Conférence annuelle de la SIAM Samedi 18 octobre 2014
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 2 et 2015 – 1, n° 60-61. varia - Auteur : Ferrari (Emiliano)
- Pages : 13 à 30
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812448461
- ISBN : 978-2-8124-4846-1
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4846-1.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/10/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Conférence annuelle de la SIAM
Samedi 18 octobre 2014
« La Philosophie des passions chez Montaigne »
par Emiliano Ferrari
Je voudrais avant tout remercier le bureau de la Société Internationale des Amis de Montaigne, son président Olivier Guerrier et ses vice-présidents Philippe Desan et Bernard Sève, pour cette invitation qui m’honore. Je tiens aussi à exprimer toute ma gratitude à Thierry Gontier, qui m’a accompagné avec confiance et enthousiasme dans la rédaction de la thèse de doctorat dont est issu ce livre, ainsi qu’aux membre de mon jury de thèse, Philippe Desan, Gianfranco Mormino et Nicola Panichi qui n’ont jamais manqué de générosité à mon égard. Et last but non least, je voudrais remercier également tous ceux qui sont ici aujourd’hui, collègues, amis d’Emiliano et de Montaigne, pour leur présence et leur soutien.
Comme vous le savez, ce livre est mon premier livre. J’éprouve un état d’âme inédit qui n’est absolument pas comparable à l’état d’esprit que nous avons lors d’un colloque ou d’un séminaire. Parler de mon ouvrage me paraît chose difficile, car justement c’est un livre et il faut le lire pour le rencontrer. D’une certaine façon, j’ai donc une « obligation particuliere à ne dire qu’à demy1 », pour citer Montaigne (III, 9, 996 C)…
Pour commencer, permettez-moi de m’attarder un instant sur les raisons de ce livre – ce qui ne signifie pas que ce soit que « la raison » qui m’a poussé à l’écrire, car, comme le pensait William James, tout
système et toute interprétation philosophique sont aussi l’expression d’un tempérament et de ses humeurs, même si cela n’est pas un argument conventionnellement reconnu comme probant chez les philosophes. Pour quoi donc ce livre, un livre sur l’anthropologie des passions chez Montaigne ? « De toutes choses les naissances sont foibles et tendres », écrit Montaigne dans le chapitre III, 10, « De mesnager sa volonté ». Lorsque je m’efforçais, il y a désormais huit ans, de définir le sujet de ma thèse de doctorat, je comprenais d’une façon encore confuse que les Essais de Montaigne pouvaient être considérés comme l’une des grandes œuvres modernes de philosophie morale ou d’éthique. De fait, la lecture des textes de la tradition critique, depuis P. Villey jusqu’à notre époque contemporaine, confirmait amplement cette intuition mais produisait en même temps en moi une certaine insatisfaction. Une insatisfaction qui n’enlève en rien le mérite de ces œuvres : elles m’ont appris tout ce qu’il me fallait apprendre pour entamer et fonder ma recherche. D’ailleurs, l’insatisfaction dans la connaissance est le moteur de la recherche, ce qui nous pousse à aller plus loin…
Cette insatisfaction avait un fondement précis, qui se trouve dans l’attitude interprétative de la critique montaigniste qui ne me semblait pas entièrement consciente du fait que la pensée morale des Essais, comme toute la tradition morale antique dont ils héritent (de Sextus Empiricus à Plutarque, en passant par Sénèque, Cicéron, Lucrèce, etc.), ne saurait être saisie dans toute son ampleur sans thématiser de façon directe le discours montanien sur les passions. Au moins depuis Platon, avec néanmoins des différences remarquables selon les auteurs et les écoles, la philosophie morale en tant que discours sur « la bonne vie » de l’homme, considéré individuellement et en société, repose sur une étude des passions humaines ou, dit autrement, sur une anthropologie des passions.
Cette attitude avait donc pour effet d’entretenir un vide herméneutique dans les études critiques. Certes, dans mes recherches j’avais constaté que presque tous les ouvrages classiques sur Montaigne contenaient quelques remarques, voire quelques pages, abordant le thème des affects, comme j’avais pu lire une série d’articles consacrés à l’importance des passions dans l’économie intellectuelle et morale des Essais. Tous ces travaux ont profondément nourri ma réflexion, avec la conscience du fait qu’il n’y avait pas d’études spécifiquement consacrées à la réflexion
montanienne sur les passions humaines. Quant aux études générales portant sur la philosophie de l’homme, les émotions et la morale dans la early modern philosophy, cette période de la pensée européenne qui s’étend conventionnellement du xve/xvie au xviiie siècle, elles ne contenaient aucun chapitre sur Montaigne.
De ce fait, il me semblait urgent d’offrir une interprétation générale de la philosophie montanienne des passions, de leurs causes et effets physiologiques et psychologiques, de leurs fonctions dans la vie humaine et des modalités de leur contrôle moral, en essayant également d’examiner son rapport aux sources du passé ainsi que quelques-unes des voies de son héritage à l’âge classiques. Ce faisant, je souhaitais aussi mettre au jour la place de Montaigne dans l’histoire moderne des émotions, d’autant que les Essais occupent une position charnière dans le devenir de la philosophie et de l’anthropologie morales, entre les traditions antiques et médiévales et les nouvelles configurations de la science de l’homme qui débutent au xviie siècle.
Je voudrais maintenant en venir au thème de cette conférence et entrer dans le vif de cette « matière passionnée », selon une belle expression de Pierre Charron dans sa Sagesse. Je n’essayerai pas de vous proposer un résumé du contenu de mon livre, pratique que j’estime ennuyeuse et qui vous ôterait le plaisir de la découverte ! Je me limiterai à vous présenter quelques-uns des aspects majeurs que cet ouvrage met en avant relativement à la philosophie des passions de Montaigne et qui, me semble-t-il, n’ont pas été pris en compte par la critique.
Comme tout lecteur des Essais le sait, Montaigne n’a jamais écrit un chapitre titré « Des passions ». Ce manque est à mon sens significatif, non pas du désintérêt de Montaigne pour la question mais plus précisément de sa prise de distance par rapport à la forme systématique du traité ou, plus en général, du discours abstrait, déductif ou inductif, sur les passions ; pensons aux expositions d’un Cicéron dans les Tusculanes, ou aux questions que Thomas D’Aquin consacrera au thème des passions dans la IIaIIae, un vrai traité De passionibus qui représentera un modèle philosophique et littéraire pour toute la Renaissance et l’époque moderne. Ceci dit, les Essais contiennent diverses chapitres consacrés aux passions humaines (colère, peur, gloire, présomption, vanité, désir, vengeance, tristesse, etc.) et à leur fonctionnement, ainsi que de nombreuses pages
dans lesquelles l’essayiste s’attache à observer, décrire et comprendre les comportements affectifs des êtres humains – « ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prise » lit-on dans l’« Apologie » (II, 12, 486 A). Cette connaissance des passions humaines se fait à l’aide de l’expérience ordinaire de l’observation de soi-même et d’autrui, mais aussi à travers la lecture de l’histoire, l’historia magna autant que le récit des Vies, de la poésie, des textes philosophiques de l’Antiquité (notamment l’Hellénisme et l’époque romaine), du Moyen Âge tardif (Sebond) et de la Renaissance (Agrippa, Ficin), des œuvres de médecine… Cela signifie donc que la philosophie des passions de Montaigne se nourrit des savoirs et des doctrines du passé et du présent, dont la réception s’opère toujours de façon critique, réflexive et transformante.
Pour comprendre la philosophie montanienne des passions, il est nécessaire de prendre au sérieux l’anthropologie des Essais, c’est-à-dire leur discours sur l’homme considéré dans sa singularité en tant qu’union complexe et indivisible d’âme et du corps. Cela soit dit entre parenthèses : je pense qu’il est nécessaire de considérer que les Essais contiennent des thèses positives sur l’homme, des connaissances que l’auteur tantôt énonce de façon directe, tantôt suggère de façon oblique, parfois leur attribuant le statut de certitudes, parfois d’hypothèses probables. Encore que l’homme montanien soit souvent présenté par la critique, et ce à juste titre, comme un être inconstant et multiforme dépourvu des attributs de stabilité et d’identité, je pense qu’on insiste un peu trop sur le changement et la différence et on conclut vite à l’impossibilité de repérer un discours unifié et cohérent sur l’homme dans les Essais. Cette impression de dispersion et de multitude fascine sans doute nos esprits post-modernes, mais c’est procéder d’une façon peu montanienne que d’oublier le caractère double de l’expérience et de la connaissance – ou mallon disaient les sceptiques –, ou plus simplement le fait que « chaque pot à deux anses » : le discours sur le changement et sur la différence dans les Essais n’est que la doublure d’un discours sur la stabilité et la ressemblance, et vice-versa.
L’anthropologie montanienne des passions s’appuie donc sur un présupposé qui demeure invariable tout au long des Essais et que j’ai déjà énoncé plus haut : l’homme est une unité indivisible de corps et d’âme. L’expérience de l’unité s’atteste pour Montaigne comme une
vérité indubitable qui résiste à toute réfutation et constitue la nature de l’« homme vivant » : « Pouvons nous pas dire – écrit-il dans le chapitre III, 5 – qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement nous dessirons un homme tout vif […] ? » (III, 5, 892-893 B). L’homme « tout vif », ailleurs Montaigne parle aussi de « l’homme vivant » ou « entier », c’est chacun d’entre nous en tant qu’union intime d’âme et du corps. Or cette conception anthropologique que l’on peut appeler « dualiste » – Montaigne parle souvent des « deux parties associées », de la « condition mixte » de l’homme ou de l’« estroite cousture » de l’esprit et du corps – détermine à la fois sa conception de la passion comme phénomène mixte et sa vision de l’éthique en tant que gestion et harmonisation des rapports entre l’âme et le corps. Pour comprendre la philosophie montanienne des passions, il nous faudra d’abord analyser la conception que Montaigne se fait du corps (A), de l’âme (B) et de leur union (C), ce qui nous permettra en conclusion de mettre en valeur la nature de la philosophie morale (D) des Essais en tant que bon usage des passions.
(A) Les Essais de Montaigne peuvent être considérés comme le lieu originaire de cette rupture avec l’anthropologie aristotelico-scolastique et sa compréhension des phénomènes affectifs qui caractérisera la pensée classique à partir notamment de Descartes. Les Essais opèrent une critique profonde de la psychologie « hylémorphique », avec son idée que le corps ne peut être compris et pensé qu’en rapport à l’âme qui l’organise et le vivifie. Cette critique est entamée dans l’« Apologie » mais se développe tout au long des Essais. Comme j’ai pu le montrer, Montaigne comprend très bien les enjeux et les limites de la psychologie des facultés de l’âme et ses critiques sont précises et pertinentes. Je rappelle brièvement que, selon la psychologie des facultés, l’âme humaine est considérée comme le principe de vie des corps vivants et présentée comme une structure ordonnée selon une hiérarchie des puissances (végétatives, sensitives, intellectuelles) dont les deux premières président aux opérations physiologiques – ce qu’on appelle aussi l’« âme organique ». Mais comment s’articule cette critique de l’hylémorphisme et de la psychologie des facultés ? Elle consiste essentiellement de deux moments :
1) le premier correspond à la réfutation du principe qui fonde la psychologie des facultés, selon lequel l’organisation et le fonctionnement des opérations sensorielles et motrices se font grâce aux multiples puissance
de l’âme, ce qui entraine une conception de la psyché surdéterminée par l’exigence de comprendre les opérations du corps. Autant d’opérations dans le corps, autant des facultés ou puissances dans l’âme (« attractive », « retentive », « digestive », « visive », « motrice », etc.). Tout cela est signifié par une expression que Montaigne emploie dans l’« Apologie » : ainsi conçue, et Montaigne a à l’esprit l’exposé de Sebond (Théologie naturelle, chap. 105), l’âme n’est que « chose publique imaginaire ». Je cite ce passage car il est essentiel pour comprendre la pertinence de la critique montanienne de l’hylémorphisme : « Pour accommoder les mouvemens qu’ils voyent en l’homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logés ? à combien d’ordres et estages ont-ils départy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d’offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire » (II, 12, 537 A). L’image de l’âme-État, que l’on peut faire remonter à la République de Platon (Sebond écrit : « anima est quoddam regnum in se »), est ici refusée en raison des résultats désastreux auxquels elle mène sur le plan psychologique. Ce qui, pour la psychologie médiévale des facultés, depuis Albert Le Grand jusqu’à Thomas d’Aquin et au-delà, constituait un principe d’ordre et d’organisation du psychique représente désormais, aux yeux de Montaigne, un obstacle épistémologique encombrant pour la connaissance de l’homme.
2) Le second moment, en lien étroit avec le premier, s’exprime par la théorie montanienne des mouvements involontaires, qui affirme de façon positive ce que la critique de l’hylémorphisme suppose déjà négativement, à savoir que les opérations corporelles peuvent et doivent se comprendre indépendamment de toute référence à l’âme. Tout au long des Essais, et particulièrement dans les chapitres I, 12, I, 21 et II, 6, Montaigne répand de nombreuses observations sur les mouvements involontaires et sur la dépendance nécessaire de certains mouvements vis-à-vis de certains stimuli sensoriels, ce qu’aujourd’hui nous appellerions mouvements automatiques et mouvements réflexes. Les contractions musculaires des membres tranchés, le spasme post-mortem et le réflexe de protection avec les mains en cas de chute sont des éléments empiriques et descriptifs de la tradition philosophique et médicale antique, que Montaigne considère tels des exemplifications d’une théorie des mouvements involontaires. J’ai signalé sur ce point une intéressante affinité avec la pensée de Descartes
qui accorde à l’expérience des mouvements involontaires la même valeur heuristique et persuasive, dans la mesure où ils nous montrent et nous font éprouver « ce que peut le corps humain sans l’âme », répondant ainsi aux exigences théoriques de sa physiologie mécaniste. Cette affinité est d’ailleurs appuyée sur des comparaisons textuelles précises et notamment sur la parenté frappante de certaines formules (dans le chapitre II, 6 des Essais et la Réponse aux IVe objections notamment), ce qui plaide à mon avis pour une effective lecture cartésienne des Essais.
Ces deux moments que je viens de décrire, dont se compose la critique montanienne de la psychologie des facultés de l’âme, déterminent une nouvelle valorisation de la corporéité. D’une part, le corps humain est compris comme un ensemble de parties en mouvement continu et qui agissent dans toutes les directions indépendamment des pouvoirs de l’âme : « Nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estofée de tant de sortes de ressorts, que (j’en croy les medecins) combien il est malaisé qu’il n’y en ayt tousjours quelqu’un qui tire de travers » (II, 12, 565 A). De l’autre, cette affirmation des pouvoirs et de l’autonomie mécaniques du corps contribue également à la redéfinition de la nature des affects, accordant une grande importance à leurs causes physiologiques et corporelles. Les inclinations et les aversions de la complexion, les humeurs et les émotions des sens définissent un niveau organique de l’affectivité qui se développe indépendamment des fonctions de l’âme. Cette dimension de l’affectivité, dont l’origine se trouve dans la disposition du corps et dans l’impression de sens, est reconnue dans son autonomie par Montaigne qui emploie à ce propos l’expression de « passions corporelles ».
(B) Mais la critique de l’hylémorphisme entraîne également des mutations capitales au niveau de la théorie de l’âme et des formes d’appréhension et de représentation de l’intériorité – et j’en viens ainsi à la deuxième partie de ma conférence. Nous venons de voir quelle conception Montaigne se fait du corps, nous allons voir maintenant quelle conception il se fait de l’âme. Tout d’abord, il faut remarquer que l’abandon de la représentation hylémorphique de l’âme, de l’idée que l’âme est principe de vie de corps etc., détermine une épuration des implications vitalistes de la psychologie, qui tend à être considérée comme une exploration ou une phénoménologie de l’intériorité. Comme chaque lecteur familier des Essais le sait, le mot « âme » comme le mot « esprit » chez Montaigne,
signifie ce qu’il y de plus individuel dans l’être humain, et notamment ses pensées, opinions et croyances, ses imaginations et ses passions, qu’elles soient claires ou confuses. Que cela plaise ou non aux critiques du psychologisme, les notions d’âme et d’intériorité sont au fondement même de la psychologie des Essais, bien que ces notions ne renvoient pas à l’idée d’une substance ou nature de l’âme, et encore moins à l’idée que l’âme existe comme une réalité stable, simple et ordonnée. Je voudrais porter mon attention sur deux aspects : 1) la modalité de connaissance et d’appréhension de l’âme chez Montaigne et 2) les images ou les représentations de l’intériorité que nous retrouvons dans les Essais, qui nous signifient sa vision de l’âme et du psychisme.
1) Débarrassée des présupposés métaphysiques de la psychologie rationnelle aristotélicienne qui procède a priori de la définition de l’âme à l’explication de ses propriétés, la psychologie montanienne peut être définie comme une psychologie empirique fondée sur le sentiment et l’expérience internes. C’est Montaigne lui-même qui nous communique ce choix méthodologique : « Quant aux bransles de l’ame, je veux icy confesser ce que j’en sens » (II, 17, 633 A). La psychologie devient ainsi expérience de sa propre intériorité menée par l’observation interne, une observation qui est un sentir, à savoir qu’en cette observation l’âme ne s’objective jamais en un subjectum, en une substance. Ainsi, l’idée de bâtir une topique organisée de l’âme sera toujours étrangère à l’auteur des Essais. Tout d’abord, parce que pour Montaigne, comme ce sera aussi le cas pour Descartes, l’âme n’est pas composée de parties – elle est « tousjours une » (II, 12, 546 A). Ensuite, si la connaissance de l’âme n’a donc pas une nature systématique et topographique et si, en somme, une psychologie rationnelle a priori est impossible, ce n’est pas seulement parce que l’âme n’a pas de « parties », mais aussi parce que la connaissance de l’âme elle-même n’est pas une connaissance qui saisit la nature de son objet de manière évidente et conclusive : l’âme ne se donne jamais une fois pour toutes. Cet aspect essentiel de la psychologie montanienne devient clair si l’on songe aux rapports qui existent entre les modalités d’appréhension de la vie de l’âme et les modalités de l’écriture de soi qui entendent représenter cette vie. Je vous lis un passage très connu qui est dans ce sens un témoignage décisif, et nous montre que Montaigne était conscient du fait que l’essai était aussi un fait littéraire traduisant la recherche d’un accord entre l’écriture et une nouvelle forme d’intériorité.
Qui ne voit que j’ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantasies. […] Et quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensées … (III, 9, 945-946 B).
L’écriture enregistre ce que le sujet expérimente dans son être actuel, ce qui revient à dire la mutation continue des états psychiques. Le registre descriptif indique très clairement qu’on n’accède pas à une essence de l’âme mais que celle-ci est connue a posteriori, à travers l’observation et l’expérience intérieure. L’impossible théorie des facultés laisse ainsi la place au registre de l’intériorité où connaître l’esprit signifie suivre et représenter le flux ininterrompu des contenus psychiques, la « continuelle agitation et mutation de[s] penseées » (c’est le sens de « l’espineuse entreprinse » dont Montaigne parle dans le chapitre II, 6). La connaissance introspective ne mène nullement à une appréhension manifeste de la nature de l’âme. La psychologie des Essais, menée à travers l’observation et le sentiment intérieur, a donc un caractère aporétique et lacunaire : la connaissance des « branles de l’ame » ne peut qu’être empirique, a posteriori, imparfaite et sans fin.
2) Cette psychologie empirique et descriptive qui prend forme dans les Essais, bien qu’elle n’offre jamais au lecteur quelque chose comme une « théorie de l’âme », ne manque pas d’exprimer à travers des images une certaine conception de l’âme. Ayant refusé l’homologie classique entre l’âme et l’État, qui organisait la psychologie aristotélicienne du Moyen Âge, Montaigne abandonne les principes traditionnels d’ordre et de hiérarchisation de l’espace psychique, qui est désormais conçu comme un champ des forces multiples en continuel mouvement, dont témoignent le vocabulaire psychologique (agitation, branle, mutation, volubilité, etc.) et la prévalence des images de flux et mouvement. Je voudrais retenir deux images que Montaigne expose dans l’essai I, 38. Dans la première, la psyché humaine est présentée comme un champ de bataille, un espace traversé et agité par de multiples mouvements où celui qui domine, qui a occupé la place forte de l’âme, est toutefois exposé à l’assaut de mouvements plus faibles qui peuvent, ne serait-ce que pour un instant, reprendre le dessus. La deuxième image nous présente l’âme comme une entité discrète, analogue à la lumière du soleil et composé de multiples petits mouvements, dont l’apparence de continuité repose
simplement sur le fait que « nous n’en pouvons appercevoir l’entre deux » (I, 38, 235 A). Si Montaigne ne présente ni une définition ni une théorie de l’âme, ces images sont néanmoins très significatives de sa conception de l’âme ou esprit. Appréhendée par l’introspection et l’expérience interne, l’âme se donne comme comme un flux continu d’éléments qui se succèdent les uns aux autres de manière rapide et imperceptible, au point de nous donner l’illusion de l’existence d’une « piece continue ». Cette vision de l’âme humaine, caractérisée par l’expérience du flux des représentations et des affects, n’est pas sans influencer la philosophie morale des Essais, et notamment les possibilités effectives du contrôle ou, pour mieux dire, du bon usage des passions, comme nous le verrons plus tard. Enfin, l’étude de l’âme permet d’identifier une dimension spécifique de l’affectivité où la passion naît dans les actes intérieurs de l’âme ou esprit (imagination, jugement, mémoire), ce que Montaigne appelle « passions de l’âme ».
Comme vous pouvez le constater, la philosophie montanienne des passions s’articule de façon cohérente avec son anthropologie dualiste, comme l’atteste l’emploi constant des syntagmes « passions corporelles » et « passions de l’âme ». Plus précisément encore, nous pouvons dire que la thématisation du phénomène passionnel dans les Essais se développe selon une méthode que nous appelons « polyétiologique », qui identifie plusieurs causes des passions. Les passions ne sont strictement réductibles ni au corps (organicisme), ni à l’âme (cognitivisme), mais résultent de l’action indépendante, conjointe ou croisée de ces « ressorts » qui agissent en l’homme. Montaigne peut ainsi sauvegarder la complexité concrète de l’expérience passionnelle humaine – « la diversité de nos passions » (II, 12, 568 A) –, en saisir les dynamiques fondamentales, tout en évitant la simplification à un seul principe.
Jusqu’à ici, je vous ai présenté la conception que Montaigne se fait du corps et de l’âme. Venons maintenant à sa compréhension du rapport entre les deux et donc à la question de l’union de l’âme et du corps et, finalement, de l’unité de l’homme. Ce point est à mon sens très important car il est au fondement même de l’expérience passionnelle humaine, la passion étant pour Montaigne un phénomène mixte, qui se développe dans la dimension de réciprocité qui caractérise l’union du corps et de l’âme dont « l’homme vivant » est composé.
(C) L’interaction essentielle entre l’âme et le corps, l’union constitutive de notre nature, revient souvent sous la plume de Montaigne qui parle à ce propos de « meslange » (II, 17, 639 C), des « deux parties associées » (ibid.) ou encore de « l’estroite cousture de l’esprit et du corps » (I, 21, 104 A). Je voudrais m’attarder un instant sur un passage remarquable de l’« Apologie de Raimond Sebond ». Montaigne y montre le caractère vécu de l’union qui est clairement connue (« nous voyons bien que ») à travers l’expérience du mouvement corporel (volontaire et involontaire) et des passions, et en même temps l’impossibilité d’une compréhension intellectuelle des modalités et de la nature de celle-ci.
Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut ; qu’aucunes parties se branslent d’elles mesmes sans nostre congé, et que d’autres, nous les agitons par nostre ordonnance ; que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur ; telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau ; l’une nous cause le rire, l’autre le pleurer ; telle autre transit et estonne tous nos sens, et arreste le mouvement de nos membres. A tel object l’estomach se souleve ; à tel autre, quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle face une telle faucée dans un subject massif et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a sceu (II, 12, 538-539 A).
La force et l’acuité de ce passage sont directement proportionnelles à sa concision, qui nous offre en quelques lignes la formulation moderne du problème du rapport entre l’âme et le corps, voire de l’interaction entre une réalité « spirituelle » et « un subjet massif et solide ». Mais si l’homme ne peut pas comprendre comment la pensée et le corps peuvent agir l’un sur l’autre, la réalité de l’union, au contraire, s’atteste comme un fait d’expérience. L’obscurité intellectuelle n’empêche aucunement l’évidence vécue propre à tous ces phénomènes qui peuvent être rapportés à l’union de l’âme et du corps : sensations, humeurs, inclinations, passions, mouvements volontaires et involontaires, etc. Et en effet, selon Montaigne, cette union explique l’effective communication entre le corps et l’âme, c’est-à-dire le pouvoir que le corps a d’agir sur l’âme et l’âme sur le corps : « tout cecy se peut raporter à l’estroite cousture de l’esprit et du corps s’entre-communiquants leurs fortunes » (I, 21, 104 A).
C’est dans cette « communication » entre le corps et l’âme que se trouve l’origine des nos passions et de nos sentiments. Sur ce point Montaigne apparaît certain et résolu. D’une part, l’âme pâtit de l’action continue
du corps auquel elle est unie (action qui reconduit à la complexité des « ressorts » qui le composent). Parlant des passions corporelles dans l’« Apologie », Montaigne écrit : « Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles » (II, 12, 564 A). De l’autre, l’âme peut agir sur les corps par l’intermédiaire des ses représentations, ce qui montrent les chapitres I, 21 « De la force de l’imagination » et III, 4, « De la diversion », où l’expérience de l’influence de la pensée sur le corps est révélée dans ses multiples modalités.
Permettez moi une digression. La conception montanienne de l’union de l’âme et du corps peut être utilement rapprochée de celle que René Descartes a théorisée dans ses écrits moraux, et notamment dans les lettres à Élisabeth de Bohême2, princesse Palatine célèbre pour sa correspondance philosophique avec Descartes. Répondant à la princesse qui lui avait demandé comment l’âme « immatérielle » peut mouvoir le corps pour faire les actions volontaires, le philosophe recourt à la « notion primitive » de l’union, « de laquelle dépend […] la force qu’à l’âme de mouvoir le corps, et le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions » (« Descartes à Élisabeth, 21 mai 1643 », Correspondance, op. cit., p. 68). Si la méditation métaphysique et le doute nous révèlent que notre âme n’est qu’une chose pensante (res cogitans), réellement distinguée du corps (res extensa), la notion de l’union, qui caractérise la vie pratique et morale, nous réaffirme dans la totalité irréductible de notre être. Or, ce qui est important, c’est que la compréhension de la notion cartésienne d’union n’est pas du domaine de la réflexion philosophique. En effet, d’après Descartes, « les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps » (sensations, passions, volontés) ne sont conçues par l’entendement et par l’imagination qu’« obscurément », mais elles se connaissent « très clairement par les sens », et « en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires » (« Descartes à Élisabeth, 28 juin 1643 », Correspondance, op. cit., p. 73-74). L’union est moins pensée et imaginée que ressentie, car elle est quelque chose – continue Descartes – « que chacun éprouve toujours en soi-même sans philosopher » (Ibid.,
p. 75). C’est sur le fond de cette solidarité essentielle entre le corps et l’âme, que Descartes développe sa pensée morale, c’est-à-dire sa réflexion sur la force de l’âme et sur sa capacité indirecte et progressive de régler les actions et les passions. Je pense donc que le lien entre Montaigne et Descartes ne se limite pas au défi sceptique que le premier a posé au second mais qu’il concerne notamment la dimension morale de leur philosophie respective. À ce titre, j’ai moi-même essayé de montrer que Montaigne peut être considéré comme une des sources majeures de la morale cartésienne, même là où on ne se l’attendrait pas : à propos de la question des mouvements involontaires, de la notion d’union et aussi du statut controversé de la générosité, que je mets en rapport – dans le dernier chapitre de mon livre – avec le « cœur généreux » de Montaigne et sa notion de « jugement réglé ».
Si j’ai insisté sur ces aspects de l’anthropologie montanienne des passions c’est parce qu’ils sont au fondement de sa pensée morale. Nous ne pouvons pas comprendre la plupart des remarques et j’ose dire des prescriptions éthico-morales des Essais, si l’on n’a pas à l’esprit qu’elles se fondent sur un vision dualiste de l’homme, non dans le sens que l’homme est une entité divisée pour Montaigne – c’est justement ce qu’il critique –, mais dans le sens d’une réalité complexe qu’il faut penser dans son unité et dans sa composition.
J’en viens maintenant à la dernière partie de ma communication, qui concerne la philosophie morale des Essais, ou, si vous préférez, la « sagesse ». Oui, car il y a une sagesse dans les Essais… Je suis personnellement convaincu que pour se représenter la nature et la signification authentiques de la philosophie morale de Montaigne, il faut voir dans quelle mesure cette morale s’articule effectivement à sa conception la nature humaine, à son anthropologie.
(D) Comme nous venons de le voir, la vérité de l’union de l’âme et du corps, dans ses modalités à la fois évidentes et confuses, se caractérise dans les Essais comme « liaison », « societé et jointure », « meslange » ou encore « estroite cousture ». De ce point de vue, il est évident que la morale des Essais repose toute entière sur cette anthropologie dualiste. Il suffit de songer au chapitre II, 37, là où Montaigne condamne les morales disjonctives, qui visent à séparer et à diviser le corps et l’âme : « Ceux qui veulent desprendre nos deux pieces principales [i. e. le corps et l’âme]
et les sequestrer l’une de l’autre, ils ont tort » (II, 37, 639 A). La morale doit au contraire protéger et optimiser l’union de l’âme et du corps, sa tâche étant « de pourvoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées », comme l’enseigne la « secte Peripatetique » (Ibid.). Montaigne se situe sur ce point dans la lignée de l’éthique aristotélicienne qui a su considérer le bien de l’homme vivant, c’est-à-dire le bien du corps et celui de l’âme. Ce topos de matrice cicéronienne (voir Des termes extrêmes des biens et des maux, IV, 7, 16-17) sera partagé par Descartes, pour qui Aristote a pensé un souverain bien « composé de toutes les perfections, tant du corps que de l’esprit » (« Descartes à Élisabeth, 18 août 1645 », Correspondance, op. cit., p. 119). Je remarque aussi une autre affinité importante entre Montaigne et Descartes, à savoir leur critique des éthiques stoïcienne et épicurienne/cyrénaïque en tant que morales partielles et disjonctives qui ont considéré soit le bien de l’âme, soit celui du corps, perdant de vue le bien de l’homme tout entier3.
Montaigne pense donc une sagesse de l’unité psychosomatique et somatopsychique de l’homme qui évite toute attitude unilatérale et mutilante, comme celle de certaines écoles philosophiques qui ont fait l’erreur, je cite, de « s’estre partializées, cette-cy pour le corps, cette autre pour l’ame, […] et avoir escarté leur subject, qui est l’homme, et leur guide, qu’ils advouent en general estre nature » (II, 37, 639-640 C). Ame et corps ne doivent pas être divisés et séparés, au contraire, je cite Montaigne, « il faut les r’accoupler et rejoindre », et surtout « il faut ordonner à l’ame » de prendre soin de son corps, « de se r’allier à luy, de l’embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser et ramener quand il fourvoye, l’espouser en somme et luy servir de mary » (Ibid., 640 A). Il s’agit d’un exercice constant, d’une discipline de réunification qui vise à l’accord et à l’autonomie de l’âme et du corps, « à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordans et uniformes » (Ibid., 639 A). Le registre est fortement affirmatif et son inflexion a le ton de l’injonction et de l’admonestation
morales : « il faut », « il faut ordonner », « j’ordonne à mon ame » (III, 13). Mais cette indication d’un devoir suppose un pouvoir effectif, car, en matière de morale, « semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre » (III, 9, 990 B). Montaigne accorde donc à l’âme un pouvoir effectif, une activité spontanée et intentionnelle qui vise à produire la meilleure harmonie possible avec le corps. En effet, bien que l’âme ne puisse se connaître elle-même comme un objet clair et évident, l’existence d’une marge de gouvernement intérieur répondant à la volonté subjective (« selon moy ») est néanmoins attestée dans l’expérience phénoménologique des actes psychiques, contrairement à ce qui se passe au niveau des tendances et des mouvements corporels : « si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict l’ame, nous marcherions un peu plus à nostre aise » (III, 13, 1098 B).
Comme vous l’aurez compris, je pense que la nécessité pratico-morale de cette activité d’harmonisation et l’urgence de « r’accoupler et rejoindre » les deux « parties » dont l’homme est composé sous-tendent l’hypothèse d’une hétérogénéité qui leur est propre. La philosophie morale de Montaigne se fonde donc sur une anthropologie dualiste. Mais je voudrais dissiper un malentendu dont j’ai déjà eu l’occasion de parler avec certains collègues : je ne souhaite pas soutenir que Montaigne est en quelque sorte « le précurseur » de Descartes et, encore moins, que dans les Essais se profile un dualisme métaphysique fondé sur la distinction des substances. Autre qu’un anachronisme, cela serait une absurdité conceptuelle. Néanmoins, il m’est apparu avec évidence que les anthropologies morales de Montaigne et de Descartes présentent sur ce point précis une série de ressemblances conceptuelles et des affinités profondes, dont l’analyse prudente peut contribuer à éclairer leurs pensées respectives. Mon intérêt pour la problématisation montanienne des rapports entre corps et âme naît de l’exigence de délimiter et configurer le plus précisément possible la signification concrète des prescriptions morales évoquées plus haut (II, 37 ; III, 13). À ce propos, il faut remarquer que c’est Montaigne lui-même qui présente sa sagesse en vue d’une recomposition pratique de ce qui se donne comme étant à la fois uni et différent. S’il est évident qu’il s’agit d’une perspective d’ordre moral et non pas métaphysique, il est aussi vrai qu’elle se fonde sur un effort réflexif de connaissance de soi dont proviennent de claires différenciations lexicales et conceptuelles qui, alors qu’elles précisent
les relatives et indépendantes compétences du corps et de l’âme, établissent parallèlement les points d’interaction et de contiguïté, les effets bénéfiques et dangereux de leur interaction, les zones de résistance et celles de ductilité.
Mais comment s’articule effectivement cette sagesse de l’unité de l’homme ? Plus concrètement, en quoi consiste cette sagesse ? Et bien, elle consiste essentiellement dans un bon usage des passions au profit du bien être individuel et collectif. À cet aspect de la morale montanienne, j’ai consacré le iiie chapitre de mon livre, avec des analyses de détail que je ne saurais pas vous présenter ici sans le reprendre dans leur intégralité. Mais je voudrais essayer d’en dire quelques mots avant de conclure.
Dans une position polémique avec le stoïcisme, Montaigne refuse d’inscrire sa morale à l’intérieur de l’idéal classique de la tranquillité de l’âme. L’apathie, la « noble impassibilité Stoicque » lit-on dans l’essai III, 10, disparaît de l’horizon moral des Essais pour de nombreuses raisons que je n’ai presque pas évoquées ici mais qui résident notamment dans son anthropologie, dans la place accordée aux passions corporelles, aux inclinations imperceptibles et aux limites du contrôle de soi. Face à un consensus traditionnel sur la valeur éminemment éthique de la tranquillité, considérée finalement comme le sommet du bonheur humain, Montaigne en accentue le caractère problématique et irréalisable : « En cecy y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l’ame et du corps. Mais où la trouvons-nous ? » (II, 12, 488, AB). Au contraire, Montaigne insiste sur l’inquiétude humaine et sur la génération continuelle des passions, ouvrant la voie aux anthropologies modernes de l’inquiétude d’un Hobbes voire même d’un Locke, ou alors aux analyses du cœur humain qui seront propres aux moralistes tels que La Rochefoucauld ou La Bruyère. C’est à l’intérieur de cet horizon éthique que l’eudémonisme de Montaigne, sa vision du bonheur humain, prend sa véritable signification.
Bien qu’en forte polémique avec la forme prescriptive et parénétique des morales antiques, il faut avouer que les Essais ne s’abstiennent pas de coordonner une série de stratégies réflexives et pratiques qui donnent une forme concrète à la philosophie morale. Concrète signifie ici réalisable, dont chacun peut faire l’essai, quitte à reconnaître qu’elle ne s’accorde pas à sa complexion et à ses facultés naturelles. Je le sais, dès qu’on parle
d’une philosophie morale et pratique à propos de Montaigne, tout de suite nous entendons le chœur des critiques qui nous rappellent que les Essais ne contiennent aucune philosophie, quelle qu’elle soit. Et pourtant, je suis persuadé du contraire et je pense que ce livre le montre.
Ces stratégies réflexives et pratiques, qui rendent possible le bon usage des passions, ne sont en rien la reproduction d’une vision rationaliste de l’éthique dans laquelle ce serait la raison qui doit, de jure et de facto, contrôler les passions. La raison n’occupe aucune position dominante à l’égard des passions dans les Essais. Certes, la raison peut guider la conduite humaine, et donc les passions des hommes, mais elle est moins directement efficace que les passions elles-mêmes : « La passion nous commande bien plus vivement que la raison » (II, 34, 742). Celle que j’appelle la « crise d’efficacité de la raison » dans les Essais a des retentissement considérables sur la morale montanienne, et elle est à mon sens à l’origine de la mutation de paradigme dans le discours des passions qui va de Descartes à Hume. Or cette crise d’efficacité est solidaire d’une série des notions réflexives et pratiques que Montaigne dissémine dans les Essais et qui, toutes, témoignent de son effort de penser une sagesse des passions sans disposer d’une conception « forte » de la raison. Voyons ensemble quelques-unes de ces notions.
La méthode de la « diversion » : la force des passions en général, et à plus forte raison lorsqu’une passion est trop puissante et risque de compromettre l’intégrité et l’équilibre individuels, doit être gouvernée par une autre passion ou un autre ensemble de passions. C’est là un processus qui se fonde sur la présupposition théorique, implicite et essentielle, selon laquelle seule une passion peut opérer avec utilité et efficacité sur et contre une autre passion. Nous ne sommes pas libres d’opposer directement la raison à la passion mais nous pouvons, à travers l’imagination, susciter une passion qui pourra nous permettre de résister à la passion dominante, voire de l’abandonner et de la changer avec une autre.
L’usage réflexif de l’habitude : quand elle est employée de façon maîtrisée et réfléchie, l’habitude est preéentée par Montaigne comme un principe de transformation adaptative capable de modifier les forces et les prédispositions corporelles et affectives au-delà de leurs limites naturelles (voir par exemple le célèbre passage de III, 12, 1082-1083 B).
La connaissance de soi : il s’agit d’une connaissance physiologique et psychologique de soi, des pouvoirs et des limites de son propre corps et
de son âme, qui n’a pas pour finalité des faire taire les affects, mais de le modérer et de les intégrer à la totalité de la personnalité individuelle.
Il reste de nombreuses choses que je n’ai pas pu dire et que vous pourrez trouver dans mon livre… J’espère que sa lecture vous offrira l’explication de cette phrase de Marie De Gournay, qui m’était un peu mystérieuse au début mais qui ne l’était plus après avoir achevé ce travail. Dans la Préface sur les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne que Marie de Gournay rédige pour l’édition posthume (1595), la « Fille d’Alliance » écrit :
Il est bien certain que jamais homme ne dit ni considéra, ce que cettui-ci a dit et considéré, sur les actions et passions humaines : mais il n’est pas certain si jamais homme, lui hors, l’eût pu dire et considérer4.
Au-delà de la rhétorique admirative qu’elle exprime, cette citation peut être lue comme un témoignage prémonitoire de la place singulère que les Essais étaient destinés à occuper dans l’histoire de la littérature et de la philosophie morale. Non seulement la voix de Montaigne est présentée comme inédite et sans précédent, mais elle est également envisagée comme unique, sans équivalent possible. Le vœux que je fais à mon livre, comme à un fils qui maintenant s’en va vivre tout seul, est qu’il puisse contribuer à expliquer et mettre en valeur l’importance de Montaigne dans l’histoire de la littérature et de la philosophie morale.
Je vous remercie de votre attention.
Emiliano Ferrari
Université Lyon 3 – Jean-Moulin (IRPhiL)
1 Les citations des Essais sont tireées de l’édition de P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF/Quadrige, 2004 (1re éd. 1924). Nous indiquons successivement le livre, le chapitre, la page et la couche de rédaction (A pour l’édition de 1580, B pour celle de 1588 et C pour les additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux).
2 R. Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, éd. J.-M. Beyssade et M. Beyssade, Paris, Flammarion. 1989.
3 Parmi les écoles anciennes qui ont pratiqué une éthique partielle et disjonctive figurent dans les Essais l’école cyrénaïque et l’école stoïcienne : « Aristippe ne defendoit que le corps, comme si nous n’avions pas d’ame ; Zenon n’embrassoit que l’ame, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement » (III, 13, 1107 C). Montaigne semble donc vouloir concilier Aristippe et Zénon, si l’on peut dire, tout comme Descartes, Zénon et Épicure (« Descartes à Christine de Suède, 20 novembre 1647 », op. cit., p. 271, à rapprocher de la lettre à Élisabeth du 18 août 1645).
4 Les Essais, texte de l’édition 1595, éd. D. Bjaï, B. Boudou, J. Céard et I. Pantin, Paris, La Pochothèque, 2001, p. 40.