Viresque acquirit eundo La devise des Essais et ses antécédents
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 2 et 2015 – 1, n° 60-61. varia - Auteur : Legros (Alain)
- Résumé : L’épigraphe finalement choisie par Montaigne comme devise pour ses Essais renvoie à une formule de Virgile : viresque acquirit eundo, qu’on peut traduire littéralement par : « et elle acquiert des forces en allant ». Comme un être humain changeant de sept en sept ans, sinon de minute en minute, le livre-enfant, sous le regard attendri et cependant critique de l’auteur de ses jours, n’apparaît ainsi ni tout à fait le même ni tout à fait un autre.
- Pages : 33 à 40
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812448461
- ISBN : 978-2-8124-4846-1
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4846-1.p.0033
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/10/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Viresque acquirit eundo
La devise des Essais et ses antécédents
Si l’interrogation « Que sçai-je ? » était, selon ses propres dires, la devise de Montaigne1, l’épigraphe qu’il a inscrite de sa main à l’intérieur du titre-frontispice de l’Exemplaire de Bordeaux (désormais EB) pourrait être considérée comme celle de ses Essais, le texte organique et vivant qu’il a regardé grandir d’édition en édition. À partir de 1598, elle figurera aussi en page de titre des éditions posthumes, conformément aux instructions de Marie de Gournay qui l’avait découverte sur EB lors de son séjour chez les dames de Montaigne, en décembre 1595, puis copiée de sa main sur l’exemplaire de la première édition posthume, dont elle se servait pour effectuer ses corrections. Or cet exemplaire avait d’abord appartenu à Léonor de Montaigne qui a placé sa signature tout en bas du titre, à l’instar de son père2. C’était sans doute un présent que la « fille d’alliance » de Montaigne avait apporté dans ses malles.
Ladite épigraphe ou devise est, comme on sait, un hémistiche emprunté à l’Énéide (IV, 175) : viresque acquirit eundo, segment de phrase qu’on
peut traduire littéralement par : « et elle acquiert des forces en allant ». Virgile dit cela de la déesse Fama, rumeur ou renommée guerrière dont la marche augmente la puissance destructrice3. Préparant une « Sixieme edition » de ses Essais, après avoir déjà « augmenté » la précédente « d’un troisiesme livre : et de six cens additions aux deux premiers » (cette précision du titre de 1588 est biffée sur EB), Montaigne l’entend peut-être lui aussi en ce sens, mais on peut y voir aussi une sorte d’écho textuel aux images de robustes putti qui occupent les quatre coins du frontispice de l’édition Langelier de 1588 (libri, liberi) : huit ans après les tout premiers Essais bordelais en deux livres in-octavo, il y avait eu les Essais parisiens en trois livres in-quarto. Les nouvelles additions que l’auteur loge dans les marges d’EB préparent une édition plus volumineuse encore. Pour accueillir quelques années plus tard et à titre posthume le texte amplifié que Marie de Gournay lui transmet à partir d’une copie mise au net, Langelier passera au format in-folio et substituera sa marque d’imprimeur à la gravure d’inspiration bellifontaine. Comme un être humain changeant de sept en sept ans, sinon de minute en minute, le livre-enfant, sous le regard attendri et cependant critique de l’auteur de ses jours, n’était ainsi ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. « Quand meilleur ? – Je n’en puis rien dire », eût répondu l’auteur de ses jours4.
Or la même devise, mais sans la copule -que devenue inutile, se retrouve sur au moins deux livres in-folio ayant appartenu au tourangeau René Fame, et avant lui à Jean Grolier sous l’ex-libris duquel Fame a placé le sien pour marquer sa possession. Et comme Grolier, comme Rabelais, et avant eux Pétrarque, le fondateur méconnu de Facebook…, il ajoute qu’il appartient aussi à son réseau d’« amis5 ». L’un de ces
volumes est un incunable de la Bibliothèque Sainte-Geneviève : le De commentariis Antiquitatum de Giovanni Nanni, paru à Rome en 14986. L’autre, conservé à la Bibliothèque nationale de France (désormais BnF), est une édition de la Praeclara de noua maris Oceani Hyspania narratio de Hernán Cortés, Nuremberg, F. Paypus, 15247. Au bas du titre de cet exemplaire, on lit successivement « Grolerij et amicor[um] » et, sous la marque d’imprimeur, d’une main tout aussi appliquée, « Renati Fame, Turonensis, et amicorum. » Sur le contreplat inférieur est reproduit à l’identique cet ex-libris, mais aussi l’hémistiche virgilien, bien centré dans la largeur : « Vires acquirit eundo. »
Fils d’un banquier tourangeau, orphelin de bonne heure, puis pensionnaire au Collège de Navarre en même temps que le futur Henri IV, René Fame (c. 1499-1540) était depuis 1524 notaire et secrétaire royal auprès de François Ier, dont il fréquentait la Cour quand il n’était pas en mission dans le Lyonnais ou retiré dans sa propriété tourangelle de Notre-Dame d’Oé. Il a aussi et d’abord administré les biens de Louise de Savoie, en Touraine : c’est peut-être par ce biais qu’il a su que le vers de Virgile pouvait constituer une intéressante devise, même si ce traducteur d’Érasme et de Lactance8, familier des humanistes et des ateliers de reliure (celui du Trèfle, comme Grolier), connaissait sans doute bien l’Énéide 9.
Pour peu qu’on veuille suivre l’hypothétique fil savoyard, voici ce qu’on peut lire dans le volume I de l’Histoire de la maison de Savoie de Jean
Frézet10, p. 404, en face de la manchette « Sa devise », c’est-à-dire la devise du valeureux Amédée VI, dit le Comte Vert (1334-1381), dix-septième comte de Savoie et allié du roi de France Charles V le Sage, après une description de ses « attributs » (ses armoiries) : « [ce sont] ceux qu’Ovide [sic] assigne à la Renommée, la comparant à un fleuve majestueux qui acquiert de nouvelles forces, à mesure qu’il coule : Vires acquirit eundo. Il se fortifie, à mesure qu’il avance ». Le souvenir du grand ancêtre et de sa devise a très certainement été conservé dans la maison de Savoie. Peut-être jusqu’à René Fame qui a servi ladite maison…
Un voisin de la Savoie, le célèbre François de Bonne, futur maréchal de France et duc de Lesdiguières (1543-1626) a lui aussi adopté comme devise le demi-vers virgilien, ainsi qu’on peut le lire dans l’Histoire du Dauphiné, abregée pour Mgr le Dauphin de Nicolas Chorier (Grenoble, Ph. Charuys, 1674, Seconde partie, p. 285)11 : « Bonne, de gueules au lyon d’or ; au chef cousu d’azur, chargé de trois roses d’argent. Devise : Nihil nisi a numine. Le Connestable de Lesdiguieres l’avoit prise ; & celles-cy ont depuis esté faittes pour luy. 1. un Chamois, Habet pro vallibus Alpes. 2 un Ours, Gentis formido Sabaudæ [i. e. la terreur des Savoyards !]. 3. un Crocodile au bord du Nil avec des œufs derriere luy, Sic creuit ab ouo. 4. un grand Aigle dans son aire, Pennæ nido majores. 5. un Soleil qui se leve de derriere une montagne, Viresque acquirit eundo. » Les quatre autres devises numérotées de Lesdiguières et les images associées (altitude, envergure, croissance) laissent assez entendre le sens tout à fait positif donné à celle qui intéresse notre propos. Il s’agit bien d’une élévation, voire d’un exaltation, d’une héliophanie, nullement comme chez Virgile d’une dévastation.
Dans une longue note de son Beuther, à la date du 19 décembre 1584, où il montre sa fierté d’avoir hébergé deux jours durant le roi de Navarre et sa nombreuse suite, Montaigne mentionne son nom sous la forme agglutinée « deidiguiere », c’est-à-dire « des Diguières », « de Lesdiguières », à côté de ceux de Rohan, Turenne et Béthune (Sully)12.
À cette époque, François de Bonne est déjà connu comme chef des protestants du Champsaur (au nord de Gap) puis du Dauphiné. C’est alors que Henri III le remarque, au moment où il pense à faire de Henri de Navarre son successeur. Bientôt, il conquerra Grenoble, puis défendra le Dauphiné contre les empiètements du duc de Savoie. Ce n’est que plus tard, en 1611, qu’il sera créé duc et pair, puis maréchal de France un an avant sa conversion au catholicisme13. D’où Lesdiguières tenait-il sa virgilienne devise ? L’avait-il déjà « prise » au moment où il fit halte avec Navarre et sa Cour chez Montaigne ? Et si oui, Montaigne en avait-il connaissance ? Contentons-nous de remarquer la coïncidence.
Et signalons-en pour finir une dernière, qui nous fait quitter les temps anciens pour le monde contemporain, la vieille Europe pour la jeune Australie. Savez-vous que la devise de la ville de Melbourne est aussi VIRES ACQUIRIT EVNDO14 ? Cela remonte au 2 janvier 1843, soit huit ans après la fondation de cette petite ville appelée à grandir. En isolant là encore l’hémistiche pour lui donner un sens positif qu’il n’a pas chez Virgile, le juge Willis, qui était latiniste, l’avait-il prise à sa source quand il la proposa comme devise au conseil de sa cité naissante ? La proposition fut en tout cas adoptée15.
Alain Legros
CESR, Tours
Ilustrations
Fig. 1 – Exemplaire de Bordeaux, page de titre (détail : épigraphe virgilienne de Montaigne),
The Montaigne Project, The University of Chicago (Philippe Desan).
Fig. 2 – Ex-libris et devise de René Fame, Tourangeau,
Cortés, Hernán, Praeclara de noua maris Oceani Hyspania narratio, Nuremberg, F. Paypus, 1524, BnF : Rés. Fol. Ol. 664.
Fig. 3 – Armoiries et devise de la ville de Melbourne.
1 Du moins à partir d’une certaine date, car le jeune Montaigne ornait parfois ses livres du même motto que le poète Vauquelin de la Fresnaye, son contemporain : « Mentre si puo », « Tant qu’on peut ». On peut lire à ce sujet A. Legros, « “Selon qu’on peut” : tel était le “refrein” de Socrate », dans Le Socratisme de Montaigne, éd. Th. Gontier et S. Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 337-352.
2 Sur cet exemplaire conservé à Anvers (Museum Plantin-Moretus, Rare Books Department : R 405), la signature « Leonor de montaigne » a été biffée de plusieurs traits, sans doute par Marie de Gournay elle-même, comme le suggèrent deux autres interventions de sa main sur cette même page de titre : « Edition nouvelle trouvée apres le deceds de l’Autheur, reveuë et augmentée par luy d’un tiers plus qu’aux precedentes Impressions ». Juste au-dessous, la fille d’alliance de Montaigne a écrit, en abrégeant le -que latin : « Viresq ; acquirit eundo ». L’exemplaire lui a servi ensuite de support pour préparer l’édition de 1598. Elle y a corrigé entre autres choses l’avis « Au Lecteur » à partir d’EB, notamment pour la date, et elle a joint cette note manuscrite, qui sera reproduite sur l’imprimé de 1598 : « Cette preface recorrigée de la derniere main de l’autheur, ayant este esgarée en la premier impression depuis sa mort, a naguere esté retrouvée. » Images à paraître sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (projet ANR « Montaigne à l’œuvre », dir. Marie-Luce Demonet).
3 Le premier hémistiche parle aussi de mouvement (« Mobilitate viget »). En ce lieu la déesse Fama (littéralement « ce qui se dit », rumeur ou renommée) est présentée par Virgile comme un fléau, un monstre dévastateur, mais les trois mots prélevés peuvent être pris en bonne part si on oublie leur contexte. Ce qui va de soi pour une devise…
4 « Quand meilleur, je n’en puis rien dire. Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l’amendement. C’est un mouvement d’yvroigne, titubant, vertigineux, informe : ou des jonchez, que l’air manie casuellement selon soy. » (Essais, III, 9, « De la vanité »).
5 Et Montaigne lui-même, sur un Montaigne vendu par Sotheby’s en 2003 (reproduction dans le catalogue de la vente Pottiée-Sperry, p. 80)… Tourangeau d’adoption, Grolier avait été condamné en 1536 sur ordre du Parlement à vendre ses livres en même temps que tous ses biens (voir Fabienne Le Bars, Catalogue de l’exposition Jean Grolier à la Bibliothèque nationale de France, Paris, Association internationale de bibliophilie, 2012). Autre amateur de belles reliures, Fame semble avoir profité de l’occasion. On connaît à ce jour au moins quatre reliures ayant appartenu successivement aux deux collectionneurs (voir Jacques Guignard, « Humanistes tourangeaux », Humanisme et Renaissance, tome VII, 1970, p. 133-189).
6 Bibliothèque Sainte-Geneviève : Incunables, Œ., xve s., 689, selon J. Guignard, art. cité (voir en particulier p. 154, fig. 2). N’ayant pas examiné l’original, je ne sais si l’ex-libris de Fame et sa devise, rigoureusement identiques à celles de l’exemplaire de Cortés selon la reproduction publiés par Guignard, sont ou non dissociés.
7 BnF : Rés. Fol. Ol. 664. Les photos numériques de la reliure, de la page de titre et du contreplat inférieur sont téléchargeables sur Gallica.
8 Le manuscrit calligraphié de la Paraphrase de Erasme de Rotredan [sic] sur l’evangile sainct Mathieu offert au roi François Ier en 1539 est conservé à la BnF, Département des manuscrits, Français 934 (en ligne sur Gallica). Le traité Des diverses institutions contre les gentilz et idolastres traduit de Lactance a fait l’objet de plusieurs éditions posthumes à partir de 1543.
9 Sylvie Le Clech-Chartron, Chancellerie et culture au xvie siècle (Les notaires et secrétaires du roi de 1515 à 1547), Toulouse, PU Mirail, 1993, p. 244.
10 J. Frézet, op. cit., Turin, Alliana et Paravia, 1826 (BnF-Gallica, deux volumes).
11 L’exemplaire de la Bibliothèque de Lyon utilisé ici a été numérisé par Google.
12 Voir l’Ephemeris historica de Michael Beuther ayant appartenu à Montaigne et à ses descendants, Paris, M. Fezandat et R. Granjon, 1551, p. 370, 19 décembre : « 1584 le roy de nauarre me uint uoir a mõtaigne ou il n’auoit iamais este… ». La transcription par A. Legros de l’intégralité des notes du Beuther est en ligne sur le site des BVH. La numérisation des images en couleur, elle aussi intégrale, est prévue pour décembre 2014.
13 Émile Escallier, Lesdiguières, dernier connétable de France, [Lyon], H. Lardanchet, [1946] ; Stéphane Gal, Lesdiguières : Prince des Alpes et connétable de France, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2007.
14 Plusieurs sites internet consacrés à Melbourne le signalent, images à l’appui. Le « doctus cum libro » fait peu à peu place au « doctus cum interneto » (j’en suis un !), surtout depuis le lancement tous azimuths des campagnes de numérisation de fonds anciens, bien utile même si elle ne dispense pas de l’examen des originaux chaque fois que cela est possible.
15 Toutes ces précisions ont été aimablement fournies à ma demande par ma collègue et amie Véronique Duché, Professeur de langue et littérature françaises à l’Université de Melbourne (A. R. Chisholm Professor of French ; Convenor of French). Voir http://www.melbourne.vic.gov.au/aboutmelbourne/history/pages/coatofarms.aspx