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Classiques Garnier

Conférence annuelle de la SIAM Samedi 18 octobre 2014

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Conférence annuelle de la SIAM

Samedi 18 octobre 2014

« La Philosophie des passions chez Montaigne »
par Emiliano Ferrari

Je voudrais avant tout remercier le bureau de la Société Internationale des Amis de Montaigne, son président Olivier Guerrier et ses vice-présidents Philippe Desan et Bernard Sève, pour cette invitation qui mhonore. Je tiens aussi à exprimer toute ma gratitude à Thierry Gontier, qui ma accompagné avec confiance et enthousiasme dans la rédaction de la thèse de doctorat dont est issu ce livre, ainsi quaux membre de mon jury de thèse, Philippe Desan, Gianfranco Mormino et Nicola Panichi qui nont jamais manqué de générosité à mon égard. Et last but non least, je voudrais remercier également tous ceux qui sont ici aujourdhui, collègues, amis dEmiliano et de Montaigne, pour leur présence et leur soutien.

Comme vous le savez, ce livre est mon premier livre. Jéprouve un état dâme inédit qui nest absolument pas comparable à létat desprit que nous avons lors dun colloque ou dun séminaire. Parler de mon ouvrage me paraît chose difficile, car justement cest un livre et il faut le lire pour le rencontrer. Dune certaine façon, jai donc une « obligation particuliere à ne dire quà demy1 », pour citer Montaigne (III, 9, 996 C)…

Pour commencer, permettez-moi de mattarder un instant sur les raisons de ce livre – ce qui ne signifie pas que ce soit que « la raison » qui ma poussé à lécrire, car, comme le pensait William James, tout

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système et toute interprétation philosophique sont aussi lexpression dun tempérament et de ses humeurs, même si cela nest pas un argument conventionnellement reconnu comme probant chez les philosophes. Pour quoi donc ce livre, un livre sur lanthropologie des passions chez Montaigne ? « De toutes choses les naissances sont foibles et tendres », écrit Montaigne dans le chapitre III, 10, « De mesnager sa volonté ». Lorsque je mefforçais, il y a désormais huit ans, de définir le sujet de ma thèse de doctorat, je comprenais dune façon encore confuse que les Essais de Montaigne pouvaient être considérés comme lune des grandes œuvres modernes de philosophie morale ou déthique. De fait, la lecture des textes de la tradition critique, depuis P. Villey jusquà notre époque contemporaine, confirmait amplement cette intuition mais produisait en même temps en moi une certaine insatisfaction. Une insatisfaction qui nenlève en rien le mérite de ces œuvres : elles mont appris tout ce quil me fallait apprendre pour entamer et fonder ma recherche. Dailleurs, linsatisfaction dans la connaissance est le moteur de la recherche, ce qui nous pousse à aller plus loin…

Cette insatisfaction avait un fondement précis, qui se trouve dans lattitude interprétative de la critique montaigniste qui ne me semblait pas entièrement consciente du fait que la pensée morale des Essais, comme toute la tradition morale antique dont ils héritent (de Sextus Empiricus à Plutarque, en passant par Sénèque, Cicéron, Lucrèce, etc.), ne saurait être saisie dans toute son ampleur sans thématiser de façon directe le discours montanien sur les passions. Au moins depuis Platon, avec néanmoins des différences remarquables selon les auteurs et les écoles, la philosophie morale en tant que discours sur « la bonne vie » de lhomme, considéré individuellement et en société, repose sur une étude des passions humaines ou, dit autrement, sur une anthropologie des passions.

Cette attitude avait donc pour effet dentretenir un vide herméneutique dans les études critiques. Certes, dans mes recherches javais constaté que presque tous les ouvrages classiques sur Montaigne contenaient quelques remarques, voire quelques pages, abordant le thème des affects, comme javais pu lire une série darticles consacrés à limportance des passions dans léconomie intellectuelle et morale des Essais. Tous ces travaux ont profondément nourri ma réflexion, avec la conscience du fait quil ny avait pas détudes spécifiquement consacrées à la réflexion

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montanienne sur les passions humaines. Quant aux études générales portant sur la philosophie de lhomme, les émotions et la morale dans la early modern philosophy, cette période de la pensée européenne qui sétend conventionnellement du xve/xvie au xviiie siècle, elles ne contenaient aucun chapitre sur Montaigne.

De ce fait, il me semblait urgent doffrir une interprétation générale de la philosophie montanienne des passions, de leurs causes et effets physiologiques et psychologiques, de leurs fonctions dans la vie humaine et des modalités de leur contrôle moral, en essayant également dexaminer son rapport aux sources du passé ainsi que quelques-unes des voies de son héritage à lâge classiques. Ce faisant, je souhaitais aussi mettre au jour la place de Montaigne dans lhistoire moderne des émotions, dautant que les Essais occupent une position charnière dans le devenir de la philosophie et de lanthropologie morales, entre les traditions antiques et médiévales et les nouvelles configurations de la science de lhomme qui débutent au xviie siècle.

Je voudrais maintenant en venir au thème de cette conférence et entrer dans le vif de cette « matière passionnée », selon une belle expression de Pierre Charron dans sa Sagesse. Je nessayerai pas de vous proposer un résumé du contenu de mon livre, pratique que jestime ennuyeuse et qui vous ôterait le plaisir de la découverte ! Je me limiterai à vous présenter quelques-uns des aspects majeurs que cet ouvrage met en avant relativement à la philosophie des passions de Montaigne et qui, me semble-t-il, nont pas été pris en compte par la critique.

Comme tout lecteur des Essais le sait, Montaigne na jamais écrit un chapitre titré « Des passions ». Ce manque est à mon sens significatif, non pas du désintérêt de Montaigne pour la question mais plus précisément de sa prise de distance par rapport à la forme systématique du traité ou, plus en général, du discours abstrait, déductif ou inductif, sur les passions ; pensons aux expositions dun Cicéron dans les Tusculanes, ou aux questions que Thomas DAquin consacrera au thème des passions dans la IIaIIae, un vrai traité De passionibus qui représentera un modèle philosophique et littéraire pour toute la Renaissance et lépoque moderne. Ceci dit, les Essais contiennent diverses chapitres consacrés aux passions humaines (colère, peur, gloire, présomption, vanité, désir, vengeance, tristesse, etc.) et à leur fonctionnement, ainsi que de nombreuses pages

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dans lesquelles lessayiste sattache à observer, décrire et comprendre les comportements affectifs des êtres humains – « ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prise » lit-on dans l« Apologie » (II, 12, 486 A). Cette connaissance des passions humaines se fait à laide de lexpérience ordinaire de lobservation de soi-même et dautrui, mais aussi à travers la lecture de lhistoire, lhistoria magna autant que le récit des Vies, de la poésie, des textes philosophiques de lAntiquité (notamment lHellénisme et lépoque romaine), du Moyen Âge tardif (Sebond) et de la Renaissance (Agrippa, Ficin), des œuvres de médecine… Cela signifie donc que la philosophie des passions de Montaigne se nourrit des savoirs et des doctrines du passé et du présent, dont la réception sopère toujours de façon critique, réflexive et transformante.

Pour comprendre la philosophie montanienne des passions, il est nécessaire de prendre au sérieux lanthropologie des Essais, cest-à-dire leur discours sur lhomme considéré dans sa singularité en tant quunion complexe et indivisible dâme et du corps. Cela soit dit entre parenthèses : je pense quil est nécessaire de considérer que les Essais contiennent des thèses positives sur lhomme, des connaissances que lauteur tantôt énonce de façon directe, tantôt suggère de façon oblique, parfois leur attribuant le statut de certitudes, parfois dhypothèses probables. Encore que lhomme montanien soit souvent présenté par la critique, et ce à juste titre, comme un être inconstant et multiforme dépourvu des attributs de stabilité et didentité, je pense quon insiste un peu trop sur le changement et la différence et on conclut vite à limpossibilité de repérer un discours unifié et cohérent sur lhomme dans les Essais. Cette impression de dispersion et de multitude fascine sans doute nos esprits post-modernes, mais cest procéder dune façon peu montanienne que doublier le caractère double de lexpérience et de la connaissance – ou mallon disaient les sceptiques –, ou plus simplement le fait que « chaque pot à deux anses » : le discours sur le changement et sur la différence dans les Essais nest que la doublure dun discours sur la stabilité et la ressemblance, et vice-versa.

Lanthropologie montanienne des passions sappuie donc sur un présupposé qui demeure invariable tout au long des Essais et que jai déjà énoncé plus haut : lhomme est une unité indivisible de corps et dâme. Lexpérience de lunité satteste pour Montaigne comme une

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vérité indubitable qui résiste à toute réfutation et constitue la nature de l« homme vivant » : « Pouvons nous pas dire – écrit-il dans le chapitre III, 5 – quil ny a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement nous dessirons un homme tout vif [] ? » (III, 5, 892-893 B). Lhomme « tout vif », ailleurs Montaigne parle aussi de « lhomme vivant » ou « entier », cest chacun dentre nous en tant quunion intime dâme et du corps. Or cette conception anthropologique que lon peut appeler « dualiste » – Montaigne parle souvent des « deux parties associées », de la « condition mixte » de lhomme ou de l« estroite cousture » de lesprit et du corps – détermine à la fois sa conception de la passion comme phénomène mixte et sa vision de léthique en tant que gestion et harmonisation des rapports entre lâme et le corps. Pour comprendre la philosophie montanienne des passions, il nous faudra dabord analyser la conception que Montaigne se fait du corps (A), de lâme (B) et de leur union (C), ce qui nous permettra en conclusion de mettre en valeur la nature de la philosophie morale (D) des Essais en tant que bon usage des passions.

(A) Les Essais de Montaigne peuvent être considérés comme le lieu originaire de cette rupture avec lanthropologie aristotelico-scolastique et sa compréhension des phénomènes affectifs qui caractérisera la pensée classique à partir notamment de Descartes. Les Essais opèrent une critique profonde de la psychologie « hylémorphique », avec son idée que le corps ne peut être compris et pensé quen rapport à lâme qui lorganise et le vivifie. Cette critique est entamée dans l« Apologie » mais se développe tout au long des Essais. Comme jai pu le montrer, Montaigne comprend très bien les enjeux et les limites de la psychologie des facultés de lâme et ses critiques sont précises et pertinentes. Je rappelle brièvement que, selon la psychologie des facultés, lâme humaine est considérée comme le principe de vie des corps vivants et présentée comme une structure ordonnée selon une hiérarchie des puissances (végétatives, sensitives, intellectuelles) dont les deux premières président aux opérations physiologiques – ce quon appelle aussi l« âme organique ». Mais comment sarticule cette critique de lhylémorphisme et de la psychologie des facultés ? Elle consiste essentiellement de deux moments :

1) le premier correspond à la réfutation du principe qui fonde la psychologie des facultés, selon lequel lorganisation et le fonctionnement des opérations sensorielles et motrices se font grâce aux multiples puissance

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de lâme, ce qui entraine une conception de la psyché surdéterminée par lexigence de comprendre les opérations du corps. Autant dopérations dans le corps, autant des facultés ou puissances dans lâme (« attractive », « retentive », « digestive », « visive », « motrice », etc.). Tout cela est signifié par une expression que Montaigne emploie dans l« Apologie » : ainsi conçue, et Montaigne a à lesprit lexposé de Sebond (Théologie naturelle, chap. 105), lâme nest que « chose publique imaginaire ». Je cite ce passage car il est essentiel pour comprendre la pertinence de la critique montanienne de lhylémorphisme : « Pour accommoder les mouvemens quils voyent en lhomme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logés ? à combien dordres et estages ont-ils départy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien doffices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire » (II, 12, 537 A). Limage de lâme-État, que lon peut faire remonter à la République de Platon (Sebond écrit : « anima est quoddam regnum in se »), est ici refusée en raison des résultats désastreux auxquels elle mène sur le plan psychologique. Ce qui, pour la psychologie médiévale des facultés, depuis Albert Le Grand jusquà Thomas dAquin et au-delà, constituait un principe dordre et dorganisation du psychique représente désormais, aux yeux de Montaigne, un obstacle épistémologique encombrant pour la connaissance de lhomme.

2) Le second moment, en lien étroit avec le premier, sexprime par la théorie montanienne des mouvements involontaires, qui affirme de façon positive ce que la critique de lhylémorphisme suppose déjà négativement, à savoir que les opérations corporelles peuvent et doivent se comprendre indépendamment de toute référence à lâme. Tout au long des Essais, et particulièrement dans les chapitres I, 12, I, 21 et II, 6, Montaigne répand de nombreuses observations sur les mouvements involontaires et sur la dépendance nécessaire de certains mouvements vis-à-vis de certains stimuli sensoriels, ce quaujourdhui nous appellerions mouvements automatiques et mouvements réflexes. Les contractions musculaires des membres tranchés, le spasme post-mortem et le réflexe de protection avec les mains en cas de chute sont des éléments empiriques et descriptifs de la tradition philosophique et médicale antique, que Montaigne considère tels des exemplifications dune théorie des mouvements involontaires. Jai signalé sur ce point une intéressante affinité avec la pensée de Descartes

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qui accorde à lexpérience des mouvements involontaires la même valeur heuristique et persuasive, dans la mesure où ils nous montrent et nous font éprouver « ce que peut le corps humain sans lâme », répondant ainsi aux exigences théoriques de sa physiologie mécaniste. Cette affinité est dailleurs appuyée sur des comparaisons textuelles précises et notamment sur la parenté frappante de certaines formules (dans le chapitre II, 6 des Essais et la Réponse aux IVe objections notamment), ce qui plaide à mon avis pour une effective lecture cartésienne des Essais.

Ces deux moments que je viens de décrire, dont se compose la critique montanienne de la psychologie des facultés de lâme, déterminent une nouvelle valorisation de la corporéité. Dune part, le corps humain est compris comme un ensemble de parties en mouvement continu et qui agissent dans toutes les directions indépendamment des pouvoirs de lâme : « Nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estofée de tant de sortes de ressorts, que (jen croy les medecins) combien il est malaisé quil ny en ayt tousjours quelquun qui tire de travers » (II, 12, 565 A). De lautre, cette affirmation des pouvoirs et de lautonomie mécaniques du corps contribue également à la redéfinition de la nature des affects, accordant une grande importance à leurs causes physiologiques et corporelles. Les inclinations et les aversions de la complexion, les humeurs et les émotions des sens définissent un niveau organique de laffectivité qui se développe indépendamment des fonctions de lâme. Cette dimension de laffectivité, dont lorigine se trouve dans la disposition du corps et dans limpression de sens, est reconnue dans son autonomie par Montaigne qui emploie à ce propos lexpression de « passions corporelles ».

(B) Mais la critique de lhylémorphisme entraîne également des mutations capitales au niveau de la théorie de lâme et des formes dappréhension et de représentation de lintériorité – et jen viens ainsi à la deuxième partie de ma conférence. Nous venons de voir quelle conception Montaigne se fait du corps, nous allons voir maintenant quelle conception il se fait de lâme. Tout dabord, il faut remarquer que labandon de la représentation hylémorphique de lâme, de lidée que lâme est principe de vie de corps etc., détermine une épuration des implications vitalistes de la psychologie, qui tend à être considérée comme une exploration ou une phénoménologie de lintériorité. Comme chaque lecteur familier des Essais le sait, le mot « âme » comme le mot « esprit » chez Montaigne,

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signifie ce quil y de plus individuel dans lêtre humain, et notamment ses pensées, opinions et croyances, ses imaginations et ses passions, quelles soient claires ou confuses. Que cela plaise ou non aux critiques du psychologisme, les notions dâme et dintériorité sont au fondement même de la psychologie des Essais, bien que ces notions ne renvoient pas à lidée dune substance ou nature de lâme, et encore moins à lidée que lâme existe comme une réalité stable, simple et ordonnée. Je voudrais porter mon attention sur deux aspects : 1) la modalité de connaissance et dappréhension de lâme chez Montaigne et 2) les images ou les représentations de lintériorité que nous retrouvons dans les Essais, qui nous signifient sa vision de lâme et du psychisme.

1) Débarrassée des présupposés métaphysiques de la psychologie rationnelle aristotélicienne qui procède a priori de la définition de lâme à lexplication de ses propriétés, la psychologie montanienne peut être définie comme une psychologie empirique fondée sur le sentiment et lexpérience internes. Cest Montaigne lui-même qui nous communique ce choix méthodologique : « Quant aux bransles de lame, je veux icy confesser ce que jen sens » (II, 17, 633 A). La psychologie devient ainsi expérience de sa propre intériorité menée par lobservation interne, une observation qui est un sentir, à savoir quen cette observation lâme ne sobjective jamais en un subjectum, en une substance. Ainsi, lidée de bâtir une topique organisée de lâme sera toujours étrangère à lauteur des Essais. Tout dabord, parce que pour Montaigne, comme ce sera aussi le cas pour Descartes, lâme nest pas composée de parties – elle est « tousjours une » (II, 12, 546 A). Ensuite, si la connaissance de lâme na donc pas une nature systématique et topographique et si, en somme, une psychologie rationnelle a priori est impossible, ce nest pas seulement parce que lâme na pas de « parties », mais aussi parce que la connaissance de lâme elle-même nest pas une connaissance qui saisit la nature de son objet de manière évidente et conclusive : lâme ne se donne jamais une fois pour toutes. Cet aspect essentiel de la psychologie montanienne devient clair si lon songe aux rapports qui existent entre les modalités dappréhension de la vie de lâme et les modalités de lécriture de soi qui entendent représenter cette vie. Je vous lis un passage très connu qui est dans ce sens un témoignage décisif, et nous montre que Montaigne était conscient du fait que lessai était aussi un fait littéraire traduisant la recherche dun accord entre lécriture et une nouvelle forme dintériorité.

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Qui ne voit que jay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, jiray autant quil y aura dancre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantasies. [] Et quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensées … (III, 9, 945-946 B).

Lécriture enregistre ce que le sujet expérimente dans son être actuel, ce qui revient à dire la mutation continue des états psychiques. Le registre descriptif indique très clairement quon naccède pas à une essence de lâme mais que celle-ci est connue a posteriori, à travers lobservation et lexpérience intérieure. Limpossible théorie des facultés laisse ainsi la place au registre de lintériorité où connaître lesprit signifie suivre et représenter le flux ininterrompu des contenus psychiques, la « continuelle agitation et mutation de[s] penseées » (cest le sens de « lespineuse entreprinse » dont Montaigne parle dans le chapitre II, 6). La connaissance introspective ne mène nullement à une appréhension manifeste de la nature de lâme. La psychologie des Essais, menée à travers lobservation et le sentiment intérieur, a donc un caractère aporétique et lacunaire : la connaissance des « branles de lame » ne peut quêtre empirique, a posteriori, imparfaite et sans fin.

2) Cette psychologie empirique et descriptive qui prend forme dans les Essais, bien quelle noffre jamais au lecteur quelque chose comme une « théorie de lâme », ne manque pas dexprimer à travers des images une certaine conception de lâme. Ayant refusé lhomologie classique entre lâme et lÉtat, qui organisait la psychologie aristotélicienne du Moyen Âge, Montaigne abandonne les principes traditionnels dordre et de hiérarchisation de lespace psychique, qui est désormais conçu comme un champ des forces multiples en continuel mouvement, dont témoignent le vocabulaire psychologique (agitation, branle, mutation, volubilité, etc.) et la prévalence des images de flux et mouvement. Je voudrais retenir deux images que Montaigne expose dans lessai I, 38. Dans la première, la psyché humaine est présentée comme un champ de bataille, un espace traversé et agité par de multiples mouvements où celui qui domine, qui a occupé la place forte de lâme, est toutefois exposé à lassaut de mouvements plus faibles qui peuvent, ne serait-ce que pour un instant, reprendre le dessus. La deuxième image nous présente lâme comme une entité discrète, analogue à la lumière du soleil et composé de multiples petits mouvements, dont lapparence de continuité repose

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simplement sur le fait que « nous nen pouvons appercevoir lentre deux » (I, 38, 235 A). Si Montaigne ne présente ni une définition ni une théorie de lâme, ces images sont néanmoins très significatives de sa conception de lâme ou esprit. Appréhendée par lintrospection et lexpérience interne, lâme se donne comme comme un flux continu déléments qui se succèdent les uns aux autres de manière rapide et imperceptible, au point de nous donner lillusion de lexistence dune « piece continue ». Cette vision de lâme humaine, caractérisée par lexpérience du flux des représentations et des affects, nest pas sans influencer la philosophie morale des Essais, et notamment les possibilités effectives du contrôle ou, pour mieux dire, du bon usage des passions, comme nous le verrons plus tard. Enfin, létude de lâme permet didentifier une dimension spécifique de laffectivité où la passion naît dans les actes intérieurs de lâme ou esprit (imagination, jugement, mémoire), ce que Montaigne appelle « passions de lâme ».

Comme vous pouvez le constater, la philosophie montanienne des passions sarticule de façon cohérente avec son anthropologie dualiste, comme latteste lemploi constant des syntagmes « passions corporelles » et « passions de lâme ». Plus précisément encore, nous pouvons dire que la thématisation du phénomène passionnel dans les Essais se développe selon une méthode que nous appelons « polyétiologique », qui identifie plusieurs causes des passions. Les passions ne sont strictement réductibles ni au corps (organicisme), ni à lâme (cognitivisme), mais résultent de laction indépendante, conjointe ou croisée de ces « ressorts » qui agissent en lhomme. Montaigne peut ainsi sauvegarder la complexité concrète de lexpérience passionnelle humaine – « la diversité de nos passions » (II, 12, 568 A) –, en saisir les dynamiques fondamentales, tout en évitant la simplification à un seul principe.

Jusquà ici, je vous ai présenté la conception que Montaigne se fait du corps et de lâme. Venons maintenant à sa compréhension du rapport entre les deux et donc à la question de lunion de lâme et du corps et, finalement, de lunité de lhomme. Ce point est à mon sens très important car il est au fondement même de lexpérience passionnelle humaine, la passion étant pour Montaigne un phénomène mixte, qui se développe dans la dimension de réciprocité qui caractérise lunion du corps et de lâme dont « lhomme vivant » est composé.

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(C) Linteraction essentielle entre lâme et le corps, lunion constitutive de notre nature, revient souvent sous la plume de Montaigne qui parle à ce propos de « meslange » (II, 17, 639 C), des « deux parties associées » (ibid.) ou encore de « lestroite cousture de lesprit et du corps » (I, 21, 104 A). Je voudrais mattarder un instant sur un passage remarquable de l« Apologie de Raimond Sebond ». Montaigne y montre le caractère vécu de lunion qui est clairement connue (« nous voyons bien que ») à travers lexpérience du mouvement corporel (volontaire et involontaire) et des passions, et en même temps limpossibilité dune compréhension intellectuelle des modalités et de la nature de celle-ci.

Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut ; quaucunes parties se branslent delles mesmes sans nostre congé, et que dautres, nous les agitons par nostre ordonnance ; que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur ; telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau ; lune nous cause le rire, lautre le pleurer ; telle autre transit et estonne tous nos sens, et arreste le mouvement de nos membres. A tel object lestomach se souleve ; à tel autre, quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle face une telle faucée dans un subject massif et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne la sceu (II, 12, 538-539 A).

La force et lacuité de ce passage sont directement proportionnelles à sa concision, qui nous offre en quelques lignes la formulation moderne du problème du rapport entre lâme et le corps, voire de linteraction entre une réalité « spirituelle » et « un subjet massif et solide ». Mais si lhomme ne peut pas comprendre comment la pensée et le corps peuvent agir lun sur lautre, la réalité de lunion, au contraire, satteste comme un fait dexpérience. Lobscurité intellectuelle nempêche aucunement lévidence vécue propre à tous ces phénomènes qui peuvent être rapportés à lunion de lâme et du corps : sensations, humeurs, inclinations, passions, mouvements volontaires et involontaires, etc. Et en effet, selon Montaigne, cette union explique leffective communication entre le corps et lâme, cest-à-dire le pouvoir que le corps a dagir sur lâme et lâme sur le corps : « tout cecy se peut raporter à lestroite cousture de lesprit et du corps sentre-communiquants leurs fortunes » (I, 21, 104 A).

Cest dans cette « communication » entre le corps et lâme que se trouve lorigine des nos passions et de nos sentiments. Sur ce point Montaigne apparaît certain et résolu. Dune part, lâme pâtit de laction continue

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du corps auquel elle est unie (action qui reconduit à la complexité des « ressorts » qui le composent). Parlant des passions corporelles dans l« Apologie », Montaigne écrit : « Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles » (II, 12, 564 A). De lautre, lâme peut agir sur les corps par lintermédiaire des ses représentations, ce qui montrent les chapitres I, 21 « De la force de limagination » et III, 4, « De la diversion », où lexpérience de linfluence de la pensée sur le corps est révélée dans ses multiples modalités.

Permettez moi une digression. La conception montanienne de lunion de lâme et du corps peut être utilement rapprochée de celle que René Descartes a théorisée dans ses écrits moraux, et notamment dans les lettres à Élisabeth de Bohême2, princesse Palatine célèbre pour sa correspondance philosophique avec Descartes. Répondant à la princesse qui lui avait demandé comment lâme « immatérielle » peut mouvoir le corps pour faire les actions volontaires, le philosophe recourt à la « notion primitive » de lunion, « de laquelle dépend [] la force quà lâme de mouvoir le corps, et le corps dagir sur lâme, en causant ses sentiments et ses passions » (« Descartes à Élisabeth, 21 mai 1643 », Correspondance, op. cit., p. 68). Si la méditation métaphysique et le doute nous révèlent que notre âme nest quune chose pensante (res cogitans), réellement distinguée du corps (res extensa), la notion de lunion, qui caractérise la vie pratique et morale, nous réaffirme dans la totalité irréductible de notre être. Or, ce qui est important, cest que la compréhension de la notion cartésienne dunion nest pas du domaine de la réflexion philosophique. En effet, daprès Descartes, « les choses qui appartiennent à lunion de lâme et du corps » (sensations, passions, volontés) ne sont conçues par lentendement et par limagination qu« obscurément », mais elles se connaissent « très clairement par les sens », et « en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires » (« Descartes à Élisabeth, 28 juin 1643 », Correspondance, op. cit., p. 73-74). Lunion est moins pensée et imaginée que ressentie, car elle est quelque chose – continue Descartes – « que chacun éprouve toujours en soi-même sans philosopher » (Ibid.,

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p. 75). Cest sur le fond de cette solidarité essentielle entre le corps et lâme, que Descartes développe sa pensée morale, cest-à-dire sa réflexion sur la force de lâme et sur sa capacité indirecte et progressive de régler les actions et les passions. Je pense donc que le lien entre Montaigne et Descartes ne se limite pas au défi sceptique que le premier a posé au second mais quil concerne notamment la dimension morale de leur philosophie respective. À ce titre, jai moi-même essayé de montrer que Montaigne peut être considéré comme une des sources majeures de la morale cartésienne, même là où on ne se lattendrait pas : à propos de la question des mouvements involontaires, de la notion dunion et aussi du statut controversé de la générosité, que je mets en rapport – dans le dernier chapitre de mon livre – avec le « cœur généreux » de Montaigne et sa notion de « jugement réglé ».

Si jai insisté sur ces aspects de lanthropologie montanienne des passions cest parce quils sont au fondement de sa pensée morale. Nous ne pouvons pas comprendre la plupart des remarques et jose dire des prescriptions éthico-morales des Essais, si lon na pas à lesprit quelles se fondent sur un vision dualiste de lhomme, non dans le sens que lhomme est une entité divisée pour Montaigne – cest justement ce quil critique –, mais dans le sens dune réalité complexe quil faut penser dans son unité et dans sa composition.

Jen viens maintenant à la dernière partie de ma communication, qui concerne la philosophie morale des Essais, ou, si vous préférez, la « sagesse ». Oui, car il y a une sagesse dans les Essais… Je suis personnellement convaincu que pour se représenter la nature et la signification authentiques de la philosophie morale de Montaigne, il faut voir dans quelle mesure cette morale sarticule effectivement à sa conception la nature humaine, à son anthropologie.

(D) Comme nous venons de le voir, la vérité de lunion de lâme et du corps, dans ses modalités à la fois évidentes et confuses, se caractérise dans les Essais comme « liaison », « societé et jointure », « meslange » ou encore « estroite cousture ». De ce point de vue, il est évident que la morale des Essais repose toute entière sur cette anthropologie dualiste. Il suffit de songer au chapitre II, 37, là où Montaigne condamne les morales disjonctives, qui visent à séparer et à diviser le corps et lâme : « Ceux qui veulent desprendre nos deux pieces principales [i. e. le corps et lâme]

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et les sequestrer lune de lautre, ils ont tort » (II, 37, 639 A). La morale doit au contraire protéger et optimiser lunion de lâme et du corps, sa tâche étant « de pourvoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées », comme lenseigne la « secte Peripatetique » (Ibid.). Montaigne se situe sur ce point dans la lignée de léthique aristotélicienne qui a su considérer le bien de lhomme vivant, cest-à-dire le bien du corps et celui de lâme. Ce topos de matrice cicéronienne (voir Des termes extrêmes des biens et des maux, IV, 7, 16-17) sera partagé par Descartes, pour qui Aristote a pensé un souverain bien « composé de toutes les perfections, tant du corps que de lesprit » (« Descartes à Élisabeth, 18 août 1645 », Correspondance, op. cit., p. 119). Je remarque aussi une autre affinité importante entre Montaigne et Descartes, à savoir leur critique des éthiques stoïcienne et épicurienne/cyrénaïque en tant que morales partielles et disjonctives qui ont considéré soit le bien de lâme, soit celui du corps, perdant de vue le bien de lhomme tout entier3.

Montaigne pense donc une sagesse de lunité psychosomatique et somatopsychique de lhomme qui évite toute attitude unilatérale et mutilante, comme celle de certaines écoles philosophiques qui ont fait lerreur, je cite, de « sestre partializées, cette-cy pour le corps, cette autre pour lame, [] et avoir escarté leur subject, qui est lhomme, et leur guide, quils advouent en general estre nature » (II, 37, 639-640 C). Ame et corps ne doivent pas être divisés et séparés, au contraire, je cite Montaigne, « il faut les raccoupler et rejoindre », et surtout « il faut ordonner à lame » de prendre soin de son corps, « de se rallier à luy, de lembrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser et ramener quand il fourvoye, lespouser en somme et luy servir de mary » (Ibid., 640 A). Il sagit dun exercice constant, dune discipline de réunification qui vise à laccord et à lautonomie de lâme et du corps, « à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordans et uniformes » (Ibid., 639 A). Le registre est fortement affirmatif et son inflexion a le ton de linjonction et de ladmonestation

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morales : « il faut », « il faut ordonner », « jordonne à mon ame » (III, 13). Mais cette indication dun devoir suppose un pouvoir effectif, car, en matière de morale, « semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre » (III, 9, 990 B). Montaigne accorde donc à lâme un pouvoir effectif, une activité spontanée et intentionnelle qui vise à produire la meilleure harmonie possible avec le corps. En effet, bien que lâme ne puisse se connaître elle-même comme un objet clair et évident, lexistence dune marge de gouvernement intérieur répondant à la volonté subjective (« selon moy ») est néanmoins attestée dans lexpérience phénoménologique des actes psychiques, contrairement à ce qui se passe au niveau des tendances et des mouvements corporels : « si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict lame, nous marcherions un peu plus à nostre aise » (III, 13, 1098 B).

Comme vous laurez compris, je pense que la nécessité pratico-morale de cette activité dharmonisation et lurgence de « raccoupler et rejoindre » les deux « parties » dont lhomme est composé sous-tendent lhypothèse dune hétérogénéité qui leur est propre. La philosophie morale de Montaigne se fonde donc sur une anthropologie dualiste. Mais je voudrais dissiper un malentendu dont jai déjà eu loccasion de parler avec certains collègues : je ne souhaite pas soutenir que Montaigne est en quelque sorte « le précurseur » de Descartes et, encore moins, que dans les Essais se profile un dualisme métaphysique fondé sur la distinction des substances. Autre quun anachronisme, cela serait une absurdité conceptuelle. Néanmoins, il mest apparu avec évidence que les anthropologies morales de Montaigne et de Descartes présentent sur ce point précis une série de ressemblances conceptuelles et des affinités profondes, dont lanalyse prudente peut contribuer à éclairer leurs pensées respectives. Mon intérêt pour la problématisation montanienne des rapports entre corps et âme naît de lexigence de délimiter et configurer le plus précisément possible la signification concrète des prescriptions morales évoquées plus haut (II, 37 ; III, 13). À ce propos, il faut remarquer que cest Montaigne lui-même qui présente sa sagesse en vue dune recomposition pratique de ce qui se donne comme étant à la fois uni et différent. Sil est évident quil sagit dune perspective dordre moral et non pas métaphysique, il est aussi vrai quelle se fonde sur un effort réflexif de connaissance de soi dont proviennent de claires différenciations lexicales et conceptuelles qui, alors quelles précisent

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les relatives et indépendantes compétences du corps et de lâme, établissent parallèlement les points dinteraction et de contiguïté, les effets bénéfiques et dangereux de leur interaction, les zones de résistance et celles de ductilité.

Mais comment sarticule effectivement cette sagesse de lunité de lhomme ? Plus concrètement, en quoi consiste cette sagesse ? Et bien, elle consiste essentiellement dans un bon usage des passions au profit du bien être individuel et collectif. À cet aspect de la morale montanienne, jai consacré le iiie chapitre de mon livre, avec des analyses de détail que je ne saurais pas vous présenter ici sans le reprendre dans leur intégralité. Mais je voudrais essayer den dire quelques mots avant de conclure.

Dans une position polémique avec le stoïcisme, Montaigne refuse dinscrire sa morale à lintérieur de lidéal classique de la tranquillité de lâme. Lapathie, la « noble impassibilité Stoicque » lit-on dans lessai III, 10, disparaît de lhorizon moral des Essais pour de nombreuses raisons que je nai presque pas évoquées ici mais qui résident notamment dans son anthropologie, dans la place accordée aux passions corporelles, aux inclinations imperceptibles et aux limites du contrôle de soi. Face à un consensus traditionnel sur la valeur éminemment éthique de la tranquillité, considérée finalement comme le sommet du bonheur humain, Montaigne en accentue le caractère problématique et irréalisable : « En cecy y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de lame et du corps. Mais où la trouvons-nous ? » (II, 12, 488, AB). Au contraire, Montaigne insiste sur linquiétude humaine et sur la génération continuelle des passions, ouvrant la voie aux anthropologies modernes de linquiétude dun Hobbes voire même dun Locke, ou alors aux analyses du cœur humain qui seront propres aux moralistes tels que La Rochefoucauld ou La Bruyère. Cest à lintérieur de cet horizon éthique que leudémonisme de Montaigne, sa vision du bonheur humain, prend sa véritable signification.

Bien quen forte polémique avec la forme prescriptive et parénétique des morales antiques, il faut avouer que les Essais ne sabstiennent pas de coordonner une série de stratégies réflexives et pratiques qui donnent une forme concrète à la philosophie morale. Concrète signifie ici réalisable, dont chacun peut faire lessai, quitte à reconnaître quelle ne saccorde pas à sa complexion et à ses facultés naturelles. Je le sais, dès quon parle

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dune philosophie morale et pratique à propos de Montaigne, tout de suite nous entendons le chœur des critiques qui nous rappellent que les Essais ne contiennent aucune philosophie, quelle quelle soit. Et pourtant, je suis persuadé du contraire et je pense que ce livre le montre.

Ces stratégies réflexives et pratiques, qui rendent possible le bon usage des passions, ne sont en rien la reproduction dune vision rationaliste de léthique dans laquelle ce serait la raison qui doit, de jure et de facto, contrôler les passions. La raison noccupe aucune position dominante à légard des passions dans les Essais. Certes, la raison peut guider la conduite humaine, et donc les passions des hommes, mais elle est moins directement efficace que les passions elles-mêmes : « La passion nous commande bien plus vivement que la raison » (II, 34, 742). Celle que jappelle la « crise defficacité de la raison » dans les Essais a des retentissement considérables sur la morale montanienne, et elle est à mon sens à lorigine de la mutation de paradigme dans le discours des passions qui va de Descartes à Hume. Or cette crise defficacité est solidaire dune série des notions réflexives et pratiques que Montaigne dissémine dans les Essais et qui, toutes, témoignent de son effort de penser une sagesse des passions sans disposer dune conception « forte » de la raison. Voyons ensemble quelques-unes de ces notions.

La méthode de la « diversion » : la force des passions en général, et à plus forte raison lorsquune passion est trop puissante et risque de compromettre lintégrité et léquilibre individuels, doit être gouvernée par une autre passion ou un autre ensemble de passions. Cest là un processus qui se fonde sur la présupposition théorique, implicite et essentielle, selon laquelle seule une passion peut opérer avec utilité et efficacité sur et contre une autre passion. Nous ne sommes pas libres dopposer directement la raison à la passion mais nous pouvons, à travers limagination, susciter une passion qui pourra nous permettre de résister à la passion dominante, voire de labandonner et de la changer avec une autre.

Lusage réflexif de lhabitude : quand elle est employée de façon maîtrisée et réfléchie, lhabitude est preéentée par Montaigne comme un principe de transformation adaptative capable de modifier les forces et les prédispositions corporelles et affectives au-delà de leurs limites naturelles (voir par exemple le célèbre passage de III, 12, 1082-1083 B).

La connaissance de soi : il sagit dune connaissance physiologique et psychologique de soi, des pouvoirs et des limites de son propre corps et

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de son âme, qui na pas pour finalité des faire taire les affects, mais de le modérer et de les intégrer à la totalité de la personnalité individuelle.

Il reste de nombreuses choses que je nai pas pu dire et que vous pourrez trouver dans mon livre… Jespère que sa lecture vous offrira lexplication de cette phrase de Marie De Gournay, qui métait un peu mystérieuse au début mais qui ne létait plus après avoir achevé ce travail. Dans la Préface sur les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne que Marie de Gournay rédige pour lédition posthume (1595), la « Fille dAlliance » écrit :

Il est bien certain que jamais homme ne dit ni considéra, ce que cettui-ci a dit et considéré, sur les actions et passions humaines : mais il nest pas certain si jamais homme, lui hors, leût pu dire et considérer4.

Au-delà de la rhétorique admirative quelle exprime, cette citation peut être lue comme un témoignage prémonitoire de la place singulère que les Essais étaient destinés à occuper dans lhistoire de la littérature et de la philosophie morale. Non seulement la voix de Montaigne est présentée comme inédite et sans précédent, mais elle est également envisagée comme unique, sans équivalent possible. Le vœux que je fais à mon livre, comme à un fils qui maintenant sen va vivre tout seul, est quil puisse contribuer à expliquer et mettre en valeur limportance de Montaigne dans lhistoire de la littérature et de la philosophie morale.

Je vous remercie de votre attention.

Emiliano Ferrari

Université Lyon 3 – Jean-Moulin (IRPhiL)

1 Les citations des Essais sont tireées de lédition de P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF/Quadrige, 2004 (1re éd. 1924). Nous indiquons successivement le livre, le chapitre, la page et la couche de rédaction (A pour lédition de 1580, B pour celle de 1588 et C pour les additions manuscrites de lExemplaire de Bordeaux).

2 R. Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, éd. J.-M. Beyssade et M. Beyssade, Paris, Flammarion. 1989.

3 Parmi les écoles anciennes qui ont pratiqué une éthique partielle et disjonctive figurent dans les Essais lécole cyrénaïque et lécole stoïcienne : « Aristippe ne defendoit que le corps, comme si nous navions pas dame ; Zenon nembrassoit que lame, comme si nous navions pas de corps. Tous deux vicieusement » (III, 13, 1107 C). Montaigne semble donc vouloir concilier Aristippe et Zénon, si lon peut dire, tout comme Descartes, Zénon et Épicure (« Descartes à Christine de Suède, 20 novembre 1647 », op. cit., p. 271, à rapprocher de la lettre à Élisabeth du 18 août 1645).

4 Les Essais, texte de lédition 1595, éd. D. Bjaï, B. Boudou, J. Céard et I. Pantin, Paris, La Pochothèque, 2001, p. 40.