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Classiques Garnier

« Ma préface montre que je n’espérais pas tant oser », avait écrit Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 2 et 2015 – 1, n° 60-61
    . varia
  • Auteur : Legros (Alain)
  • Résumé : Inutile de chercher cette citation de Montaigne dans une édition des Essais. Écrite tout au bas d’une page de l’Exemplaire de Bordeaux, et sous une autre addition autographe, plus ample et déjà installée, cette phrase a été biffée, ainsi que les suivantes. L’ensemble forme un écheveau quasi inextricable pour l’œil non exercé ; mais on peut tenter de déchiffrer le texte sous-jacent, essayant ainsi de reconstituer la chronologie des interventions à la plume et de rétablir la logique du discours.
  • Pages : 83 à 94
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812448461
  • ISBN : 978-2-8124-4846-1
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4846-1.p.0083
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/10/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Ma préface montre
que je nespérais pas tant oser »,
avait écrit Montaigne

Inutile de chercher cette citation de Montaigne dans une édition des Essais, quelle quelle soit, ni dans la Concordance de Leake, qui permet daccéder par la petite porte à lédition Villey-Saulnier, elle-même élaborée à partir du texte en partie reconstitué de lExemplaire de Bordeaux. Et pourtant, cest bien sur lExemplaire de Bordeaux (désormais EB) quon la trouve, précisément au fo 390 (HHHHh ij), dans « Sur des vers de Virgile », chapitre du Livre III où Montaigne parle de poésie et de sexualité, de sa sexualité1.

Écrite tout au bas de la page sous une autre addition autographe, plus ample et déjà installée, cette phrase a été biffée, ainsi que les suivantes, y compris celle ou celles que le couteau dun relieur a supprimée(s) en rognant lexemplaire. De nouveaux ajouts ont pris place ensuite dans détroites interlignes, puis ils ont été eux-mêmes biffés, si bien que lensemble forme un écheveau quasi inextricable pour lœil non exercé. Léditeur des Essais qui prend pour base le texte hybride dEB ne pourrait ici recourir au texte de 1595 comme il le fait chaque fois quil lui faut, sans toujours le dire, compenser des lignes ou bouts de ligne manquants et sassurer du lieu dinsertion ou de la succession des ajouts manuscrits. En effet, de cet enchevêtrement dadditions biffées du fo 390 rien nest resté, même réécrit, dans aucune des éditions posthumes de 1595 à nos jours.

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Devant cette difficulté, le « cosmographe » de Montaigne ne sattarde pas. Arguant de ce quon na pas à tenir compte de lignes qui ont été biffées en connaissance de cause et ne sont donc pas assumées par lauteur, il passe outre2. Curieux des moindres détails, lœil aux aguets et la loupe à la main, son « topographe », lui, prend son temps3. Il supprime mentalement les ratures, tente de déchiffrer mot par mot le texte sous-jacent, essaie de reconstituer la chronologie des interventions à la plume et de rétablir la logique du discours. Il lui arrive, ce faisant, de trouver, comme ici, de minuscules pépites, et il en fait alors sa récompense, à tout le moins sa justification.

Voici donc une transcription possible du texte en partie « récupéré », comme on dit aujourdhui dun fichier électronique que lon pouvait croire perdu4 :

Suiuons. Et les præceptes de nos maistres et leurs exemples portent que tout esprit dort qui par fois ne se sent agité de quelque allegresse foliante. Ma preface liminere montre que ie nesperois pas tant oser. Les plus saiges et sains escris des antiens mont despuis enhardi. Et le receuil quon a faict a mon premier proiet [] que ie me suis piqué a rompre la glace et montrer a nos [] receuil quont faict a ma proposition []

La deuxième phrase de ce texte partiellement restitué a été ajoutée dans linterligne supérieure, là où Montaigne avait déjà inséré ladjectif « liminere », quil lui a donc fallu enjamber pour poursuivre un nouvel ajout, dont le terme se trouve dans linterligne inférieure, juste après « despuis enhardi », déjà installé pour remplacer un simple « enhardi » biffé

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au début de la ligne suivante5. La fin est lacunaire (exemplaire rogné), mais on comprend que lauteur y expliquait sa hardiesse de 1588 par le succès de ses premiers Essais : le bon accueil ou « receuil » quils ont reçu (pensons à ce que lui dit le roi Henri III en son château de Saint-Maur6) a poussé leur auteur à se dévoiler plus, à « oser » dire plus sur des propos relevant de lintime7. Lintérêt de cette réflexion rétrospective de Montaigne sur son livre en devenir néchappera à personne.

Dabord, on y apprend quel nom il donnait lui-même à la toute première page des Essais adressée au lecteur : « preface », et non pas, comme nous lappelons dordinaire, avis ou avertissement. La précision fournie par ladjectif « liminere » dissipe toute ambiguïté : ce nest pas au début du présent chapitre que pense Montaigne, mais au court texte

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quil a placé au seuil du livre lui-même depuis 1580, là où les éditeurs de lépoque préféraient procurer à leur lectorat des portraits gravés, des épîtres dédicatoires ou des pièces déloge en vers. Ce fut, dit-il encore dans laddition barrée, son « premier proiet », celui des Essais en deux livres.

Or que disait, en 1580, cette préface – puisquil faut lappeler par son nom – des Essais de Messire Michel, seigneur de Montaigne ? Que celui qui se présentait alors moins comme auteur que comme champ dexpérimentation les destinait à la « commodité particulière » de ses « parens et amis ». Il ajoutait aussi que, si la bienséance ne len avait détourné, il sy fût « tres-volontiers peint tout entier et tout nud », comme dans « ces nations quon dict vivre encore sous la douce liberté des premieres lois de nature ». En 1588, il ose cette nudité, et même plus, dans le chapitre « Sur des vers de Virgile ». Cest dabord cette évolution de propos et de ton que constate laddition raturée « je nesperois pas tant oser ». Mais cest aussi bien davantage : dédition en édition et sous laction du livre lui-même (« Je nay pas plus faict mon livre, que mon livre ma faict8 »), la promotion ou plutôt la métamorphose de lessayeur en auteur.

Cette transformation, toujours selon laddition raturée, ne sest pas faite sans une lecture renouvelée des Anciens, ceux du moins qui ont osé mêler à leurs sages propos la saine agitation de « quelque allegresse foliante » (un dérivé du mot « folie »). Mais elle a surtout été encouragée par la bonne réception des premiers Essais, ou plutôt du « premier proiet ». Pour dire comment il sest senti aiguillonné par lun et lautre motif, Montaigne recourt aux métaphores : « se piquer de », cest prendre intérêt à quelque chose que lon avait entrepris sans ardeur, en somme se prendre au jeu, mais cest aussi, au sens premier, se piquer soi-même pour se stimuler (de cela traite précisément le chapitre), voire prendre le pic pour attaquer sa propre « glace », en lespèce celle des deux premiers livres publiés en 1580 (le « premier proiet » méritait plus daudace à parler de soi, plus de liberté dans le ton). Chapitre publié en 1588 et allongé sur EB, le très libre et hardi « Sur des vers de Virgile » – titre que certains interprètent dailleurs comme une contrepèterie malicieuse – sajuste mieux au dessein primitif. Voilà, me semble-t-il, ce quexprimait, mélange dheureuse surprise et dautocritique, laddition raturée.

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Il reste à comprendre quelle place occupait cette addition dans la continuité du discours et pourquoi elle a été finalement abolie sans même que le contenu en soit repris ailleurs sous une autre forme.

Pour répondre à la première question, il faut disposer au moins de la page précédente (fo 387v) et dun moyen dagrandissement qui permette de bien voir les « guidons », ces signes conventionnels par lesquels Montaigne relie tel ajout manuscrit à tel autre ou bien à telle phrase du texte imprimé, signes qui par conséquent vont toujours par paires (appel et renvoi9). On en trouve deux en bas du fo 390. Le premier, qui a la forme dun 4 et qui commande pour ainsi dire lensemble de laddition, na pas de correspondant dans la page. Cest seulement au bas de la page précédente, donc au fo 389v, quon décèle, en bout de ligne, la partie supérieure angulaire dun 4 équivalent. Mais pour restituer lensemble de cette dernière ligne rognée et sassurer de la cohérence du propos, force est de recourir au texte de 1595. Cest seulement avec son aide quon peut combler la lacune créée par le relieur et retrouver la continuité du discours ajouté : « [Nostre vie est partie en folie] [fo 389v] partie en 4 [fo 390] 4 sagesse prudence : qui nen escrit que reveremment et regulierement il en laisse en arriere plus de la moitie. θ Suiuons. ».

Sorte de théta grec (la barre médiane se prolonge toutefois bien au-delà des limites de lovale), ce second signe indique quil faut insérer ici un bloc textuel dont un autre θ doit en principe montrer où il commence. On le devine de fait, tout en haut de la page et en première place, mais de ce signe il ne reste guère que la base, et toute la ligne qui suit a été rognée par le relieur, si bien que sans recourir à une édition posthume on ne saurait le chercher à cet endroit précis. Cinq lignes plus loin, laddition se prolonge dans la marge de droite, avec deux citations en prime qui chantent en latin lattraction de la « rimula » (petite fente) et en français lopportunité dun « vit dami »… Elle sachève sur « Quoi tant dautres ? » (substitué à « Quoi tant dautres approues »), puis sur deux mots biffés : « Suiuons. Pareillement ».

Là sarrêtait laddition de premier jet et limpératif supprimé la manifestement été au moment où Montaigne a écrit, tout en bas de la page et juste après le θ, les lignes qui nous intéressent et quil a ensuite

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raturées (y compris « Suiuons » qui avait dabord été reporté là). Ce nest que plus tard, sans doute après biffure de laddition du bas, que celle de la marge trouvera son prolongement, sur douze lignes, jusquà la réitération de « Suiuons. Pareillement », cette fois conservé. Mais que faut-il placer après ladverbe ? La phrase imprimée du fo 289v que précède un I dinsertion et dont le premier mot a été rayé, soit : « [fo 389v] Suiuons. Pareillement [> fo 390] Aussi doù peut venir cette usurpation dauthorité souveraine, que vous prenez sur celles [i. e. les femmes que vous avez séduites], qui vous favorisent à leurs despens ? ». Là se loge, après cette saillie (anti-machiste et féministe avant la lettre), la très longue addition marginale du fo 389v qui aboutit au signe 4 tronqué, et par conséquent aux deux ajouts signalés par 4 entier puis θ entier au bas du fo 390.

Renchérissant sur une phrase déjà imprimée, elle commençait ainsi : « Et dune lesion enormissime. Chacune de mes pieces [m]e faict esgalemant moi [qu]e toute autre. Et nulle autre ne me faict plus [pr]]oprement home que cetecy », à savoir cette mentula quévoque en face Martial, non longa satis, non bene crassa, pas assez longue et pas bien grosse, ou encore parua, donc petite au jugement des femmes dexpérience… « Lesion enormissime », dit plaisamment, avec les mots du droit, lancien juge Montaigne, comme pour compenser par lhumour sa plainte déjà imprimée contre « nature » : « Certes elle ma traitté illegitimement et inciuilement ». Toujours dans cet ajout manuscrit du fo 389v, il déclare plus loin quil faut parler des « parties honteuses » sans inutiles détours, sans « scrupuleuse superstition uerbale ». La suite se lit en bas du fo 390, juste après le signe 4 de renvoi et devant « Suiuons », dans une première phrase qui, elle, na pas été biffée : « qui nen escrit que reueremment et regulierement il en laisse en arriere plus de la moitie. » Autrement dit, parler en termes convenus, neutres, détachés, moraux, médicaux, de la sexualité, cest la vider de sa substance, de sa vitalité, de sa vigueur. En recourant, comme Montaigne, à la poésie, celle de toutes les audaces (Catulle, Martial, Virgile et les Priapées émaillent le texte imprimé du fo 389v ; Théodore de Bèze et Mellin de Saint-Gelais vont les rejoindre à la page suivante), on lui redonne couleur et verdeur. Ce que lauteur « ose » ici va cependant plus loin encore et il en est conscient : parler de ces choses-là en français et non plus en latin, en prose et non pas en vers, à propos de soi et non pas dautrui ou de lhomme en général, dans un livre que la « preface » continue doffrir aux « parens et amis ». Comme pour se rappeler à

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lui-même autant quà ses lecteurs le contrat passé avec eux en 1580, il écrit dans la marge cette justification : « [I]e dois au publiq uniuersellemant mon portraict ». Or, ajoute-t-il, cette « piece », ce « membre » en fait partie, et plus peut-être que toute autre pièce du puzzle nommé Montaigne. Il le sait dautant mieux depuis quil est atteint de la très douloureuse maladie de la pierre.

Ainsi prennent place la plupart des additions autographes, rayées ou non, du fo 390 et toutes celles du feuillet précédent : un ensemble copieux à insérer au beau milieu du fo 389v, dans la partie imprimée, juste après le signe I. Mais pourquoi lavoir supprimée ? Ou plutôt quand Montaigne la-t-il supprimée ? Sans doute lorsquil a prolongé ainsi laddition marginale du fo 390 après avoir raturé un premier « Suiuons. Pareillement » qui faisait le lien avec le texte imprimé de la page précédente : « Iayme [la] modestie : et nest par iugement que iai choisi cette sot/rte de parler licenti[eus] desuergon[de] scandaleus cest nature qui la choisi pour moy : ie ne le louë pas non plus que toute[s] formes contreres a lusag[e] receu : mais ie lexcuse & par particulieres et generalles circonstances en allege laccusatio[n.] Suiuons. Pareillement ». Ici sachève laddition marginale et ladverbe en suspens invite à retourner à limprimé de la page précédente, comme il a été dit ci-dessus.

Par un mouvement inverse de laddition biffée du pied de page, celle-ci tempère la hardiesse du propos et justifie par les « circonstances » lemploi de mots crus et malséants dès lors quils sont parfaitement appropriés. Car cest « nature » qui parle, même si elle le fait ici sans prosopopée. Sur les grands sujets, la vie, la mort, lamour, Montaigne sefface et veut la laisser dire, tantôt en latin, tantôt en « bon » français.

Laddition biffée qui nous intéresse nétait, tout compte fait, quun excursus, une réflexion quon se fait à soi-même, difficile à reverser dans le cours du propos. Cest bien la preuve quà ce stade EB était devenu un exemplaire de travail et quen tant que tel il se prête à létude génétique10. La « fantasie » supprimée nétait sans doute venue à lesprit

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de lauteur que par la proximité dune addition déjà écrite au bas du fo 390, mais juste au-dessus et en plus gros, comme si rien dautre ne devait être écrit en ce lieu par la suite. Celle-ci, qui commence en fait dans la marge, doit être insérée quelques lignes plus haut, en même page. Nen retenons que la dernière phrase, qui peut avoir suggéré à Montaigne le mot principal de laddition biffée sous-jacente : « On peut oser plus aiseemant ce que persone ne panse que uous oserez, qui deuient facile par sa difficulté ».

Ne serait-ce que pour éviter la répétition – ce à quoi veille toujours le correcteur du texte de 1588-EB – il fallait sans doute supprimer lune des occurrences du verbe « oser ». Ce qui ne pouvait se faire pour laddition déjà en place, car elle faisait le lien entre deux phrases imprimées dapparence contradictoire et appartenait donc déjà au nouveau texte : « Iay faict caler soubs linterest de leur honneur [lhonneur des dames], le plaisir, en son plus grand effort, plus dune fois : &/Et où la raison me pressoit, les ay armées contre moy, s/. Si [Si bien] quelles se conduisoyent plus seurement & seuerement, par mes reigles, quand elles sy estoyent franchement remises, quelles neussent faict par les leurs propres. On peut oser plus aiseemant ce que persone ne panse que uous oserez, qui deuient facile par sa difficulté. Iamais homme neust ses approches plus impertinemment genitales. » Cette dernière déclaration trouve son explication dans laddition : ce qui est « couuert » est paradoxalement plus « ouuert », parce que moins « defandu »… Juste après le mot « genitales », une autre addition annoncée par le signe Ŧ donnait en marge intérieure cette autre précision, biffée depuis par plusieurs traits obliques : « Le dessein dengendrer doit estre puremant legitime. »

On comprend que Montaigne ait supprimé cette phrase qui perturbait la succession des idées : « Iamais homme neust ses approches plus impertinemment genitales. Le dessein dengendrer doit estre puremant legitime. Cette voye daymer est plus selon la discipline ». La déclaration ne manquait toutefois pas dintérêt, puisquelle permettait de comprendre exactement ce que lauteur entendait par « faire caler le plaisir en son plus grand effort » en évitant tout risque dengendrement illégitime, donc hors mariage, bien que son « approche » fût franchement « génitale » :

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jy vois une confidence sur sa pratique, à ses yeux respectueuse, du coïtus interruptus. Mais cétait de lhistoire ancienne, comme le suggèrent les vers dHorace qui lui permettent, en page suivante, dévoquer son propre naufrage sous la forme dun ex-voto fictif.

En 1588 et plus encore depuis, Montaigne a donc, au moins dans ces pages, franchi la limite quil sétait donnée en 1580. Limage nue du « cannibale » lobsède, si proche de celle du philosophe cynique : « il se uoit ques lieus ou les fautes sont malefices les malefices ne sont que fautes : ques nations ou les loix de la bienseance sont plus rares et laches les loix primitiues et communes sont mieus obseruees. » Prise dans la longue addition manuscrite du fo 389v, cette considération sur les peuples primitifs ramenait lauteur à sa « preface » : « Que si jeusse esté parmy ces nations quon dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je tasseure que je my fusse très-volontiers peint tout entier, et tout nud. »

– « Meshui, cest fait ! », eût-il pu dire pour remplacer laddition que nous venons de révéler et détudier. Dans cette sorte de note de bas de page, finalement supprimée (sans remontée dans le texte, ni substitution, ni déplacement), il constatait, un peu surpris et plutôt satisfait, que la bonne réception de ses premiers Essais lui avait fait lâcher la bride pour mieux répondre à son projet. Dans ces pages, toutefois, la chose était si évidente quil a pu trouver finalement inutile une addition qui faisait le lecteur témoin de sa « mutation ».

Alain Legros

CESR, Tours

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Illustrations

Fig. 1 – Exemplaire de Bordeaux, fo 390, The Montaigne Project,
The University of Chicago (Philippe Desan).

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Fig. 2 – Exemplaire de Bordeaux, fo 390 :
addition biffée en bas de page, The Montaigne Project,
The University of Chicago (Philippe Desan).

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Fig. 3 – Exemplaire de Bordeaux, f° 389v :
lieu dinsertion des additions du fo 390, The Montaigne Project,
The University of Chicago (Philippe Desan).

1 Texte de référence : Reproduction en quadrichromie de lExemplaire de Bordeaux procurée par Philippe Desan, Chicago-Fasano, 2002 (loriginal se trouve à la Bibliothèque Mériadeck de Bordeaux). Ouvrages consultés : Montaigne, Les Essais, éds. J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2007 ; Roy. E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, 1981, et Montaigne, Essais, éd. Villey-Saulnier, PUF, 1978.

2 Question abordée dans Composer, rassembler, penser les «Œuvres complètes », éds. Béatrice Didier, Jacques Neefs et Stéphane Rolet, Presses Universitaires de Vincennes, 2012 (voir en particulier A. Legros, « Éditer “tout” Montaigne ? Lépineuse question du contenu », p. 187-197).

3 On connaît cette distinction fameuse de Montaigne au début du chapitre « Des Cannibales » : « je me contente de cette information, sans menquerir de ce que les Cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté. » (Les Essais, op. cit., I, 30, p. 211).

4 Cette transcription a été effectuée à la demande de Mathieu Duboc qui, dans le cadre du projet ANR Monloe (Bibliothèques Virtuelles Humanistes, dir. Marie-Luce Demonet, Centre dÉtudes Supérieures de la Renaissance, Université de Tours) sest attelé à la lourde tâche de transcrire lintégralité des corrections et additions manuscrites de Montaigne sur EB. Elle a été vérifiée ensuite par nos soins sur celle de la Reproduction typographique de lExemplaire de Bordeaux (éd. Armaingaud, tome III, Imprimerie Nationale, 1932), qui cependant omet le verbe « oser ». Ici et ci-dessous, dans les citations dEB entre guillemets sont distingués le texte imprimé (en romain) et le texte manuscrit (en italique).

5 Laddition biffée (biffure supprimée ici par souci de lisibilité) se répartit sur deux lignes et deux interlignes, auxquelles il faudrait ajouter une ou deux lignes perdues au moins partiellement. Si lon sen tient à une transcription diplomatique et quon respecte la disposition de fait, la syntaxe est pour le moins brouillée : Et les præceptes liminere de nos maistres et leurs exemples portent que tout esprit dort qui par> / Suiuons. Ma preface montre que ie nesperois pas tant oser. Les plus saiges et sains escris des antiens mont / despuis enhardi >fois ne se sent agité de quelque allegresse foliante. / enhardi. Et le receuil quon a faict a mon premier proiet [] que ie me suis piqué a rompre la glace et montrer a nos / [] receuil quont faict a ma proposition – Adaptation possible en français moderne : « Poursuivons. Les préceptes de nos maîtres tout comme leurs exemples nous apprennent que tout esprit dort sil ne se sent parfois agité dun mouvement de folie. Mon avis liminaire au lecteur montre que je ne mattendais pas à avoir tant daudace. Les plus sages et les plus sains écrits des Anciens mont enhardi depuis. Et laccueil quon a fait à mon premier livre a été tel que je me suis mis en tête de rompre la glace et de montrer à nos [] ».

6 Selon La Croix du Maine, Bibliotheque françoise, Paris, A. lAngelier, 1584, p. 328-329 : « cet ouvrage a esté bien receu de tous hommes de lettres [] me plaist for[t] la response que ledit sieur [de Montaigne] fist au Roy de France Henry 3. lors quil luy dist que son livre luy plaisoit beaucoup. Sire (respondit lautheur) il fault donq necessairement que ie plaise à vostre Maiesté, puisque mon livre luy est aggreable, car il ne contient autre chose quun discours de ma vie, et de mes actions. » On peut lire à ce sujet A. Legros, « Montaigne, son livre et son roi », Studi Francesi, 122, vol. XLI, fasc. 2, 1997, p. 259-274 (prière de corriger à la ligne 1 « Normandie » en « Vermandois » !). Signalons en passant quon trouve dans La Bibliothèque dAntoine Du Verdier (Lyon, B. Honorat, 1585, p. 873-881), une édition séparée du chapitre « Des livres » dont, sauf erreur, on ne mentionne jamais lexistence. Les deux Bibliothèques sont téléchargeables sur Gallica.

7 Sur cette évolution du texte de 1580 à 1588 vers plus dintimité, voir A. Legros « De Perse à Montaigne : dire le vide, exposer lintime », Montaigne Studies, vol. XVII, 2005, p. 63-80 ; idem, « Pour illustrer Montaigne, trois gravures à lessai », Journal de la Renaissance (CESR-Brepols), vol. IV, 2006, p. 249-264 (du modèle de limago dancêtre à la romaine, Montaigne est passé à celui du cannibale nu de Jean de Léry, puis à celui du skeletos de Vésale et Kalkar exposant ses nerfs et ses veines). Limagerie médicale daujourdhui aurait assurément intéressé lauteur des Essais.

8 Les Essais, op. cit., II, 18, p. 703.

9 Jai relevé une cinquantaine de signes dinsertion distincts sur EB. Léquipe des BVH (projet ANR Monloe) réfléchit au moyen de les encoder pour rendre compte le plus exactement possible de toutes les informations contenues dans EB.

10 Michel Jeanneret commençait ainsi, dans Genesis 25, 2505, p. 157, son compte rendu de Montaigne, Essais, I, 56, « Des prières » (édition par A. Legros des sept premiers états du texte avec étude de genèse et commentaire, Genève, Droz, 2003) : « Les généticiens le savent : les Essais de Montaigne leur offrent un terrain dexercice privilégié. » La même « revue internationale de critique génétique » (ITEM) a publié depuis « Nous deux, mais cétait lui ou moi (Montaigne et/ou La Boétie) » (A. Legros, Genesis 29, 2008, p. 159-164), avec une reproduction du fo 71v en page de couverture (on lit dans la marge : « par ce que cestoit luy », puis « par ce que cestoit moy »).