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Classiques Garnier

Les « circonstances » et la disparition Une lecture du chapitre III, 4, des Essais : « De la diversion »

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 2 et 2015 – 1, n° 60-61
    . varia
  • Auteur : Autiquet (Benoît)
  • Résumé : Au terme de « diversion » correspond l’idée de la fuite de la pensée de la mort par des moyens divers. Mais au moment où Montaigne en vient à évoquer ces « images menues et superficielles » dont l’effet est de nous « divertir », l’argumentation se trouble : les exemples d’« images » que nous donne l’auteur sont précisément des éléments par lesquels celui qui survit regrette celui qui est mort. Loin de divertir, elles permettent au contraire une relation affective à la mort.
  • Pages : 65 à 81
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812448461
  • ISBN : 978-2-8124-4846-1
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4846-1.p.0065
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/10/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Les « circonstances » et la disparition

Une lecture du chapitre III, 4, des Essais :
« De la diversion1 »

Dans la conclusion de La Glose et lessai, André Tournon revient sur la fonction du « portrait » de Montaigne et des « détails anodins » qui le composent.

Les informations qui ont trait à son identité – le « portrait » proprement dit – ont pour principale fonction de rappeler que tout ce que lon peut lire en ces pages a pour support cet être contingent : un certain gentilhomme périgourdin, déjà âgé, de médiocre taille et de santé déclinante, amateur de lectures, de conversations, de galanteries et de voyages, etc… Non lAuteur, dépositaire dun savoir qui se divulguerait par sa plume, mais le personnage concret que connaissent ses « parens et amis », avec ses humeurs, ses convictions, ses incertitudes et ses rétractations. Cela est évident, sans doute, et vrai de nimporte quel écrivain ; loriginalité de Montaigne est davoir incorporé à son livre des traits individuels, détails anodins qui le représentent sous laspect dun homme « de la commune sorte » (II, 17, p. 635), de manière à porter atteinte, de lui-même, à lautorité des écrits quil offre au public2.

Les « détails anodins » ont donc avant tout une fonction logique : celle de miner la valeur de vérité des énoncés de Montaigne, et par là dentamer lautorité de la publication. Dans cette perspective, la peinture détaillée du moi fait partie des nombreux outils par lesquels Montaigne réalise cette gageure dune langue sceptique, dans laquelle les énoncés assertifs nauraient pas de pouvoir dassertion ; ainsi, comme lécrit A. Tournon, « la description de soi est subordonnée aux exigences logiques de la philosophie de lessai3 ». Les « lecteurs curieux de psychologie et de particularité biographiques », [qui] « se sont efforcés

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de saisir “lhomme” qui transparaît dans lœuvre4 », sont dès lors dans lerreur : ils nont pas compris que la description de soi et déléments personnels, sous la plume de Montaigne, navait de valeur que dans le dialogue quelle entretenait avec la philosophie sceptique et la perte de contact entre les mots et les choses.

La lecture que propose Olivier Guerrier du chapitre « De la diversion » est très révélatrice de cet enrôlement des « détails anodins » dans une lecture de Montaigne où est soulignée la rupture entre le monde et sa représentation linguistique et mentale. Louvrage dans son ensemble montre que, dans les Essais, « les fictions » occupent une place décisive dans « la forme de parole et le modèle déchange susceptible de donner consistance et validité aux poursuites sans terme5 ». Remarquant que les dernières pages du chapitre « De la diversion » constatent la faiblesse de la rationalité humaine, non seulement par rapport aux images fictives, mais aussi par rapport aux impressions sensibles produites par les petits évènements qui entourent la mort, Olivier Guerrier pose une équivalence entre le « pouvoir des fables » et le « pouvoir des sensations6 ». Ainsi, la vue et limagination sont traitées de manière équivalente comme des agents de cette « fantaisie » qui humilie toujours le travail rationnel dappréhension du monde. Lintégration des choses vues et des fictions au texte philosophique relance les « poursuites sans terme » des Essais : elles sont laliment de la « fantaisie », un combustible qui fait se consumer lesprit humain loin de toute « saisie directe des choses » (pour reprendre une expression dA. Tournon7). Il nous semble que les « détails anodins », dans largumentation de Tournon, et les choses vues grâce aux « pouvoirs des sensations », dans celle de Guerrier, possèdent la même fonction paradoxale : alors quils devraient apporter un surcroît de référence, permettre une « saisie directe des choses », ils fictionnalisent au contraire le texte des Essais, le condamnant aux « poursuites sans terme », ou, pour reprendre une expression de Tournon, à « un processus sans fin de vérification par discours superposés8 ». Or en

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évoquant des « détails anodins » et des choses vues dans les dernières pages de III, 4, Montaigne ne relance pas le jeu de la « diversion » ; au contraire, il propose une appréhension affective (et non philosophique) de la mort, qui arrête le regard de lenquêteur le temps dun contact direct avec « la chose en soy ».

Dans une première partie, nous retracerons larchitecture globale du chapitre « De la diversion » et nous délimiterons un texte qui nous paraît particulièrement important dans cette architecture, puisque sy joue une modification fondamentale de la fonction des « détails ». Dans un deuxième temps, nous proposerons, à partir de ce texte, la notion de « circonstances », qui permettra de regrouper ces « détails anodins ». Nous comparerons ensuite la description des circonstances de la mort dans « De la diversion » avec celle qui nous est proposée dans « Que philosopher cest apprendre à mourir », pour établir leur différence de fonction. Enfin, nous proposerons, pour expliquer cet intérêt pour les « circonstances », la notion de « pulsion archéologique » que nous emprunterons à Gisèle Matthieu-Castellani en la remaniant quelque peu.

Ce chapitre, comme beaucoup de chapitres des Essais, est caractérisé par un changement assez profond du propos en cours dargumentation. Il souvre sur la narration dune anecdote personnelle : Montaigne a « austrefois esté employé à consoler une dame vrayement affligée9 », les notes de nos éditions nous apprenant « quil pourrait sagir de Diane de Foix, dédicatrice du chapitre I, 25, qui perdit son mari et ses deux beaux-frères [] lors du siège de Montcrabeau10 ». Face à cette situation, Montaigne commence par distinguer deux manières de consoler : « soppos[er] à cette passion » quest la tristesse du deuil, ou sévertuer à « déclin[er] » ou à « gauch[ir] » le propos de linterlocutrice, passant « aux subjects plus voysins11 » imperceptiblement. Sensuit une série dexemples qui montrent, alternativement, des individus qui appréhendent la mort de manière frontale, et dautres qui lesquivent. La première attitude est caractérisée par la fixité des corps et des pensées : ainsi, Socrate qui

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« ne cherche point de consolation hors de la chose [la mort]12 » et qui « fiche là justement sa veue, et sy resoult, sans regarder ailleurs », ou bien Subrius Flavius qui semble, à considérer sa manière de « ternir la teste ferme » lors de sa décapitation, « avoir eu sa pensée droittement et fixement au subject ». À cette fixité sopposent les mouvements de la diversion : mouvements de pensée (Les « disciples dHegesias, qui se font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons »), ou mouvements du corps (Lucius Syllanus, qui échappe à la « mort longue et préparée » de lexécution en se ruant sur celui qui vient lui annoncer sa condamnation et en mourant dans laffrontement).

Mais Montaigne, vers la fin du chapitre, fait une remarque sur les choses propres à nous divertir :

Peu de chose nous divertit et destourne : car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gueres les subjects en gros et seuls : ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent []13.

Cette idée nous semble particulièrement importante dans le chapitre, car elle est le lieu-pivot de largumentation. En effet, jusque-là, le chapitre portait sur les moyens de fuir lidée de la mort. Au terme de « diversion » correspondait lidée de la fuite de la pensée de la mort par des moyens divers. Au moment où Montaigne en vient à évoquer ces « images menues et superficielles » dont leffet est de nous « divertir », largumentation se trouble : les exemples d« images » que nous donne lauteur sont précisément des éléments par lesquels celui qui survit regrette celui qui est mort. Loin de divertir, elles permettent au contraire une relation affective à la mort. Cette communication affective reste cependant de lordre de la superficialité : en effet, après avoir énuméré les menus souvenirs qui constituent limage de lêtre disparu, Montaigne concède : « sans que je poise ou penetre ce pendant, la vraye et massive essence de mon sujet14 ». Mais lajout postérieur à 1588 renforce encore le rôle de ces « images menues et superficielles » dans la relation à la mort :

Je voy nonchalamment la mort, quand je la voy universellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en bloc : par le menu, elle me pille15.

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La nouvelle formulation que propose Montaigne reconfigure complètement les métaphores qui définissent les différentes manières de se comporter face à la mort : au regard fixe, qui sopposait aux mouvements de lesquive, se substitue le regard « universel » qui soppose à la vision de détails. Les « circonstances » (dans le texte antérieur à 1588), étymologiquement « ce qui se tient autour », prennent une importance essentielle dans la reformulation de lallongeail : elles deviennent ce qui constituent le cœur du rapport affectif à la mort – tandis que la vue « universelle », philosophique et antique, est désormais frappée dun soupçon de superficialité et dirréalité. Montaigne, évidemment, ne va pas jusquà affirmer quil affronte la mort avec autant de courage quun Socrate ou quun Subrius, mais, par lintroduction des choses « menues », il propose le modèle alternatif, mineur pourrait-on dire, dun rapport authentique à la mort, aussi douloureux soit-il. Ainsi, du point de vue du rapport à la mort, le texte ne fait pas « diversion » : il fait au contraire une boucle, qui va de lidée de la mort à ses « circonstances » pour mieux retourner à lidée première.

Ce retour à lidée de la mort par lintermédiaire des « circonstances menues et superficielles », qui pourrait sembler anecdotique, nous semble avoir des conséquences assez importantes sur la manière denvisager le rapport entre réel et langage dans les Essais de Montaigne. Le chapitre « De la diversion » est généralement considéré comme le chapitre où, par excellence, sexerce la « fantaisie » montaignienne. Il faut dabord définir ce quest la « fantasie » et comment est décrite son utilisation dans le texte des Essais. Dans lintroduction de son ouvrage, Olivier Guerrier résume ainsi le débat entre les stoïciens et les néo-académiciens sur la représentation :

Si pour le Portique, limagination est capable de disposer dune « représentation compréhensive » (phantasia katalêptikê), saisissant tout ou partie de lobjet, à lopposé du phantasma qui émeut lâme sans quun rapport à lobjet soit garanti, les néo-académiciens récusent la distinction et coupent toute représentation de son référent réel. Dun côté un travail de vigilance qui consiste à faire confiance aux sens bien portants, à donner son assentiment à lévidence de perceptions saines, et à résister aux fantasmes du songe ou de livresse. De lautre, une méfiance généralisée envers des sens incapables davoir accès aux choses, qui brouille la démarcation des stoïciens entre états normal et anormal, et rend impossible lappréhension de la vérité objective16.

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Pour Olivier Guerrier, les Essais reprennent à leur compte « la méfiance généralisée envers des sens incapables davoir accès aux choses », puisquil écrit plus loin : « Si la “fantasie” apparaît comme une faculté de leurre saffranchissant du réel et combinant les images à merci, les Essais sont la “mise en rolle” de ses résultats bigarrés. » Dans ce groupe composé par le produit des « perceptions » et celui du « songe ou de livresse », Guerrier met laccent sur la capacité de fictionnalisation par la « fantaisie » de la prose philosophique. Cest dans le prolongement de cette introduction théorique quil conclut, lors de sa lecture de III, 4, à léquivalence du « pouvoir des sensations » et du « pouvoir des fables ».

Cette conclusion est, à première vue, justifiée par le texte de « De la diversion ». En effet, Montaigne ne ménage aucune distinction entre les produits des perceptions et celui de limagination dans son chapitre. Nous reprenons le texte que nous venons de citer plus haut :

Les larmes dun laquais, la dispensation de ma desferre, lattouchement dune main cognue, une consolation commune, me desconsole et mattendrit. Ainsi nous troublent lame, les plaintes des fables : et les regrets de Didon, et dAriadné passionnent ceux mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle : cest un exemple de nature obstinée et dure, nen sentir aucune emotion : comme on recite, pour miracle, de Polemon : mais aussi ne pallit il pas seulement à la morsure dun chien enragé, qui luy emporta le gras de la jambe17.

Entre les sensations éprouvées lors dune expérience réellement vécue (dans la première phrase), et celle éprouvée à la lecture ou à lécoute dun texte (seconde phrase), il ny a pas de différence. Pourtant, si lon attribue aux perceptions et à limagination la fonction de fictionnalisation que leur attribue Olivier Guerrier, un problème se pose. En effet, la puissance des « plaintes des fables » réside précisément dans le fait que même ceux qui ne croient pas en lexistence de Didon ou dAriane sont touchés par lécriture de Virgile et de Catulle. Leffet de cette puissance nest pas de relancer une recherche philosophique qui ne parvient pas à saisir le réel, mais au contraire de suspendre, momentanément et sur le plan affectif, lincrédulité du spectateur. Si bien que linsensibilité aux textes des auteurs latins serait presque le signe dune folie, puisquelle est comparable à linsensibilité au phénomène sensible par excellence quest la douleur provoquée par « la morsure dun chien enragé ». Polémon

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devient la figure quasi-pathologique dune insensibilité qui mettrait en permanence lhomme à distance du réel. Au contraire, Montaigne affirme immédiatement après :

Et nulle sagesse ne va si avant, de concevoir la cause dune tristesse, si vive et entiere, par jugement, quelle ne souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y ont leur part : parties qui ne peuvent estre agitées que par vains accidens18.

Certes, pour « concevoir la cause dune tristesse », lesprit humain est tributaire de « vains accidens » ; mais cest la sensibilité à ces « accidens » qui, beaucoup mieux que le « jugement », permet daccéder à cette « cause ». La présence des choses, quelle soit effective ou médiatisée par un texte littéraire, leur confère un surcroît de réalité. Certes, le chapitre continue, et une page plus loin on retrouve le traditionnel constat de la mutabilité de lesprit humain et de son incapacité à saisir le réel à cause de sa sensibilité aux sensations et à limagination :

Frivole cause, me direz vous : Comment cause ? il nen faut point, pour agiter nostre ame : Une resverie sans corps et sans subject la regente et lagite19.

Mais la conclusion du chapitre nempêche en aucun cas quau sein du texte se soit déroulé un renversement spectaculaire : les agents de la « diversion », que lhomme commun doit emprunter pour faire face à la mort parce quil na pas la force des sages antiques, sont devenus les meilleurs moyens daffronter la mort, den saisir la « cause » et, partant, daccueillir dans le texte des Essais un bout de cette réalité qui semblait perpétuellement échapper.

Avant de continuer à mesurer limportance du chapitre « De la diversion » dans Les Essais, nous voudrions nous arrêter brièvement sur le terme qui semble simposer pour parler de ces « choses » qui permettent dappréhender la mort mieux que par son idée : Dans quelle mesure le terme de « circonstances », employé par Montaigne, peut-il rendre compte de lensemble flottant, ondoyant et divers, que constituent ces « choses » ?

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Le sens étymologique du mot « circonstance », « ce qui se tient autour », est repris par un réseau métaphorique immédiatement après le premier texte du chapitre III, 4 que nous avons cité :

Nous ne regardons gueres les subjects en gros et seuls : ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent : et de vaines escorces qui rejaillisent des subjects : Folliculos ut nunc teretes aestate cicadae / Linquunt20.

Les formes métaphoriques utilisées dans ce texte prolongent le sens latin de circumstantia : ce qui se tient autour de lidée centrale, cest, lorsque la métaphore est végétale, « lécorce », et, lorsquelle est biologique, la « pupe » (« folliculos »), qui désigne le fourreau dans lequel la larve sabrite pour effectuer ses métamorphoses successives. De plus, le terme de « circonstances » a lavantage de souligner, dans son acception rhétorique, le caractère secondaire dun élément sur le plan logique. Michel Le Guern a proposé une très riche enquête sur « les antécédents rhétoriques de la notion de circonstances » dans laquelle il rappelle ce point. Parmi les très nombreux textes auxquels il fait référence, il cite la définition de cette notion que donne un contemporain de Montaigne, Ramus, « dont la perspective plus logique que rhétorique assimile les circonstances, adjuncta, aux accidents21 ». Il nous semble que Montaigne reprend non explicitement cette distinction entre ce qui est nécessaire et ce qui est accidentel lorsquil définit les « images » comme « superficielles », cest-à-dire comme ne faisant pas partie des éléments nécessaires à la définition de lidée de la mort. Voici les exemples quil donne (ce texte suit le passage que nous venons de citer) :

Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souvenir dun adieu, dune action, dune grace particuliere, dune recommandation derniere, nous afflige. La robe de Caesar troubla toute Romme, ce que sa mort navoit pas faict. Le son mesme des noms qui nous tintouine aux oreilles : Mon pauvre maistre, ou mon grand amy : helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand ces redites me pinsent, et que jy regarde de près, je trouve que cest une pleinte grammairienne, le mot et le ton me blesse. Comme les exclamations des prescheurs, esmouvent leur auditoire souvent, plus que ne font leurs raisons : et comme nous frappe la voix piteuse dune beste quon

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tue pour nostre service : sans que je poise ou penetre ce pendant, la vraye essence et massive de mon subject.

His se stimulis dolor ipse lacessit.

Ce sont les fondements de nostre deuil22.

Tous les exemples que Montaigne donne sont des éléments accessoires dans la disparition dun être cher : ils sorganisent plus ou moins rigoureusement en trois grandes catégories : les gestes (« adieu », « action », « grace particuliere »), les vêtements (« la robe de Caesar ») et le « son » des « noms » prononcés lorsque la mort arrive. Les phrases situées de part et dautre de la citation latine résument le paradoxe du chapitre entier : les choses accessoires que Montaigne vient dévoquer ne constituent pas « la vraye essence et massive de [son] subject », mais elles sont pourtant « les fondements de nostre deuil », cest-à-dire de ce qui, dans la mort, concerne la douleur de celui qui reste. On passe ainsi dune appréhension philosophique abstraite à une appréhension esthétique et émotionnelle de la mort. La suite du texte opère un retournement très intéressant : Montaigne, dans la scène qui suit, nest plus dans le rôle de lendeuillé, mais dans celui du mourant. En effet, il raconte ses impressions alors quune crise terrible de « gravelle » lui laisse peu despoirs de survie :

Me trouvant là, je consideroy par combien legeres causes et objects, limagination nourrisoit en moy le regret de la vie : de quels atomes se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement : à combien de frivoles pensées nous donnions place en un si grand affaire. Un chien, un cheval, un livre, un verre, et quoy non ? tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. Je voy nonchalamment la mort, quand je la voy universellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en bloc : par le menu, elle me pille. Les larmes dun laquais, la dispensation de ma desferre, lattouchement dune main cognue, une consolation commune, me desconsole et mattendrit23.

Le sens de circumstantia, « les choses qui se tiennent autour », est dune certaine manière développé ici : les « choses menues et superficielles » ne sont plus celles qui entourent lidée de la mort, mais le mourant lui-même, quon imagine volontiers alité lorsquil voit, autour de lui, les « larmes » de son valet, ou lorsquil sent cet « attouchement dune main

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cognue ». Mais ce qui fait regretter la vie à lagonisant ne prend pas tout à fait la même forme que ce qui fait regretter les morts au survivant. En effet, dans ce texte, Montaigne insiste beaucoup plus sur la petitesse des éléments qui composent « le poids et la difficulté de ce deslogement » : ce sont, nous dit-il, des « atomes ». Lidée du minuscule est reprise dans les exemples quil donne : la liste « un chien, un cheval, un livre, un verre », qui se termine par les éléments les plus petits, la locution adverbiale « par le menu », qui renvoie aux « images menues » déjà évoquées dans le texte, et la concentration sur de petites manifestations physiques de la tristesse : les « larmes », « lattouchement dune main cognue ». Il faut donc bien noter que chez Montaigne, les « circonstances » relèvent très souvent du « détail ». Et ce terme, évidemment, doit aussi sentendre dans son sens logique : le « détail », cest aussi, comme la « circonstance », ce qui est secondaire par rapport à lidée même de la mort.

Lintérêt de ce passage des « simulacres de la “fantaisie”24 » aux « circonstances », et, partant, dune stratégie de diversion à une appréhension directe de la « chose en soy » de la mort, se mesure en reprenant un parallèle entre deux textes des Essais, déjà proposé par André Tournon dans la perspective qui lui est propre. Ce dernier lit en effet le traitement de la mort dans III, 4 en opposition avec la dernière page du chapitre « Que philosopher cest apprendre à mourir », elle-même tirée de la vingt-quatrième lettre à Lucilius. En effet, la stratégie de la « diversion » lui semble « difficilement conciliable avec les exhortations philosophiques à jeter un regard lucide sur le réel, à le dépouiller des masques qui le rendent menaçant, etc. ». Nous voyons nous aussi une opposition entre le texte du livre I auquel il est fait ici référence et le passage qui nous intéresse dans « De la diversion », mais selon un axe différent. Il nous semble en effet incomplet de dire que le rapport du chapitre III, 4 à la mort se résume à lidée de « diversion » : nous avons vu que Montaigne proposait « un regard lucide sur le réel », à travers ces « circonstances » qui permettent daccéder à « la cause [de sa] tristesse ». Mais ce sont les voies par lesquelles on regarde le réel qui se modifient dun texte à lautre. À la fin de I, 20, Montaigne sinterroge sur la terreur qui accompagne lidée de la mort :

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Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous lentournons, qui nous font plus de peur quelle : une toute nouvelle forme de vivre : les cris des meres, des femmes et des enfans : la visitation de personnes estonnées, et transies : lassistance dun nombre de valets pasles et éplorées : une chambre sans jour : des cierges allumez : nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs : somme tout horreur et tout effroy autour de nous. Nous voylà des-jà ensevelis et enterrez. Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez ; aussi avons nous25.

Les points communs entre ce texte et celui du chapitre III, 4 sont frappants. Dabord, la métaphore des « circonstances » est reprise par le verbe « entourner » : le texte décrit des « mines » disposées en cercle autour dun point central caché au regard : lidée de la mort. Ensuite, la forme énumérative par lesquelles ces « mines » sont dites rappelle les longues énumérations des « images menues et superficielles » que nous avons trouvées dans « De la diversion ». Lénumération, dans les deux cas, signifie que les apparences de la mort sont caractérisées à la fois par leur pluralité (ce sont des « atomes »), mais aussi par le désordre dans lequel elles se manifestent, ce qui exige une écriture qui se contente de recueillir ces éléments dispersés. Enfin, le rapport de Montaigne à ces éléments disparates est comparable : dun côté, cest leffroi (« ces mines et appareils effroyables »), de lautre, lanéantissement (« Je la [la mort] gourmande en bloc ; par le menu, elle me pille26. »)

Mais entre les deux textes, le statut à la fois épistémologique et affectif des « circonstances » évolue. Dans le livre III, Montaigne reconnaît à ces détails une valeur heuristique : ils ne sont plus seulement des masques, mais permettent de concevoir « la cause dune tristesse ». Ils acquièrent en outre une nouvelle valeur affective, puisquils ne suscitent plus seulement leffroi, mais aussi le regret de la vie. Il ne sagit plus, comme dans le premier texte, dexhorter à ne plus avoir peur de la mort, par une rhétorique qui oppose lessentiel au contingent, la vérité au masque ; mais au contraire, dassumer une forme minuscule dattachement à la vie : le « livre » et le « verre » qui lui font regretter de mourir valent bien les « ambitieuses esperances », la « bourse » ou la « science » des « autres ». Alors que dans le livre I, « lassistance dun nombre de valets pasles et éplorés » suscitait leffroi, « les larmes dun laquais », version

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plus familière et plus intime du même motif, sont dans le livre III lobjet dun désir, puisquelles sont « attendriss[antes] ». Dun texte à lautre, la mort nest pas considérée de manière moins directe, Montaigne ne renonce pas à la saisir. Cest en revanche le statut des « circonstances » de la mort qui se modifie : celles-ci deviennent dans le même temps plus instructives et plus attachantes. Loin de se détourner de la mort, il semblerait que Montaigne en découvre, en faisant la liste des circonstances qui lentourent, la puissance de fascination.

Il est vrai cependant quà lire les énoncés gnomiques qui suivent le texte de III, 4 et celui de I, 20, on est tenté de décrire lopposition des deux chapitres comme le fait André Tournon. En effet, le texte de I, 20 se conclut ainsi : « Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes27 ». Au contraire dans III, 4, on la vu, Montaigne en revient à la dénonciation dune « asme » agitée par « un resverie sans corps et sans subject » : lesprit humain est en permanence abusé par la puissance des apparences et des images. Mais lhypothèse que nous proposons ici est que la découverte de la puissance des « simulacres », qui se manifeste dans certains énoncés dépréciant la faiblesse de lesprit humain face aux apparences, a sa contrepartie dans la découverte de la fascination que peut susciter, au moment de la mort dun être cher ou de sa propre mort, les menues apparences que nous offrent les « circonstances ». Cependant, lidée que les « circonstances » dans leur matérialité et leur contingence, pourraient constituer le centre dune relation à la mort et sa compréhension, nest pas formulée en tant que telle. Comme la mort elle-même, on ne peut considérer l« essence » de cette idée ; elle ne sappréhende que dans ses manifestations concrètes, cest-à-dire dans ces lignes fugaces où sinscrit la fascination pour les manifestations matérielles ou sonores, bref, circonstancielles, de ce qui a disparu ou est en train de disparaître.

On peut lire cette fascination dans dautres textes des Essais ; là encore, elle ne constitue pas le cœur du propos, mais semble bel et bien présente. Il semble quil y ait chez Montaigne un lien fréquent entre le regret des morts et les « circonstances » ou les « choses menues et superficielles ». Le texte suivant est un extrait de III, 9 qui nous paraît instructif à cet égard :

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Me trouvant inutile à ce siecle, je me rejecte à cet autre. Et en suis si embabouyné, que lestat de ceste vieille Rome, libre, juste, et florissante (car je nen ayme, ny la naissance, ny la vieillesse) mintéresse et me passionne. Parquoy je ne sçauroy revoir si souvent, lassiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes jusques aux Antipodes, que je ne my amuse. Est-ce par nature, ou par erreur de fantasie, que la veue des places, que nous sçavons avoir esté hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire est en recommendation, nous emeut aucunement plus, quouîr le recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits ? Tanta vis admonitionis inest in locis. Et id quidem in hac urbe infinitum : quacumque enim ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus Il me plaist de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements : Je remasche ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes oreilles. Ego illos veneror, et tantis nominibus semper assurgo. Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, jen admire les parties mesme communes. Je les visse volontiers deviser, promener, soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques, et images de tant dhonnestes hommes, et si valeureux lesquels jay veu vivre et mourir : et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçavions suyvre28.

Le lien entre ce texte et le chapitre « De la diversion » est assez frappant. Dabord, les deux textes soulignent la puissance émotive de ce qui se tient autour du sujet principal : dans III, 4, les « circonstances » de la mort, ici, les « places [] hantées et habitées par personnes, desquelles la memoire est en recommendation », qui nous émeuvent plus qu« ouîr le recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits ». Ce qui est en marge semble posséder plus de pouvoir émotionnel que le cœur du sujet. Par ailleurs, ce qui intéresse Montaigne chez ces grands hommes de la Rome antique, ce sont « leur visage, leur port et leurs vestements », ce qui renvoie à lattention à « la robe de Caesar », aux « larmes dun laquais » ou bien aux gestes de la « main ». La sensibilité aux sons des grands noms renvoient aux « sons mesmes des noms qui nous tintouinent aux oreilles » et à la « pleinte grammarienne » de III, 4. Enfin, les « parties mesmes communes » de ces choses « grandes et admirables », que Montaigne admire, évoquent lénumération dobjets qui symbolisent la banalité : « un chien, un cheval, un livre, un verre ». Mais surtout, les deux textes

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parlent dindividus disparus : Montaigne, peu avant le texte que nous venons de citer, met immédiatement en parallèle cet attachement à la Rome antique et le souvenir des morts qui lui sont chers : « Le soing des morts est en recommandation. Or jay esté nourry dés mon enfance, avec ceux icy : Jay eu cognoissance des affaires de Rome, long temps avant que je laye eue de ceux de ma maison ». Puis, parlant de « Lucullus, Metellus, et Scipion » :

Ils sont trepassez : Si est bien mon pere : aussi entierement queux : et est plus esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que ceux-là ont faict en seize cens : duquel pourtant je ne laisse pas dembrasser et praticquer le memoire, lamitié et la societé, dune parfaite union et tres-vive.

Or le souvenir du père mort est un élément très important dans le texte de « De la diversion » : parmi les « noms » qui lui « titouin[ent] aux oreilles » figure « mon cher pere ». Ainsi est établi le lien entre le deuil des proches et lintérêt pour les grands hommes du passé, plus particulièrement de la Rome antique. Ces deux relations, entretenues par Montaigne par le biais des « circonstances » qui ont entouré les disparus, suscitent chez lui des émotions très fortes : dans III, 4, comme on la vu, cétait lanéantissement ; ici, cest le plaisir qui est mis en valeur : « lestat de ceste vieille Rome », qui a constitué lenvironnement des grands hommes de lAntiquité, « [l] interesse et [le] passionne ». Et, significativement, cest encore lenvironnement urbain et politique de la Rome antique qui constitue pour Montaigne un souvenir denfance :

Or jay esté nourry dés mon enfance, avec ceux cy : Jay eu cognoissance des affaires de Rome, longtemps avant que je laye eu de ceux de ma maison. Je sçavois le Capitole et son plan, avant que je sçeusse le Louvre : et le Tibre avant la Seine29.

Les « affaires », le « plant », plutôt que les textes, constituent le plaisir du petit Michel. Mais nallons pas opposer trop précipitamment le texte de III, 4 et celui de III, 9, sous prétexte que lun ferait état dune grande tristesse et lautre dun grand plaisir ; comme on la déjà vu, les sentiments décrits dans « De la diversion » sont pour le moins ambivalents : regret de ce qui a disparu ou de ce qui est en train de disparaître,

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mais très grand attachement à ces « images menues » qui font le sel de la vie. Lattachement aux « circonstances » et lanéantissement que leur souvenir suscite vont de pair.

Dans son article « Poétique du lieu : Rome, lenfance et la mort », Gisèle Mathieu-Castellani a formulé lhypothèse très féconde dune « pulsion archéologique » qui traverserait Montaigne et son texte lorsquil parle de Rome. Elle utilise cette expression pour désigner tout à la fois la fascination de lauteur pour la ville ruiniforme et pour les profondeurs du moi :

Rome figure lautre du moi, et larchéologie de la ville morte se confond avec celle du sujet, modèle fantastique dexploration des profondeurs abyssales30.

Le parallèle que nous venons détablir, entre lémotion liée aux circonstances de la mort dun proche ou de sa propre mort et celle ressentie face aux traces matérielles de la vie quotidienne des grands hommes de lAntiquité, va dans le sens du lien proposé par Mathieu-Castellani entre recherche archéologique et recherche dans les profondeurs du moi. Mais nous voudrions retenir cette expression pour une raison que na pas soulignée Mathieu-Castellani : la « pulsion archéologique », quelle explore les strates de la ville ou celles du moi, a pour combustible privilégié des éléments matériels, ou, pour être plus précis, circonstanciels. Ce qui suscite le plaisir lorsquon se souvient des « personnes, desquelles la memoire est en recommendation », ce sont les « places » où ils ont habité, ce sont « leur visage, leur port, et leurs vestements », ce sont les « sons » de leurs noms (et cest là, évidemment, une limite de la métaphore archéologique), ce sont leurs devis, leurs promenades, leurs soupers. Si les origines de cet intérêt pour les « circonstances » sont dordre affectif, les conséquences en sont épistémologiques : Montaigne propose une façon particulière de sintéresser aux textes des grands hommes en les liant à du hors-texte, comme le prouve cette remarque du même chapitre « Du repentir » :

Qui meust faict veoir Erasme autrefois, il eut testé mal-aisé, que je neusse prins pour adages et apophtegmes, tout ce quil eust dit à son valet et à son hostesse31.

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À côté de ce que disent les textes des Adages et des Apophtegmes, Montaigne rêve de pouvoir ajouter les « devis » dÉrasme dans sa vie la plus privée et la plus quotidienne. Phrase qui peut se lire comme une méthode épistémologique, mais qui, on la vu, est avant tout le produit dun fantasme paradoxal : celui de retrouver le disparu à travers ce qui, autour de lui, menace le plus de disparaître.

Il faudrait, pour conclure, revenir à la lecture de « De la diversion » et au dialogue entamé avec André Tournon et Olivier Guerrier. Les deux auteurs faisaient de ce chapitre lexpression du pouvoir de « diversion » des fictions et des impressions sensibles. Nous avons essayé de montrer comment, au cœur de ce chapitre, sopérait un retournement qui faisait des impressions sensibles suscitées par les « circonstances » de la mort les conditions dune « saisie directe » de la mort, saisie qui nest pas philosophique mais esthétique ou affective. Or on remarque, dans dautres textes des Essais, ce même désir explicite de saisir la réalité par le hors-texte, par exemple dans le passage de III, 9 que nous avons proposé. Si nous avons donc voulu proposer une limite aux « poursuites sans termes » qui, pour Olivier Guerrier, constituent le texte des Essais, ce nest pas pour donner une image dogmatique de Montaigne, image quon aurait bien de la peine à justifier. Il ne sagit pas ici de réconcilier Montaigne avec la vérité, mais avec la référence. Il ne nous semble pas que lon puisse faire des Essais un texte uniquement fictionnalisé par ses emprunts à la littérature, composé dans une langue qui chercherait à se modaliser pour ne pas risquer de représenter une réalité. Il y a des moments, certes assez fugaces, mais aussi assez récurrents, où Montaigne formule le souhait dun rapport direct aux choses. Le désir de hors-texte dont font état ces passages rend difficile de décrire les Essais comme un texte qui samuse toujours de la virtualité du langage. Dans le contexte sceptique qui caractérise cette œuvre, on peut apercevoir des moments de nostalgie de la référence, et même de retour de la référence à travers les formes les plus simples : la nomination et lénumération32.

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Reste que, dans le texte des Essais, ce retour dun désir de référence semble souvent seffectuer à propos de choses et dêtres disparus, ou en voie de disparition. Le désir de nommer ce qui est proche surgit dans la mesure où ce qui est proche séloigne, ou est en train de séloigner. Parler dun « retour de la référence » dans certains passages des Essais ne permet donc pas de redéfinir un régime général du langage dans cette œuvre. Mais cela permet de mieux poser la question (ou le problème) de la référence dans les Essais : le réel sabsente du langage des Essais de préférence lorsquil est palpable, proche ; en revanche, lorsquil est fantomatique, absent, disparu, il est à nouveau convoqué par le langage. En effet, les « détails anodins » ne suscitent pas toujours le désir de Montaigne. À propos des affaires domestiques, quil ne supporte que lorsquil est en voyage, lauteur écrit :

Vaines pointures : vaines pointures par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens, sont les plus persants33.

Lorsquil est bel et bien présent, le « menu », dobjet de désir, devient objet de répulsion et dagression. Les « circonstances », les « choses qui se tiennent autour », semblent ne pouvoir être désirées que dans le cadre dune nostalgie ; présentes, elles enferment, elles étouffent.

Benoît Autiquet

Université de Bâle (Suisse)

1 Je remercie Hélène Merlin-Kajman, Dominique Brancher, Doris Munch, Michel Jourde, André Bayrou et Adrien Chassain pour leur aide précieuse pendant la rédaction de cet article.

2 André Tournon, La Glose et lessai, Paris, Champion, 2000, p. 293.

3 Ibid., p. 294.

4 Ibid.

5 Olivier Guerrier, Quand « les poètes feignent » : « fantaisie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2002, p. 37.

6 Olivier Guerrier, id., p. 244.

7 André Tournon, op. cit., p. 200.

8 Pour une lecture très similaire du chapitre « De la diversion » par André Tournon, voir le passage quil y consacre dans son Essais de Montaigne. Livre III, Paris, Atlande, 2002, « Un essai des leurres (III, 4) », p. 111-112.

9 Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 871.

10 Ibid., p. 1731.

11 Ibid., p. 872.

12 Ibid., p. 874.

13 Ibid., p. 878.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 879.

16 Olivier Guerrier, op. cit., p. 17.

17 Montaigne, op. cit., p. 879.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 881.

20 Ibid., p. 878.

21 Michel Le Guern, Autour du circonstant, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, « Les antécédents rhétoriques de la notion de circonstance », p. 59.

22 Montaigne, op. cit., p. 878-879.

23 Ibid., p. 879.

24 Nous empruntons cette expression à André Tournon, Essais de Montaigne. Livre III, p. 112, qui résume ainsi le chapitre : « comportements et sentiments, tout est tributaire de pensées inconsistantes, tout est pénétré des simulacres de la “fantaisie” ».

25 Ibid., p. 98.

26 Ibid., p. 879. Nous soulignons.

27 Ibid., p. 98.

28 Ibid., p. 1043. Première citation latine : « Si grande est la puissance dévocation des lieux ! Et certes il y en a en cette cité une infinité : on ne fait pas un pas sans mettre le pied sur de lhistoire. » (Cicéron, De finibus, V, II, 2). Seconde citation latine : « Moi je vénère ces grands hommes et je me lève toujours quand jentends de si grands noms » (Sénèque, Lettres à Lucillius, LXIV, 9.)

29 Ibid., p. 1042.

30 Gisèle Mathieu-Castellani, « Poétique du lieu : Rome, lenfance et la mort. », in Montaigne e litalia. Atti del Congresso internazionale di studi di Milano-Lecco, 26-30 ottobre 1988, Genève, Slatkine, 1991, p. 344.

31 Montaigne, op. cit., p. 850.

32 Le débat autour de la capacité à faire référence au réel dans un contexte sceptique nous semble valable dans les Essais, mais trouve aussi des échos à lépoque contemporaine. Ainsi, Carlo Ginzburg a réagi avec véhémence contre les excès du linguistic turn en histoire et ses racines philosophiques dans plusieurs de ses ouvrages. Comme lui, il nous semble important de rappeler que « la construction [] nest pas incompatible avec la preuve : la projection du désir, sans laquelle nul ne sadonnerait à la recherche, nest pas incompatible avec les démentis infligés par le principe de réalité » (Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard, coll. « Hautes Études », 2003, p. 34).

33 Montaigne, op. cit., p. 994.