Montaigne et les fantaisies de la musique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 1, n° 59. varia - Auteur : Salas (Irène)
- Résumé : Il n’est pas fréquent de trouver des analyses consacrées à la place de la musique dans les Essais, celle-ci étant rarement évoquée et encore moins thématisée par Montaigne, sauf dans un usage métaphorique classique de certains termes (« harmonie », « rapsodie »). L’article d’Irène Salas apporte ici un éclairage précis, relevant les sentiments ambivalents de Montaigne à l’égard de cet art, de son « charme » et de ses éventuelles ressources de composition par rapport à l’écriture.
- Pages : 57 à 74
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812436772
- ISBN : 978-2-8124-3677-2
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Montaigne et les fantaisies
de la musique
Les traités de musique de la première moitié du xvie siècle débutent souvent par une définition de la musique qui se fonde sur la tripartition de Boèce1 : musica mundana, musica humana, musica instrumentalis. Autrement dit : musique de l’univers, engendrée par le grand mouvement du ciel ; musique humaine, qui relie le corps et l’âme en les équilibrant ; musique instrumentale, produite par la voix humaine et le jeu des divers instruments.
Chez Montaigne, avec moins de netteté, cette tripartition se retrouve. Elle sous-tend ses propos sur une question rarement étudiée chez lui : celle de ses rapports à la musique2. Rien d’étonnant au relatif silence de la critique, car la musique est peu audible dans les Essais. Elle ne compte pas parmi les principales occupations de l’auteur et n’est pas pour lui un sujet de prédilection : il est symptomatique que, malgré sa connaissance de l’Antiquité, il ne cite pas le De Musica de Plutarque, dont les éditions circulaient à son époque. Pourtant, entre les lignes d’écriture, on entend quelques sons disséminés, on trouve dispersées çà et là quelques notes ou quelques pauses sur l’art musical.
Comment Montaigne perçoit-il la musique et quelles opinions exprime-t-il sur cet art ? Telle est la question qu’il faut aborder dans une perspective discrètement intersémiotique ou interartistique.
Une approche intellectuelle
Le père de Montaigne, comme chacun sait, le faisait réveiller tous les matins « par le son de quelque instrument3 » ; il avait à cette fin engagé un musicien chargé de jouer une aubade sur son épinette considérant que « cela trouble la cervelle tendre des enfans de les esveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil4 ». Vains efforts, car plus tard Montaigne n’a révélé aucun goût particulier pour la mélodie : « D’adresse et de disposition, je n’en ay point eu […]. De la musique, ny pour la voix que j’y ay tres-inepte, ny pour les instrumens, on ne m’y a jamais sceu rien apprendre5 ». Inapte au chant comme à la pratique instrumentale, l’auteur des Essais semble leur préférer la récitation poétique qui valorise le texte. À l’instar de Zénon, il considère que la voix est « la fleur de la beauté6 » et s’émeut de la majestueuse prosodie des Grecs et des Romains, avec ses accents et ses cadences : « je ne m’estime point assez fort pour ouyr en sens rassis des vers d’Horace et de Catulle, chantez d’une voix suffisante par une belle et jeune bouche7 ». En tant qu’auteur, Montaigne se situe inévitablement du côté du logikon : la musique des vers remporte d’emblée ses faveurs face à l’alogos de la musique instrumentale. Aussi se montre-t-il indifférent aux productions de son temps : jamais il n’évoque les ballets, les madrigaux ni les polyphonies religieuses. Son oreille s’y ennuie, comme – à l’en croire – celle des enfants : « Pensons nous que les enfans de c[h]oeur prennent grand plaisir à la musique ? la sacieté la leur rend plustost ennuyeuse8 ». Du reste, si belle qu’elle soit, la musique ne résiste pas à une écoute répétée, car « l’accoutumance hebete nos sens9 ». Quant à la musique de table, on ne saurait la considérer comme un délassement pour les adultes ; elle fait plutôt obstacle à la véritable
conversation entre honnêtes gens. Dans les banquets, elle ne joue qu’un rôle de substitut ou de parasite :
Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs : ils se choquent et empechent l’un l’autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere, chassoit la musique mesme des tables, à ce qu’elle ne troublat la douceur des devis, par la raison, que Platon luy preste, que c’est un usage d’hommes populaires d’appeller des joueurs d’instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bons discours et agreables entretiens, de quoy les gens d’entendement sçavent s’entrefestoyer10.
Néanmoins, dans le chapitre « De l’Institution des Enfans », l’essayiste concède que la musique est essentielle à l’éducation de tout jeune noble et qu’elle recèle quelques vertus pédagogiques ; ludique, elle permet de rendre plaisante l’acquisition du savoir : « Nostre leçon […] se coulera sans se faire sentir. Les jeux mesmes et les exercices seront une bonne partie de l’estude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes11 ». À un niveau plus élevé, Montaigne rappelle l’usage éthique que Platon faisait de la musique : pour enseigner l’interdit de l’inceste et condamner les amours dénaturées, le philosophe recourait aux « fables mesmes de Thyestes, d’Oedipus, de Macareus » afin d’infuser par le plaisir du chant « cette utile creance en la tendre cervelle des enfants12 ». En dépit de ces mérites, la pratique du chant et de la musique demeure un passe-temps futile qui ne doit en aucun cas entraver l’étude des « choses plus nécessaires et utiles ». Montaigne rapporte ainsi une anecdote concernant la formation du jeune Alexandre :
Plutarque dict d’avantage, que de paroistre si excellent en ces parties moins necessaires, c’est produire contre soy le tesmoignage d’avoir mal dispencé son loisir et l’estude, qui devoit estre employé à choses plus necessaires et utiles. De façon que Philippus, Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre, son fils, chanter en un festin à l’envy des meilleurs musiciens : N’as tu pas honte, luy dict-il, de chanter si bien13 ?
Reste qu’un simple divertissement ne peut corrompre une « ame forte et genereuse ». Le vaillant Épaminondas (ou le sage Socrate, qui dans sa vieillesse « trouve le temps de se faire instruire à baller et jouer des instrumens ») peut se permettre un provisoire « relachement » et une concession passagère à la frivolité musicale : « Epaminondas n’estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s’y embesongner avec attention fut chose qui desrogeat à l’honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaicte reformation de meurs qui estoit en luy14 ».
Comme Aristote, Montaigne éprouve des sentiments ambivalents à l’égard de la musique15, privilégiant, en fin de compte, une approche tout intellectuelle : l’expressivité artistique lui importe moins que la dimension philosophique – en quoi il poursuit la tradition des Anciens, « pour qui le véritable musicien était le théoricien, l’historien de la musique, alors que l’instrumentiste, le chanteur, n’étaient que des artisans et moins peut-être16 ». Bien entendu, il unit musique et arithmétique comme le veut le Quadrivium, en décrivant les rapports harmonieux des « nombres de musique17 » qui régissent l’architecture de l’univers ; suivant les idées
pythagoriciennes, il reconnaît que « les proportions de la musique agissent comme des métaphores sonores de la Création divine18 ». Si elles sont conformes à la musique des sphères, elles permettent d’atteindre le Vrai et donc le Bien par la partie la plus haute de l’âme (le logistikon), celle qui fait l’identité véritable d’un homme19.
Mais c’est surtout sous l’angle littéraire et rhétorique que certaines notions musicales apparaissent sous la plume de Montaigne, utilisées à des fins d’exemplification comparative – notamment lorsque l’auteur veut exprimer des idées abstraites. En voici quelques exemples :
–pour établir des correspondances entre vie humaine bien ordonnée et harmonie céleste : « Nostre vie est composée, comme l’armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n’en aymeroit que les uns, que voudroit il dire ? Il faut qu’il s’en sçache servir en commun et les mesler20 » ;
–pour louer la constance dans nos actions : « c’est sans doute une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble21 », car « nous verrions tout par tout en [l]a vie reluire une equalité de meurs, un ordre et une relation infallible des unes choses aux autres […] ; c’est une harmonie de sons tres-accordans, qui ne se peut démentir22 » ;
–pour critiquer l’attrait de la nouveauté : Montaigne rapporte l’histoire du joueur de cithare Phrynis de Mytilène, qui ajoute inutilement deux cordes à son instrument ; il est à juste titre puni par l’éphore qui, sans chercher à savoir « si les accords en sont mieux remplis », coupe ces cordes en condamnant l’« alteration de la vieille façon23 » ;
–pour railler la vanité des pédants qui aiment à conter leurs exploits, accablant l’auditoire d’exemples juxtaposés, alors que seul le jugement d’ensemble permet de tirer parti d’une expérience : « En un concert d’instruments, on n’oyt pas un lut, une espinete et la flutte, on oyt une harmonie en globe, l’assemblage et le fruict de tout cet amas24 » ;
–pour exposer sa propre pratique de l’écriture, en faisant dialoguer les arts : « le poëte [emprunte] du Musicien les mesures25 ». Montaigne avoue aussi imiter la méthode d’autres artistes, comme celle du musicien Antinonydes :
Quand j’escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme. Aussi que, à la verité, les bons autheurs m’abattent par trop et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel, ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l’invention du musicien Antinonydes qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy son auditoire fut abreuvé de quelques autres mauvais chantres26.
La musique peut donc servir d’introduction (ou plus exactement de propédeutique) à la philosophie, car elle familiarise avec les Idées, même si elle ne permet de les saisir qu’intuitivement. Elle incite de surcroît à se rapprocher de la perfection. Mais si Montaigne semble épris d’harmonia mundi27, la musique n’est pas seulement pour lui une image du « branle admirable de la voute celeste28 » ; ondoyante et vibrante, elle émane également de la vie terrestre et de la Nature artiste.
La musique, la nature et le corps
Dans son « Apologie de Raimond Sebond », Montaigne relate nombre d’anecdotes sur l’intelligence des animaux. Qu’ils soient notamment capables d’apprécier la musique, c’est ce que montre selon lui le comportement de l’éléphant :
J’ay veu (dict Arrius) autresfois un elephant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s’eslevans et s’inclinans à certaines cadences, selon que l’instrument les guidoit ; et y avoit plaisir à ouyr cette harmonie29.
L’essayiste assure même que les oiseaux ont enseigné cet art aux hommes : « Democritus jugeoit et prouvoit, que la plus part des arts les bestes nous les ont aprises : comme l’araignée à tistre et à coudre, l’arondelle à bastir, le cigne et le rossignol la musique30 ». S’appuyant sur les observations d’Aristote, il conçoit le chant des perdrix et des rossignols comme un langage à part entière et spécule sur leur faculté d’audition, afin d’établir une théorie sur l’acquisition du langage par discipline et imitation :
Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y employent du temps et du soing, d’où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n’ont point eu loisir d’aller à l’escolle soubs leurs parens, perdent beaucoup de la grace de leur chant31.
Montaigne conclut que les sourds et muets, naturellement dépourvus d’ouïe, ne peuvent accéder au langage32. Il s’enthousiasme enfin pour la pie, capable de reproduire le son des trompettes :
Cett’autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque mesme pour respondant, est estrange. Elle estoit en la boutique d’un barbier à Rome, et
faisoit merveilles de contre-faire avec la voix tout ce qu’elle oyoit ; un jour, il advint que certaines trompetes s’arrestarent à sonner long temps devant cette boutique ; dépuis cela et tout le lendemain, voylà cette pie pensive, muete et melancholique, dequoy tout le monde estoit esmerveillé ; et pensoit on que le son des trompetes l’eut ainsin estourdie et estonnée, et qu’avec l’ouye la voix se fut quant et quant esteinte ; mais on trouva en fin que c’estoit une estude profonde et une retraicte en soy-mesmes, son esprit s’exercitant et preparant sa voix à representer le son de ces trompetes : de maniere que sa premiere voix ce fut celle là, de exprimer perfectement leurs reprinses, leurs poses et leurs muances, ayant quicté par ce nouvel aprentissage et pris à desdain tout ce qu’elle sçavoit dire auparavant33.
Si Montaigne est porté à « naturaliser l’art » comme d’autres « artialisent la nature34 », c’est que celle-ci est dotée à ses yeux d’une grande puissance artistique, que l’homme peut exploiter. Ainsi s’extasie-t-il devant les orchestres de musique d’eau découverts en Italie : dans son Journal de Voyage, il décrit, ébahi, les grottes « miraculeuses » aperçues dans les jardins du duc de Florence à Pratolino, où « il y a non seulement de la musique et harmonie qui se fait par le mouvement de l’eau, mais encore le mouvement de plusieurs statues et portes à divers actes que l’eau esbranle35 ». À Tivoli, devant les orgues d’eau de Villa d’Este, le voyageur admire le mécanisme ingénieux créé en 1564 par l’hydraulicien Tommaso Chiruchi, qui allie le visuel au sonore – la forme et la hauteur des jets d’eau se trouvant modelées par la musique des orgues :
La musique des orgues, qui est une vraye musique et d’orgues naturelles, sonnant tousjours toutesfois une mesme chose, se fait par le moyen de l’eau qui tombe avec grande violence dans une cave ronde, voustée, et agite l’air qui y est, et le contraint de Baigner pour sortir les tuyaux des orgues et lui fournir de vent. Une autre eau, poussant une roue à tout certaines dens, fait battre par certain ordre le clavier des orgues ; on y oit aussi le son de trompettes contrefait36.
Dans ce jardin aux métamorphoses ovidiennes, Montaigne s’extasie sur la natura ludens et sur la réversibilité des rapports entre l’art et le vivant, notamment à propos des flûtes d’eau qui reproduisent le chant des oiseaux :
Ailleurs, on oit le chant des oiseaux, qui sont des petites flustes de bronze qu’on voit aux regales, et rendent le son pareil à ces petits pots de terre pleins d’eau que les petits enfans soufflent par le bec, cela par artifice pareil aux orgues ; et puis par autres ressors on fait remuer un hibou, qui, se presentant sur le haut de la roche, fait soudain cesser cette harmonie, les oiseaux estant effrayés de sa presence, et puis leur fait encore place : cela se conduit ainsi alternativement tant qu’on veut37.
Pour l’auteur, la musique est avant tout mouvement : elle se meut dans la Nature, autant qu’elle émeut l’âme ou le corps. Elle est moins perçue comme un souffle s’infiltrant dans les oreilles que comme un fluide qui irrigue le corps tout entier. Aussi l’essayiste se défie-t-il de la musique des sphères qui échappe aux sens et s’avère trop abstraite38. Grand amateur de danse39, il préfère « s’abandonner à l’action physique des sons, sans nécessairement tenter d’en détailler l’architecture ni chercher les raisons de leur beauté40 ». Car en s’insinuant par les « sens corporels », la musique peut agir favorablement :
–elle procure les mêmes voluptés que l’ivresse : « L’ivresse estant une bonne espreuve et certaine de la nature d’un chascun, et quand et quand propre à donner aux personnes d’aage le courage de s’esbaudir en danses et en la musique, choses utiles et qu’ils n’osent entreprendre en sens rassis41 » ;
–elle est bénéfique socialement, car elle réfrène les humeurs belliqueuses et adoucit les mœurs : « Pythagoras, estant en compagnie de jeunes hommes, lesquels il sentit complotter, eschauffez de la feste, d’aller violer une maison pudique, commanda à la menestriere de changer de ton, et, par une
musique poisante, severe et spondaïque, enchanta tout doucement leur ardeur, et l’endormit42 » ;
–elle a même une irrésistible ascendance sur les plus sceptiques, dont elle peut convertir l’opinion en éveillant leurs sens tout en les domptant :
Il n’est cœur si mol que le son de nos tabourins et de nos trompetes n’eschauffe ; ny si dur, que la douceur de la musique n’esveille et ne chatouille ; ny ame si revesche qui ne se sente touchée de quelque reverence à considerer cette vastité sombre de nos Eglises, la diversité d’ornemens et ordre de nos ceremonies, et ouyr le son devotieux de nos orgues, et la harmonie si posée et religieuse de nos voix. Ceux mesme qui y entrent avec mespris, sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion43.
Mais Montaigne partage aussi les idées d’Aristote et sa conception de la musique comme charme hypnotique provoquant un « plaisir naturel » susceptible d’influencer l’« état de notre caractère44 ». Platon expliquait déjà dans le Timée que le son est un « choc transmis jusqu’à l’âme » et que l’audition est le « mouvement incité par ce choc, qui part de la tête pour aboutir dans la région du foie45 ». Pour Montaigne également, il y a équivalence entre son et sensation physique, et à chaque mouvement correspond un affect : « Les medecins tiennent qu’il y a certaines complexions qui s’agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur46 ». La musique, par sa force incantatoire, peut donc posséder pleinement celui qui l’écoute, tirant les cordes de son âme comme une marionnette : tel est le cas de « la musique guerriere qui vous entretient et eschauffe et les oreilles et l’ame47 » ou de la tarentelle qui pousse certains jusqu’à la transe et la folie.
Reste que l’écrivain se méfie dans une certaine mesure du pouvoir de la musique sur nos sens ; ces derniers ne sont pas toujours fiables et leur témoignage peut être brouillé : « Quant à l’erreur et incertitude de l’operation des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il luy plaira, tant les fautes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. Au retantir d’un valon, le son d’une trompette semble venir devant nous, qui vient d’une lieue derriere48 ». Dans cet exemple, où la trompette se fait trompeuse, Montaigne pointe l’illusion acoustique produite par l’écho et par le phénomène de résonance de la colonne d’air. Il s’interroge en philosophe : quelle confiance accorder à nos sens ? Comme chacun d’eux, l’ouïe peut apporter « un nombre infiny de connoissances » ; mais à elle seule, « l’intelligence des sons, de l’harmonie et de la voix » ne saurait conduire à une pleine vérité. Il faudrait bien d’autres données sensibles : « Nous avons formé une verité par la consultation et concurrence de nos cinq sens : mais à l’adventure falloit-il l’accord de huict, ou de dix sens, et leur contribution, pour l’appercevoir certainement et en son essence49 ».
En définitive, Montaigne fait un éloge paradoxal de la musique : souveraine séductrice, elle avive la sensibilité des corps, mais insensibilise et endort le sens critique. Insaisissable, elle est ce qu’il y a de plus immatériel dans le matériel et de plus matériel dans l’immatériel, capable de chatouiller « l’estroite cousture » entre le corps et l’esprit. C’est en tant que mouvement capricieux – ou plus exactement en tant que « fantasie » – que l’essayiste l’apprécie ; elle devient alors un modèle pour son écriture, un élément de sa poétique.
Les « muances » de l’Écriture
Le texte des Essais est un tissu mouvant : truffé de corrections, animé d’une « fluxion, muance et variation perpetuelle50 », il traduit l’élan inchoatif de la pensée. Par sa fragmentation, il requiert une
lecture non linéaire et labyrinthique : les « allongeailles », avec leurs constants retours en arrière, rendent mobile l’axe spatio-temporel de l’interprétation. L’écriture de Montaigne n’est jamais un objet esthétique figé ; elle avance par mues, mutations et « muances » – terme qui revient à plusieurs reprises sous la plume de l’auteur, et qui peut servir de clé à qui veut déchiffrer la partition de son texte. Car consciemment ou non, Montaigne emprunte ce mot au vocabulaire musicologique : Mutatio est unius vocis in aliam variatio51. Il revendique les « muances » comme un élément de sa rhétorique, de sa « fantastique bigarrure » ; son art consiste à décrocher les tons, à louvoyer vers la note (ou le mot) juste, à privilégier les détours, « obliques », « sauts », « gambades » et autres « fantasies » :
Je m’esgare, mais plustot par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais par fois c’est de loing, et se regardent, mais d’une veue oblique. J’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi party d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne creignent point ces muances, et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils la denotent seulement par quelque marque […]. J’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades. C’est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle52.
À la Renaissance, la notion de phantasia acquiert une particulière richesse. D’autant plus polysémique que des élaborations philosophiques, artistiques et poétiques nouvelles ont retravaillé l’héritage antique, le mot en vient à désigner non seulement une faculté universelle, mais aussi une singularité individuelle, éventuellement capricieuse. Chez Montaigne, la fantaisie est aussi bien un processus cognitif commun à tous qu’un trésor mental amassé au fil d’expériences singulières ; en elle s’articulent le sensible et l’intelligible, les passions et la pensée. Elle est
une faculté qu’il convient de tenir en bride, mais aussi l’expression d’une nature unique. Si le terme grec phantasia, dérivé de phôs, la « lumière », désigne à l’origine la faculté commune de se représenter mentalement le sensible, l’équivalent français, « fantaisie », en est venu à évoquer les chimères individuelles, les vagabondages intellectuels et la vacatio animae : « Je ne m’esgaye qu’en fantasie et en songe53 ». Chez Montaigne, la « fantaisie » est donc souvent synonyme d’une « imagination54 » qui galope, d’un esprit qui « enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos55 ». Elle prend dans les Essais des acceptions contraires :
–négatives lorsque le terme (réservé dans l’Antiquité à des emplois savants) se rattache à des réflexions philosophiques, pour désigner une faculté qui participe du processus cognitif, mais qui suscite toujours une certaine défiance due à sa dépendance envers les images et la sensation, dont la fiabilité et l’universalité demeurent problématiques. La phantasia est alors synonyme d’illusion, d’erreur, de dérèglement et d’instabilité56.
–positives lorsqu’il s’agit d’« extravaguer au vent », de « resver et baguenauder » ; c’est-à-dire lorsqu’il s’agit du caractère provisoire et non systématique de l’exercice de la pensée. Le terme ici est surtout lié à la pratique d’écriture : « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantasies57 ».
Autres traits de la phantasia : l’insolite et le bizarre, tels que les définit une certaine esthétique maniériste. Il n’est donc guère étonnant que Montaigne se détourne de la musique savante, lui préférant les usages populaires et folkloriques, perçus comme de naïves curiositates : « La
poesie populaire et purement naturelle a des naïvetez et graces par où elle se compare à la principale beauté de la poesie parfaitte selon l’art ; comme il se void és villanelles de Gascongne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont congnoissance d’aucune science, ny mesme d’escriture58 ». Au fil de ses voyages, l’essayiste se fait ethnographe et se plaît à recenser les anecdotes piquantes ou les découvertes inhabituelles, qui suscitent la surprise (comme les orgues hydrauliques). Par exemple, il s’amuse des chansons des courtisanes dans les rues de Florence, des airs des paysans et des bergers dans les villages « ayant l’Arioste à la bouche » et s’accompagnant d’un luth ; il retient une chanson populaire entendue à Vitry-le-François, par laquelle les filles « s’entr’advertissent de ne point faire de grandes enjambées de peur de devenir garçon comme Marie-Germain59 » ; il décrit les singularités musicales des contrées italiennes qu’il traverse : « A Lucques, on aime beaucoup la musique ; on y voit peu d’hommes et de femmes qui ne la sachent point, et communément ils chantent tous : cependant ils ont très-peu de bonnes voix60 ». Montaigne raconte aussi les fêtes princières et les réceptions du duc de Toscane au son des trompettes. Lorsque le pape célèbre la messe à Saint-Pierre de Rome, il est impressionné par le faste de la cérémonie : mais si les ensembles vocaux ne retiennent pas son attention, ses témoignages, en revanche, concernant la survivance des instruments de cuivre dans les églises (comme les trombones ou « saquebutes61 »), n’ont pas laissé indifférents les musicologues. Dans les synagogues où il se rend également (pour assister au rituel de la circoncision), il écoute attentivement les chants et les cantiques, puis conclut avec humour : « Ils [les Israélites] n’apportent non plus d’attention en leurs prieres que nous faisons aus nostres62 ».
D’une manière générale, l’essayiste voyageur glane toutes les formes de pittoresque et d’originalité : il ne manque pas d’être fasciné par les coutumes du « monde des Indes nouvelles63 », dont il rapporte certains détails d’après le cosmographe espagnol Francisco Lopez de Gomara qui passa quatre années aux Amériques64. Dans son chapitre « Des Cannibales », il évoque ainsi les danses et les musiques exotiques des indiens Tupinambas du Brésil, notamment les chansons guerrières et les romances amoureuses dont il loue la beauté anacréontique : « c’est un doux langage et qui a le son agréable, retirant aux terminaisons Grecques ».
Ces exemples illustrent ce que Montaigne nomme « les fantasies de la musique » ; il précise que ces dernières « sont conduictes par art », alors que les siennes le sont « par sort65 ». Autrement dit, il place sur le même plan musique et écriture : toutes deux relèvent de la fantaisie, mais la première est sérieuse (un « art »), tandis que la seconde est jeu (un « sort ») qui, aléatoire, se fonde sur le hasard, l’indolence et l’errance de la pensée – « Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes66 ». Du reste, à l’instar de Plutarque, son modèle, on peut dire que dans son écriture Montaigne s’éloigne souvent du thème et privilégie les variations, comme on le fait en musique : « Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere. […] O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite67 ».
Soulignons enfin que la « fantaisie » relève aussi du vocabulaire musical, caractérisant une pièce instrumentale de forme composite et assez libre, par opposition aux formes musicales strictes telles que la future sonate. Elle fait se succéder les thèmes plutôt qu’elle ne les organise : « En Italie au xvie siècle, elle s’identifie avec le ricercare, de style contrapuntique. Elle s’épanouit dans l’Angleterre élisabéthaine sous le
nom de fancy et sous forme de pièces pour violes, d’écriture imitative et fuguée, aux thèmes parfois populaires, et agrémentées d’épisodes variés alternant avec ceux en contrepoint68. » Le ricercare est une ancienne forme musicale de la période du haut baroque, fondée sur l’enchaînement d’épisodes différents qui peuvent être sans lien thématique entre eux. Montaigne procède de la même manière dans son écriture : « Je propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles : non pour establir la verité, mais pour la chercher69 ». La recherche montaignienne est ainsi liée au projet d’introspection et de connaissance de soi par l’écriture et, telle une musique intériorisée, elle tente de transcrire le mouvement de la pensée. Du reste, le ricercare est précisément un exercice de l’« essai » et du tâtonnement : le compositeur explore des formules harmoniques souvent inédites, proches de la rêverie, sur un rythme très lâche qui se règle sur l’humeur.
Parallèlement, Montaigne qualifie son texte de « rapsodie70 » : autre terme musical qui, à l’origine, désignait chez les Grecs des morceaux détachés des poésies d’Homère, chantés par les rhapsodes. Le mot entre dans la langue française en 1581 et désigne, de manière figurée et familière, un mauvais ramas, soit de vers, soit de prose, mal liés entre eux et composites71. C’est ainsi que Montaigne assemble sa « marqueterie mal jointe », sans logique ni cohérence chronologique, suivant plutôt la fantaisie ou l’« opportunité » :
Mon livre est toujours un. Sauf qu’a mesure qu’on se met a le renouveller, afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d’y attacher comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe, quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque pris particulier a chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. De la toutefois il adviendra facilement qu’il s’y
mesle quelque transposition de chronologie, mes contes prenans place selon leur opportunite, non toujours selon leur aage72.
À la Renaissance, on assiste à l’affirmation du moi et de l’individu ; elle va de pair avec l’émergence des musiques pour voix seule, comme les aria, ou comme la ligne monodique qui encadre d’autres voix à l’unisson – et qui, loin des polyphonies médiévales, favorisera l’apparition de nouvelles formes musicales comme l’oratorio ou, plus tard, l’opéra. En d’autres termes, on observe une humanisation de la musique73. Montaigne, quant à lui, incorpore de multiples citations dans son texte et, en les faisant siennes, compose avec sa plume de soliste une sorte de chorale monophonique. Son « instrument », c’est son esprit, c’est-à-dire sa faculté de juger : « Les hommes sont tous d’une espece, et sauf le plus et le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instrumens pour concevoir et juger74 ».
Il n’est pas anodin, enfin, que Montaigne rédige son œuvre dans les années 1580-1590, au moment où la vogue du luth atteint son point culminant. La solitude du luthiste l’engage à la contemplation, au recueillement et à l’invention : son art converge vers les trois formes libres d’exploration et d’expression du moi que sont le ricercare, la fantaisie et le prélude. C’est dans ces pièces, très voisines de l’improvisation, que s’exerce le côté proprement méditatif du luthiste ; c’est vers les deux premières que tend, à sa manière, l’écriture des Essais.
Irène Salas
Oxford University
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1 Boèce, Traité de la musique [« De Institutione musica »], traduction française par Christian Meyer, Turnhout, Brepols, 2004.
2 Selon Jeanice Brooks, la dernière sérieuse étude critique sur le sujet date de 1928 : Armand Machabey, « Montaigne et la musique », in La Revue musicale, 9-9, 1928, p. 260-271. Et Armand Machabey, « La musique au temps de Montaigne », in La Revue musicale, 9-11, 1928, p. 465-474.
3 Michel de Montaigne, Les Essais, I, 26, « De l’Institution des Enfans ». Nos citations sont empruntées à l’édition Villey-Saulnier (reproduisant l’Exemplaire de Bordeaux), Paris, P.U.F., 1965 [réimpression en 2 vol., 1978].
4 Ibid.
5 II, 17, « De la Praesumption ».
6 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ».
7 Ibid.
8 I, 42, « De l’Inéqualité qui est entre nous ».
9 I, 23, « De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
10 III, 13, « De l’Expérience ». Additions de 1580-1588 et Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
11 I, 26, « De l’Institution des Enfans ». Additions de 1580-1588. Nous soulignons.
12 I, 23, « De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux. Selon Montaigne, Platon appréciait la musique : « Pour les sciences lettrées, il s’y amuse fort peu, et semble ne recommander particulièrement la poesie que pour la musique. » (I, 26, « De l’Institution des Enfans »).
13 I, 40, « Consideration sur Cicéron ».
14 III, 13, « De l’Expérience ». Additions de 1580-1588.
15 « Il y a, en gros, quatre matières enseignées ordinairement : les lettres (grammata), la gymnastique, la musique, et certains y ajoutant une quatrième, le dessin (graphikên) ; la grammaire et le dessin étant considérés comme utiles (khrêsimous) dans la vie et d’emplois multiples, la gymnastique, comme entraînant au courage (andreian). Sur la musique, on peut dès maintenant se poser des questions (diaporein) ; actuellement la plupart s’y adonnent comme pour leur plaisir (êdonês) ; mais, dès l’origine, on lui fit une place dans l’éducation, parce que notre nature (phusin) elle-même, comme on l’a répété si souvent, cherche non seulement à exercer correctement ses activités, mais aussi à pouvoir jouir noblement du loisir (kai skholazein dunasthai kalôs) : c’est là le principe de tout (arkhê pantôn), pour en parler une fois de plus. » (Aristote, Politique, Livre VIII, III, 1-2 (1337b), Jean Aubonnet (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 30-31). Plus loin : « C’est pourquoi les anciens classèrent la musique dans l’éducation non pas comme une chose indispensable (anagkaion) (de fait, elle n’a rien de tel), ni utile (khrêsimon) non plus, comme l’est la grammaire (grammata) pour traiter des affaires, tenir sa maison, s’instruire (mathêsin) et se livrer à de multiples activités politiques – le dessin (graphikê) étant, semble-t-il, utile pour mieux juger les œuvres des artistes (tôn tekhnitôn erga) – ; ni utile non plus comme la gymnastique l’est pour la santé et la vigueur corporelle (car nous ne voyons ni l’une ni l’autre dans la musique). Il reste donc son utilité comme un moyen de passer noblement le temps dans le loisir, raison manifeste (phainontai) pour laquelle on l’a introduite : on la classe parmi ce qu’on estime être le noble passe-temps des hommes libres » (Ibid., Livre VIII, III, 7-8 (1338a), p. 32).
16 Armand Machabey, « Montaigne et la musique », in La Revue musicale, 9-9, 1928, p. 268.
17 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
18 Françoise Ferrand (dir.), Guide de la musique du Moyen Âge, Paris, Fayard, coll. « Les indispensables de la musique », 1999, p. 68. En effet, dans le Quadrivium, l’astronomie est considérée comme une musique visible ; et réciproquement, la musique est perçue comme une astronomie (ou un univers) invisible.
19 Voir Platon, Phédon, in Œuvres complètes, Luc Brisson (dir.), Paris, Flammarion, 2011.
20 III, 13, « De l’Expérience ».
21 II, 31, « De la Colere ».
22 II, 1, « De l’Inconstance de nos Actions ».
23 I, 23, « De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue ». Montaigne précise : « Je suis desgousté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte, et ay raison, car j’en ay veu des effets tres-dommageables. »
24 III, 8, « De l’Art de Conferer ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
25 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ».
26 III, 5, « Sur des Vers de Virgile ». Additions de 1580-1588 et Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
27 Voir Michaël Baraz, « Le sentiment de l’unité cosmique chez Montaigne », in Cahiers de l’Association internationales des études françaises, vol. 14, 1962, p. 211-224.
28 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ».
29 Ibid. Additions de 1580-1588.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Cette idée était répandue à l’époque. Voir Laurent Joubert, « Quel langage parleroit un enfant qui n’auroit jamais ouï parler », in Erreurs populaires et propos vulgaires touchant la médecine, Bordeaux, S. Millanges, 1579, p. 574 sq.
33 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ». Additions de 1580-1588.
34 III, 5, « Sur des Vers de Virgile ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
35 Journal de Voyage, Première Partie, V, « De Venise à Florence », [22 Novembre 1580], édition de François Rigolot, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 79.
36 Ibid., Première Partie, VII, « Premier séjour à Rome », p. 101.
37 Ibid.
38 « Il ne nous fault pas aller chercher ce qu’on dit des voisins des cataractes du Nil, et ce que les philosophes estiment de la musique celeste, que les corps de ces cercles, estant solides et venant à se lescher et frotter l’un à l’autre en roullant, ne peuvent faillir de produire une merveilleuse harmonie, aux couppures et muances de laquelle se manient les contours et changements des caroles des astres ; mais qu’universellement les ouïes des creatures, endormies comme celles des Aegiptiens par la continuation de ce son, ne le peuvent appercevoir, pour grand qu’il soit » (I, 23, « De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux).
39 Voir Mark Franko, « Interlude : Montaigne’s dance », in Dance as Text. Ideologies of the Baroque Body, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 52-62.
40 Armand Machabey, op. cit., p. 267.
41 II, 2, « De l’Yvrongnerie ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
42 I, 46, « Des Noms ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
43 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ».
44 « On doit néanmoins chercher si, cet effet n’étant qu’un accident (sumbébêke), la musique n’a pas par nature (phusis) trop de prix pour se réduire à l’usage qu’on vient de dire, et s’il faut non seulement prendre sa part au plaisir commun (tês koinês êdonês) qu’elle donne et que tous peuvent ressentir (pantes aisthêsin) (car la musique comporte un plaisir naturel (êdonên phusikên) qui fait, en conséquence, aimer sa pratique des gens de tous âges et de tous caractères), mais encore voir si son influence ne s’étend pas, de quelque manière, même jusqu’au caractère moral (to êthos) et à l’âme (psukhên). Cette influence sera claire si la musique affecte l’état de notre caractère (êthê). » (Aristote, op. cit., Livre VIII, V, 15-16 (1340a), p. 39).
45 Platon, Timée (67b et 80a), in Œuvres complètes, Luc Brisson (dir.), Paris, Flammarion, 2011.
46 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ».
47 III, 13, « De l’Expérience ». Additions de 1580-1588.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ». Additions de 1580-1588 et Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
51 Dans l’ancienne musique, la « muance » signale le changement d’une note en une autre, soit en montant, soit en descendant. Le compositeur Jacques de Liège utilisait les termes analogues solfizare et solfisatio : « Le système des muances (mutatio, changement) est souvent appelé : solmisation, du fait que le premier hexacorde dur s’échelonnait de SOL à MI […]. Le problème des muances consiste à faire entrer tantôt le SI naturel et tantôt le SI bémol […] dans des échelles qui ne contiennent pas le triton. » (Armand Machabey, Lexique de la musique [d’après Johannis Tinctoris], Paris, Richard-Masse Editeurs, 1951, p. 15-16).
52 III, 9, « De la Vanité ». Additions de 1580-1588 et Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux. Nous soulignons.
53 III, 5, « Sur des Vers de Virgile ».
54 Voir John O’Brien, « Fantaisie », in Philippe Desan (dir.), Dictionnaire de M. de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 387-390 ; John O’Brien, « Imagination », ibid., p. 495-501 ; Eva Marcu, « Fantaisie », in Répertoire des idées de Montaigne, Genève, Droz, 1965, p. 417-435.
55 I, 8, « De l’Oisiveté ».
56 Du reste, au cours de la période moderne, la notion perdra de sa densité conceptuelle et suscitera une défiance plus grande encore, comme l’imagination, « maîtresse d’erreur et de fausseté » voire « folle du logis », avec laquelle elle se confond parfois.
57 III, 9, « De la Vanité ».
58 I, 54, « Des Vaines Subtilitez ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
59 I, 21, « De la Force de l’Imagination ».
60 « Si dilettano in Lucca molto di musica : e comunemente cantano tutti. Si vede pure, che hanno pochissime bone voci. Fu cantato a questa messa con ogni sforzo : e non ci fu pure gran cose », in Journal de Voyage, Troisième Partie, XIV, « De Pise à Lucques », [14 Septembre 1581, rédaction en italien et traduction de Querlon], édition de François Rigolot, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 277.
61 À propos de son séjour à Pistoie : « Nous vismes les eglises : à l’Elévation, on y sonnoit en la maistresse Eglise les trompettes. Il y avoit parmy les enfans de chœur des prestres revestus, qui sonnoient de saquebutes », in Journal de Voyage, Première Partie, X, « De Lorette à Lucques », [4 Mai 1581], ibid., p. 153.
62 Journal de Voyage, Première Partie, VII, « Premier séjour à Rome », [30 Janvier 1581], ibid., p. 102.
63 I, 23, « De la Coustume et de ne Changer Aisément une Loy Receue ».
64 Il fut l’auteur de L’Histoire Générale des Indes, publié en espagnol à Saragosse en 1552, puis en italien à Venise en 1560, et enfin en français à Paris en 1578.
65 « Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art ? Les fantasies de la musique sont conduictes par art, les miennes par sort », III, 2, « Du Repentir ». Additions de 1580-1588 et Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
66 III, 9, « De la Vanité ». Additions manuscrites de l’Exemplaire de Bordeaux.
67 Ibid. Nous soulignons.
68 Henri Vignal, article « Fantaisie », Encyclopaedia Universalis, 2008.
69 I, 56, « Des Prières ». Nous soulignons.
70 I, 13, « Ceremonie de l’Entreveue des Roys ».
71 Le terme « rapsodie » apparaît en effet chez Léon Trippault (Celt’hellenisme, ou Eymologie des mots francois tirez du graec, 1581, p. 262). Plus tard, chez Pierre Crespet : « Ce me seroit de vraie une vergogne grande de fourrer ma rapsodie mal limée & polie, & manque de beaux traits & polissure ou ornement de langage, parmi tant de doctes escrits » (Discours Catholiques, de l’origine, de l’essence, excellence, fin, & immortalité de l’Ame [1587], Paris, Charles Chappellain, 1604, « Epistre au Roy »).
72 II, 17, « De la Praesumption ».
73 Cette idée se confirmera avec Descartes (Traité de la musique, publié pour la première fois en 1650) : la musique n’a pas seulement une emprise sur le corps, faisant de l’homme un automate discipliné ; au contraire, elle exacerbe les passions humaines et permet d’atteindre la plénitude de l’âme.
74 I, 14, « Que le Goust des Biens et des Maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons ». Nous soulignons.