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Classiques Garnier

La peinture écrite

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 1, n° 59
    . varia
  • Auteur : Keatley (Richard E.)
  • Résumé : Alors que Montaigne effectue à travers ses Essais une œuvre écrite, une représentation par les mots, ses déclarations antirhétoriques semblent nier la possibilité de toute mimésis, prônant une écriture libre qui explore la naissance de ses idées informes en ce qu’Olivier Pot appelle du « diégétique pur », un raccontare qui s’affiche contre l’artifice. Sont examinés ici les emplois des mots peindre et peinture dans les Essais pour mieux comprendre ce que Montaigne entendait quand il se donnait pour projet de se peindre.
  • Pages : 31 à 42
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812436772
  • ISBN : 978-2-8124-3677-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0031
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La peinture écrite

La mention de la peinture dans les Essais pourrait paraître paradoxale. Alors que Montaigne effectue une œuvre écrite, une représentation à travers lemploi de mots, il se montre souvent méfiant par rapport au pouvoir qua le langage de représenter des idées, darriver au fond des choses. Ses déclarations anti-rhétoriques semblent nier la possibilité de toute mimésis, prônant une écriture libre et naturelle, qui raconte et interroge, qui explore la naissance de ses idées informes en ce que Olivier Pot appelle du « diégétique pur », un raccontare qui saffiche contre lartifice dans une recherche dun langage « naturel1 ». Toutefois la représentation impliquée par la mention de la peinture occupe une place importante dans la pensée de Montaigne. Si les Essais réussissent à narrer le passage de ses idées, cest grâce à laction de se peindre dont se réclame son œuvre, de sorte que la peinture devienne une solution à sa crise philosophique et communicative2. « Le seul livre au monde de son espece » (II, 8, 385c), les Essais (œuvre de peinture), réussissent à sécarter du scepticisme, arrivant à une consubstantialité entre lauteur et son œuvre, communiquant avec lêtre et représentant lessence de Montaigne.

Une question évidente semble se poser : comment se peut-il quune œuvre écrite, construite au moyen doutils linguistiques (grammaire, rhétorique, logique), puisse devenir une peinture, œuvre faite de couleurs, dessins et figures ? Comment peut-on se peindre en utilisant des mots ? On se demande si Montaigne utilise cette métaphore de façon arbitraire

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et casuelle (comme synonyme de description) ou si cette différenciation entre son projet et lécriture traditionnelle souligne de vraies différences techniques, discursives ou philosophiques. La mention dun autre moyen de communiquer – non pas dun autre genre, mais dun tout autre art – semblerait vouloir éviter les défauts de lécriture, proposant de faire autrement que ce quelle fait normalement. Montaigne souligne, ou montre du doigt (deixis), labîme qui sépare les mots de lessence dun homme (de tous les hommes), en nous demandant de regarder son œuvre non pas en tant quœuvre littéraire, mais comme une peinture. Cette ruse linguistique, peut-on se demander, en soulignant les défauts du langage, ne risque-elle pas de démonter le projet même de se peindre de paroles ? Est-il possible dimporter les pouvoirs de la peinture, si jamais ces pouvoirs existent, ou est-ce que lemploi dune comparaison bien connue à lépoque de Montaigne se condamne demblée à la caducité de la métaphore pure3 ?

À la suite de considérations faites dans cette revue où jai examiné le rapport entre les déclarations presque néo-platoniciennes de Montaigne et celles proposées par la théorie picturale de la Renaissance4, jexaminerai ici les emplois des mots peindre et peinture dans les Essais afin de mieux comprendre ce que Montaigne entendait quand il se donnait pour projet de se peindre. Une partie de la difficulté dinterprétation de ces mots semble provenir déjà de leur polysémie qui souligne une valeur métaphorique inhérente au concept même de représentation. Retournant à son étymon dorigine, *peik qui voulait dire graver, écrire ou bien, colorer5, on voit que le verbe latin pingo endossait déjà des sens littéraux (« peindre, représenter par le pinceau, représenter par laiguille, broder ») et des emplois métaphoriques qui marquaient la distorsion implicite à toute

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représentation verbale ou artistique. Les connotations décoratives du mot (« barbouiller de, couvrir de, embellir6 ») contribuent aux emplois variés du verbe pingere7. De son équivalent français (peindre), Robert Estienne, dans son Dictionnaire François-latin (1539), donne quatre traductions possibles dont plusieurs qui établissent un lien entre la peinture et lécriture : pingere, ses deux formes préfixées latines depingere, expingere et même scribere8. Peindre une chose, une personne ou une scène donnait lidée de « représenter » cette chose, mais pouvait aussi se traduire par « écrire, dépeindre, enluminer » ou encore – et Estienne le propose bien sous sa forme réflexive – « se farder9 ». Ces emplois métaphoriques suggèrent donc une gamme assez large de sens qui allait de la peinture en tant que soi à la représentation neutre jusquà la distorsion, doù lexigence de la redondance dans certaines expressions comme « peindre et descrire quelque chose » (traduit par describere aliquid) ou peindre de paroles, expression quEstienne traduit par deformare10.

Toute cette gamme est bien présente dans les Essais. Montaigne emploie le verbe peindre dans le sens neutre dune description, dun récit ou dune explication, lorsque, par exemple, il insiste sur son incapacité à « peindre seulement les premiers lineamens » des « sciences » et des « arts » (I, 26, 146c). On peint une personne, comme chez les historiens qui peignent Pyrrhus comme « stupide et immobile » (II, 12, 505a), Tacite qui peint les anciens Gaulois « armez pour se maintenir seulement » (II, 9, 404b) et ce même historien et les « autres » qui peignent Sénèque « tres-excellent et tres-vertueux » (II, 32, 722a). Un examen de ces emplois montre que ce genre de description semble exiger lemploi dun détail saillant, de manière à ce que le caractère essentiel de la chose

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soit représenté (connaissance plutôt que savoir). Les capacités morales du peintre sengagent dans linvention de détails exemplaires :

Ceux qui les [les indigènes du Nouveau Monde] peignent mourans, et qui representent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceux qui le tuent et leur faisant la moue (I, 31, 212a).

Ce célèbre exemple à propos des Cannibales illustre la noblesse des sauvages, incorporant le mépris de la mort dans une action succincte et emblématique. Plus que de gestes réels et vus, il sagit de signes raccourcis qui symbolisent le courage des Amérindiens. Laction dépasse la description physique et transforme en image la force morale de lindividu représenté.

Si la peinture représente, il sensuit encore que le peintre peut aussi fausser le sens des choses, en en recouvrant lidentité dans un but discursif ou rhétorique. Chez Montaigne, ce genre daccusation, exprimée à la troisième personne du pluriel dans « lApologie de Raymond Sebond », souligne la précarité du jugement humain et la difficulté darriver aux valeurs fondamentales telles que la vérité, la philosophie ou la justice :

Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? Que nous suyvons les loix de nostre pays ? Cest à dire cette mer flottante des opinions dun peuple ou dun Prince, qui me peindront la justice dautant de couleurs et la reformeront en autant de visages quil y aura en eux de changemens de passion ? (II, 12 : 579a)

Montaigne, qui ailleurs soutient exactement ce quil semble critiquer ici, marque le basculement du jugement humain dans la création des lois. Lopinion qui peint se rapporte aussi au masque :

On a grand tort de la [la philosophie] peindre inaccessible aux enfans, et dun visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me la masquée de ce faux visage, pasle et hideux ? (I, 27, 160a)

Si ces sens multiplies sont tous confirmés par les lexicographes du seizième siècle pour le verbe peindre, ce nest pas le cas pour le substantif peinture qui se traduit de plusieurs façons, toutes ayant un rapport avec les arts graphiques. Ces sens, dailleurs, soulignent les aspects techniques de la peinture qui servent à représenter au vif et à illuminer le sujet11.

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Le sujet de la peinture devient, dans un sens, une icône, « une peinture morte et muette », une transformation de son sujet en puissance iconographique. Lévolution de lusage du substantif que lon voit chez Montaigne souligne dailleurs la réification progressive de son moy qui sous-tend lidée de se peindre. Dans lédition de 1580 cette pensée est peu nuancée. Une « peinture » est une œuvre dart, une peinture en tant quobjet physique12. Montaigne cite la peinture comme écriture (quatre fois) uniquement quand il parle de la poésie, topos où la théorie mimétique exige la supposée équivalence horatienne entre les deux arts (« ut pictura poesis »)13. La peinture (pictura) dans ces cas est synonyme de poësie, et peut-être encore de la poiesis ou de lacte descriptif pratiqué par le poète. Plus quune simple description, elle représente lœuvre artistique et littéraire dans sa plus haute forme : « Virgil… en sa peinture » (1, 37, 232a), la « poësie et peinture » de Nicolas Denisot (I, 46, 279a). Dans la traduction que Montaigne donne (ou invente ?) dans « Des Cannibales » dun poème aztèque, la mimésis est entrelacée avec le désir amoureux inspiré par la beauté du serpent que lartiste voudrait (faire) imiter en forme « dun riche cordon » à donner en cadeau à son amoureuse14. Montaigne écrit en critique littéraire, mais plus encore, sinterroge sur le sens de la représentation mimétique, sur ses implications sensuelles, sexuelles et essentielles. Le mot peinture semble être déclenché par la présence de ce contexte poétique, mais les implications morales de la représentation, de la décision de se peindre sont déjà présentes. Enfin, si la poésie est un genre écrit, la peinture penche vers la technique pratiquée à lintérieur de lacte poétique : « Toutes les peintures dequoy la

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poësie a embelly lage doré » (I, 31, 206a) montrent jusquà quel point la peinture sassociait à la poiesis, dont les fictions (fingo) servent à illustrer le fond des choses.

Après son retour du voyage en Italie (1580-1581), Montaigne semble sortir de ces restrictions sémantiques, la peinture acquérant un sens progressivement plus métaphorique. Entre ses ruminations sur le style, lécriture et la représentation enveloppées comme elles le sont dans des considérations sur la mortalité et lamour dans « Sur des vers de Virgile », Montaigne théorise le besoin de la connaissance pour arriver au beau style. Le lecteur attentif oublie presque que Montaigne ne parle pas ouvertement de sa peinture, mais de lécriture en général :

Quand je voy ces braves formes de sexpliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que cest bien dire, je dicts que cest bien penser. Cest la gaillardise de limagination qui esleve et enfle les parolles. (C) « Pectus est quod disertum facit » Nos gens appellent jugement, langage ; et beaux mots, les plaines conceptions. Cette peinture est conduitte non tant par dexterité de la main comme pour avoir lobject plus vifvement empreint en lame (III, 5, 873b).

Comme pour Alberti et ses disciples, la peinture se lie à la connaissance plutôt quà la technique ; moins quune invention poétique, elle représente une interrogation sur la vérité et une pratique dobservation. La peinture des Essais de 1588 et de lédition de Bordeaux reconnaît donc les implications philosophiques et morales de la représentation qui peut arriver, disons, à « lame » ou bien, utilisée à mauvaises fins, peut bien déguiser le sens des choses, comme dans la « periphrase et peinture » quon utilise pour parler de lacte sexuel ou pour décourager les jeunes des études philosophiques. Montaigne paraît donc inventer un néologisme, ou pour le moins échappe-t-il aux confins des lexicographes de son temps, en se servant du mot peinture comme synonyme de représentation15.

Si lon considère la richesse sémantique de ces divers emplois, la décision, assez tardive, dappeler lécriture des Essais une peinture devient encore plus significative. La première citation de la peinture (en suivant la chronologie de Villey) se trouve, de fait, dans lessai important De lamitié, un chapitre dont le style et la matière le distinguent des autres essais du premier livre dont certains « puent un peu à lestranger ». Dans

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cet essai devenue célèbre au-delà du seul cercle des spécialistes, on observe chez Montaigne un changement de ton, inspiré par une connaissance intime et un fort rappel damour, qui produit une veine poétique qui ne se trouve pas partout dans ces premiers essais. Au moment même où Montaigne trouve cette capacité descriptive, lidée lui vient de suspendre, au beau milieu de la confusion de ses propres « crotesques et peintures fantasques », un « tableau riche, poly et formé selon lart ».

Des thèmes qui deviendront importants pour la représentation de soi sont déjà implicites dans le rapport entre Montaigne et son ami. Le réseau dassociations quil monte (et démonte dans les versions successives de son œuvre) présente louvrage « poly selon lart » sous légide dune hybris hésitante, présentée à travers des comparaisons et des contrastes entre ses écrivailleries et léloquence de son ami, entre lespace et le vide, léloquence et lineptie, la suffisance et son contraire. Lincapacité affichée par Montaigne complique les questions de représentation en en soulignant le caractère monstrueux :

Considérant la conduite de la besongne dun peintre que jay, il ma pris envie de lensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, nayant grace quen la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la vérité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, nayants ordre, suite ny proportion que fortuité ?

Desinit in piscem mulier Formosa superne.

Je vay bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en lautre et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant que doser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon lart. Je me suis advisé den emprunter un dEstienne de la Boétie, qui honorera tout le reste de cette besongne. Cest un discours [] (183a)

Le glissement sémantique du mot peinture permet à Montaigne de présenter lidée de sa dispositio comme une décision fortuite et involontaire. Son langage informel (« un peintre que jay », présentation dans une phrase participiale) feint la nonchalance dans ce moment toutefois critique à la présentation de son œuvre. Si lœuvre sétait produite toute seule, cest un Montaigne blasé qui lui donne un ordre et un point focalisateur. Cest alors quil choisit lœuvre de son ami qui sert de contraste à ses crotesques, contraste qui sert à souligner la monstruosité ridicule, le manque dart et de suffisance qui marque ses écritures de « vieil esprit ».

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Mais si ce quon a appelé le « cadre maniériste » marque la monstruosité de lexécution de Montaigne, cette disposition indique aussi la possibilité dune supériorité dans linvention16. Plus quà un modèle réel, lessai I, 28 se rapporte à une idée de La Boétie comme manifestation textuelle du désir de Montaigne pour lexpression poétique. Le texte que Montaigne nous donne (qui nest pas celui auquel il se réfère dans sa présentation) rapporte : « Cest tout ce que jay peu recouvrer de ses reliques ». Ainsi le texte de La Boétie devient symbole, peinture morte de son ami expiré, tout comme cétait ce texte qui a « acheminé » les deux amis à leur rencontre fatale. Toutefois, ce texte-symbole (comparant des Essais) sera remplacé par des sonnets (damour) du même auteur et, enfin, par le vide barré de rayures qui lacèrent le texte et dirigent son lecteur « ailleurs17 ». Lindication du potentiel inachevé de La Boétie semble donc anticiper laccomplissement de la peinture des Essais qui se construit autour de cette lacération. Si seulement La Boétie avait pu écrire des essais, revendique Montaigne (184a), on aurait vu alors ses merveilles rivaliser avec celles du monde ancien ! Mais son ami qui laurait dépassé nest plus et, de plus, il na pas écrit des paroles peintes.

Les questions décriture et de forme mises en valeur par la citation de limage monstrueuse horatienne servent encore à souligner lunicité du projet de Montaigne et son approche singulière de la description, le contexte du passage emprunté à lArt poétique identifiant les Essais comme écriture de la maladie, comme poésie risible qui enregistre les phantasies de lessayiste :

Si un peintre voulait ajuster sous une tête humaine le cou dun cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs sur des membres pris de tous côtés, dont lassemblage terminerait en hideux poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, pourriez-vous, introduits pour contempler lœuvre, vous empêcher de rire, mes amis ? Croyez-moi, Pisons, ce tableau vous offrirait le portrait fidèle dun livre où, pareilles aux songes dun malade, ne seront

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retracées que des images inconsistantes, faisant un corps dont les pieds et la tête ne répondront pas à un type unique18.

Lenregistrement que faisait Montaigne de ses « rhapsodies » ignorait la première loi de la poétique horatienne, celle dune unité dargument : « Bref, lœuvre sera ce quon voudra, il faut tout au moins quelle soit simple et une19 » (453). Bien que le projet de Montaigne de « se peindre » ne paraisse ici que sous forme embryonnaire, lidée de la peinture comme solution aux apories de la représentation paraît toutefois évidente20. Comme il le fera plus tard quand il prendra la plume de son secrétaire dans le Journal de voyage, Montaigne se trouve obligé de soccuper dune œuvre qui sétait produite : un Jackson Pollock qui avait émergé de son imagination inquiète et quil monte sur sa paroi pour se faire honte. Cette phantasie coupée, remontée, sans grâce, monstrueuse (sous-terraine ? excrémentielle ?) nie la forme classique et dépend, de plus, dune suffisance extra-référentielle et réprimée qui lui donne sens à sa lecture.

Ou, plutôt, serait-ce le contraire ? Est-ce que le renversement de la poétique horatienne condamne le projet de Montaigne, ou offre-t-il la possibilité de dépasser son modèle ? Les aspirations littéraires de Montaigne se présentent dabord sous légide de lauto-condamnation, insuffisance du sujet qui souligne la dignité du projet : une contextualisation picturale de limportance de la représentation (et donc de la connaissance) de sa propre insuffisance. Si la citation dHorace suggère un rapport entre la poésie et lécriture de Montaigne, elle nous oblige aussi à reconsidérer ses affirmations répétées dincapacité poétique. Il nous paraît dune ironie toute montaignienne que de citer lArs poetica pour souligner son inaptitude en poésie. Monstrueux, aussi, dans leur disproportion croissante par rapport à lœuvre de La Boétie, les Essais grandissent à lombre dun modèle qui se rétrécit.

La première expression de limpulsion à se peindre, suivant la chronologie de Villey, daterait de 1579, quand Montaigne sapprochait de la fin de la première version imprimée de son œuvre. Cest dans « De la praesumption » (II, 17) que Montaigne défend la possibilité de se peindre à linstar du roi-peintre René de Sicile :

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Je vis un jour, à Barleduc, quon presentoit au Roy François second, pour la recommendation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict quil avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy nest il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit dun creon ? (653 A)

Comme dans sa présentation « dun peintre que jay », Montaigne nous raconte la conception de son idée, débattant de son projet dans un questionnement rhétorique. Son annonce approfondit le rapport entre lécriture des Essais et la peinture proposée dans son premier volume. Ainsi, au milieu du premier livre, Montaigne nous présente la métaphore de la peinture et, au milieu du deuxième, la possibilité de se peindre avec la plume.

À part ces deux références assez indirectes au rapport possible entre les Essais et la peinture, les deux autres références au projet de se peindre apparaissent, lune, au début, et lautre, à la fin de cette première version de son œuvre : deux exemples ajoutés en position para-textuelle. Dans le premier exemple, Montaigne essaie de convaincre son lecteur de sa bonne foy, dans le dernier, Montaigne se réfère à « cette peinture morte et muette » dans sa lettre à Madame de Duras :

Cest icy un livre de bonne foy, lecteur. Il tadvertit dès lentrée, que je ne my suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je ny ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables dun tel dessein. [] Je veus quon my voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car cest moy que je peins. Mes defauts sy liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me la permis. Que si jeusse esté entre ces nations quon dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je tasseure que je my fusse tres-volontiers peint tout entier et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre : ce nest pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars, mille cinq cens quatre vingts. « Au lecteur ».

Mon Dieu ! Madame, que je haïrois une telle recommandation destre habile homme par escrit, et estre de neant et un sot ailleurs. Jayme mieux encore estre un sot, et icy et là, que davoir si mal choisi où employer ma valeur. Aussi il sen faut tant que jattende à me faire quelque nouvel honneur par ces sotises, que je feray beaucoup si je ny pers point ce peu que jen avois acquis. Car outre que cette peinture morte et muete desrobera à mon estre naturel, elle ne se raporte pas à mon meilleur estat, mais beaucoup descheu de ma premiere vigueur et allegresse, tirant sur le flestry et le rance (784 A).

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Lidée venue à Montaigne vers 1579 paraît donc importante comme point focalisateur des Essais de 1580, mais non pas comme thème dominant dans leur composition. On dirait que cette idée lui vient de par sa force unificatrice, occupant le rôle de colle qui lie sa marqueterie maljointe. Sa position extra-corporelle donne à la peinture un rôle dappendice ou de prothèse, qui marque le lieu dune blessure ou dun manque encore à combler.

Cest après 1580 que la métaphore de la peinture se lie de façon explicite et articulée à la poétique de la représentation de soi. Après cette date, tant le verbe que son substantif deviennent des synonymes de lécriture et de la description. De plus, comme la référence à sa peinture morte et muette le suggère, ces expressions assument des connotations positives et négatives à la fois. Toutefois, si lobjet de sa peinture (soi-même) se montre instable et amorphe, Montaigne commence à souligner luniformité de son projet. Son œuvre sans forme et monstrueuse devient simple et uniforme. Nest-ce pas la reconnaissance de soi qui permet au peintre de remplacer les défauts de la représentation par lapprentissage de la parole peinte ?

Les autres forment lhomme, je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si javoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre quil nest. Meshuy cest fait. Or les traits de ma peinture ne fourvoyent point, quoy quils se changent et diversifient. Le monde nest quune branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides dAegypte, et du branle public et du leur (III, 2, 805B).

La citation « a tastons » de la peinture, qui semble présenter une solution au dilemme philosophique et rhétorique de Montaigne, souligne la nature complexe de la représentation qui dépend à la fois de conventions et de la violation de ces conventions pour son accomplissement. Bien que Montaigne puisse (peut-être) pratiquer la franchise dans lexécution de son œuvre, celle-ci néchappe pas aux implications déformatrices du discours rhétorique, ou du déguisement impliqué par lart de la peinture. Cet autre art paraît offrir une solution toutefois dans le sens où il souligne, par son apparition dans les Essais, les défauts du langage et de tout effort de représentation. Il nest pas surprenant donc que lemploi du terme peinture comme synonyme de description prenne de plus en

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plus des connotations de falsification et de déguisement. Le scepticisme de Montaigne à propos de la représentation demeure, semble-t-il, tout en se concrétisant et se contextualisant dans lexpérimentation avec lart de la peinture.

Richard E. Keatley

Georgia State University

1 Olivier Pot, LInquiétante étrangeté, Paris, Champion, 1993, p. 5. Si Pot nie la mimésis comme modèle générique des Essais, il fait toutefois remarquer, à partir dune remarque de Laurent Jenny (« Poétique et représentation », in Poétique, 58, fév. 1984, p. 171-195), la ressemblance entre « la mimêsis perçue comme mouvement naturel de connaissance » et le projet de Montaigne.

2 Voir Claude Queffelec, « Les abus du pouvoir du langage daprès lApologie de Raimond Sebond », in Mélanges Jean Larmat : regards sur le Moyen Âge et la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 408-413 et Philippe Desan, « Montaigne et la peinture du passage », in Essays in French Literature, 20, nov. 1983, p. 1-11.

3 Jacques Derrida, dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, souligne la nature paradoxale de la citation inter-générique. Je me suis inspiré également de lanalyse de ce problème par Rosemary Hawker, à propos des « peintures photographiques » de Gerhard Richter : « The idiom in Photography as the Truth in Painting » in The South Atlantic Quarterly, 101 : 3, été 2002, p. 541-554.

4 Pour une description des grandes lignes de cette théorie, voir notre article, « Montaigne et la théorie picturale », Nouveau Bulletin de la Société des amis de Montaigne, 50, 5, second semestre 2009. Létude de base du topos horatien reste celle de Rensselaer Wright Lee, Ut pictura poesis : humanisme et théorie de la peinture xve-xviiie siècles, traduction de Maurice Brock, Paris, Macula, 1991.

5 The Tower of Babel (ehl.santafe.edu), s.v. peik. http://ehl.santafe.edu/cgi-bin/response.cgi?root=config&morpho=0&basename=/data/ie/piet&first=2101.

6 F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, s.v. pingo.

7 Charlton T. Lewis et Charles Short donnent encore ces exemples : Cicero in De finibus, (2, 21, 69) « locus, quem ego varie meis orationibus soleo pingere », Epistolae ad Atticum (1, 14, 3) « modo mihi date Britanniam, quam pingam coloribus tuis penicillo meo » and Epist. ad Quintum Fratrem (2, 15) « hunc (virum) omnibus a me pictum et politum artis coloribus subito deformatum vidi » in A Latin Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1879, s.v. pingo.

8 Dictionnaire Francoislatin, contenant les motz et manieres de parler Francois, tournez en Latin, Paris, 1539, s.v. peindre.

9 Gaffiot, s.v. expingo. Estienne inclut descrire et description sous une seule rubrique, donnant les deux sens restreints suivant : « descrire par vers, versibus exprimere » et « La description du monde : Cosmographia », s.v. descrire.

10 « Lequel ie vous ay peind de parolles par cy devant, Quem supra deformaui », p. 362.

11 Estienne (1539) énumère les usages suivants, tous répétés mot à mot dans sa deuxième édition (1549) et par ses successeurs Jean Thierry (1564) et Jean Nicot (1584) : « Peincture, Pictura, Graphice, graphices./Peincture faicte sur le vif, Icon, iconis./Peincture ou il y a beaucoup de jour, Collustrata pictura/Une peincture ou il ya beaucoup de jour, Collustrata pictura/Une maniere de peincture faicte a feu, Encaustice encausticis/La premiere ordonnance et premiers traicts quon faict en peincture avec charbon, Adumbratio/Proiect de peincture, Graphice », op. cit., p. 362.

12 « Il est de mesmes en la peinture, quil eschappe par fois des traits de la main du peintre, surpassans sa conception et sa science, qui les tirent luy mesmes en admiration, et qui lestonnent. » (I, 24, 127a) ; « …il les remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, nayant grace quen la varieté et estrangeté. » (I, 27, 183a, que je discuterai ici-bas) ; en parlant du peintre Protogènes (I, 34 221a) ; « Une peinture semble eslevée à la veue, au maniement elle semble plate… » (II, 12, 599a).

13 Voir Lee, op. cit. et Federica Pich, I poeti davanti al ritratto da Petrarca a Marino, Lucca, Fazzi, 2010.

14 « Couleuvre, couleuvre, arreste toy, couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture la façon et louvrage dun riche cordon que je puisse donner à mamie » (I, 31, 213a).

15 Ces emplois se confirment dans la copie de Bordeaux (édition C) où les sept récurrences du mot se réfèrent à une « description » sans restriction sémantique.

16 Voir lanalyse de Mary McKinley, « Horace : a Dialogue about Monsters », chap. 2, in Words in a Corner : Studies in Montaignes Latin Quotations, Lexington KY, French Forum, 1981, p. 37-61.

17 Essais, Paris, Abel LAngelier 1588, copie de Bordeaux avec annotations par Montaigne, p. 75-81v. On peut les voir sur Themontaigneproject, http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/montaigne/

18 Ars Poetica, in Épîtres, traduction de François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (1934), p. 202.

19 « Denique sit quod vis, simplex dum taxat et unum », vers 23, p. 203-204.

20 Villey date la composition du « De lAmitié » vers 1576, Essais, p. 183.