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Classiques Garnier

Montaigne aux points

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Montaigne aux points

Pour Katherine Almquist.

Je t’envie ton Molinus, mon Tiro est parti.

Mon secrétaire est de retour. C’est lui, comme tu sais, qui s’occupe pour moi de l’orthographe et de la ponctuation.

C’est incroyable comme j’ai du mal à écrire de ma main et comme mon style coule avec facilité quand je dispose d’un secrétaire. Voilà pourquoi ma lettre à Severus est laborieuse : si je l’avais dictée en me promenant, comme je faisais d’habitude, elle ne m’aurait pas coûté beaucoup d’effort1.

Ce que Paul Manuce écrit ici à Marc-Antoine Muret dans des lettres à caractère privé, Montaigne le dira un peu plus tard à son lecteur, à peu près dans les mêmes termes :

Tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.

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Je ne me mêle, ni d’orthographe (et ordonne seulement qu’ils suivent l’ancienne) ni de la ponctuation : je suis peu expert en l’un et en l’autre.

Ayant donné congé à celui de mes gens qui conduisait cette belle besogne, et la voyant si avancée, quelque incommodité que ce me soit, il faut que je la continue moi-même2.

Autant de déclarations d’auteur-gentilhomme soucieux de distinguer les rôles et peut-être les rangs, du moins jusqu’en 1581 (à Rome), voire jusqu’en 1588 (première édition L’Angelier des Essais en trois livres). À partir de cette date, sur l’Exemplaire de Bordeaux (EB), si l’on excepte trois additions plus ou moins longues dictées à Marie de Gournay dès la fin de l’été, Montaigne, comme on sait, prendra lui-même la plume ; et d’abord pour effectuer, à grand renfort de points, de deux-points et/ou de majuscules, mille retouches de segmentation sur le texte imprimé.

Dans le dernier numéro du Bulletin de la Société des amis de Montaigne, André Tournon, plus attentif que personne à ces corrections minutieuses, offre à un(e) doctorant(e) qui prendrait la ponctuation d’EB comme sujet de thèse plusieurs suggestions de méthode et des données statistiques de première importance3. Puisse le présent article encourager lui aussi un tel dessein en rappelant comment Montaigne ponctue, reponctue ou segmente EB de sa main, mais aussi comment il procède ailleurs quand il prend sa plume pour écrire hors de tout projet de publication imprimée et cependant dans des circonstances bien différentes les unes des autres : arrêts du Parlement, lettres-missives, enregistrement d’événements familiaux, notes de lecture personnelles4.

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Les dix arrêts ou dicta que Montaigne a rédigés intégralement de sa main entre 1563 et 1566 sont exempts de toute ponctuation5. Il arrive souvent – mais pas toujours – que l’articulation soit marquée par une majuscule, comme c’est le cas, pour s’en tenir à un seul exemple bref, dans ce dictum du 15 mai 1563 (orthographe modernisée, ponctuation respectée) :

Entre Catherine d’abadie appelante du Sénéchal d’Albret ou son lieutenant au siège de Tartas d’une part

Et Marie du com et simon d’abadie son mari intimés d’autre

Vu le procès libelle appellatoire réponses à icelui

Il sera dit qu’il a été mal jugé par ledit sénéchal ou sondit lieutenant et bien appelé par ladite appelante et en amendant le jugement la cour ordonne que la sentence du juge ordinaire de Brun du cinquième de septembre mille cinq cent soixante quant à la réception des témoins sortira son plein et entier effet Condamne lesdits de Com et d’abadie envers ladite Catherine d’abadie aux dépens faits tant par-devant ledit sénéchal qu’en la cour La taxe d’iceux à icelle cour réservée […]

Sur l’ensemble de ces dix textes, dans la troisième partie (« Il sera dit… ») on trouve treize fois le verbe « condamner » à la troisième personne, dont huit fois avec majuscule initiale marquant l’articulation, comme ici : « Condamne » (sujet sous-entendu : la Cour). De même, ailleurs, en même partie : « Articuleront… », « Vérifiera… ». Ou bien dans l’énoncé des pièces du procès sorties du « sac » par le greffier et produites devant les conseillers de la Chambre des Enquêtes (« Vu le procès… ») : « Arrêt du… », « Prise de possession par… », « Autres pièces et productions des parties ». Prépondérant, l’emploi de la majuscule n’est toutefois pas généralisé.

Plus nombreux que ceux de Montaigne, les arrêts autographes au rapport de La Boétie tendent à substituer eux aussi la majuscule au point, à une ou deux exceptions près. Il en est de même pour ceux

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d’un Montaignac ou d’un Eymar, sauf à compter, chez ce dernier, mille traces ténues d’une pose de la plume sans intention sémantique (une sorte d’habitus graphique propre). L’enquête devrait, je crois, s’étendre à un corpus plus large, bordelais ou non, mais aussi s’aventurer hors du champ du droit avant de conclure — ou non — à la spécificité juridique de cet usage manuscrit.

Les lettres autographes de Montaigne à Matignon sont elles aussi dépourvues de ponctuation, à une exception près et seulement pour un point (ce sera notre exemple, retenu de nouveau pour sa brièveté) :

Monseigneur l’homme par qui je vous écrivis dernièrement et envoyai une lettre de mr du Plessis n’est encore revenu Depuis on me mande du fleix que messrs du ferrier et la marselière sont encore à sainte-foi, et que le roi de navarre vient d’envoyer quérir quelque reste de train et d’équipage de chasse qu’il avait ici et que sa demeure sera plus longue en Béarn qu’il ne pensait. Suivant quelques nouvelles instructions de mr de Roquelaure et favorables il s’en reva vers Bayonne et dax pour leur montrer que le roi a pris en très bonne part l’entrée qu’il y a faite Voilà ce qu’on me mande Le reste du pays demeure en repos et n’y a rien qui bouge Sur quoi je vous baise trèshumblement les mains et supplie Dieu vous donner Monseigneur longue et heureuse vie De montaigne ce 2 févr[ier] 1585 Votre très humble serviteur montaigne

Même remarque et même exception (un point) pour la lettre autographe à Henri IV conservée (l’autre, allographe, ne peut rien nous apprendre sur l’usage propre à Montaigne). Dans ces deux cas, à l’instar des dicta, le « mode de segmentation » des documents marque-t-il « leur valeur d’attestation ou de déclaration susceptible de faire foi6 » ? Si on laisse de côté les lettres aux jurats, toutes allographes, donc non pertinentes pour notre examen (seule la souscription est autographe), la lettre au conseiller Dupuis (Du Puy) montre que la qualité du destinataire, cette fois un pair, n’est pour rien dans le choix de non-ponctuation, mais il n’est pas anodin que Montaigne, s’adressant à un autre juge, se porte ici garant d’un prisonnier qu’il a « nourri » et dont il atteste la parfaite honnêteté :

Monsieur l’action du sr de Verres prisonnier qui m’est très bien connue mérite qu’à son jugement vous apportez votre douceur naturelle si en cause du monde

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vous la pouvez justement apporter Il a fait chose non seulement excusable selon les lois militaires de ce siècle mais nécessaire et comme nous vivons louable Et l’a fait sans doute fort pressé et envis Le reste du cours de sa vie n’a rien de reprochable Je vous supplie monsieur y employer votre attention vous trouverez l’air de ce fait tel que je vous le représente qui est poursuivi par une voie plus malicieuse que n’est l’acte même Si cela y peut aussi servir je vous veux dire que c’est un homme nourri en ma maison apparenté de plusieurs honnêtes familles et surtout qui a toujours vécu honorablement et innocemment qui m’est fort ami En le sauvant vous me chargez d’une extrême obligation je vous supplie très humblement l’avoir pour recommandé et après vous avoir baisé les mains prie dieu vous donner Monsieur longue et heureuse vie Du castera ce 23 d’avril Votre affectionné serviteur montaigne

Pour peu qu’ils prennent eux-mêmes la plume, ceux qui appellent le maréchal « mon cousin » et que leur rang place cependant au-dessus de lui (Catherine de Médicis, Henri de Bourbon) n’usent eux non plus d’aucune ponctuation. Ni ceux qui, en qualité de pairs (Joyeuse, Monluc), l’appellent « monsieur ». Quant au lettré Henri de Mesme, il ponctue sa lettre avec soin de points suivis de minuscules, sans omettre la moindre virgule… L’enquête devra être poursuivie, à Monaco, à Paris ou ailleurs, en débordant à l’occasion sur le ou les siècles suivants. Il se pourrait qu’il s’agisse là d’une marque de distinction (entre gentilhomme et grammairien ou secrétaire stipendié) plutôt que d’une habitude de robin.

Comment Montaigne ponctue-t-il lorsqu’il consigne sur son Beuther quelques dates importantes de son cursus honorum et de l’histoire de sa famille ? Brèves ou longues, ces notes sur éphéméride ne sont segmentées que par des majuscules :

l’an 1560 naquit à Montaigne sur le matin Bertrand de montaigne mon jeune frère Le tinrent sur les fonts Bertrand de Ségur et renée de Belleville surnommé depuis sieur de mattecolom

1570 naquit de françoise de la chassaigne et de moi une fille que ma mère et monsieur le président de la chassaigne père de ma femme surnommèrent Thoinette c’est le premier enfant de mon mariage Et mourut deux mois après.

1584 le roi de navarre me vint voir à montaigne où il n’avait jamais été et y fut deux jours servi de mes gens sans aucun de ses officiers il n’y souffrit ni essai ni couvert et dormit dans mon lit Il avait avec lui messieurs [Suit une longue liste de noms, avec ou sans majuscule] Son écuyer et environ dix autres sieurs couchèrent céans outre les valets de chambre pages et soldats de sa

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garde Environ autant allèrent coucher aux villages Au partir de céans je lui fis élancer un cerf en ma forêt qui le promena .2. jours

1588 entre trois et quatre après midi étant logé aux faubourgs saint-germain à Paris et malade d’une espece de goutte qui lors premièrement m’avait saisi il y avait justement trois jours je fus pris prisonnier par les capitaines et peuple de Paris c’était au temps que le Roi en était mis hors par monsieur de guise fus mené en la bastille et me fut signifié que c’était a la sollicitation du duc d’Elbeuf et par droit de représailles au lieu d’un sien parent gentilhomme de normandie que le Roi tenait prisonnier à Rouen La reine mère du roi avertie par mr pinard secrétaire d’état de mon emprisonnement obtint de monsieur de guise qui était lors de fortune avec elle et du prévôt des marchands vers lequel elle envoya (monsieur de villeroy secrétaire d’état s’en soignant aussi bien fort en ma faveur) que sur les huit heures du soir du même jour un maître d’hôtel de sa majesté me vînt faire mettre en liberté moyennant les rescrits dudit seigneur duc et dudit prévôt adressant au clerc capitaine pour lors de la Bastille7

Cette dernière relation, dira-ton, sent son juriste. Les autres aussi, quelque peu, qui témoignent d’événements jugés importants devant parents et descendants. Eau apportée, en fin de compte, au moulin de Tournon, ces texte du Beuther ont aussi, à leur façon, « valeur d’attestation ou de déclaration susceptible de faire foi ».

Mais qu’en est-il des longues notes de synthèse que Montaigne lecteur, agissant alors en son particulier, a placées à la fin de certains de ses livres pour les relire un jour lui-même et juger de ses « mutations » ? Convoquons ici César, l’Histoire de Flandres et de nouveau Quinte-Curce8 :

A[chevé de lire ces livres des guerres] civiles le 25 févr. 1578. 44 / Somme c’est cæsar Un des plus grands miracles de Nature Si elle eût voulu ménager ses faveurs elle en eût bien faict deux pièces admirables Le plus disert le plus net et le plus sincère historien qui fût jamais car en cette partie il n’en est nul romain qui lui soit comparable et suis très aise que cicéron le juge de mêm[e] Et le chef de guerre en toutes considérations des plus grands qu’elle fit jamais Quand je considère la grandeur incomparable de cette âme j’excuse la victoire de ne s’être pu défaire de lui voire en cette très injuste et très inique cause Il me semble qu’il ne juge de pompeius que deux fois / 208 / 324 / Ses autres exploits et ses conseils il les narre naïvement ne leu[r] dérobant rien de leur

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mérite Voire parfois il lui prête des recommandations de quoi il se fût bien passé Comme lorsqu’il dit que ses conseils tardifs et considérés étaient tirés en mauvaise part par ceux de son armée Car par là il semble le vouloir décharger d’avoir donné cette misérable bataille tenant césar combattu et assiégé de la faim / 319 / Il me semble bien qu’il passe un peu légèrement ce grand accident de la mort de pompeius De tous les autres du parti contraire il en parle si indifféremment tantôt nous proposant fidèlement leurs actions vertueuses tantôt vicieuses qu’il n’est pas possible d’y marcher plus conscientieusement S’il dérobe rien à la vérité j’estime que ce soit parlant de soi car si grandes choses ne peuvent pas être faites par lui qu’il n’y ait plus du sien qu’il n’y en met C’est ce livre qu’un général d’armée devrait continuellement avoir devant les yeux pour patron comme faisait le maréchal Strozzi qui le savait quasi par cœur et l’a traduit non pas je ne sais quel philippe de commines que charles cinquième avait en pareille recommandation que le grand Alexandre avait les œuvres de Homère Marcus Brutus Polybius l’historie[n]

Achevé de lire le 6 mars 1586 / 52 à montaigne L’histoire de flandres est chose commune et mieux ailleurs L’introduction ennuyeuse de harangues et præfaces Les mémoires c’est un plaisant livre et utile notamment à entendre les loix des combats et joutes sujet propre à cet auteur et dit en avoir écrit particulièrement Sa narration exacte en toutes choses et conscientieuse Il fait mention de Philippe de Commines comme philippe de commines de lui

Je commençai à le lire fortuitement convié par la beauté de la lettre seulement pour ent[amer] et commençai par lui car ces additions qui vont devant je ne les ai pas vues En me jouant je m’y pris par sa beauté dépité que je ne l’eusse plus tôt vu et qu’on ne m’en eût fait pl[us] de conte C’est un très bon auteur J’en ai vu plusieur[s] qui ont écrit d’alexandre et expressément et en passant nul à mon gré si bien ni plus pleinement ni plus vraisemblablem[ent] Soigneux de toutes les parties de l’histo[i]re L’air de son éloquence retire au [temps] des premiers empereurs romains L’esprit vif pointu gentil au prix de tout autre Le parler brusqu[e] Le jugement mûr et juste Après que je l’eus entamé je le lus en trois jours moi qui n’avais il y a dix ans [lu] un livre une heure de suite Achevé de lire le 2. Juill. 1587 /54 /

Aucun point de segmentation, seulement des majuscules. La barre oblique qui peut ailleurs (sur le Lucrèce ou le Beuther) séparer deux phrases ou signaler une note comme ultérieure, se contente ici d’encadrer des chiffres, en concurrence avec des points. Témoignage là encore, mais devant et pour soi-même, de ce qu’on fut, de la manière dont, à une date précise, on jugea. C’est d’ailleurs ainsi que l’auteur des Essais parle de ces bilans de lecture à la fin du chapitre « Des livres » (II, 10)9.

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Si enfin les notes marginales, souvent longues, du Nicole Gilles, ce lieu d’innovation orthographique, hésitent entre la segmentation par points ou bien par majuscules, les notes françaises du Lucrèce, postérieures d’une bonne dizaine d’années aux notes latines de 1564, n’usent que de la majuscule pour cet office, sans point préalable :

[Gilles] J’ai peur qu’il y ait faute car il vient de dire f. 86. que geofroy fils de geofroy et frère de Henri épousa l’héritière de bretagne. Toutefois il redit encore f. 93. qu’un geofroy fils de henri & par conséquent petit-fils de l’autre geofroy fut de par sa femme constance comte de bretagne. Il était aussi comte de richemont. Par avanture serait-ce deux geofroys l’un oncle l’autre neveu mais il est malaisé qu’ils eussent tous deux épousé deux diverses héritières de bretagne Or du fils de henri et mari de constance vint artus.

[Gilles] A la vérité ceci est semé tout par tout de tant de fautes qu’on y désapprend plus qu’on n’y apprend et crois bien que les imprimeurs ont leur bonne part de la coulpe mais il est impossible d’excuser cela au correcteur Il faut ainsi corriger par ce qui suit f. 136. p. 2.

[Lucrèce] La douleur se fait quand les atomes se troublent de leur positure La volupté quand elles s’y remettent Parquoi les atomes n’ont ni douleur ni volupté d’autant que rien ne les a produits qui se remue en eux

[Lucrèce] Le mouvement des atomes vivifiant n’extermine point le meurtrier ni au rebours Ains se vont heurtant et choquant tantôt victorieux tantôt vaincus

Avec ces exemples de notes de lecture marginales au fil des pages, nous nous sommes un peu éloignés de la pratique du témoignage et du projet d’attestation perceptible dans les exemples précédents.

Quelles qu’aient pu être intentions et influences, dans les documents autographes dont nous disposons en dehors d’EB, Montaigne ne ponctue pour ainsi dire pas, préférant, mais sans le généraliser, l’usage de la majuscule à celui du point. Au reste il n’emploie ni virgule ni deux-points. La présence exclusive de ces deux ponctèmes sur EB pourrait s’expliquer par un relatif ajustement, conscient ou non, aux pratiques usitées chez les professionnels du livre, les Morel, Chaudière, Millanges et autres L’Angelier qui ont publié des textes de Montaigne.

Quant à l’usage de la virgule, il n’est pas anodin que la longue additions longitudinale du fo 155vo d’EB — pour s’en tenir à cet exemple du chapitre « De l’exercitation » (II, 6) — n’en contient aucune, y compris dans les énumérations. La quasi-absence de repentirs laisse par ailleurs

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penser qu’il s’agit là d’un des cas où Montaigne, après avoir rédigé son texte au brouillon, l’a recopié sur EB, comme pour une première mise au net10, et que par conséquent cet ajout autographe porte témoignage de la façon dont l’auteur a voulu ponctuer son texte à quelque distance de la campagne de correction sur imprimé, plus près peut-être de 1592, date de sa mort, que de 1588. On peut ainsi en transcrire la majeure partie, toujours selon les mêmes principes (modernisation de l’orthographe, respect absolu de la ponctuation ou de son absence), sans pour autant considérer qu’on ait affaire à la dernière volonté de l’écrivain, à son texte définitif (restitutions conjecturales entre crochets) :

[…] Je peins principalement mes cogitations sujet informe qui ne peut tomber en production ouvragère. A toute peine le puis-je coucher en ce corps aéré de la voix. Des plus [sages] hommes et des plus dévots ont vécu fuyant tous apparents effets. Les effets diraient plus de la fortune que de moi. Ils témoignent leur rôle : non pas le mien si ce n’est conjecturalement et [in]certainement. Echantillons d’une montre particulière. Je m’étale entier C’est un skeletos où d’une vue les veines les muscles les tendons paraissent chaque pièce en [son] siège. L’effet de la toux en produisait une partie l’effet de la pâleur ou battement de cœur une autre et douteusement. Ce ne sont mes gestes que j’écris c’est moi c’est mon essence. Je tiens qu’il faut être prudent à estimer de soi et pareillement conscientieux à en témoigner soit bas soit haut indifféremment. Si je me semblais bon et sage ou près de là je l’entonnerais [à] pleine tête. De dire moins de soi qu’il n’y en a c’est sottise non modestie. Se payer de moins qu’on ne vaut c’est lâcheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s’aide de la fausseté : et la vérité n’est jamais matière d’erreur. De dire de soi plus qu’il n’en y a ce n’est pas toujours présomption c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est : en tomber en amour de soi indiscret c’est à mon avis la substance de ce vice. Le suprême remède à le guérir c’est faire [tout] le rebours de ce que ceux-ci ordonnent qui en défendant le parler de soi défendent par conséquent encore plus de penser à soi. L’orgueil gît en la pensée. La langue n’y peut avoir qu’une bien légère part. De s’amuser à soi il leur semble que c’est se plaire en soi de se hanter et pratiquer que c’est se trop chérir. Il peut être. Mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent [que] superficiellement Qui se voient après leurs affaires. Qui appellent rêverie et oisiveté s’entretenir de soi. Et s’étoffer et bâtir faire des châteaux en Espagne : s’estimant chose tierce et étrangère à eux-mêmes. […]

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Phrases courtes du « style coupé », et fermées sur elles-mêmes, assertives mais sans validation, suspendues au jugement du lecteur, proposées même à l’assentiment du relecteur futur que l’auteur porte en lui, qui n’écrit peut-être que pour pouvoir un jour se relire et constater ce qui, dans ses opinions et « humeurs », aura perduré ou changé.

À condition qu’elle soit menée sans a priori ni esprit polémique, donc en laissant de côté la « question mal posée11 » du caractère définitif de l’Exemplaire de Bordeaux ou de l’édition posthume, une analyse fine des textes autographes d’EB telle que dessinée avec sagacité par A. Tournon pourra peut-être permettre de mieux discerner ce qu’ils doivent à l’expérience acquise par Montaigne auprès des imprimeurs et libraires tout au long de sa progressive métamorphose en traducteur, éditeur, auteur.

Il faudrait, bien entendu, distinguer avec soin les incursions manuscrites dans l’imprimé et les marginalia proprement dits. Reprises ou non en regard pour plus de clarté, bon nombre des corrections qui se cantonnent à la première remontent apparemment à une première campagne, proche de 1588. Telle est du moins ma conjecture, qu’une analyse plus serrée des graphismes et des encres pourrait examiner de près. Comme si l’auteur, à la faveur d’une nouvelle édition, avait tenté de reprendre la main, dans tous les sens du terme. Auteur-chatte reléchant son chaton qu’une main étrangère a touché…

Quant aux additions placées dans les marges, d’abord courtes, puis proliférantes, on sera peut-être amené à les distinguer en raison de leur disposition dans la page, de l’ordre relatif des guidons qui les mettent en place, de la qualité des graphismes et des encres, mais aussi de l’usage divers qu’elles font de la ponctuation, jamais jusqu’ici vraiment respecté par des éditeurs toujours soucieux, de 1595 à nos jours, de lisser le texte hybride d’EB, monstrueux en l’état, pour le rendre lisible.

Et comme cette perpective (faire lire Montaigne12) est au fond la chose qui importe le plus, on pourra toujours, une fois ces austères travaux effectués, donner libre cours à son inspiration, comme par jeu, pour

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semer à la volée les points supplémentaires que Montaigne autorisa à l’imprimeur, au seuil même d’EB : « moi-même ai failli à les ôter et à mettre des comma [i.e. virgules] où il fallait un point ». Une fois respecté jusque dans son orthographe et sa ponctuation changeantes (par transcription diplomatique), EB ne doit pas entraver celui qui veut éditer les Essais, que ce soit à partir de lui ou du texte de 1595, puisqu’aussi bien « outre les corrections qui sont en cet exemplaire il y a infinies autres à faire de quoi l’imprimeur se pourra aviser ».

Bref, un travail pour d’autres Molinus, pour de futurs Tiro.

Alain Legros

CESR, Tours

1 Extraits de lettres de Paul Manuce à Muret (l’ancien précepteur de chambre de Montaigne au collège de Guyenne), éditées par Jean-Eudes Girot (Marc-Antoine Muret. Des Isles Fortunées au rivage romain, Genève, Droz, 2012). Je traduis librement à partir du latin : « Quod iterum iam ad me Molini manu, gratulor, pene etiam subinuideo. meus enim a me, nec, ut puto, rediturus. Tiro discessit » (24 avril 1558, p. 294) ; « Paulum nunc quidem ego exorior, postea quam mihi amanuensis restitutus est […] quem scis meam non modo orthographiam, totamque interpungendi, & distinguendi rationem tenere » (19 mai 1558, p. 299, et Manuce ajoute que son secrétaire sait même imiter sa signature…) ; « Vix credas, quam non facile mea manu litteras conficiam, & quam facile, cum utor amanuensi, fluat oratio. itaque scripsi ad Seuerum laboriose, quod inambulans, ut antea solebam, minimo negocio dictassem » (s.d., mi-juillet 1559, p. 322, lors d’une nouvelle absence ou carence de secrétaire). Ratio distinguendi : périphrase de Quintilien pour ponctuatio, plus familier et cependant employé par Cicéron. Il est toutefois possible que Manuce distingue ici la ponctuation interne à la phrase (interpungendi ratio) et celle, pour ainsi dire externe, de séparation des phrases, de segmentation du discours (distinguendi ratio).

2 Cette dernière déclaration concerne le « Journal de voyage » manuscrit. Les deux autres sont extraites des Essais (III, 3 et III, 9, ici en orhographe moderne). Dans les marges de son Nicole Gilles et sur son Beuther (du moins jusqu’en 1572), à l’instar d’un Meigret ou d’un Peletier qu’il connaissait personnellement, Montaigne s’était essayé à l’orthographe phonétique. Il en est, semble-t-il, revenu depuis, sans doute au contact des professionnels du livre. Quant au recours à un secrétaire pour écrire les premiers Essais, une anecdote l’atteste : « Je prendrais plaisir d’avoir commencé plus tôt, et à reconnaître le train de mes mutations. Un valet qui me servait à les écrire sous moi, pensa faire un grand butin de m’en dérober plusieurs pièces. » Le père de Montaigne ne lui avait-il pas tracé la voie, lui qui « ordonnait à celui de ses gens, qui lui servait à écrire, un papier journal » ? On trouvera un commentaire substantiel de la deuxième de ces citations de Montaigne et de ses différentes moutures en toute exactitude dans « Rhétorique de l’imprimé », article de Marie-Luce Demonet à paraître dans Histoire Epistémologie Langage, « Écriture(s) et représentations du langage et des langues ».

3 A. Tournon, « Après la controverse », BSIAM, 2012-2, no 56, p. 249-267.

4 Voir la transcription diplomatique de tous ces autographes dans A. Legros, Montaigne manuscrit, Éditions Classiques Garnier, 2010.

5 Rendons ici hommage aux travaux de la regrettée Katherine Almquist, qui a ajouté cinq d’entre eux à ceux qu’avait publiés, d’ailleurs imparfaitement, Paul Bonnefon. Personne ne connaissait mieux qu’elle le milieu dans lequel Montaigne a évolué durant quelque treize années. L’absence de ponctuation a été remarquée par moi-même (Journal de la Renaissance, vol. 6, 2008) et surtout par A. Tournon, pour qui le « style coupé » des Essais trouve sans doute là son origine (« Ce que je discours selon moi », Nouveau Bulletin de la SIAM, 1er semestre 2009, no 49, p. 41-55, avec transcription quasi diplomatique d’un autre dictum).

6 Proposition appuyée d’A. Tournon dans « Après la controverse », art. cit., p. 253.

7 Texte substitué à un autre qui, mal daté, a été biffé. Il était légèrement différent, mais lui aussi dépourvu de ponctuation et segmenté par des majuscules : « La reine… À huit heures… ». Un certain Le Clerc commandait alors la Bastille (comprendre ainsi « au clerc capitaine pour lors de la Bastille »).

8 Cf. Legros, BSIAM, 2012-1, no 55, p. 295-302.

9 Ibid.

10 C’est à partir de cette constatation et de cette conjecture que Michel Simonin a pu naguère considérer EB comme « copie de sauvegarde ». Il faudrait faire l’inventaire de ces additions longitudinales au tracé régulier et très peu retouchées.

11 Jean Balsamo, « EB vs 95 : un débat bien français pour une question mal posée », BSIAM, 2012-2, no 56, p. 269-286.

12 L’édition récente des Essais par Emmanuel Naya et al. et celle que prépare Olivier Guerrier témoignent d’un tel souci.