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Classiques Garnier

En souvenir de Katherine Almquist

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En souvenir de Katherine ALMQUIST

Pour évoquer notre collègue prématurément disparue, ne seront rappelées ici que ses activités de recherche : elles sont empreintes d’une telle passion pour la vérité et d’une telle générosité que, même aux yeux de ceux et celles qui l’ont à peine connue, l’image de Katherine éclairera de sa propre lumière les plus austères voies d’investigations. Elle avait, à moins de trente ans, révélé l’ampleur des activités judiciaires de Montaigne au Parlement de Bordeaux, que jusqu’alors la plupart des érudits tenaient pour négligeables faute d’en avoir examiné les documents : textes (dicta) de trente-sept sentences, qu’il a autographiées ou signées comme rapporteur (on n’en connaissait jusqu’alors que cinq), accompagnés de trois cent quarante et un autres, jamais recensés bien que revêtus de sa signature de participant aux débats – et cela pour les seules années 1563-1567. C’était là les traces écrites de travaux d’analyse et de confrontation sur dossiers : non seulement des exercices de sagacité à graves enjeux, mais aussi, en chaque cas, matière à réflexion sur l’authenticité des assertions prononcées « en lieu de respect », le plus souvent sous serment, et des formes réglementaires de leur transcription : pour le futur philosophe, le poids des paroles privées et publiques, et de sa propre signature de rapporteur, dans la recherche de la justice. Katherine, très tôt, avait mesuré la portée de ces problèmes. Elle aurait pu en être intimidée ; au contraire, elle s’est sentie tenue de les étudier à fond, sans se laisser décourager par les aspects déconcertants du langage et des références juridiques de la Renaissance : il lui fallait comprendre, et faire comprendre.

C’était aussi, et peut-être surtout, pour elle, une question de générosité intellectuelle, qu’elle avait résolue à sa manière, spontanément, lorsqu’elle a publié dans le Bulletin de la Société des amis de Montaigne, en janvier 1998, l’article fondamental par lequel elle inaugurait ses recherches, sous un titre si modeste qu’il en masquait presque la teneur, « Quatre arrêts du

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Parlement de Bordeaux ». Elle y exposait les autographes qu’elle avait découverts, avec transcriptions et commentaires ; mais, bien au-delà, elle publiait en appendice la liste de tous les dicta dont il était co-signataire, avec toutes leurs références (p. 34-38, en petits caractères). En d’autres termes, elle offrait d’emblée aux autres chercheurs la possibilité d’utiliser les données qu’elle avait minutieusement répertoriées et classées selon leurs types de validation : travail indispensable, mais long et peu gratifiant, disons-le, qu’elle abrégeait à ses éventuels émules, comme pour montrer tacitement que la recherche est une entreprise collective, où chacun doit pouvoir bénéficier des apports de tous ses pairs, et leur concéder le droit de bénéficier des siens. En agissant ainsi, sans un mot pour revendiquer le rôle d’initiatrice qu’elle a joué et qui restera associé à son nom, Katherine Almquist a ouvert les plus larges perspectives, non seulement sur la pensée de Montaigne, mais encore sur l’esprit de la Renaissance humaniste et sur le sens des études qui en respecteraient les exigences comme les promesses. Cela, pour elle, allait sans dire : elle était généreuse. Il faut que, dans le deuil présent, cela soit dit en mémoire d’elle, à jamais.

André Tournon