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Classiques Garnier

Un rôle de la SIAM : lire et faire lire Montaigne au lycée

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Un rôle de la SIAM : lire et faire lire Montaigne au lycée

Fêter le centenaire de notre vénérable SIAM nous donne des occasions nouvelles et ouvre des perspectives de recherche peu usitées dans le Bulletin de cette Société, puisqu’il s’agit bien d’évoquer ici non pas Montaigne, mais Montaigne par le prisme de la Société d’Amis qui se préoccupe de son rayonnement depuis cette période séculaire.

Plus précisément, c’est au sein de la thématique « Transmission et Enseignement » que cette réflexion a pris place lors de notre colloque toulousain : deux thèmes qui paraissent tout à fait fondamentaux et dont bien des professeurs continuent à faire leur métier et leur noble mission.

Car si notre SIAM est bien une société d’Amis, s’adressant par et aux universitaires, elle s’adresse aussi fondamentalement aux non spécialistes… ou à ceux qui ne le sont pas encore. En effet, notre Société précisa dès sa fondation en juin 1912 qu’elle avait « pour objet l’étude et la promotion de l’œuvre de Montaigne ». Effectuer des recherches universitaires n’empêche pas de penser que le rayonnement de Montaigne (et par là, de la SIAM) ne pouvait que partir de et s’adosser à l’enseignement dans les classes du secondaire, et en particulier au lycée. « Transmettre et enseigner » ne pourront en effet que donner le goût de Montaigne, si l’on ose dire, et peut-être, dans le meilleur des cas, pousser nos jeunes gens à approfondir leur lecture et leurs recherches dans le Supérieur.

Ne soyons pas des Cassandre qui prédisent les pires catastrophes avec nos jeunes lycéens ! Oui, on peut les intéresser à Montaigne, les amener à comprendre sa pensée et même à le leur faire lire, pour peu que l’on prenne certaines précautions, que l’on insiste sur les aspects les plus « modernes », bien que renaissants, de l’auteur (par exemple, son intérêt pour l’éducation et ses questionnements finalement très proches des nôtres, l’altérité et son profond respect de l’Autre, et même cet étrange livre organique et en mouvement que sont les Essais…). Bref, il s’agit

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de rendre Montaigne vivant… tel qu’il se montre lui-même, finalement, mais sans l’appauvrir ni le simplifier à l’extrême.

Bien entendu, afin d’obtenir une certaine familiarité avec lui, il est nécessaire de s’interroger sur les manières de l’aborder, par quels textes et quelles formes de textes, même, puisque le latin, le grec et le Moyen Français représentent à l’heure actuelle de sérieux écueils pour nos lycéens…

Pour lire et faire lire Montaigne au lycée, nous nous proposons de développer ici trois aspects de cette vaste thématique : les voyages, quelques problématiques spécifiques soulevées par son étude et les manuels scolaires et autres livres spécialisés.

En quoi les voyages peuvent-ils être en lien direct avec notre propos ? Ils le sont tout d’abord avec la SIAM elle-même, ensuite avec une manière de transmettre Montaigne.

Une expérience peut paraître fort recommandable et tout à fait passionnante : partir sur les traces de Montaigne et le suivre pas à pas en Suisse, Allemagne, Italie, Journal de Voyage en main… On se persuade vite alors qu’approcher au plus près Montaigne passe aussi par les voyages, qu’il prisa lui-même si fort : du type de celui qui vient d’être évoqué ou dans le pays, la région, le château de Montaigne.

C’est ainsi qu’en tant que Secrétaire Générale de la SIAM, sous la présidence d’Olivier Millet, puis comme chargée de mission aux voyages, j’ai pu organiser trois voyages : « Dans le Pays de Montaigne » en 2004, à Sarlat en 2005, puis pour mes élèves, de nouveau dans la région de Montaigne en 2008.

En 2004, une douzaine de membres de la SIAM1 ont donc fait un voyage de trois jours dont le programme se voulait varié : présentation à notre groupe de L’Exemplaire de Bordeaux à la Bibliothèque Municipale de Bordeaux, visite, dans le Musée d’Aquitaine, du tombeau de Montaigne, intronisation en tant que Grands Consuls de la Vinée à Bergerac, de trois des membres de la SIAM2 , passage par le Fleix, visite, incontournable, de la Tour au château de Montaigne, où le groupe a été reçu par

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sa propriétaire, Mme Mähler-Besse, visite de l’église de Montaigne et évocation du mystère du cœur de Montaigne par Jacques Benoist3 , quelques lieux du pays de Montaigne comme le village de Papassus où il fut mis en nourrice ou la balance dîmière des Comtes de Gurson.

Un voyage pour des élèves de lycée peut proposer, quant à lui, sur une semaine dans cette même région, un programme élargi aux « Trois M » : avec la Brède de Montesquieu et le Malagar de François Mauriac… Mais les possibilités sont infinies pour intéresser des lycéens à cette inépuisable région.

L’importance des voyages et leur intérêt pédagogique n’est plus à démontrer. Mais en ce qui concerne la transmission de Montaigne, et par là même le rayonnement de la SIAM, ils nous permettent de humer son air, de toucher de plus près ce qu’il fut par les lieux où il vécut, où il chevaucha, par les perspectives qu’il embrassa du regard, peu différentes de celles qui se proposent à nous encore aujourd’hui, où il écrivit et pensa. Songeons par exemple aux fameuses poutres de sa « librairie4 » : pour nos élèves, c’est une véritable découverte, qu’ils avaient bien du mal à imaginer tant qu’ils ne les avaient pas vues…

Finalement, les voyages sont un moyen de marcher sur les pas de notre auteur, de se plier, aussi, de fait, à sa propre démarche, aux deux sens, physique et intellectuelle.

La « promotion de l’œuvre de Montaigne » souhaitée par la SIAM commence donc par le lycée, on peut facilement s’en persuader, mais l’étude de cet auteur soulève aussi des difficultés spécifiques dans nos classes de très jeunes gens.

Elles sont diverses. Tout d’abord, elles viennent du décalage historique, et même si nos programmes s’évertuent à donner aux lycéens une véritable culture sur la Renaissance et l’Humanisme, nos élèves ont bien souvent une chronologie chaotique en tête et les Guerres de Religion, les débuts de l’imprimerie ou le fonctionnement de l’Ancien Régime relèvent souvent pour eux du véritable exotisme, voire de l’ésotérisme !

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Ensuite, c’est bien entendu la langue elle-même de Montaigne qui pose problème. En effet, le Moyen Français, a fortiori celui de notre auteur plus qu’un autre, truffé de latinismes, gasconnismes, et autres citations en latin et grec essentiellement, sont un réel obstacle pour nos élèves (ne serait-ce que pour les lire à voix haute), eux qui choisissent de moins en moins d’étudier les Langues Anciennes… Plus encore, et même sans évoquer le latin ou les latinismes de construction, le vocabulaire constitue déjà en lui-même un écueil : évoquer par exemple avec eux la « branloire perenne » nécessite à tout le moins de sérieux éclaircissements.

Or, plutôt que d’en faire un obstacle infranchissable, il apparaît pourtant qu’un texte de Montaigne non traduit mais déployant seulement une orthographe modernisée, peut être une occasion pédagogiquement profitable d’aborder l’histoire de la langue.

Se pose alors une véritable problématique au professeur : quel support choisir ? Certes, les puristes, ou tout simplement les chercheurs, on peut le comprendre, se hérisseront à l’idée d’utiliser quoi que ce soit d’autre que le texte de Montaigne ni translaté, ni traduit, ni parfois modernisé de quelque manière que ce soit (mais après tout, si l’on y réfléchit, notre classique édition de travail Villey, « modernise » déjà le texte ne serait-ce que par la création de paragraphes ou par la ponctuation). Bien sûr…

Mais il s’agit avec nos lycéens de « rentrer en Montaigne », de les acclimater à son écriture et à sa pensée et peut-être même, au mieux, à leur donner envie d’aller plus loin, plus tard… Il n’est donc pas question de leur présenter un repoussoir incompréhensible où les notes seraient plus longues que le texte (à eux qui, parfois, lisent déjà si peu), mais un texte abordable que l’on peut travailler avec eux sous bien des aspects, tout en leur donnant un certain goût de l’effort. Insistons aussi sur ce point : tous nos élèves sans exception doivent pouvoir aborder Montaigne, y compris dans des classes qui passeront un baccalauréat technologique (STG), sans vouloir le réserver aux seuls Littéraires.

Et il apparaît tout à fait possible d’intéresser les élèves à ce texte si difficile (on pourrait aller jusqu’à penser que c’est sa difficulté et son étrangeté mêmes qui suscitent leur intérêt : vaste sujet pédagogique !), mais encore de leur faire comprendre bien des éléments qui semblent, finalement, fondamentaux. Citons pour preuve quelques remarques trouvées dans des copies de lycéens5 : « Pour comprendre un texte de

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Montaigne, il ne suffit pas de le lire qu’une seule fois, il faut analyser chaque phrase » ; « c’est très difficile, mais à force d’en étudier, je verrai les choses sous un autre angle » ; « si on travaille bien sur ses textes, son écriture et même ses expressions, on apprécie » ; « son écriture est déroutante, mais parce qu’on n’a pas encore l’habitude » et « à force d’essayer de comprendre, on s’habitue ». Une fois l’effort réalisé, qu’apprécient-ils le plus chez Montaigne ? Le fait qu’ils le sentent proche d’eux au-delà des siècles, car sincère. Ils sont sensibles, au fond, à l’homme qui se dévoile « tout entier et tout nud ». Nous lisons encore : « Montaigne est très courageux de nous dévoiler sa maladie » ou « j’aime bien quand il parle de lui ». Enfin : « Il s’adresse au lecteur de façon à le mettre en confiance, pour en faire un ami, voire un complice » ; « ce que j’apprécie, c’est qu’il s’adresse directement à nous » ; « je trouve que parler directement au lecteur nous encourage plus, car on sent que ce qu’il dit nous concerne » ; « quand je lis son texte, j’ai l’impression de lire une lettre que m’enverrait un ami » ; « on a l’impression qu’en fait, on lit un texte d’une personne que l’on connaît bien ».

Leur intérêt et leur compréhension ne font donc aucun doute. Cependant, il reste l’épineux problème du choix du support. C’est la raison pour laquelle, même si nos manuels scolaires ont, dans leurs choix et leurs utilisations des textes de Montaigne, bien des imperfections, il paraît intéressant d’analyser ce qu’ils proposent aux professeurs du Secondaire.

Pourquoi nous intéresser aux manuels utilisés dans nos lycées ?

Tout simplement, dans un premier temps, car ils sont en relation directe avec quelques grandes figures de la SIAM. En effet, si dès 19666, Maurice Rat s’interrogeait déjà « Sur une édition scolaire des Essais », nous savons aussi que les traductions de L’Éloge de la Folie d’Érasme effectuées par Claude Blum7 y sont souvent utilisées8.

Par ailleurs, force est de constater (mais nous reviendrons sur le problème spécifique du texte proposé à des élèves et sur la translation en Français Moderne), que tous les manuels insèrent dans leurs pages

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des textes de Montaigne modernisés, non pas seulement à la graphie modernisée, mais traduits en général et ce, on peut le regretter, sans aucune référence d’édition ni de traducteur, à une seule exception près, précisée dans deux manuels9, où l’on découvre, respectivement : « Traduction d’André Lanly, Éd. Champion, Paris 1989, Éd. Gallimard, Quarto 2009 » et « Traduction d’A. Lanly, Ed. Honoré Champion ». Sur ce point, globalement une grande imprécision, donc.

L’un des points déterminants de l’étude et de la promotion de l’œuvre de Montaigne au lycée est indubitablement de voir ce que les manuels spécialisés offrent aux enseignants et à leurs élèves. Nous nous proposons d’en étudier précisément une douzaine, sans désir d’exhaustivité, donc, qui nous ont été fournis par divers éditeurs entre 1990 et 201110.

Quelles remarques pouvons-nous ainsi faire concernant le corpus de manuels utilisé ?

Une remarque liminaire s’impose : leur progression dans le traitement et l’utilisation des textes de Montaigne suit bien évidemment l’évolution des Programmes de l’Éducation Nationale, choix tout à fait normal puisqu’ils en sont en quelque sorte le relai.

Ainsi, jusqu’en 2010, plusieurs « objets d’étude » de la classe de Seconde permettaient directement d’étudier Montaigne :

– « L’Argumentation : l’éloge et le blâme » (dont « le même et l’autre », l’altérité…)

– « Le travail de l’écriture » (dont la genèse des textes littéraires, l’étude des brouillons d’écrivains, des strates d’écriture…)

– « Écrire, publier, lire »

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En classe de Première également, bien sûr :

– « Un mouvement littéraire et culturel français et européen du xvie au xviiie siècle »

– « Convaincre, persuader, délibérer : formes et fonctions de l’essai, du dialogue et de l’apologue »

– « Le biographique » (incluant l’autobiographie, l’autoportrait)

– Et même « Les réécritures » en Première Littéraire (incluant une « réflexion sur l’intertextualité et la singularité des textes »).

Depuis 2010 et de nouveaux… nouveaux programmes de Lycée, nous n’étudions plus, en Seconde, les « Genres et formes de l’argumentation » qu’aux « xviie et xviiie siècles »… Et même s’il n’est pas interdit au Professeur d’élargir son étude ou d’étudier Montaigne dans l’option « Littérature et Société » choisie par certains élèves, force est de constater que notre auteur a totalement disparu de certains très récents manuels consacrés exclusivement à cette classe de Seconde. Sic transit…

En revanche, en Première, l’approche de Montaigne s’impose dans un nouvel objet d’étude : « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du xvie siècle à nos jours » ; ainsi qu’en Première Littéraire, qui ajoute cet autre objet d’étude, dont nous ne saurions trop nous réjouir : « Vers un espace culturel européen : Renaissance et Humanisme ».

Après observation de la douzaine de manuels utilisés pour cette étude, un certain nombre d’autres remarques se dégagent.

Tous les éditeurs, Nathan, Hatier, Bordas, Magnard, Hachette, Gallimard, Bréal, font figurer peu ou prou Montaigne dans leurs pages ; ces manuels se répartissant en plusieurs catégories, selon les élèves auxquels ils s’adressent mais aussi le type d’utilisation que le Professeur peut en faire : Secondes ; Premières ; Secondes et Premières ; Méthodes et Techniques ; Textes et Méthodes.

Dans les manuels étudiés, on trouve entre un (D) et neuf (L) textes de Montaigne.

Et on peut s’étonner : même si certains textes-phares s’y retrouvent régulièrement (ils correspondent aussi aux thèmes et contextes incontournables des programmes du secondaire), nous trouvons une assez grande variété dans les chapitres utilisés, parfois peu ou moins connus. En effet, à côté du chapitre I, 31 « Des cannibales », omniprésent, car

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s’imposant dans l’étude de l’altérité ou I, 26 « De l’institution des enfans », concernant les méthodes d’éducation en rapport avec l’idéal humaniste ; ou encore l’avis « Au Lecteur », annonçant le projet autobiographique, on peut trouver aussi des extraits des chapitres suivants :

– I, 13 « Ceremonie de l’entrevue des rois », l’un des plus courts des Essais.

– I, 24 « Divers evenemens de mesme conseil »

– I, 25 « Du pedantisme »

– I, 26 « De l’institution des enfans », très souvent cité, l’est même sous le titre « De l’éducation des enfants » (L)

– I, 28 « De l’amitié »

– I, 31 « Des cannibales »

– I, 40 « Consideration sur Ciceron »

– I, 50 « De Democritus et Heraclitus »

– II, 5 « De la conscience »

– II, 6 « De l’exercitation », et en particulier, le passage sur la chute de cheval, mis parfois en parallèle avec le passage des Rêveries du Promeneur solitaire de Rousseau relatant son accident.

– II, 8 « De l’affection des peres aux enfans »

– II, 10 « Des livres »

– II, 11 « De la cruauté »

– II, 12 « Apologie de Raimond Sebond »

– II, 17 « De la praesumption »

– II, 18 « Du démentir », parfois rebaptisé « Sur le démenti » (H)

– II, 30 « D’un enfant monstrueux », appelé « Au sujet d’un enfant monstrueux » (H)11

– II, 2 « Du repentir », et en particulier le début du chapitre, contenant quelques célébrissimes phrases : « Le monde n’est qu’une branloire perenne » ou « Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage… » ou encore « chaque homme porte la forme entirere de l’humaine condition12 »

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– III, 3 « Des trois commerces », à propos de sa « librairie »

– III, 6 « Des coches », très fréquemment13.

– III, 8 « De l’art de conférer »

– III, 9 « De la vanité » est omniprésent. Là encore, des formules célèbres prennent place dans les extraits cités : « Quo diversus abis ? (…) J’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades. (…) Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesme. (…) Joint qu’à l’adventure ay-je quelque obligation particuliere à ne dire qu’à demy, à dire confusément, à dire discordamment14. » Mais ce chapitre est également utilisé dans un autre contexte, celui des voyages au xvie siècle et, plus précisément pour Montaigne « sa façon de voyager, son refus des chemins tracés d’avance, comme des idées préconçues et le fait qu’il soit curieux de tout ce qui est différent » (I)

– III, 13 « De l’experience », souvent, et en particulier un passage évoquant la sagesse et l’accomplissement humain : « Quand je dance, je dance ; quand je dors, je dors (…)15 »

Ajoutons un exemple (B) de texte issu du Journal de Voyage qui concerne un passage sur la visite de la bibliothèque vaticane, mis en parallèle avec un extrait du chapitre III, 3 « Des trois commerces » : le thème traité est celui des « bibliothèques comme lieux privilégiés au xvie siècle ».

Dans un autre manuel (F), on peut également trouver un exemple d’une des Lettres de Montaigne, la fameuse lettre de consolation à sa femme après le décès de son premier enfant. Le contexte est celui des « réécritures et transpositions ». Plutarque y est en effet cité comme autorité réutilisée par Montaigne. Mais sa lettre est dans le même temps mise en parallèle, de façon assez originale, avec un extrait de Voyage au bout de la nuit de Céline, ce moment où Bardamu, après la mort de Bébert, trouve un livre chez un bouquiniste contenant cette lettre de Montaigne : bel exemple de l’initiation à l’intertextualité.

Félicitons-nous, donc, de cette diversité présente dans nos manuels scolaires. Il nous faut cependant faire quelques remarques moins positives, une étude attentive nous montrant bien des imprécisions.

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En effet, les dates d’éditions des Essais y sont le plus souvent notées de façon fantaisiste : 1580, 1582, 1588, 1595 assez indistinctement, voire 1580-1588 ou même 1588-1592 (C) ou encore 1588-1595 (C)…

Les livres, les chapitres et leur titre ne sont pas toujours indiqués… alors que parfois, même si c’est rare, les strates, elles, le sont. Dans un manuel de 2005 (G), le texte est tricolore : « noir pour 1580, bleu pour 1588 et violet pour les additions de l’Exemplaire de Bordeaux » ; alors que quelques pages plus loin, ce même manuel utilise les barres obliques : / 1580, // 1588, /// 1595. Dans un autre manuel de 2001 (J), on indique les « états successifs » du texte de la manière suivante : (A) pour 1580, (B) pour 1588 et (C) pour les « états ultérieurs », avec les explications suivantes : « les savants font précéder les textes de la première édition de la lettre A, ceux de l’édition de 1588 de la lettre B, les ajouts ultérieurs de la lettre C ».

Enfin, si les chapitres et leur titre sont parfois omis, nous remarquons aussi que, même si cela est évident, la précision « orthographe modernisée » n’est presque jamais donnée non plus, lorsque c’est elle qui est utilisée, imprécision dommageable car il paraît indispensable que les élèves prennent conscience que le texte qu’on leur présente n’est pas le texte de Montaigne mais une version modernisée, voire translatée.

Pourtant, malgré ces approximations, voire ces confusions, force est de constater que les textes de Montaigne sont le prétexte à l’étude de thèmes passionnants. Quels sont les plus abordés dans nos manuels ?

Le même et l’autre, l’altérité, le « Bon sauvage ».

Le biographique, l’autobiographie, l’autoportrait.

L’Humanisme et les thématiques chères à l’Homme humaniste tels que : la passion de la connaissance, l’intérêt porté à l’éducation, mais aussi aux voyages, à la « norme humaine » et aux monstres, ou au « cannibalisme entre humanité et inhumanité » (H).

Du point de vue philosophique (on peut le considérer évidemment aussi comme une préparation aux cours de Philosophie dont bénéficieront de futurs élèves de Terminale) : le scepticisme, et « l’accomplissement par la sagesse » (G), voire la réflexion sur la mort.

Il arrive même – dans le manuel (F) – que le Baroque soit évoqué à propos de Montaigne, se fondant sur un passage du chapitre III, 2 « Du repentir » (« Le monde n’est qu’une branloire perenne (…) mon

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ame (…) est tousjours en apprentissage et en espreuve16. »), où il est question de « vertige et d’illusion » du Baroque, comme « gloire de l’apparence ».

Quant à l’écriture de l’essai, elle est présentée sous deux aspects (J) : l’essai comme lieu du « discours personnel » en même temps qu’un « dialogue entre le lecteur, l’auteur et les auteurs anciens ou contemporains » ; mais c’est surtout la poétique et l’écriture propres à Montaigne qui sont fréquemment évoquées par les « allongeails » et « farcissures » (alors que, bizarrement, les strates ne sont pas systématiquement notifiées dans le texte…). Dans un manuel seulement (L), on peut voir en iconographie le fac simile d’une page annotée de l’Exemplaire de Bordeaux, pourtant si illustrative.

Au sein de ces thèmes, il s’avère particulièrement intéressant de se pencher sur les parallèles et les échos choisis par les auteurs des manuels ; c’est là la littérature comparée que l’on aborde fort efficacement.

Nous avons déjà évoqué plus haut l’extrait du Voyage au bout de la nuit mis en parallèle avec la Lettre de consolation à sa femme (F). De même pour l’extrait du Journal de Voyage en écho avec le chapitre III, 3 « Des trois commerces », à propos de la place des bibliothèques à la Renaissance (B).

Bien entendu, on s’attendait à la comparaison entre l’avis « Au lecteur » et l’incipit des Confessions de Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple… ». On le trouve (A), (K).

D’autres parallèles sont variés, parfois même inattendus ou originaux.

Rabelais, bien entendu, sur le thème de l’éducation des enfants à la Renaissance, vue par les Humanistes (L).

Rousseau, encore, mais relatant son accident dans les Rêveries du Promeneur solitaire est mis en parallèle avec la chute de cheval évoquée dans « De l’exercitation » (II, 6) au sein d’une étude plus large sur le philosophe et la mort, une « méditation sur la mort » et « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » (J).

Michel Leiris et l’ « incipit masochiste » de L’Âge d’homme (J) en écho à un passage de II, 17 « De la praesumption » : « J’ay au demeurant la taille forte et ramassée (…)17 », où les Essais sont présentés non comme « une

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autobiographie au sens strict », mais une œuvre où Montaigne « s’examine sans complaisance, se voit et se peint. »

La Boétie, même, est cité (G), dans un extrait du Discours de la servitude volontaire : « L’amitié, c’est un nom sacré… », et mis en parallèle attendu avec le plus célèbre passage du chapitre I, 28 « De l’amitié » : « Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez (…). Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy18. » Dans ce manuel, ces deux textes sont cités dans un chapitre concernant une « Approche des Essais de Montaigne, l’œuvre d’une vie » évoquant, pour une fois sans tabous dans un manuel scolaire, et même si le propos peut engendrer la discussion, voire la contradiction, « un discours sur l’amitié » comportant « quelques ambiguïtés » : « l’idéalisation de La Boétie » et « l’homosexualité esquissée ».

Pascal et un extrait des Pensées est mis en parallèle (E) avec un extrait de « L’Apologie » : « Qu’on loge un philosophe dans une cage19… », au sein d’une étude sur « la réécriture par réduction » et où il est demandé aux élèves de repérer ce que Pascal a conservé et supprimé du texte de Montaigne.

Enfin, l’originalité de la « démarche accumulative » (G) des « allongeails », preuve d’un livre « consubstantiel à son auteur » (B) est mise en parallèle avec les « ajoutages » et les « paperoles » de Proust (B).

On voit ainsi toute la richesse comparatiste évoquée par nos manuels, dont certains sont même fort ambitieux.

Ajoutons cependant quelques remarques sur un manuel particulier de Méthodes et Techniques récent (K). Son originalité vient de l’utilisation assez large (six textes) de Montaigne comme fondement à l’étude des techniques spécifiques du lycée et aux méthodes exigées pour le Baccalauréat : analyse de la langue et de son histoire, étude de l’énonciation, mais aussi des techniques d’écriture à l’écrit de l’examen (devoir d’invention, commentaire, dissertation), ainsi que de la préparation à l’oral (commentaire et entretien).

Les six extraits des Essais se développent ainsi dans des contextes variés :

– L’histoire de la langue. Un extrait de « L’Apologie » est l’appui pour un exercice permettant de prendre conscience des spécificités du Moyen

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Français : « Transposez ce texte en français contemporain et classez les modifications que vous avez dû opérer ».

– L’énonciation. L’avis « Au lecteur » et l’incipit des Confessions de Rousseau donnent lieu à deux exercices : 1o) Comparez dans les deux textes l’utilisation de « je ». 2o) Quel autoportrait chaque texte dessine-t-il à travers son énonciation ?

– L’argumentation et la question de l’Homme du xvie au xviiie siècle, objet d’étude de la classe de Première. Là, deux extraits sont mis à contribution, l’un du chapitre I, 26 « De l’institution des enfans » et l’autre de III, 9 « De la vanité », évoquant les voyages : « Quand j’ay este ailleurs qu’en France (…) Retrouvent ils un compatriote en Hongrie (…)20 ». Ils donnent lieu à deux exercices, dont le second laisse cependant rêveur sur la connaissance du voyage effectué par Montaigne : 1o) Que déplore Montaigne dans l’attitude de ses contemporains ? Quelle attitude propose-t-il au contraire ? 2o) Écriture d’invention (singulièrement bien nommée ici…) : Imaginez le dialogue argumentatif qui s’engage entre Montaigne et un de ses compatriotes rencontrés en Hongrie.

Le programme de la Première littéraire n’est pas oublié. C’est un extrait attendu de I, 26 qui donne lieu à l’étude des méthodes d’éducation dans l’idéal humaniste.

Enfin, pour préparer l’« exposé », première partie de l’oral. Là, un extrait du chapitre « Des cannibales »permet aux élèves de trouver plusieurs problématiques à poser sur un même texte : l’argumentation de Montaigne, l’inversion « sauvage »/« civilisé », l’implication de l’écrivain humaniste.

Voyons-nous ici Montaigne mangé à toutes les sauces ? Probablement pas. Ce serait plutôt la reconnaissance d’un auteur incontournable pour la formation de jeunes esprits que les professeurs ont en charge d’éduquer à la réflexion personnelle, à l’analyse fine et distanciée…et à la, voire aux culture(s).

Pour finir, il semble utile d’évoquer non pas un manuel mais un livre destiné de manière lui aussi très spécifique aux lycéens, et directement lié, pourtant, à la SIAM, grâce à son auteur, ancien Secrétaire Général de notre Société.

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Il s’agit des Essais de Montaigne, de Bruno Roger-Vasselin21.

Cette collection s’attache en effet à guider les élèves dans l’étude des grands textes de la littérature. Pour celui qui nous intéresse, il propose quelques extraits et quelques chapitres intégraux en version « bilingue » annotés (peut-être est-ce la solution ?). Il s’appuie ainsi sur : l’avis « Au lecteur » ; I, 1 « Par divers moyens on arrive à pareille fin » ; I, 8 « De l’oisiveté » ; I, 26 « De l’institution des enfans » ; I, 42 « De l’inequalité qui est entre nous » ; I, 50 « De Democritus et Heraclitus » ; II, 14 « Comme nostre esprit s’empesche soy-mesme » ; II, 22 « Des postes » ; II, 26 « Des pouces » ; II, 30 « D’un enfant monstrueux ». Il inclut également un questionnaire bilan de première lecture (il est toujours instructif de découvrir ce que nos élèves, peu rompus à ce genre de texte peuvent en penser au premier abord et sans notre aide…), des questionnaires d’analyse de l’œuvre, trois corpus accompagnés de questions d’observation, de travaux d’écriture et de lectures d’images (les trois thèmes retenus étant : le genre de l’essai ; littérature, voyage et éducation ; individualité et altérité), une présentation de Montaigne et de son époque, un aperçu du genre de l’œuvre et de sa place dans l’histoire littéraire.

Ajoutons qu’un choix judicieux de présentation a été fait, en double page : à gauche, le texte d’après l’Exemplaire de Bordeaux, à droite, « notre translation en français actuel ».

Pour le texte original, les états successifs sont distingués par trois polices typographiques différentes (pour « 1580, 1588, additions manuscrites de Montaigne sur l’ Exemplaire de Bordeaux »). Suivent aussi des explications sur la graphie choisie, les variantes, les paragraphes : autant de précisions utiles aux lecteurs.

Voilà donc, semble-t-il une réponse rigoureuse et intelligente possible aux problématiques posées par l’étude de Montaigne au lycée, développées plus haut.

Pour conclure, la SIAM a-t-elle un rôle à jouer dans la transmission et l’enseignement de la pensée de Montaigne ? De toute évidence, oui, tant grâce aux voyages que par le quotidien du professeur en classe. Il peut aussi s’appuyer de façon sélective sur un certain nombre d’outils

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spécifiques, qui s’efforcent à une certaine simplification, toute relative… S’agit-il d’un appauvrissement ? Non, surtout pas, mais plutôt d’un travail de vulgarisation au sens noble du terme, comme mise à disposition d’un texte qu’il ne s’agit pas d’abaisser à un niveau supposé des élèves, mais qui, au contraire leur permette de se hausser progressivement au niveau de la lecture du texte de Montaigne, sans en gommer les multiples difficultés, singularités, subtilités, mais en les montrant, au contraire, en les travaillant, en les mettant en perspective, dans leur contexte. Car il s’agit bien de toucher tous les élèves, de toutes les sections, générales ou technologiques, en leur rendant ce texte plus proche, sinon tout de suite naturel, car : « en façon que ce que nous parlons, il faut que nous le parlons premierement à nous et que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l’envoyer aux estrangeres22. »

Armelle Andrieux

1 Du 18 au 21 Mars 2004, étaient présents, entre autres membres de la SIAM, Olivier Millet, Président, François Leray, Trésorier, Bruno Roger-Vasselin, Secrétaire Général, le Dr Chardin, Jacques Benoist, infatigable guide dans le pays de Montaigne.

2 Olivier Millet, le Dr. Marc-Henri Chardin et Armelle Andrieux.

3 Le Livre de Raison de Montaigne indique que son cœur fut déposé dans l’église de Montaigne… On y procéda à de nombreux sondages, y compris dans les piliers, en vain. Seule la tombe du père de Montaigne, sous le maître-autel, y a été retrouvée à ce jour (cf. l’article de Jacques Benoist dans le BSAM no 3-4 de Juillet-Décembre 1980).

4 Voir à leur propos les nombreuses et passionnantes recherches d’Alain Legros, dont son Essai sur Poutres – Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000.

5 Indistinctement élèves de Premières S, ES, L mais surtout STG.

6 BSAM de Janvier-Mars, p. 26-28.

7 En particulier, celle que l’on peut trouver dans la collection « Bouquins »

8 Citons par exemple un manuel Bréal/Gallimard de 2004, qui situe ce texte p. 135-136, dans son chapitre « L’éloge paradoxal et l’ambiguïté ironique au xvie s. »

9 Hachette et Magnard, tous les deux de 2011.

10 Nous donnerons les références suivantes aux divers manuels étudiés dans la suite de cet article, pour plus de lisibilité : Alain et Joëlle Pagès, Les Textes littéraires au lycée, Nathan, 1990 (A) ; Guylaine Pineau (pour le xvie s.), Manuel de Littérature française, Bréal/Gallimard Éducation, 2004 (B) ; Dominique Rincé, Textes, analyse littéraire et expression (2de), Nathan, 2000 (C) ; Dominique Rincé, Français 2de, Textes Méthode, Nathan, 2006 (D) ; Claude Eterstein, Les Pratiques du Français 1re, Hatier, 2007 (E) ; Denis Labouret, Jean-Pierre Aubrit, Français, Textes et perspectives 1re, Bordas, 2007 (F) ; Line Carpentier, Lettres et Langue 1re, Hachette, 2005 (G) ; Miguel Degoulet, François Mouttapa, Valérie Presselin, Littérature 2de/1re, Hachette, 2011 (H) ; Christophe Desaintghislain, Christian Morisset, Français, Littérature, Anthologie chronologique, Nathan, 2007 (I) ; Maryse Aviérinos, Denis Labouret, Florence Naugrette, Marie-Hélène Prat, Français Première, Bordas, 2001 (J) ; Denis Bertrand, Christophe Desaintghislain, Méthodes et Techniques, Nathan, 2011 (K) ; Florence Randanne, Français, Empreintes littéraires, 1re L/ES/S, Magnard, 2011 (L).

11 Nous pouvons regretter, dans ces deux derniers cas, que la traduction choisie fasse fi de la construction latine « de+ablatif », pourtant intéressante à expliquer aux élèves et si riche de sens…

12 P. 804-805 de l’édition Villey : toutes les références des textes de Montaigne seront ici données dans l’édition de Pierre Villey, Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 1992.

13 Il est utilisé un peu de la même manière que I, 31 sur le sujet de l’altérité, sur les notions de civilisation et de barbarie.

14 P. 994 à 996

15 P. 1107

16 P. 804-805

17 P. 641

18 P. 188

19 P. 594

20 P. 985

21 Édité chez Hachette, dans la collection BiblioLycée en 2004.

22 Essais, II, 12, p. 459.