestiment. Mais, cette fois, il ajoute à propos de ces derniers, « Je nenvie poinct leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune51 ». Ce commentaire nest peut-être pas dénué dironie, car il est tentant de se moquer des imbéciles heureux. Mais Montaigne remarque cependant que tout en étant des imbéciles, ils nent sont pas moins heureux. La présomption a donc ceci de bon, quand le vice contraire, lui, est importun. Cest peut-être une deuxième raison de se réconcilier un peu avec la vanité52, puisque la première, cest quon ne peut y échapper.

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« Personne nest exempt de dire des fadaises : Le malheur est de les dire curieusement53 ». Que cette citation ne soit pas, au moment de conclure, une occasion de sinterroger sur les analyses qui précèdent mais le lieu dune dernière remarque sur laffinité qui semble presque palpable entre Érasme et Montaigne sur la question de la « philautie » et qui ne pourrait pourtant tenir quà la fréquentation des sources communes. Montaigne commence son troisième livre sous le signe de lironie, se montrant cerné par la vanité et la présomption. Il cite, juste après ces deux phrases brèves, un vers de Térence54, mais on entend aussi une résonance avec la lettre dÉrasme à Thomas More : « Si rien nest plus frivole que de traiter de choses sérieuses avec frivolité, rien nest plus divertissant que de traiter de frivolités en paraissant avoir été rien moins que frivole (Ut enim nihil nugacius quam seria nugatorie tractare, ita nihil festivius quam ita tractare nugas ut nihil minus quam nugatus fuisse videaris)55 ». Érasme poursuit ainsi « Certes, cest aux autres à me juger, pourtant si la philautie ne me trompe pas, je crois avoir fait un éloge de la folie mais qui nest pas tout à fait fou ». Il faut reconnaître ses fadaises, ses bagatelles (nugae) comme telles. Mais comment être sûr de son jugement quand on sait que la philautie guette ? Érasme et Montaigne ont bien compris le fonctionnement presque nécessairement contradictoire de toute affirmation telle que « je ne suis pas présomptueux ». Tous deux savent quils ne peuvent échapper aux pièges de la présomption. Lironie est une façon habile et souriante de se montrer vaincu. Après avoir essayé de se battre avec la présomption, Montaigne a fini par se réconcilier avec sa vanité.

Blandine Perona

CALHISTE,
Université de Valenciennes

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Bibliographie

Sources primaires

Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1991.

Emblemes dAlciat, de nouveau Translatez en François vers pour vers jouxte les Latins, Lyon, Guillaume Rouillé, 1549.

Érasme, Adages, dir. Jean-Christophe Saladin, Paris, Belles Lettres, 2011.

Érasme, Œuvres choisies, éd. J. Chomarat, Paris, Librairie générale française, 1991.

Plutarque, Œuvres morales et meslées, trad. Amyot, Paris, Vascosan, 1572.

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, introduction, traduction et commentaires par Pierre Pellegrin, Paris, Seuil, 1997.

Sources secondaires

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Delia, Luigi, « La conscience de la vanité chez Montaigne », Sciences Humaines Combinées, 1, 2007 [Revue en ligne].

Lebègue, Raymond, « Le “cuyder” avant Montaigne et dans “Les Essais” », Cahiers de lAssociation internationale des études francaises, 14, 1962, p. 275-284.

Litwin, Christophe, « La présomption et la jouissance loyale de soi », BSIAM, 2012, 55, p. 175-195.

Mesnard, Jean, « Sur le terme et la notion de philautie », Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984. Cette étude a été reprise dans son livre intitulé La Culture du xviie siècle, enquêtes et synthèse, Paris, Puf, 2002, p. 48-66.

Mesnard, Jean, « Les origines grecques de la notion damour-propre », dans La Culture du xviie siècle, op. cit., p. 43-47.

Rigolot, François, « Montaigne et Aristote : la conversion à lÉthique à Nicomaque », Au delà de la Poétique : Aristote et la littérature de la Renaissance, éd. U. Langer, Genève, Droz, 2002, p. 47-63.

Rigolot, François, « Quand Montaigne emprunte à lÉthique à Nicomaque : étude des allongeails aristotéliciens sur l“exemplaire de Bordeaux” », Montaigne Studies, 14, 1-2, 2002, p. 19-35.

1 « Sur le terme et la notion de philautie », Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 197-198.

2 La traduction de Sebond en 1569 a mis Montaigne en présence dun « vigoureux augustinisme » remarque Jean Mesnard dans son article précédemment cité (p. 206).

3 Essais, Bordeaux, Millanges, 1580 (abrégé désormais en Essais, 1580), I, 26, p. 207. Lorsque nous ne citerons pas lédition de 1580 ou lExemplaire de Bordeaux, nous utiliserons par défaut lédition Villey-Saulnier (Essais, Paris, PUF, 2004 [1924]).

4 Ibid., p. 206.

5 Ibid., p. 207-208.

6 Dans lédition originale des Emblèmes dAlciat traduits par Barthélémy Aneau, limage de Narcisse se contemplant dans leau est ainsi commentée : « Trop cuyder de soy faict laisser le myeulx des aultres, à la grand perte, et confusion de loultrecuydé » (Emblemes dAlciat, de nouveau Translatez en François vers pour vers jouxte les Latins, Lyon, Guillaume Rouillé, 1549, p. 91). Jean Mesnard précise que lemblème Philautia ne se trouve pas dans lédition originale des Emblèmes de 1531 et qu« il apparaît seulement dans celle que publièrent les Aldes en 1546 » (« Sur le terme et la notion de “philautie” », art. cité, p. 203).

7 Cest seulement en marge de lexemplaire de Bordeaux que Montaigne ajoute cette remarque à propos du valet : « Nous sommes insensiblement tous en cette erreur de grande suite et prejudice » (Exemplaire de Bordeaux [désormais abrégé EB], I, 26, f. 58 v).

8 EB, II, 12, f. 221 v.

9 EB, II, 12, f. 181v.

10 EB, f. 182 r.

11 Inter caetera mortalitatis incommoda et hoc est, calligo mentium, nec tantum necessitas errandi sed / errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem (II, 12, p. 452).

12 III, 8, éd. Villey-Saulnier, p. 929 (EB, f. 409 v).

13 Cette enquête ne donne quun échantillon de cette galerie, sans analyser tous les portraits de présomptueux présents dans les Essais. Elle pourrait être complétée.

14 La théologie naturelle de Raymond Sebon, trad. Montaigne, éd. Armaingaud, Paris, L. Conard, 1932, p. 245-246.

15 « Et comme le vray Dieu est autheur de toute vertu, ainsi nostre propre volonté qui est un faux Dieu est nourrice de tout vice. Comme la chose premierement aymee est une créature de néant, nayant aucune fermeté de soy [] Ainsi est lamant tousjours infirme, indigent, flottant et sans repos : il est transformé en pure vanité, car toute creature nest autre chose », (La théologie naturelle de Raymond Sebon, Chapitre cxli Comme lamour de Dieu est racine de tout bien, aussi est lamour de nous mesmes racine de tout mal, p. 243).

16 La théologie naturelle…, p. 157.

17 La théologie naturelle de Raymond Sebon, p. 157.

18 Le début de « De la gloire » mentionne explicitement la Theologie. Sur les rapports entre la Theologie et les chapitres ii, 16 et ii, 17 et sur le passage de la vanité du nom à la valorisation de la connaissance de soi, on peut lire A. Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Seuil, 1980, p. 98-142 et B. Perona, Prosopopée et persona à la Renaissance, p. 205-245.

19 II, 12, p. 603.

20 Quelques lignes après, il est question de la façon quavait Alexandre de pencher la tête, exemple peut-être tiré du même traité de Plutarque où il est question de « son ply du col » (Paris, Vascosan, 1572, 42 H).

21 40 A.

22 40 B.

23 « une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une laide contenance, un esblouissement de sotte joye, quand on sentend louër, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent souvent à ceulx qui font des harengues en public, nous apparoissent beaucoup lus tost en autruy, quand nous escoutons, quils ne font en nous mesmes quand nous harenguons » (26 C).

24 26 D.

25 EB, f. 409 v.

26 Jean-Antoine de Baïf, Mimes, enseignements et proverbes, éd. Jean Vignes, Genève, Droz, 1992, v. 166, p. 166.

27 Cet adage dans lindex des lieux est répertorié à lentrée « Philautia » (Adages, dir. Jean-Christophe Saladin, Paris, Belles Lettres, 2011, t. 5, p. 158).

28 « Je légorge avec son propre glaive, sa propre arme » (Adages, éd. citée, 51, p. 98). R. Kilpatrick a fait ces rapprochements avec les Adages dans : « “Et nous enferrons de nos armes” : Self-irony and Paradox in “Du pedantisme” », Montaigne Studies, 2013, 25, p. 208.

29 Non videmus manticae quod in tergo est (Adages, éd. citée, 590, p. 466). Eric MacPhail a lui aussi mis en évidence les différentes sources qui travaillent le texte (« Les travaux dHercule », Érasme et la France, éd. B. Perona et T. Vigliano, Classiques Garnier, à paraître). Dans son analyse, il diminue linfluence de Plutarque au profit dÉrasme, alors quil me semble que ce que EB nous laisse voir du texte montre que le recours aux images concrètes présentes dans les adages dans ce passage ne fait que compléter lapport fondamental de Plutarque. Comme la bien montré larticle de Michel Magnien, la question de linfluence dÉrasme sur Montaigne est extrêmement épineuse. (« Montaigne et Érasme : bilan et perspectives », Montaigne and the low countries, Leiden, Boston, Brill 2007, p. 17-45). Laffinité des deux auteurs qui simpose comme une évidence sans pouvoir sappuyer sur des argument probants tient aussi à lutilisation de sources communes, Plutarque au premier chef.

30 Létude des sources sur la seule question de la présomption corrobore les conclusions de Rigolot quant au rapport entre Montaigne et Aristote : cest après 1588 que Montaigne cite lÉthique à Nicomaque comme « soutien à tel ou tel point moral qui lui tient à cœur » : « Montaigne et Aristote La conversion à lÉthique à Nicomaque », Au-delà de la Poétique : Aristote et la littérature de la Renaissance, éd. U. Llanger, Genève, Droz, 2002, p. 51. Du même auteur, « Quand Montaigne emprunte à lÉthique à Nicomaque : étude des allongeails aristotéliciens sur l“exemplaire de Bordeaux” », Montaigne Studies, 14, 1-2, 2002, p. 19-35.

31 Philaütoï (Adages, éd. citée, 292, p. 271-272).

32 II, VI, p. 379.

33 « Dans lexcès et dans le défaut poussé à lextrême, il y a également de la vantardise » (Éthique à Nicomaque, trad. Jean Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, IV, VII, p. 116).

34 Essais, 1580, II, XVII, p. 429.

35 Ibid., p. 429.

36 « je la hai capitalement » (Ibid., p. 449).

37 Ibid., p. 432-433.

38 Ibid., p. 464.

39 Ibid., p. 465.

40 Ibid., p. 433.

41 Ibid., p. 433-434.

42 EB, f. 271 r [une erreur de pagination indique 171].

43 Ibid.

44 « de toutes les opinions que lancienneté à eües de lhomme en gros, celles que jembrasse le plus volontiers, et ausquelles je mattache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent, et aneantissent le plus » (ibid.).

45 EB, f. 416 r : « Tous jugemens universels en gros son laches et dangereux imparfaicts ».

46 Sur le scepticisme, comme remède à la maladie morale quest la présomption, voir les premières pages de larticle de John OBrien, « Si avons nous une tres-douce medecine que la philosophie », LÉcriture du scepticisme chez Montaigne, éd. M.-L Demonet et A. Legros, Genève, Droz, 2001, p. 13-24. John OBrien renvoie au livre de R. J. Hankinson, The sceptics, London and NY, Routlege, 1995, p. 301 qui explique un passage de la dernière page des Esquisses pyrrhoniennes. Nous citons le passage concerné dans lédition de Pierre Pellegrin : « Le sceptique, du fait quil aime lhumanité, veut guérir par la puissance de largumentation la présomption et la précipitation des dogmatiques » (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Paris, Seuil, 1997, p. 522).

47 « Somme pour revenir à moy, ce seul par ou je mestime quelque chose, cest ce en quoy jamais homme ne sestima defaillant : ma recommendation est vulgaire, commune, et populaire, car qui a jamais cuidé avoir faute de jugement. Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction » (Essais, 1580, p. 462 ; EB biffe « jugement » pour « sens »).

48 EB, f. 281 v.

49 EB, f. 416 v.

50 Montaigne prend ainsi une distance amusée avec lamour quil porte à son œuvre. Dans sa condamnation souriante dun amour excessif pour les Essais, il trouve encore, après 1588, une caution chez Aristote : voir à ce sujet larticle déjà cité de F. Rigolot (« Montaigne et Aristote… », p. 51-52).

51 EB, f. 417 v.

52 Sans aller peut-être jusquà lidée dune « Apologie de la vanité » comme le défend Françoise Charpentier dans son article (F. Charpentier, « Apologie de la vanité », RHR, 1985, 21, p. 23-36), on peut sans doute voir une sorte de réconciliation avec cette maladie originelle qui est une part irréductible de lhomme. La recherche inquiète de la présomption laisse la place à une acceptation vigilante, mais plus sereine qui rend possible la jouissance de soi. Labandon de la perspective morale de condamnation du vice de la présomption pour une éthique de la jouissance se fait progressivement à partir de 1588. Il manque peut-être cette perspective chronologique aux analyses de Christophe Litwin lorsquil affirme : « lentreprise de Montaigne nest certes pas morale, puisquil ne sagit pas de raviver la conscience du mal dans notre volonté, mais son ambition est bien éthique » (« La présomption et la jouissance loyale de soi », BSIAM, 55, 2012, p. 181).

53 EB, III, 1, f. 344 r.

54 Nae iste magno conatu magnas nugas dicerit. Ce vers tiré de lHeautontimorumenos est traduit ainsi par Villey : « Bien sûr cet homme va se donner une grande peine pour me dire de grandes niaiseries » (III, I, p. 790).

55 Je cite ici lexcellente traduction de Jacques Chomarat : Érasme, Œuvres choisies, éd. J. Chomarat, Paris, Librairie générale française, 1991, p. 110.