Aller au contenu

Classiques Garnier

Vicissitudes de l’histoire et des arts Essai de lecture « traversière » (III, 6)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 1, n° 59
    . varia
  • Auteur : Bertrand (Dominique)
  • Résumé : Saturé de références et de métaphores aux arts et aux inventions humaines, « Des coches » convie ses lecteurs à une navigation en eaux troubles. Le mot du titre donne la première impulsion à une méditation mouvante. Des bateaux, moteurs de la conquête, mais aussi emblèmes de Paris, Montaigne en vient, par associations, à évoquer différentes formes de charrettes et d’attelages, désorientant son lecteur pour l’amener progressivement à entrevoir sous la « variété de formes », les vicissitudes de l’histoire et des arts.
  • Pages : 43 à 56
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812436772
  • ISBN : 978-2-8124-3677-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0043
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
43

Vicissitudes de lhistoire
et des arts

Essai de lecture « traversière » (III, 6)

À Louis Marin.

Saturé de références et de métaphores aux arts et aux inventions humaines, « Des coches » convie ses lecteurs à une navigation en eaux troubles1. Le mot du titre, dans sa littéralité, donne la première impulsion à une méditation mouvante, fondée sur une « concrétisation des tropes de métonymie aussi bien que de métaphore2 ». Des bateaux, moteurs de la conquête, mais aussi emblèmes de Paris, Montaigne en vient, par une logique dassociation, à évoquer différentes formes de charrettes et dattelages, désorientant son lecteur pour lamener progressivement à entrevoir sous la « variété de formes », les vicissitudes de lhistoire et des arts.

Parmi les nombreuses études de ce chapitre, qui tentent de relever le défi de la quête dun ordre signifiant3, celle de Gérard Defaux a mis en évidence la forte dimension visuelle de ce texte. Je prolongerai son analyse en mintéressant au subtil détournement quopère Montaigne

44

dune forme rhétorique et poétique associée à lenargeia : lekphrasis4. Hermogène, rhéteur de la seconde sophistique, a défini celle-ci comme un « discours descriptif, détaillé, vivant (enargès), et mettant sous les yeux ce quil montre5 ». Les sujets de lekphrasis, qui recouvraient chez Théon et Hermogène une très grande variété thématique, se sont focalisés, chez les Byzantins, sur des descriptions dœuvres dart, réelles ou imaginaires. Montaigne, au fil du chapitre iii, 6, ébauche de facto des tableaux textuels de différents realia ou performances esthétiques de lAncien et du Nouveau Monde (recomposés à partir dun travail intertextuel). Ces digressions articulent description et métatextualité, sur le modèle paradigmatique du bouclier dAchille6.

Sachant que la vogue de lekphrasis à la Renaissance a été stimulée par lédition en 1505 des maîtres alexandrins (Callistrate et Philostrate) et que la traduction en 1578, par Blaise de Vigenère, des Images ou tableaux de platte-peinture7 a contribué à fonder une tradition herméneutique de la fable antique, on note que la référence intertextuelle attendue à cet auteur est absente ou plutôt déplacée : Montaigne emprunte à Vigenère, traducteur de lHistoire de la décadence de lempire grec de Chalcondyle, une anecdote historique, celle des jeux tactiques des Hongres.

Ce déferlement de vivantes descriptions esthétiques peut surprendre sous la plume dun auteur qui se défie des illusions de la vive représentation8. Pour le lecteur pressé, les insertions ornementales semblent compromettre la cohérence discursive. Mais il convient, pour comprendre le recours de Montaigne à un procédé rhétorique qui a connu mille vicissitudes, den évaluer la portée philosophique : il est patent que

45

lornement ne saurait être gratuit9 et quil sert des stratégies significatives. Jesquisserai ici quelques pistes de réflexion en situant le jeu de Montaigne avec un modèle rhétorique visuel dans le sillage dune vision de lhistoire dérivée de Plutarque10, qui fait de limage un vecteur de persuasion et recourt à son efficacité psychagogique, à des fins denseignement éthique et politique. Jaxerai mes remarques sur les troubles manifestes dans la mise en œuvre de ces ekphraseis avant dinterroger les enjeux de ce leurre de la représentation.

Des ekphraseis troublées

Montaigne a élaboré dès la première strate du chapitre (1588) le parallèle entre les œuvres dart du Nouveau Monde – du jardin (p. 909) à la route (p. 914) – et celles des Anciens, quil sagisse dattelages hétéroclites (p. 901-902) ou des jeux de cirque (p. 905-90711). Lélaboration de ce parallèle soriente vers une démonstration de la précellence des arts du Nouveau Monde, tout en posant les jalons dune réflexion métatextuelle sur lécriture de lessai. Mais cette métatextualité transparaît aussi dans une variante de lédition C, lhistoire des Hongres, qui comporte un écho lointain du ut pictura poesis (« de mesme cette peinture »). Quest-ce qui se dit dans cet ajout de lédition de 1592 sur lusage des coches dans la guerre des Hongres contre les Turcs ? Avant de formuler des hypothèses de lecture, je me propose danalyser les « vicissitudes des formes » de lekphrasis dans lécriture de lessai, Montaigne suivant à lévidence Ovide sur les traces dune poétique et dune philosophie de lhybridité.

Lévocation des arts du Nouveau Monde sinscrit dans des ekphraseis bien « formées », dans lesquelles la métatextualité est omniprésente. Montaigne, en célébrant la beauté et la technique de ces œuvres dart12, reprend le paradigme du bouclier dAchille, transférant sur les productions

46

esthétiques du monde nouveau un modèle poétique prestigieux. Tout cela nempêche pas de subtiles dissonances qui pervertissent discrètement le modèle homérique. Si on se reporte aux analyses fondatrices de Perrine Galand, « Homère tend à présenter les paysages ou les œuvres quil loue, comme laccomplissement idéal, exemplaire, dun savoir-faire divin mis au service des techniques humaines13 ». Or dans ces descriptions des arts du nouveau monde, Montaigne évacue cette dimension sacrée de lœuvre dart pour mieux mettre en valeur les miracles profanes dune techné humaine.

Ces arts ne représentent rien à la différence du bouclier dAchille ; ils consistent simplement en un suprême déploiement dingéniosité suprême au service de la vie : quil sagisse du jardin ou de ces « beaux palais fournis de vivres, de vestements et darmes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui ont à y passer » (p. 914). La perspective de Montaigne, qui ne se soucie pas dinterpréter ces formes, indique moins un simple manque dintérêt pour les cultures amérindiennes quune défiance à légard des herméneutiques chiffrées. La prise de distance à légard du modèle potentiel des Images de plate-peinture de Vigenère se confirme dans un évidement du modèle allégorique apparent dans les attelages hétéroclites de Marc Antoine et dHéliogabale.

La contrefaçon des dieux par les tyrans contribue à dégrader les parades mythologiques : ces jeux de travestissement carnavalesque où lon voit Héliogabale se travestir en Cybèle, renvoyant à des mystères dionysiaques païens14, portent une critique à plusieurs étages. La raillerie des grotesques parades de Marc Antoine et dHéliogabale fait suite à une parodie des entrées royales, habilement dissimulée sous une allusion aux cortèges des anciennes dynasties : « Les Roys de nostre premiere race marchoient sur un chariot trainé par quatre bœufs ». Cette parodie dentrée royale, qui sénonce burlesquement, offre une description laconique, contrastant avec les relations des entrées officielles du temps : cest lultime niveau de la machinerie critique dissimulée sous la parodie. Montaigne déconstruit sciemment lherméneutique allégorique humaniste asservie à un ordre politique dans le cas des entrées royales. Le non sens

47

de ces parades soppose au labyrinthe de signes que prétendent déployer les scénographies du pouvoir15. Lintertextualité allusive de Montaigne, qui reprend différents échos critiques de ces entrées16, est induite de manière masquée dans la topique des « coches » et la référence au « navire » qui fait signe pour les contemporains : lenseigne de Paris, le navire de la France, constituant un thème favori des entrées parisiennes.

Entre les lignes, la parodie fonctionne ici, conformément aux analyses de Patricia Lojkine, comme « un écran intertextuel derrière lequel sesquisse une vision du monde alternative, qui ne saurait sexprimer de front, non seulement pour des raisons extérieures de refus, de résistance ou de censure mais surtout pour des raisons intérieures car cette vision du monde ne sordonne pas clairement et distinctement dans lesprit de lauteur lui-même mais relève dune logique autre qui se dit sous la forme de réseaux dimages17 ».

Si la parodie peut sembler fugitive, elle nen remplit pas moins son rôle dynamique ; ce rire des tyrans et des dieux lève les censures18 et lekphrasis excentrique permet à Montaigne dintroduire en contrebande une critique acide des dépenses excessives des monarques. Le glissement sopère autour du pivot de la « fantasie » : « Lestrangeté de ces inventions me met en teste cettautre fantasie : que cest une espece de pusillanimité aux monarques ». Montaigne détourne lattention de son lecteur sur son discours, lui conférant un impact esthétique, et il atténue habilement, dans le même temps, le tranchant satirique en feignant de se situer dans le champ du caprice et de limagination subjective. Cette stratégie rusée, convergeant avec lénonciation sceptique des Essais, confère à la fantaisie, force imaginante, créatrice dimages, le rôle vecteur dune subjectivité qui juge tout en donnant forme.

La description la plus spectaculaire de lessai tient dans la performance esthétique des jeux de cirque romains. Ce grand tableau orné constitue un espace textuel complexe. Larticulation délicate de cet ornement descriptif à largumentation repose sur un trouble thématique et

48

rhétorique. Lekphrasis peut paraître en contradiction avec la condamnation du luxe, en célébrant dune manière redondante les magnificences des jeux romains, et en déployant une rhétorique dapparat caractéristique du genre : mentions quantitatives, références à des objets précieux, effets denchâssement et de sertissement (sensibles dans le prosimètre) qui apparentent ce texte à un travail dorfèvrerie. Ce maniérisme vise à impressionner la mémoire du lecteur autant quà jouer avec les limites du représentable. Montaigne ne mime pas simplement ces jeux, il les re-produit et par là, il les transforme et les déforme. Lekphrasis compromet de manière ironique la célébration des jeux de cirque romains dans une représentation en forme de leurre.

Le leurre de la représentation des jeux de cirque : vanités ?

Lenargeia des jeux de cirque opère un passage de lévidence à lévanescence19. Montaigne rejoue en partie dans ce long excursus le paragone des arts. On sait que la supériorité de la poésie sur la peinture a été établie sur la base de son processus de signification plus conceptuel et plus intelligible, le déploiement diachronique étant un gage de lisibilité supérieure. Montaigne exhibe en apparence cette suprématie de lordonnance discursive, multipliant les marqueurs temporels : « premierement », « secondement », « tiercement », « pour la quatriesme façon », « le dernier acte dun seul jour ». Mais il annule ensuite ce patient découpage séquentiel pour rendre compte de la cinétique des métamorphoses scéniques, en suggérant la simultanéité, ce qui confirme lémulation implicite de lécrivain avec le peintre. In fine la représentation de la temporalité achoppe à travers un glissement symptomatique du sens du mot « temps », qui revêt une connotation ambiguë, météorologique et métaphysique.

49

Paradoxalement, lekphrasis des jeux de cirque inverse lévidence de lenargeia en vision occultée. La problématique du regard empêché simpose à la fois dans le commentaire sceptique qui repose sur lassimilation métaphorique du savoir et du voir (« Je crains que nostre cognoissance soit foible en tous sens, nous ne voyons ny gueres loin, ny guere arriere », p. 907) et dans lultime dislocation du prosimètre final qui fait prévaloir cette « nuit » profonde dans laquelle est ensevelie la mémoire des héros (p. 907). Labîme qui souvre ici nest pas seulement épistémologique, il connote linfigurable de souffrances enfouies et occultées à jamais :

Vixere fortes ante Agamemnona

Multi, sed omnes illacrymabiles

Urgentur, ignotique longa

Nocte.

Et supera bellum Troianum et funera Troiae,

Multi alias alii quoque res cecinere poetae.

Cette concaténation dHorace20 et de Lucrèce21 sert in fine à rappeler le rôle des poètes. Démenti ultime à lapparent commentaire pessimiste sur la vanité des arts et des civilisations.

Lekphrasis des jeux de cirque constitue un passage à la limite de la représentation qui na rien de gratuit : cette tactique déceptive, qui fait miroiter sous les yeux de ladversaire un objet illusoire, sert bien la cohérence de largumentation. La contradiction nest quapparente entre la condamnation des libéralités princières et léloge des magnificences romaines. Car le paragraphe demeure embrouillé, et on peut entendre le « pourtant » comme un retour prudent à léloge des magnificences publiques après une distinction essentielle posée entre la sphère publique et la sphère privée. Je linterprèterai comme une forme de prudence et de dissimulation dont la digression ultime sur les Hongres peut nous fournir une clef.

50

Les fortifications mobiles des Hongres :
un discours métatextuel implicite

Dans létrange ajout de la strate C sur les Hongres, lieu où se croisent la thématique et la rhétorique du leurre, Montaigne explicite en effet un art des fortifications mobiles utilisé par les Hongres pour tromper lennemi et faire progresser leurs positions en conjuguant des attaques incisives et un système de protection maximale. La stratégie des Hongres éclaire, de manière spéculaire, lécriture défensive-offensive de Montaigne, qui semble nous offrir curieusement un autoportrait défiguré à travers la représentation de ce curieux gentilhomme impotent qui marche en coche pour mieux se protéger (p. 901).

Dans la perspective de cette écriture ornementale, lhistoire des Hongres, surajoutée (C), peut être envisagée comme lultime perturbation de la rhétorique ekphrastique. On peut y déceler en effet une double prise de distance : à légard du modèle homérique (le bouclier dAchille, présent en creux) ; mais aussi de Vigenère, à qui Montaigne emprunte un discours de lhistoire plutôt que lherméneutique fabuleuse des Images de plate-peinture22.

Ce parcours des troubles de lekphrasis, et cet aboutissement ultime, qui substitue à une forme canonique des beaux-arts une technique moderne de lingénierie, trahit un rapport hétérodoxe de Montaigne à la description. On peut soupçonner une écriture entre les lignes. Je retiens de Léo Strauss la possibilité de sappuyer sur deux critères positifs pour déterminer la légitimité dune telle lecture : quand « un écrivain habile, possédant une conscience claire et une connaissance parfaite de lopinion orthodoxe et de toutes ses ramifications, contredit subrepticement, et pour ainsi dire en passant, lune des présuppositions ou des conséquences nécessaires de lorthodoxie, quil admet explicitement et maintient partout ailleurs, nous pouvons raisonnablement soupçonner quil sopposait au système orthodoxe en tant que tel » ; ces « contradictions ne se trouvent pas dans la préface ou en dautres endroits très visibles23 ». Lekphrasis, dans son hétérodoxie formelle, pourrait bien constituer un

51

symptôme des stratégies de dissimulation montaignienne. Il reste que Montaigne est tout sauf un écrivain de circonstance : rechercher les traces textuelles de ses opinions politiques et de leurs variations serait une piste aporétique.

Déprogrammation poétique :
des montres publiques à la parade privée

Il faut par ailleurs rappeler que les usages hétérodoxes de lekphrasis font partie intégrante des évolutions du genre, comme le rappelle Perrine Galand. Cette dernière explique que le « recours à la métaphorisation et à la dissimulation éventuelle dune programmation poétique dans des endroits privilégiés du texte comme les ekphraseis peut sexpliquer parfois par la nécessité dune certaine prudence, par exemple lorsquun poète novateur soppose à une tradition culturelle défendue par le pouvoir politique24 ». Mon hypothèse, cest que Montaigne récuse lhistoriographie autant que la poésie officielle mises au service des entrées et des fêtes royales.

Ce nest pas par simple prudence quil occulte la représentation des magnificences royales de son temps mais pour prendre ses distances avec les poètes et les artistes qui ont collaboré aux entrées royales. Montaigne subvertit ce modèle dune écriture de la montre pour le déplacer et lassumer dans un registre privé, légitimant la parade de lessai. Cette montre privée inversera au chapitre ix la posture royale de façon burlesque, recyclant lor en excrément, selon une logique vitaliste qui triomphe dans les Essais de la tentation de lor pérenne : « Si ay-je veu un gentilhomme qui ne communiquoit sa vie que par les operations de son ventre : vous voyez chez luy, en montre, un ordre de bassins de sept ou huict jours » (IX, 946)25. Je ninsisterai pas sur ce surgissement de lexcrément, inversion qui renaturalise lart de la montre et échappe à la logique dévoyée de la libéralité des tyrans. Ce que Montaigne reproche à celle-ci, cest davoir opté pour le royaume des simulacres et oublié le ventre, cœur de la vie : « Tant y a quil advient le plus souvant que le

52

peuple a raison, et quon repaist ses yeux dequoy il avoit à paistre son ventre » (p. 903). Il faudrait relire à cet égard ladresse « Au lecteur » qui oppose lentrée luxueuse et faite demprunts à lart de se présenter aux autres dans son plus simple appareil, art fantasmé sur le modèle de « ces nations quon dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de la nature ». Car au fond, lenjeu nest pas de critiquer lartifice des parures pour lui-même : si cet artifice parvient à sincarner dans le corps des hommes et du monde, Montaigne lexalte, comme le prouve son appréciation de lingéniosité des ouvrages indiens mais si cet artifice tourne à vide et sert des stratégies de domination politique, Montaigne le récuse. Entre les lignes, se joue bien la dénonciation de toutes les formes de tyrannie et lexigence de liberté.

Pour Montaigne, la logique de la montre, en sinscrivant dans un espace privé, permet de faire entendre à un petit cercle de lecteurs avisés cette leçon essentielle, médiatisée à travers des considérations sur lhistoire du temps, qui sont elles-mêmes difficilement énonçables sur la scène publique.

Du leurre de la représentation 
à un « emblème supernuméraire »

Le chapitre « Des coches » prouve que Montaigne articule étroitement écriture du moi et écriture de lhistoire. En cela, il emprunte en partie à Politien la conception de lefficacité rhétorique de lekphrasis. Politien, dans sa Praefatio in Suetonii expositionem fait de lenargeia une condition essentielle de léloquence historique, puissante sur les affects du lecteur. Mais concernant cette psychagogie de lécriture picturale de lhistoire, Montaigne se situe plus directement encore dans le sillage de Plutarque. Il sagit démouvoir et denseigner, voire de donner des avertissements. À qui ? Au prince ? Sans soute plutôt à cet autre soi-même quest le lecteur. Dans cet essai, la logique de lécriture privée se greffe de fait difficilement sur une vaine tentative de « registre » historique.

Cela nempêche pas Montaigne de se situer sur un plan éthique du discours « politique ». On peut déceler plusieurs « stratégies » dans

53

le recours très maîtrisé de Montaigne à des ekphraseis perturbées et perturbatrices dans ce chapitre. On retrouve au passage des éléments dopposition fonctionnelle entre lusage des images de lAncien et du Nouveau Monde.

Les parades grotesques et le leurre de la représentation des jeux de cirque visent dabord à démystifier les images fallacieuses déployées sur la scène urbaine de son temps. Mais on peut aussi entrevoir, dans la dislocation formelle et la référence thématique à des abîmes qui sentrouvrent (selon la citation de Calpurnius), un détour pour représenter lirreprésentable des guerres de conquête et des conflits de religion comme surgissement de la bestialité au sein de la civilisation. En ce sens, on pourrait revoir les images de ce chapitre comme lombre portée dun discours sur lhistoire du temps. On se souvient que Montaigne ne sintéresse pas à la relation du passé, mais retient de lhistoire cette fonction décriture du possible : « dire ce qui peut advenir ».

Les ekphraseis du jardin et de la route demeurent les véritables modèles métatextuels des Essais comme lont observé nombre des études sur le chapitre. Ces éléments de vie esthétisés traduisent un rêve dinscription du périssable dans la durée : au service de la vie, ces arts, tels que Montaigne les rêve, offrent à la fragilité humaine un double dispositif de fortification et de consolation.

Mais il faut conclure autour de ce curieux « emblème supernuméraire » qui clôt le chapitre. Montaigne opère un double transfert intericonique et intertextuel patent : il inscrit dans un récit emblématique du courage du roi péruvien lillustration bien connue du souverain sur sa chaise dor ; il élude la description de cette dernière, objet de fascination pour Gomara.

Le sens de cette construction ultime dun emblème, cest précisément redonner un sens, esquisser un lien symbolique entre lAncien et le Nouveau Monde. Pour combler linsupportable béance symbolique liée au désastre de la conquête et réélaborer du sens. Avec cet emblème final, Montaigne met en œuvre le exigi monumentum horatien. Il établit une passerelle26, reconstruit un chemin qui prolonge la précieuse voie inca, à cette différence près que « cette route dencre et de papier » est à la fois plus fragile et paradoxalement plus susceptible de sinscrire dans la durée : elle nest pas à labri de la censure, mais les semences quelle

54

dépose dans les esprits fructifieront un jour ; lhumble œuvre de papier a aussi lavantage de susciter moins dappétits que lor des arts péruviens.

Ainsi Montaigne comble-t-il, à sa manière, celle dun poète et philosophe, lintolérable échec de la greffe des arts et des vertus des deux mondes Ce que Montaigne déplore précisément, cest lattitude des Européens, qui ont choisi une stratégie de pillage autodestructeur plutôt que de donation féconde. Cette philosophie de lhistoire va à rebours de la vision téléologique de Le Roy, dont louvrage De la vicissitude ou varieté des choses en lunivers hante ce chapitre27. Pour Montaigne, il nest pas de providence divine et les transferts ne se font pas nécessairement dune culture à lautre, de Babylone à Rome, de lEmpire dOrient à celui dOccident. Montaigne nest pas dupe des accidents possibles de lhistoire28, le chaos peut triompher et loubli tout ensevelir. En ce sens, la citation de Lucrèce fait écho à la perte des traces de la civilisation indienne : « sémiocide » exprimé dans le discours brouillé dune parenthèse du chapitre 18 du livre II :

Certaines nations des nouvelles Indes (on na que faire den remarquer les noms, ils ne sont plus ; car jusques à lentière abolition des noms et ancienne connaissance des lieux sest étendue la désolation de cette conquête (p. 276).

Cest cette irrémédiable destruction des signes et des traces qui hypothèque la connaissance historique, laquelle pour Montaigne passe par la possibilité dune exactitude de la nomination29. Si cette dernière est perdue, limage doit prendre le relais pour manifester des arts perdus, « renommer » au sens de redonner du lustre à ces peuples perdus.

Accomplissant ici un devoir de mémoire, Montaigne le poète accomplit un travail symbolique qui nempêche pas lexercice de la clairvoyance

55

critique : le philosophe nest pas dupe et na pas la présomption de percer cette nuit du savoir et de la représentation, il se propose seulement de la combler par le travail de limaginaire.

Au-delà de la fonction narcissique de mise en scène spéculaire du travail décriture, il sagit de renouer les fils de la lecture poétique et du décryptage de significations politiques, entre les mots et les images. Actes intersémiotiques, le jeu avec la rhétorique de lekphrasis qui caractérise le chapitre « Des coches » perturbe les codes de la représentation. On sait que la vertu illusionniste et suggestive de la description (cette fameuse evidentia ou enargeia chère à la rhétorique antique et que les temps modernes ont transposée sous la notion d« hypotypose »), a été codifiée par la rhétorique judiciaire30 pour servir une argumentation serrée et méthodique, lart oratoire convoquant lenargeia pour forcer ladhésion des auditeurs. Or Montaigne ne saurait reprendre à son compte une stratégie aux confins de la manipulation, il a le souci dexercer et de contribuer à faire exercer le jugement critique du lecteur. On connaît ses réticences à légard de la poésie lorsque cette dernière, mettant en branle les affections et les passions de lâme, risque de servir des intérêts partisans, autrement dit de renforcer les troubles du temps. Montaigne tente, contrairement à Ronsard31, de penser un sujet privé distinct du sujet public. Le préambule du chapitre « Des Coches » traduit bien cet effort pour donner une assise ferme à la subjectivité32, sur le modèle tutélaire de Socrate, dont la figure, présente au début du chapitre, lui confère un surplomb philosophique.

Lévidement de lherméneutique fabuleuse réinscrit dans ces images le miroitement dun discours historique, par bribes. Pour exprimer lhistoire, Montaigne doit employer des stratégies analogues à celles dont il use pour parler du sexe : le régime de lallusif. Quand il parle du monde comme quand il parle de lui-même, ce que Montaigne ne peut exprimer, il le « montre au doigt » et par là il donne à voir, ou plutôt à entrevoir, des choses essentielles.

56

Les descriptions relèvent bien de cette écriture du détour, fantaisies qui se suivent ici de manière discontinue tout en entretenant entre elles des relations évidentes, selon une perspective oblique. Les éléments de satire dissimulés permettent dorchestrer, autour de ces apparentes digressions, un plaidoyer pour les arts défunts, de lAncien et du Nouveau Monde. Chemins de traverse qui donnent à méditer sur la vanité des arts33, mais aussi sur le génie humain et le risque de son gâchis, les ekphraseis de ces réalisations prodigieuses pourraient esquisser, au-delà de la déploration tragique dune catastrophe de la transmission, lespoir dun avenir des civilisations humaines, sous le signe des Métamorphoses dOvide. Montaigne écrit ses Essais sans dédaigner les techniques de lartisanat de lécriture, mais en subordonnant celles-ci à un ingenium du cœur, une authenticité des sentiments à la source du génie créateur selon Ovide34 : alliance ultime de lart et de la nature.

Dominique Bertrand

Université Clermont-Ferrand – Blaise-Pascal

1 Un texte difficile que Tom Conley définit comme un « chaos soigné » (« La lettre en abîme : Des Coches », in LInconscient graphique. Essai sur lécriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne), traduit de langlais [The Graphic Unconscious in Early Modern French Writing, Cambridge, 1992], Presses Universitaires de Vincennes, 2000).

2 Tom Conley, op. cit., p. 207.

3 La bibliographie critique relative à ce chapitre est impressionnante. Outre larticle cité de Tom Conley, les articles les plus notables sont ceux de René Etiemble (« Sens et structure dans un essai de Montaigne » (CAIEF, vol. 14, 1962, p. 263-274), de Gérard Defaux, « À propos Des coches de Montaigne : de lécriture de lhistoire à la représentation du moi » (Montaigne Studies, octobre 1994, p. 135-159), de Marcel Gutwirth, « Des Coches, ou la structuration dune absence », (LEsprit Créateur, vol. 15, no 1-2, p. 8-20).

4 Gérard Defaux notait que lécriture de ce chapitre est « sans science et sans art » et que Montaigne y évite systématiquement « toutes les formes rhétoriques qui retirent trop à lartiste ». Le jeu avec lekphrasis nous oblige à nuancer cette affirmation et à rouvrir le dossier des rapports entre lart et la nature dans lécriture des Essais.

5 Perrine Galland-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique dHomère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 10.

6 Pour plus dinformation sur lekphrasis, on peut lire les travaux de Perrine Galland (Le Reflet des fleurs, op. cit. et Les Yeux de léloquence. Sur les avatars modernes du genre dans le roman, Genève, Droz, 1994), de Ruth Webb (« Ekphrasis ancient and modern : the invention of a genre », in Word and Image, vol. XV, no 1, janvier-mars 1999, p. 7-18) et de Anne-Elisabeth Spica (Savoir peindre en littérature, Paris, Champion, 2002).

7 Voir lédition critique de F. Graziani, Les Images de plate-peinture, Paris, Champion, 1995.

8 Sur les réticences de Montaigne à légard de lillusion et des représentations fallacieuses, voir Olivia Rosenthal, Donner à voir : écritures de limage dans lart de poésie au xvie siècle, Paris, Champion, 1998, chapitre 1, p. 9.

9 Sur cette participation de lornement à la production du sens dans lécriture de Montaigne, voir André Tournon, La Glose et lessai, Presses universitaires de Lyon, 1983, p. 70-71.

10 À travers la médiation dAmyot : voir Gisèle Mathieu, LÉcriture de lessai, Paris, P.U.F., 1988, p. 77.

11 Selon la pagination proposée par lédition Villey, qui sera notre édition de référence.

12 Voir la récurrence du jugement esthétique (« beaux arbres », « beaux palais », p. 914).

13 Le Reflet des fleurs, op. cit., p. 63.

14 Voir Edgar Wind, Mystères païens de la Renaissance, trad. P. E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1992.

15 Voir M. F. Wagner, « Le spectacle de lordre exemplaire ou la cérémonie de lentrée dans la ville », p. 113-115.

16 Voir larticle dA. de Souza, « Des Coches sur fond dhistoire », in F. Argot-Dutard, Le Livre III des Essais. Des signes au sens, Paris, Champion, 2003.

17 P. Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme, Genève, Droz, 2002, p. 37.

18 Cest le bénéfice du rire et du rabaissement burlesque dans la perspective freudienne, voir Le Mot desprit et sa relation à linconscient, 1905 (Paris, Gallimard, 1992).

19 Jai développé plus précisément ces aspects dans un article intitulé « Vicissitudes de lévanescence dans le livre III des Essais : une expérience de la trace », in Revue des Sciences Humaines, « Lévanouissement », dir. P. Petitier, no 275, juillet-septembre 2004, p. 31-42.

20 « Il y a eu bien des héros avant Agamemnon, mais nous ne les pleurons pas et une nuit profonde nous les cache » (Odes, IV, IX, 25).

21 V, 326-327.

22 Paris, Champion, 1985.

23 Léo Strauss, La Persécution et lart décrire, trad. 1989, Paris, Presses Pocket, p. 66.

24 Le Reflet des fleurs, op. cit., p. 21.

25 Voir les analyses de G. Mathieu, LÉcriture de lessai, op. cit.

26 Montaigne aurait aimé voir le Pont-Neuf achevé…

27 Voir le troisième livre qui porte précisément sur « la vicissitude et invention des arts » et qui a été pertinemment envisagé par M. Jeanneret comme une méditation sur « Les aléas de lart », in Perpetuum mobile, Paris, Macula, 1997, p. 185-194.

28 Montaigne dénie à lHistoire un « rôle recteur » (A. Tournon, Montaigne et lhistoire, Paris, Klincksieck, 1991, p. 38).

29 Or, pour Montaigne, lexactitude historique passe par une possibilité dinscrire les noms dans leur consonance originelle sans les traduire : il loue Amyot « davoir laissé les noms latins tout entiers, sans les bigarrer et les changer » (I, 47, 124) et préconise pour les historiens français qui écrivent en latin de ne pas « garber (nos noms) à la grecque ou à la romaine » pour éviter toute confusion : ces travestissements, loin dêtre anodins, déstabilisent le jugement : « nous ne savons où nous en sommes et en perdons la connaissance ». La précision sémiotique est un préalable à la constitution du savoir historique.

30 Voir les travaux de P. Galland, Le Reflet des fleurs, op. cit. ; Les Yeux de léloquence, op. cit.

31 Voir la stimulante comparaison menée par F. Rigolot, « Mouvance de la politique : le discours et lessai », in Les Métamorphoses de Montaigne, Paris, P.U.F., 1988.

32 Sur la quête de Montaigne dun point déquilibre dans la mobilité, voir les analyses de L. Jenny, LExpérience de la chute de Montaigne à Michaux, Paris, P.U.F., 1997.

33 Je dédie cette réflexion à Louis Marin, en souvenir de sa réflexion sur « Les traverses de la vanité », in Les Vanités dans la peinture au xviie siècle, dir. A. Tapié, A. Michel, 1990.

34 P. Galand, Le Reflet des fleurs, op. cit., p. 189.