Des Rencontres aux Cahiers Dix années de travail de la Société internationale des amis de La Boétie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2013 – 2, n° 58. varia - Auteur : Gerbier (Laurent)
- Résumé : Laurent Gerbier dresse le bilan des dix années de travail la Société Internationale des Amis de La Boétie (SIALB), depuis sa création en 2003. Il relate les étapes de développement de cette jeune société, précise les thématiques et les problématiques abordées lors des différentes rencontres, « l’esprit » dans lequel elles se déroulent, et définit la « lecture périphérique » de La Boétie qui y est proposée. Laurent Gerbier souligne les liens qui unissent la SIALB à sa sœur aînée, la SIAM.
- Pages : 19 à 32
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812430398
- ISBN : 978-2-8124-3039-8
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3039-8.p.0019
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/08/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Des Rencontres aux Cahiers
Dix années de travail
de la Société Internationale des Amis de La Boétie
Les dix ans de la Société internationale des amis de La Boétie, que l’on a célébrés en 2013, offrent une occasion parfaite pour présenter « officiellement » la jeune SIALB à la vénérable SIAM – dont on a fêté le centenaire en 2012. Je voudrais commencer par faire le récit de ces dix années de travail, en présentant les intentions qui ont porté la SIALB sur les fonts baptismaux et les réalisations qui ont jalonné ces dix années. Puis, dans un second temps, je souhaite développer une question plus précise, celle des principes qui président depuis dix ans à l’organisation des Rencontres internationales La Boétie, dont la sixième édition a eu lieu à Sarlat en novembre 2013. Cette question va me conduire à mettre en évidence ce que je choisis d’appeler une « lecture périphérique » de La Boétie, lecture à laquelle il me semble que les Rencontres se consacrent depuis 2004. Cette « lecture périphérique » me permettra d’essayer, pour finir, de définir la manière dont Montaigne, et ses Essais, « rôdent » en permanence aux marges des activités de la SIALB. En tentant ainsi de caractériser la présence constante de Montaigne à l’horizon de la lecture de La Boétie, j’espère pouvoir rendre lisible l’intérêt que la SIALB porte naturellement à son aînée, ouvrant ainsi la possibilité de convergences et de travaux communs – « parce que c’était vous, parce que c’était nous… ».
Dix années de travail sur La Boétie à Sarlat
L’histoire de la SIALB commence il y a un peu plus de dix ans : son origine, c’est d’abord l’initiative d’un petit groupe de passionnés qui, à Sarlat, ville natale d’Étienne de La Boétie, décident de se réunir pour
travailler au service de l’œuvre du magistrat périgourdin, qu’ils jugent un peu oublié dans sa propre ville. Anciens étudiants de lettres ou de philosophie, ils ont tous été marqués, au cours de leurs études, par la rencontre du Discours de la servitude volontaire, texte énigmatique, incandescent, et infiniment « appropriable » par ses lecteurs. Au centre de ce groupe d’amis se trouve Frédéric Inizan, qui tient une petite librairie à Sarlat, tout près d’une des portes de la ville médiévale, et à quelques minutes à pied de la maison natale d’Étienne de La Boétie. Or, en 2002, les éditions Vrin publient une nouvelle édition du Discours de la servitude volontaire : le texte, établi et annoté par Luc et André Tournon, est accompagné d’un petit recueil d’essais consacrés au Discours, réunis par Tristan Dagron1. La parution de cette édition offre à Frédéric Inizan l’occasion d’inviter Tristan Dagron à Sarlat pour une rencontre autour de l’ouvrage, organisée à la librairie. C’est de ce contact que naît le premier projet d’une « Association La Boétie ». L’incandescence du texte, l’amitié qu’entretiennent ses lecteurs, et le souci de mettre en contact le grand public et l’univers de la recherche, ce sont là les véritables piliers de l’entreprise. On peut la décrire selon trois perspectives : celle de l’histoire factuelle de l’association, celle de l’entreprise des Rencontres, et celle de leur concrétisation éditoriale.
L’histoire de l’association
L’association fondée en 2003 porte un intitulé interminable qui ne sera guère utilisé que dans les courriers officiels : « Association pour une maison d’écrivains dans la maison de La Boétie à Sarlat ». Le petit groupe qui l’anime propose en effet que soit créée une maison d’écrivains, accueillant des artistes en résidence dans la maison natale de La Boétie : il s’agit de l’hôtel particulier que son père Antoine de La Boytie fait ériger entre 1525 et 1527 devant la cathédrale Saint Sacerdos2, hôtel particulier qui abrite désormais les services culturels de la ville de Sarlat-la-Canéda. Le premier projet, on le voit, relève donc de la médiation culturelle et de la valorisation du patrimoine littéraire local ; loin d’organiser d’abord la
rencontre savante avec le texte, il cherche à définir les moyens de faire valoir très pragmatiquement son enracinement local. C’est cette première association qui accueille et organise dès 2004 les premières rencontres qui se tiennent à Sarlat autour du Discours de la servitude volontaire. La maison d’écrivain, quant à elle, ne verra jamais le jour : en octobre 2012, l’assemblée générale de l’association, dont presque plus personne n’utilisait le nom officiel, a décidé sa transformation en « Société internationale des amis de La Boétie ». Le nom qu’elle s’est ainsi choisi, et qui correspond à l’usage qui s’était peu à peu imposé au fil de la décennie, est très évidemment et très délibérément calqué sur celui de la SIAM.
Pourtant la SIALB n’a changé que de nom : son implantation locale est toujours aussi essentielle. Elle a désormais son siège social dans la maison de La Boétie à Sarlat, et elle conduit depuis dix ans ses activités grâce à un ensemble de soutiens locaux : celui, bien entendu, des collectivités locales qui l’ont soutenue (de la ville de Sarlat au conseil régional d’Aquitaine en passant par le conseil général de la Dordogne) ; mais aussi celui du tissu des partenaires locaux, depuis l’hôtel qui soutient les Rencontres et accueille depuis dix ans leurs participants jusqu’au lycée Pré-de-Cordy, où il est désormais de coutume que s’ouvre chacune des Rencontres, sous la forme d’une grande conférence proposée à plusieurs classes de terminale – lesquelles sont parfois ensuite accueillies lors de l’une des sessions des Rencontres. Ces dernières constituent en effet le cœur de l’activité de la SIALB.
Les Rencontres Internationales La Boétie
En effet, parmi les premiers objectifs de l’association figurait, outre la création d’une maison d’écrivain qui n’a jamais vu le jour, l’organisation de manifestations savantes ouvertes au grand public. Il s’agissait, dans l’esprit des premiers membres de l’association à Sarlat, d’inviter dans ces manifestations des universitaires de différents horizons qui viendraient, à Sarlat, travailler ensemble et débattre ensemble autour de l’œuvre de La Boétie devant les Sarladais eux-mêmes. Cet impératif se manifeste principalement dans l’association étroite des lycéens de Sarlat à ces manifestations qui prennent très tôt le nom de « Rencontres internationales La Boétie », et dont l’organisation figure désormais dans les statuts mêmes de la SIALB comme un de ses principaux objectifs.
L’initiative est d’emblée soutenue et portée par plusieurs chercheurs issus de disciplines et d’universités différentes : parmi les premiers, il faut bien sûr citer d’abord Tristan Dagron, qui avait dès 2003 rencontré les fondateurs de l’association à Sarlat, et qui est chercheur au CNRS (Institut d’histoire de la pensée classique, Lyon) et spécialiste de philosophie de la Renaissance ; mais aussi Anne-Marie Cocula, professeur d’histoire moderne à l’université Michel-de-Montaigne – Bordeaux III (qu’elle a présidée de 1994 à 1999) et spécialiste de l’histoire de l’Aquitaine et tout particulièrement du Périgord ; et enfin Olivier Guerrier, professeur de littérature du xvie siècle à l’université Toulouse II – Le Mirail. Philosophie, histoire, lettres : la fécondité de ce choix réfléchi de la pluridisciplinarité se marque dès les premières Rencontres, en 2004.
À ces premières Rencontres, intitulées « Aux origines de l’inégalité », succède en 2006 une seconde édition intitulée « Démocratie, pouvoir, résistances » ; puis en 2008 deux éditions ont lieu la même année : l’une, organisée à Lyon par Tristan Dagron, explore les rapports entre servitude volontaire et psychanalyse ; l’autre, organisée à Sarlat par Olivier Guerrier, porte sur la coutume. Au fil de ces premières éditions des Rencontres, un réseau de chercheurs et de laboratoires s’est peu à peu tissé autour de la SIALB : parmi eux, on retrouve Patrimoine, littérature, histoire (EA 4601, Toulouse) ; l’Institut d’histoire de la pensée classique (UMR 5037, Lyon) ; Sciences, philosophie, humanités (EA 4574, Bordeaux) ; et le Centre d’études supérieures de la Renaissance (UMR 7323, Tours). Ces laboratoires sont à nouveau associés pour la cinquième édition des Rencontres (« Amitiés & Compagnie », en 2010), puis pour la sixième édition (« Nature & naturel », en 2013). Cette sixième édition des Rencontres marque pour la première fois la participation importante d’étudiants en recherche : des doctorants, mais aussi des étudiants de master, sont venus de France et d’Italie et représentent une nouvelle génération de chercheurs qui s’intéresse au Discours de la servitude volontaire.
2013 est aussi l’année de l’assemblée générale des dix ans de la SIALB, qui adopte officiellement le nom que chacun s’était spontanément mis à employer au cours de la décennie ; c’est aussi lors de cette assemblée générale que Frédéric Inizan, qui assumait la présidence de la SIALB depuis dix ans, transmet ses fonctions à Michaël Boulet. Le premier
réseau de chercheurs impliqué dans l’organisation des Rencontres (qui est aussi en très grande partie un réseau d’amis, ce qui n’est pas étranger du tout à la manière dont les Rencontres sont conçues et se déroulent concrètement) se trouve désormais complété d’un réseau de correspondants étrangers qui compte Ulrich Langer pour les États-Unis, Mawy Bouchard pour le Canada, John O’Brien pour la Grande-Bretagne, et Nicolà Panichi pour l’Italie.
Au-delà des Rencontres : les Cahiers La Boétie
Dès les premières Rencontres s’est posée la question de la meilleure manière de conserver la trace des exposés et des discussions qu’elles rassemblent : la possibilité d’éditer les actes des Rencontres faisait partie des objectifs initiaux des fondateurs de l’association en 2003. Une édition relativement confidentielle avait vu le jour pour les actes des premières Rencontres, dans une revue électronique franco-espagnole, Erytheis ; ainsi que pour les actes de « Servitude volontaire et psychanalyse ». Mais c’est en 2011 que le projet éditorial initial trouve finalement sa forme achevée, lorsque Claude Blum accepte de créer, aux éditions Classiques Garnier, une collection nommée « Cahiers La Boétie », et destinée à accueillir les travaux récents portant sur l’œuvre du Sarladais, au premier rang desquels les actes des Rencontres – mais les « Cahiers » pourront aussi publier des monographies, qu’il s’agisse d’essais originaux, de travaux de doctorat, ou de traductions françaises d’ouvrages importants.
Trois volumes ont déjà été publiés : Amitié & Compagnie3 et Les Figures de la coutume4, tous deux en 2012 ; puis Lectures politiques de La Boétie5, en 2013, qui joint des études inédites à quelques-uns des travaux de 2004 déjà publiés dans Erytheis et que leurs auteurs ont accepté de reprendre et de réviser. Un quatrième volume est actuellement en préparation, qui rassemblera les actes des sixièmes Rencontres sur « Nature & naturel ».
Autour du Discours :
les principes organisateurs des Rencontres
On l’a vu, le thème même des six éditions des Rencontres de Sarlat indique clairement la nature des choix qui ont été faits voici dix ans : l’organisation des Rencontres a toujours voulu privilégier une double ouverture disciplinaire et chronologique. Cette ouverture visait à l’origine trois objectifs : il s’agissait tout d’abord d’éviter l’enfermement des Rencontres dans un dialogue entre spécialistes de La Boétie qui aurait immanquablement empêché l’accès des débats à tout public ne disposant pas des connaissances d’un chercheur chevronné ; il s’agissait ensuite d’appréhender l’œuvre de La Boétie comme un carrefour de lectures disciplinaires variées, en considérant que la fécondité maintenue de cette œuvre au fil des siècles – et c’est bien sûr tout particulièrement vrai du Discours de la servitude volontaire luimême, dont toutes les éditions ont révélé la richesse des virtualités6 – tenait précisément à la diversité des lectures qu’il pouvait engendrer, des sources que son intelligibilité méritait de convoquer, et des réceptions qui pouvaient en être examinées ; il s’agissait enfin, au titre de l’ouverture chronologique, de refuser d’enfermer les Rencontres, au prétexte de leur ouverture au « grand public », dans la question souvent stérile de « l’actualité » de La Boétie.
Bien sûr, cette « actualité » n’est guère contestable : l’histoire même de l’édition du Discours, qui est aussi celle de ses utilisations théoriques et politiques, montre bien que ce texte n’a pas perdu sa charge polémique et de sa densité problématique au fil des siècles, au contraire. Ce petit pamphlet que Montaigne, nous y reviendrons, tendait à considérer comme un coup d’essai de collège, une exercitatio rhétorique7, a paradoxalement
acquis à travers sa réception même une qualité particulière qui en fait le texte d’intervention politique qu’il n’a peut-être jamais voulu être, mais dont sa propre histoire lui a finalement conféré la puissance. Cependant, si cette approche par l’actualité de La Boétie est possible, elle ne peut se résoudre en une simple appropriation contemporaine du discours tenu par le magistrat périgourdin : ce n’est en effet pas tant de son actualité qu’au contraire de son essentielle inactualité qu’il s’est toujours agi de prendre la mesure, en projetant le propos de La Boétie dans des horizons textuels et des contextes historiques très variés, a parte ante comme a parte post. Saisissant le Discours comme un carrefour de discours disciplinaires, les Rencontres ont toujours voulu en faire en même temps le terrain non clos de perspectives historiquement très variées.
C’était là faire le choix d’une lecture complexe, dans laquelle La Boétie allait constamment être en même temps central et périphérique : central, puisque c’est bien son nom, son œuvre et sa ville qui constituent le foyer et le lieu propre des Rencontres, et pourtant périphérique, puisqu’il s’est toujours agi de nourrir le texte par ses marges, d’explorer les lignes de fuite qui permettaient d’aller le faire résonner dans les lieux, les époques et les questions les plus variés possibles. Le choix a donc été fait de définir pour chaque édition des Rencontres un thème ou un problème dont le Discours de la servitude volontaire proposait une élaboration intéressante, tout en sollicitant des intervenants qui, par leurs spécialités disciplinaires ou historiques, pourraient proposer une cartographie des échos antiques, médiévaux, modernes ou contemporains de ce thème. De l’histoire antique aux sciences sociales contemporaines en passant par la philosophie médiévale ou la littérature classique, les Rencontres ont ainsi entrepris d’explorer la variété des inscriptions possibles du texte. L’espace ainsi défini est en partie celui de ses sources, qui saisissent le Discours comme lieu de réception des textes et des enjeux anciens dont il se fait l’écho, et en partie celui de sa propre réception, du xviie au xxie siècle ; mais c’est aussi l’espace de son usage possible : en effet, dans cette lecture qui ne cesse d’entraîner le Discours vers ses propres horizons, c’est son caractère « praticable » qui se révèle. Le Discours tranche, rapproche, problématise, découpe, questionne, d’une manière
suffisamment forte et suffisamment enveloppée pour qu’en le projetant dans des textes et des contextes variés on ne cesse de manifester son essentielle fécondité.
Mais ce choix a également un autre enjeu : le Discours de la servitude volontaire est un texte que j’ai appelé ci-dessus « incandescent ». Sa tâche ne semble pas être de rendre son objet intelligible, mais au contraire de le porter à son point maximal d’incompréhensibilité : le Discours ne veut pas comprendre la servitude volontaire, il veut en exposer le scandale avec une rigoureuse vigueur. Or, écrit de l’intérieur même de la servitude, dont les dispositifs déterminent aussi dramatiquement l’existence morale de son auteur que celle de ses lecteurs, le Discours doit déployer une énergie énorme pour rendre simplement visible cette servitude. C’est cette énergie qui confère au Discours sa puissance de fascination : il ne cesse d’en appeler à son lecteur et de le prendre à témoin du scandale qu’il dénonce, l’agrégeant ainsi à la petite communauté de ceux qui, depuis le cœur même de la servitude coutumière, sont encore capables d’en sentir le poids et de la juger pour ce qu’elle est. Rien n’est alors plus aisé que d’être happé par ce texte bref, scandé, énigmatique.
Bien sûr, cette fascination a, d’une certaine manière, présidé à la fondation même de la SIALB, mais le principe des Rencontres est précisément destiné à rendre cette fascination opératoire, en adoptant l’angle de lecture de La Boétie que j’ai appelé cidessus « périphérique ». Une telle lecture est périphérique parce qu’elle refuse de se concentrer dans le Discours : elle cherche au contraire à croiser les régimes du savoir, les disciplines et les époques. Ce qui se trouve ainsi essayé, c’est un travail de décentrement permanent, non seulement dans les spécialités disciplinaires ou historiques qui se croisent dans les Rencontres, mais plus profondément dans le mode d’attention porté au texte. Le Discours, texte clos, « incandescent », se trouve alors pour ainsi dire rejeté à sa propre périphérie, et sa luminosité ainsi estompée par ce décentrement libère le regard, rendant les lecteurs attentifs à d’autres manières d’interroger le texte, d’autres perspectives pour en saisir les points de problématicité extrême. En acceptant de « ne voir le tout de rien », mais en cherchant à toujours rendre fécond « quelque lustre inusité8 », on se rend sensible à l’articulation de détail des nœuds et des tensions qui parcourent le texte.
Le Discours de la servitude volontaire devient alors un carrefour, un pivot pour des lectures qui tournent autour de lui, parfois au large, mais parfois revenant aussi en son cœur même depuis des horizons très lointains. Les thèmes adoptés par les éditions successives des Rencontres étaient destinés à favoriser cette manière de lire le Discours : chaque fois, il était possible de faire cohabiter des lectures strictement internes du texte de La Boétie avec des éclairages extrêmement éloignés. Ainsi l’inégalité en 2004, le droit de résistance en 2006, l’approche psychanalytique de la servitude volontaire en 2008 puis, la même année, la question de la coutume, l’amitié en 2010, et enfin le naturel en 2013, se présentent toujours à la fois comme des manières de saisir dans le Discours de la servitude volontaire un thème essentiel et, dans le même temps, comme des perspectives permettant d’observer le Discours de l’extérieur. Il n’est bien sûr pas possible de mentionner tous les essais entrepris par ces lectures périphériques de La Boétie, mais on peut en mentionner quelques-unes.
Ainsi, lorsque Tristan Dagron ouvre en 2008 le chantier de la lecture du concept de servitude volontaire par la psychanalyse, il n’entreprend pas seulement d’emmener le Discours au-dehors ou au-delà de ce que La Boétie avait voulu en faire : il rend au contraire lisible dans le texte même de l’œuvre le travail des théories de l’amour et de l’économie des affects qui dans la psychologie médiévale recouvrent et balisent les mêmes enjeux que plus tard la psychanalyse. Les enjeux de l’intelligibilité du Discours se trouvent ainsi d’autant mieux éclairés que la lecture accepte de se décentrer doublement, en confrontant le Discours à des outils largement ultérieurs pour se rendre du même coup sensible à l’écho de querelles et de discussions largement antérieures. Le même processus est à l’œuvre lorsqu’en 2010 Valéry Laurand examine la doctrine de la parrhesia à partir du Peri Parrhesia de Philodème de Gadara : c’est en effet en suivant les inflexions subtiles et les enjeux enveloppés de la définition de la parrhesia dans les philosophies hellénistiques que l’étude ouvre la possibilité d’interroger le « franc-parler » de La Boétie comme pratique du discours en même temps qu’il offre à l’idée de « franchise » un autre horizon théorique. Pascal Payen procède de la même manière lorsqu’il étudie la coutume chez Hérodote (2008), ou Emmanuel Renault lorsqu’il
projette la conception de la servitude de La Boétie sur les théories de la domination sociale chez Marx, Weber ou Bourdieu (2013), ou Jean Terrel lorsqu’il construit le carrefour entre théorie du républicanisme et école du droit naturel comme cartographie des enjeux conceptuels dans lesquels le Discours devient alors « localisable » (2004).
Outre les enjeux textuels et conceptuels, certains effets de contexte ont également pu jouer dans ces lectures biaisées ou périphériques : ainsi Paul-Alexis Mellet et Anne Dalsuet ont en 2010, dans une étude à deux voix très stimulante, offert à la question de l’amitié dans le Discours le double horizon des pratiques concrètes de restauration de l’amitié dans les communes et les provinces déchirées par les guerres de religion et des théories aristotéliciennes ou chrétiennes de l’amitié qui leur conféraient leur soubassement notionnel. Dans un autre registre, Jean-Pierre Cavaillé, en 2008, a ainsi pu inscrire la question de la coutume dans la perspective inattendue et extrêmement féconde des questionnements pré-modernes et modernes sur la langue maternelle, dialectale ou régionale ; question que cinq ans plus tard Gilles Couffignal a pu rouvrir en examinant le problème du « parler gascon » chez Montaigne et chez La Boétie.
Si l’on cherche ainsi chaque fois à appréhender des usages possibles de l’œuvre, ou à identifier des sources inattendues des questions qu’elle soulève, ou encore à examiner certaines de ses réceptions et de ses relectures aux clivages instructifs, c’est avant tout pour la mettre en dialogue : par ces approches éclatées, le Discours de la servitude volontaire se trouve sans cesse pourvu de nouveaux « interlocuteurs ». Ce dialogue doit toutefois s’entendre de deux manières : il s’agit, d’une part, de vérifier sans cesse la prodigieuse fécondité d’un texte bref et brûlant capable d’entrer en discussion avec Hérodote comme avec Max Weber, avec Thomas d’Aquin comme avec Grotius ; mais il s’agit également de pointer l’autre dialogue, impossible à rendre ici pleinement et pourtant bien réel, qui s’engage concrètement à chaque édition des Rencontres dans les débats qui accompagnent les interventions.
Nées de l’initiative d’un groupe d’amis, accompagnées par un réseau de chercheurs eux-mêmes amis, les Rencontres constituent en effet de véritables rencontres, de vrais « colloques », dans lesquels la diversité des disciplines, des périodes et des approches n’a pas empêché, mais a favorisé au contraire, la possibilité de nouer de belles discussions dans lesquelles l’amitié et le franc-parler se sont accordés. Il va de soi que,
décrivant une manifestation académique, une telle proclamation sent hélas la formule creuse, le poncif courtois mais vide. C’est ainsi. Il n’en reste pas moins que les Rencontres, accueillies à Sarlat, l’hiver, dans une ville superbe et presque vide, logées dans les salles du colombier, au rez-de-chaussée de l’ancien hôpital du xviiie siècle, ne ressemblent pas à un congrès savant comme les autres. Ville sans université, Sarlat suspend tous les enjeux institutionnels et ne laisse place qu’à une convivialité curieuse et un peu expérimentale, à laquelle les conditions magnifiques de l’hébergement et de la restauration locales ne sont, pour être honnête, pas totalement étrangères… Ainsi l’amitié n’est pas seulement l’objet de l’une des éditions des Rencontres, en 2010 : c’est un des moteurs de ces Rencontres, auquel il faut reconnaître toute sa place. Le rôle de cette amitié est d’autant moins anecdotique qu’il permet peut-être de réfléchir un des enjeux sans cesse résurgents de la lecture de La Boétie : il s’agit, bien entendu, de la présence problématique de Montaigne, l’ami par excellence, à l’horizon de l’œuvre du Sarladais.
Montaigne et La Boétie (ou : la SIAM et la SIALB)
Pour évoquer la présence constante de Montaigne dans les travaux de la SIALB, il faut croiser la notion d’amitié et l’idée de lecture « périphérique » : l’amitié, bien entendu, est le nom même du lien qu’entretiennent les deux hommes, et qu’ils réfléchissent tous deux, asymétriquement, l’aîné en faisant un des rares instruments explicitement étudiés de résistance à la servitude et à l’aliénation coutumière, le cadet y consacrant celui de ses Essais qui devait introduire à l’œuvre de son ami. Montaigne et La Boétie ont peut-être vécu la même amitié, mais ils ne la pensent ni ne la présentent de la même manière ni avec le même enjeu. Toutefois, et par-delà cette distinction sur laquelle je reviendrai, c’est bien l’amitié commune nourrie par les deux hommes qui conduit à ce que pour le public contemporain chacun de leurs deux noms appelle presque automatiquement l’autre.
Plus encore : comme peut le constater quiconque a l’expérience de l’enseignement, chez les étudiants ou chez les lycéens Montaigne sert
de chaperon à La Boétie, de sorte que ce dernier est d’abord « l’ami de Montaigne ». Entreprendre la lecture du Discours de la servitude volontaire, c’est donc d’une certaine manière s’installer délibérément dans la marge : le Discours orbite autour de l’astre des Essais. Il se rencontre en vérité à la périphérie des trois livres des Essais, intensément travaillés et repris, puissamment variés, débordant de richesses : pamphlet de collège, entraînement d’un jeune homme poli par l’art oratoire, le Discours n’est peut-être qu’un exercice rédigé par un presque adolescent « par manière d’essai » ou « par manière d’exercitation9 », comme l’écrit Montaigne dans l’essai « De l’amitié ». Loin de l’ampleur des Essais, livre-monde, engendré par un regard qui « replie [s]a veue au dedans », qui se « roulle en [lui]-mesme10 », le Discours est au contraire jeté vers le dehors – et toutefois leur parenté est suffisante pour que Montaigne ne manque pas de nous avertir, toujours dans l’essai « De l’amitié », que si La Boétie avait vécu et s’il avait comme lui « pris un tel desseing comme le [s]ien, de mettre par escrit ses fantasies11 », il ne fait pas de doute qu’il aurait lui aussi produit, non pas seulement un essai, mais des Essais. Mais voilà : La Boétie est mort avant d’avoir pu transformer cet essai, et sans se soucier beaucoup, si l’on en croit le témoignage de Montaigne, de ce que deviendraient ses écrits, et l’œuvre de La Boétie ne subsiste plus que comme une poignante banlieue inachevée des Essais.
Or cette situation est le résultat d’un étrange et double retournement : c’est en effet primitivement l’édifice des Essais qui devait lui-même se concevoir comme une « périphérie » de l’œuvre de La Boétie. Prévu pour être enchassé dans le livre I des Essais, le Discours de la servitude volontaire en constitue avec les sonnets le centre aveugle. À en croire Montaigne, le Discours aurait dû constituer le « tableau riche, poly et formé par l’art » autour duquel se seraient déployées les « crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayans grace qu’en la varieté et estrangeté12 » : les crotesques, ce sont les entrelacs et les lacs des Essais ; le
tableau, c’est le bref exercice du Discours. Cependant le retrait du texte, que sa reprise dans les recueils réformés rend littéralement impubliable en l’état, laisse pour ainsi dire la périphérie subsister seule : conçus comme un « tombeau », les Essais deviennent un cénotaphe. L’« entour » du Discours est devenu mémorial, véritable « monument » à la mémoire de l’ami disparu : c’était là le rôle que La Boétie sur son lit de mort confiait à sa bibliothèque, léguée à Montaigne pour devenir « mnèmosunon [s]ui sodalis13 » ; de la substance de cette bibliothèque se sont tissés les Essais eux-mêmes, monument eutrophique dont la jungle a fini par faire disparaître le centre absent14.
Dans ces conditions, le principe qui a présidé aux lectures de La Boétie entreprises depuis dix ans à Sarlat produit un effet étrange mais très fécond : les Essais y retrouvent en effet la fonction « périphérique » que leur auteur leur assigne au début de l’essai « De l’amitié », et c’est Montaigne qui désormais ne cesse de circuler à la marge de ces lectures. Cependant, puisque la perspective adoptée par les Rencontres consiste à adopter des lectures elles-mêmes biaisées et périphériques de La Boétie, ce sont les deux œuvres, et les deux amis, qui se trouvent étrangement placés en orbite l’un de l’autre : s’échangeant sans cesse leurs places, ce sont tour à tour Montaigne et La Boétie, le Discours et les Essais, qui sont satellites l’un de l’autre, qui tournent l’un autour de l’autre. La présence de Montaigne dans les Rencontres restaure quelque chose de cette posture « périphérique » des Essais par rapport au Discours.
C’est ainsi un regard doublement oblique que les Rencontres Internationales La Boétie n’ont cessé de porter sur La Boétie : en se donnant pour thèmes ses enjeux problématiques les plus centraux, et en les saisissant dans les corpus les plus variés, les Rencontres ont inauguré une série de « mises en dialogue » de l’œuvre de La Boétie, mises en dialogue qui ne peuvent que réserver une place éminente à
cet autre dialogue, premier, que La Boétie entretient avec Montaigne, et le Discours avec les Essais. C’est de cette « périphérie réciproque » que l’on voudrait se réclamer pour souhaiter, pour les années à venir, que la SIAM et la SIALB entreprennent à leur tour de dialoguer.
Laurent Gerbier
Université François-Rabelais, Tours,
centre d’études supérieures de la Renaissance (UMR 7323)
1 La Boétie, Discours de la servitude volontaire, texte établi et annoté par André et Luc Tournon, suivi de Les Paradoxes de la servitude volontaire, études de Philippe Audegean, Tristan Dagron, Laurent Gerbier, Florent Lillo, Olivier Remaud, Luc Tournon, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2002.
2 Voir Anne-Marie Cocula, Étienne de La Boétie, Bordeaux, Sud Ouest, 1995, p. 14-15.
3 Stéphan Geonget et Laurent Gerbier (dir.), Amitié & Compagnie. Autour du Discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions Classiques Garnier, « Cahiers La Boétie, no 1 », 2012.
4 Laurent Gerbier et Olivier Guerrier (dir.), Les Figures de la coutume. Autour du Discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions Classiques Garnier, « Cahiers La Boétie, no 2 », 2012.
5 Laurent Gerbier (dir.), Lectures politiques de La Boétie, Paris, Éditions Classiques Garnier, « Cahiers La Boétie, no 3 », 2013.
6 Dès le Réveille-Matin des Français, qui en tente la première instrumentalisation, toutes les éditions du Discours ont exploité sa capacité à se faire matière à interprétation ; l’édition de 1976 constitue à ce titre un très bon exemple de cette mise en œuvre des virtualités du texte (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, texte établi par Pierre Léonard, suivi d’études de Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Pierre Clastres et Claude Lefort, Paris, Payot, 1976).
7 Montaigne est suivi en cela par Sainte-Beuve, qui dans un passage célèbre des Causeries du lundi (à la date du 14 novembre 1853) réduit le Discours à une simple « déclamation de collège ». Voir sur ce point Jean Lafond, « Le discours de la servitude volontaire de La Boétie et la rhétorique de la déclamation », Mélanges sur la littérature de la Renaissance, Genève, Droz, 1984, p. 735-745, ainsi que le chapitre consacré à La Boétie dans la récente thèse de Michaël Boulet, Les avatars de la déclamation à la Renaissance, dont on attend la publication sous peu.
8 « Car je ne voy le tout de rien […]. De cent membres et visages, qu’à chaque chose j’en prends un […]. Et aime le plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité », Montaigne, Les Essais, I, 50, « De Democritus et Heraclitus », éd. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2007, p. 321.
9 « Il l’escrivit par maniere d’essay, en sa premiere jeunesse […] » puis « […] ce subject fut traicté par luy en son enfance, par maniere d’exercitation seulement […] », Montaigne, Les Essais, I, 27, « De l’amitié », op. cit., resp. p. 190 et p. 201.
10 « Le monde regarde tousjours vis à vis : moy, je replie ma veue au dedans […] moy, je me roulle en moy-mesme », Montaigne, Les Essais, II, 17, « De la presumption », op. cit., p. 697.
11 Montaigne, Les Essais, I, 27, « De l’amitié », op. cit., p. 190.
12 Ibid., p. 189-190.
13 « […] je vous supplie pour signal de mon affection envers vous, vouloir être successeur de ma bibliothèque et de mes livres que je vous donne : présent bien petit, mais qui part de bon cœur, et qui vous est convenable, pour l’affection que vous avez aux Lettres. Ce vous sera mnèmosunon tui sodalis », Montaigne (rapportant le propos de La Boétie), Lettre à son père sur la mort d’Étienne de La Boétie, préfacée et commentée par Jean-Michel Delacomptée, Paris, Gallimard / Le Promeneur, 2012, p. 47.
14 Il faut renvoyer sur ce point à la belle étude d’Alain Legros qui explore les enjeux de cette amitié « monumentale » : « La Boétie pour Montaigne : du confrère bien-aimé à l’ami de papier », in Amitié & Compagnie, op. cit., p. 131-148.