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Classiques Garnier

Montaigne et Platon La contribution du Bulletin de la Société des Amis de Montaigne

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Montaigne et Platon

La contribution du Bulletin de la Société
des Amis de Montaigne
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C’est en philosophe que j’aborde ma lecture scientifique des Essais. Montaigne a, sans nul doute, une place dans l’histoire de la littérature française et universelle, mais ce n’est pas pour autant qu’il semble occuper une place importante dans l’histoire de la philosophie. En fait, dans maintes histoires de la philosophie il n’est pas mentionné et, s’il l’est, on ne lui consacre pas beaucoup de lignes. Cependant, en Espagne il a été sujet d’intérêt plus dans le terrain philosophique que dans le philologique (voir les travaux de Jesús Navarro, Raquel Lázaro, Pedro Chamizo ou Carlos Thiebaut)2. À mon avis, Montaigne a une place importante dans l’histoire de la philosophie, car il s’agit d’un auteur clé pour comprendre la pensée moderne. Mais ici je ne m’occuperai pas de cette question, qui plutôt sera le sujet d’un prochain article. Mon objectif ici est de contribuer à mieux placer Montaigne dans l’histoire de la philosophie à partir de sa relation avec la tradition philosophique.

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Le sujet étant vaste, je me limiterai à la relation Montaigne-Platon. Pour cela, sans négliger d’autres contributions, j’essayerai de construire mon discours à partir d’articles apparus au BSAM. Je considère que le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne est un bon outil d’observation de l’évolution des approches qui se font aux Essais.

Mais je voudrais commencer dans un cadre élargi. Jusqu’à présent, plusieurs articles ont abordé la relation Montaigne-Platon en présentant des points de vue divers. Outre Kellerman3, qui traite de l’influence des idées platoniciennes chez Montaigne, plusieurs articles réfléchissent sur la présence d’un seul dialogue platonicien dans les Essais4, d’autres sur la présence de certaines idées platoniciennes dans les Essais5, d’autres s’occupent de la présence de Platon dans un chapitre concret des Essais6, ou encore ceux qui se limitent à placer Montaigne dans le contexte de la réception de Platon à la Renaissance française ou qu’ils essaient de le placer dans ce contexte7. Il manque, donc, au-delà de la diversité

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d’approches, une étude de Montaigne et de Platon qui couvre à la fois des aspects contextuels, comme la réception des textes platoniciens, comme l’utilisation de celui-ci par Montaigne, comme aussi les idées platoniciennes présentes dans les Essais. Une étude de ce genre permettrait de préciser en quoi consiste le Platon de Montaigne, et éclaircirait également la position de Montaigne dans la tradition philosophique.

Comment le Bulletin peut il nous aider pour cette entreprise ? Le premier constat est que jusques à 1988 on ne trouve aucun article au Bulletin avec un titre qui mentionne Platon (curieusement c’est un un espagnol, F.J. Aguado Rebollo, qui sera le premier à le faire8). Socrate subit le même sort, sa première apparition date de 1980, dans un article de K. Christodoulou9. Depuis, les études sur Platon au Bulletin, ont augmenté, mais pas de façon considérable. Dans ce sens la contribution d’Eduard Simon marque un point d’inflexion. Simon nous a fourni plusieurs tableaux sur les citations et les emprunts à Platon dans les Essais10. Simon enumèree les références, et laisse à autrui le travail de les peser. Sa contribution, donc, est sciemment limitée, et n’a que la prétention d’être un bon outil pour aborder avec profondeur la relation Montaigne-Platon. Tout de même, ce travail de comptage n’est pas encore fini, surtout par rapport aux réminiscences.

Mais ce qui nous intéresse le plus ce sont les contributions qui s’occupent de peser les emprunts plutôt que de les compter. Dans ce sens, depuis 1980 on trouve au Bulletin davantage d’articles sur Platon, même s’ils ne sont pas trop nombreux. On signalera Tristan Dagron, Jean-Yves Pouilloux, Jean-François Mattéi et Andrée Comparot11. Si Aguado suggérait quelques semblances entre Montaigne et Platon12, Comparot avance une thèse qui permet de placer Montaigne par rapport

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à l’histoire de la philosophie : comme la plupart des juifs converses, Montaigne se situe dans ce qu’on appelle le platonisme chrétien, et ceci permet expliquer la diversité de positions de Montaigne dans les Essais. Sous cette diversité, le platonisme chrétien qu’adopte Montaigne révèle une unité de pensée présente dans les Essais. Comparot soutient que l’idée du monde comme branloire pérenne est d’origine platonicienne : Montaigne se situe dans le devenir, et il adopte la position augustinienne de considérer le monde comme un pèlerinage qui nous mène à Dieu. Ainsi, la conclusion de l’« Apologie » ne serait pas sceptique, mais d’espoir : l’homme s’élèvera si Dieu lui prête la main. Les arguments de Comparot ne sont pas négligeables, mais ils ne sont pas non plus convaincants. La thèse de fonds – il y a une unité des Essais autour du platonisme chrétien soutenu par Montaigne – n’est pas suffisamment démontrée. Par ailleurs, les arguments sont basés sur une sélection de citations qu’on peut voir comme arbitraire, car, comme l’on a souvent dit13, une sélection de citations des Essais comporte le danger de fabriquer un Montaigne à mesure. Et, en plus, Comparot ne tient pas en compte les emprunts de Montaigne à Platon, et elle se concentre sur Lactance et Augustin. Un problème semblable se trouve dans l’article de Mattéi, qui essaye de montrer, en recueillant plusieurs passages des Essais, et quelques références à Platon, que Montaigne est platonicien de manière naturelle, même avant d’avoir lu Platon. Mais Mattéi décontextualise les citations, et il n’effectue pas d’esquisse d’étude de la réception de Platon dans les Essais. En plus, il choisit les passages sans prendre en compte (au moins sans s’y référer) l’ensemble d’emprunts et citations – c’est-à-dire, il n’utilise pas le travail de Simon-, et il se limite à énumérer la présence de Platon dans plusieurs chapitres des Essais. Par contre, Mattéi se concentre, pour éviter la dispersion qu’une sélection de citations comporte, sur un seul chapitre, l’« Apologie de Raimond Sebond ».

De son côté, Tristan Dagron s’occupe plus du platonisme renaissant que de la présence de Platon, et il essaye de placer Montaigne dans son siècle. L’auteur des Essais s’alignerait avec le platonisme renaissant qui considère la norme de l’idée sous l’espèce de mythe vraisemblable, et

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qu’il trouve que la dialectique est comme un jeu sérieux. Ce platonisme montaignien proviendrait surtout de Plutarque. Dagron effectue un travail de contextualisation considérable, et il rapporte Montaigne à Pic, Ficin ou encore Bruno. Un travail bien élaboré, qui a le mérite de ne pas négliger la source de Platon, et qui se base, pour éviter le péril que comporte la collection de citations, sur une étude d’un chapitre des Essais, « De l’experience » (III, 13). En plus, il touche des aspects à développer dans de prochains articles, comme le rapport entre Socrate et Platon dans les Essais, ou la conception des Essais comme des exercices spirituels. Finalement, dans le même numéro du Bulletin qu’apparait l’article de Dagron, on trouve un article de Jean-Yves Pouilloux sur Socrate, où il abonde sur l’idée que les Essais sont un exercice spirituel dont l’enjeu serait la liberté de penser. Montaigne suivrait Platon après Socrate, par rapport à la connaissance, à la raison, à la peinture de soi, à la croyance, à la conscience et à l’autonomie du jugement.

L’ensemble de ces contributions remet en cause deux idées assez répandus : la première, que la plupart des occurrences de Platon dans les Essais sont bien souvent allusions décoratives sans rapport avec la philosophie platonicienne14 ; la deuxième, que même si on peut considérer Montaigne comme un philosophe, son point de vue est contraire à la philosophie de Platon15. Mais, pour mieux préciser la relation Montaigne-Platon, il faut focaliser l’attention sur une question préalable, celle de la fonction des citations dans les Essais. Comme l’a bien signalé Frédéric Brahami dans un article paru aussi au Bulletin16, il ne suffit pas que Montaigne cite un auteur pour conclure que Montaigne pense la même chose que l’auteur cité. L’usage des sources par Montaigne suppose une dislocation, dans la mesure où la citation ou l’emprunt perdent leur sens initial pour en acquérir un nouveau. Ainsi, même si cela semble être une évidence, il est bon de rappeler que du fait que Platon est l’auteur le plus mentionné par Montaigne (173 fois), et le septième en nombre d’emprunts, après Plutarque, Cicéron, Sénèque, Diogène Laërte, Ovide et Lucain, cela est insuffisant pour le dire platonicien. La question n’est pas de savoir dans

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quelle tradition philosophique il faut placer Montaigne, car Montaigne, fidèle à l’image des abeilles qui apparait dans « De l’institution des enfans », fait siennes les sources. La question est dans quel sens Montaigne transforme Platon en l’utilisant comme source ? Quelle fonction joue Platon dans les Essais ? C’est en répondant à cela qu’on pourra placer Montaigne en rapport à la tradition philosophique. Mais pour pouvoir faire cette opération, il nous faut posséder une théorie sur ce que sont les Essais. C’est-à-dire, toute étude sur la présence de Platon dans les Essais passe par une interprétation de ce que sont les Essais dans leur singularité. Il n’est pas évident qu’on puisse la posséder complètement à l’avance, car elle peut apparaitre – ou au moins se consolider – au cours de l’étude sur Platon dans Montaigne.

Une étude comme celle que je propose doit comprendre, en premier, le contexte de lecture. Montaigne a probablement lu la traduction de Marsile Ficin, mais sa connaissance de Platon passe aussi par des sources secondaires, notamment Plutarque. Pour bien évaluer la lecture de Platon par Montaigne il faut prendre en compte la diffusion du platonisme en France au xvie siècle, tant par ce qui est des traductions, que de l’enseignement, et des idées. Cela nous permettra de préciser ce que veut dire être platonique au xvie siècle. Deuxièmement, il faut étudier ce que Montaigne dit sur Platon, c’est-à-dire, comment lit Montaigne, et, comme déjà signalé, la relation entre les sources et le projet des Essais. Il faut étudier, une par une, les mentions de Platon dans les Essais, et tâcher d’éclairer l’opinion de Montaigne sur Platon. Troisièmement, il faut essayer d’améliorer le travail d’Eduard Simon, pour ce qui concerne le tableau des occurrences des Dialogues dans les Essais, l’évolution de la présence et le classement des références. Quatrièmement, il faut, à partir du tableau antérieur, tâcher de classer les idées d’origine platonicienne que Montaigne s’approprie, selon la théorie de la connaissance, l’anthropologie, la morale, la politique, l’éducation ou le Furor Poeticus. Il faut aussi, cinquièmement, prendre en compte la figure de Socrate et sa relation avec Platon dans les Essais. Pour cela il faut en premier aborder l’appropriation de la figure de Socrate dans la Renaissance, faire un tableau de présences et classer les occurrences, et ainsi préciser dans quelle mesure Socrate est pris comme modèle dans les Essais et dans quelle mesure ce Socrate est associé à Platon. Finalement, une monographie Montaigne-Platon doit établir une comparaison entre la

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forme du dialogue et la forme de l’essai pour préciser dans quelle mesure nous pouvons considérer la forme du dialogue comme un antécédent de l’essai montaignien, question qui doit être abordée à partir du problème de l’écriture17.

Je me sers de plusieurs hypothèses pour aborder ce travail. En attendant confirmation, l’hypothèse générale est que l’influence de Platon sur Montaigne ne consiste pas tellement dans les idées platoniciennes, en tant que matériel d’expérience pour l’exercice du jugement, mais dans les problèmes et les concepts (la tradition platonicienne), dans la forme de vie (dont Socrate est le représentant) et dans la forme d’écriture philosophique. Aussi, pour chacun des aspects mentionnés nous pouvons soutenir une hypothèse : sur le contexte, Montaigne s’éloigne du platonisme dominant au xvie siècle ; sur ce que Montaigne dit sur Platon, l’usage qu’il en fait augmente à mesure que les éditions des Essais se succèdent, ce qui révèle qu’il a lu Platon en détail et que celui-ci est un des auteurs-clé pour mieux comprendre les Essais. Quant à l’usage que Montaigne fait de Platon, celui-ci n’est pas assimilé au point de s’en servir habituellement sans le mentionner, mais il contribue à consolider quelques idées fondamentales qui soutiennent les Essais. Ces idées sont disloquées pour servir à un nouveau projet, l’écriture de l’essai, mais elles sont décisives pour consolider les idées de Montaigne sur l’éducation, la connaissance et la peinture de soi. Quant à la figure de Socrate qui apparaît dans les Essais, elle se construit principalement à partir des dialogues de Platon et elle est présentée, même avec des défauts, comme un modèle. Quant à la forme philosophique de l’écriture, on ne peut pas parler d’influence directe, mais les traits des deux genres sont semblables, ce qui expliquerait la progressive présence de Platon dans les Essais.

Du point de vue méthodologique, il est évident qu’on devra prendre en compte les diverses éditions des Essais et les dialogues de Platon dans la traduction latine de Marsilio Ficino, ainsi que la traduction française de Jean Serres et d’autres sources comme les Opinions platoniciennes de Plutarque18. Mais cet énorme travail doit se faire non par ordre, mais synchroniquement, prenant le texte comme le centre d’opérations. Devant la difficulté de prendre le texte des Essais comme un ensemble, il faut

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agir en le subdivisant. En ce sens, chaque chapitre des Essais forme une unité, et comme telle peut être provisoirement isolé afin d’y appliquer les divers aspects que nous voulons étudier de la relation Montaigne-Platon. Évidemment, il y a des chapitres qui sont plus à propos, je pense à « De l’institution des enfans » (I, 26), « Du cannibalisme » (I, 31) ou l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12). Ces chapitres peuvent être considérés (sans négliger d’autres approches) comme des dialogues entre Montaigne et Platon.

Dans ce qui suit, comme exemple du genre de travail qui doit être accompli, et aussi pour ne pas oublier un des objectifs de cet article – c’est-à-dire, préciser la place de Montaigne dans l’histoire de la philosophie– je vais analyser la présence de Platon dans « De l’expérience » (III, 13), le dernier chapitre des Essais où, comme signale Frigo, Montaigne accomplit sa réflexion sur la sagesse développée tout au long des Essais et pour cela établit une manière de dialogue avec les deux grands philosophes de l’antiquité, Platon et Aristote19. Mon approche sera, néanmoins, différente de celle de Frigo et de celui de Dagron. Montaigne commence son dernier chapitre en le plaçant dans un cadre de discussion philosophique, et en faisant cela, il suggère que les Essais peuvent être lus comme un livre de philosophie. Son interlocuteur est, au début, Aristote : « Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance » (III, 13, 1065)20. Ainsi, la position philosophique de Montaigne se placera comme une alternative à l’aristotélicienne, Je n’entrerai pas à discuter le dialogue Montaigne-Aristote – sujet aussi d’un autre article – et je me limiterai à signaler que Montaigne essaye de déconstruire l’édifice de l’aristotélisme, édifice qui établit une hiérarchie où les sciences théoriques se placent au dessus de les sciences techniques, celles-ci se plaçant au dessus de la simple expérience en la rationalisant21. Montaigne revendique le niveau inférieur, l’expérience individuelle et singulière, et pour cela il critique les sciences théoriques (dans l’« Apologie »), de techniques comme la médecine (dans « De la ressemblance des enfans aux peres »), et, dans « De l’experience », il attaque la conception aristotélique de l’expérience comme un niveau

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inférieur cependant relié aux niveaux supérieurs. Cette critique a une double dimension, épistémologique et ontologique. Du point de vue épistémologique, la critique se concentre sur le principe d’induction, ce qui permet de mettre en question la valeur de la généralisation. Du point de vue ontologique, la critique se s’adresse à la notion statique de la réalité impliquée par l’aristotélisme, dans la mesure où, bien qu’il en explique le mouvement, la réalité est fixée et rangée par les catégories, et surtout par la catégorie de substance.

Face à cet Aristote captif des pédants, Montaigne oppose sa propre physique et métaphysique :

Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l’experience, à peine servira de beaucoup à nostre institution celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre proffict de celle que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere, et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut. Je m’estudie plus qu’autre subject. C’est ma metaphisique, c’est ma phisique. (III, 13, 1072B, 464)22

C’est à ce moment que Platon entre en jeu dans le chapitre, par le personnage de Socrate. Le moi devient objet de réflexion philosophique, et la physique et la métaphysique ne se réfèrent plus à quelque chose d’abstrait, mais à quelque chose de vivant et proche, efficace face à l’inutilité de la métaphysique classique. Cette position de Montaigne suppose une épistémologie qui se relie avec le précepte socratique du nosce o cognosce te ipsum23. Peu après, Montaigne défend l’expérience individuelle comme le moyen de vivre mieux (III, 13, 1073B), et l’utilité d’épier les effets et circonstances des passions que nous expérimentons. Dans « Nos affections s’emportent au dela de nous » (I, 3, 15C), Montaigne fait appel de Platon pour soutenir que la première leçon de tout le monde consiste en se connaitre ce que lui est à propos, et de s’aimer et se cultiver avant toute autre chose. Montaigne a peut-être à l’esprit le passage du Timée où Platon écrit que seulement au sage lui est propre de se connaitre soi-même (Pl., T., 72a), et aussi d’autres passages comme Rep. IV, 443ab

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ou Charmide 161b et 164d. Mais le passage, en tout cas, est transformé. Platon parle du sage politicien, Montaigne parle de n’importe quelle personne. Le précepte, pour Montaigne, ne se limite pas nécessairement à une élite intellectuelle qui doit s’occuper de la direction de la cité, mais il s’adresse à tous les hommes. La lecture de Platon ne se sépare pas, dans ce sens, de la figure de Socrate : il faut s’occuper de soi-même. Dans « De l’experience », Montaigne avait utilisé Platon pour critiquer les prétentions des aristotéliques en ce qui concerne l’expérience (Pl, R., 405a). Une fois présentée la métaphysique alternative, Platon est de nouveau allégué non seulement pour continuer la critique de la médecine (III, 13, 1079B, 475, de Pl. R., 408d-e) et revendiquer l’expérience de soi-même face aux exemples étrangers et scolastiques (III, 13, 1081B, 478-9), mais aussi pour dénoncer l’inhumaine sagesse défendue autant par le stoïcisme grec que par l’ascétisme chrétien, une sagesse ennemie de la culture du corps24. Dans III, 13, 1106BC, Platon est placé au dessus d’Alcibiade par rapport aux plaisirs. « De l’experience » est une apologie de l’importance du corps pour la bonne vie, et dans cette défense Montaigne fait appel à Platon :

Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n’avions pas d’ame ; Zenon n’embrassoit que l’ame, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suivy une philosophie toute en contemplation, Socrates toute en meurs et en action ; Platon en a trouvé le temperament entre les deux. Mais ils disent pour en conter, et le vray temperament se trouve en Socrates, et Platon est bien plus Socratique que Pythagorique, et luy sied mieux. (III, 13, 1107)

Montaigne réproduit ici un schéma historiographique classique, qu’il connaissait bien par la lecture de Saint Augustin et des Lois de Platon selon Ficin. Mais Augustin et Ficin le disent « pour en conter », c’est-à-dire, par exigence historiographique. Montaigne se sépare explicitement de cette position et il opte pour Socrate, ce qui signifie mener Platon du côté socratique, jusqu’au point où la distinction entre Socrate et Platon perd son importance. D’ici à la fin du chapitre (et aussi dans d’autres chapitres), c’est pratiquement la même chose de référer à Socrate ou à Platon, au sens où ils représentent la même position de défense de la jouissance de la vie sans tomber dans l’extrême. Platon est mentionné pour

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montrer que la douleur et la volupté doivent se modérer (III, 13, 1111C), Socrate pour soutenir que la tempérance est modératrice et non ennemie du plaisir (III, 13, 1113C). On trouve là, donc, un Platon socratique, ennemi du fanatisme et de l’idéalisme. La dernière référence à Platon dans le chapitre (et dans le livre) est, à mon avis, assez claire :

Nostre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besongnes, sans se désassocier du corps en ce peu d’espace qu’il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de s’hausser, ils s’abattent. (C) Ces humeurs trascendentes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ces ecstases et ses demoneries, rien si humain en Platon que ce que pourquoy ils disent qu’on l’appelle divin. (III, 13, 1115)

Platon a donc la capacité de traiter les choses familières et de façon familière, c’est le philosophe de l’humain. Ce n’est pas étonnant que le dialogue le plus utilisé par Montaigne soit celui des Lois25. Montaigne, donc, n’utilise pas Platon contre l’aristotélisme de la même façon que ce qui se fait à l’époque, c’est-à-dire, un Platon chrétien, dont les textes principaux seraient le Phédon et le Phèdre, un Platon qui lui sert pour mieux réfléchir sur ce qui l’intéresse, l’être humain. Un Platon qui se fait place à mesure que les éditions des Essais avancent, et c’est pour cela que dans l’édition de 1595 il disparait de deux passages significatifs. Dans I, 26, quand il dit qu’il ne s’a jamais rongé les ongles à l’étude de Platon et Aristote ; en III, 13, quand il affirme en 1588 qu’il aimerait mieux se connaitre en lui qu’en Platon, qui est remplacé par Cicéron en 1595. Platon n’est plus un auteur de la liste de sources, Montaigne l’a découvert comme un auteur qui lui sert pour affirmer plusieurs de ses prises de position, comme la connaissance de soi, l’importance du corps, la défense du plaisir et de la modération. Modération qui s’applique aussi au niveau épistémologique. « De l’experience » avait commencé avec un problème épistémologique et avance vers la façon de vivre. Mais défendre la philosophie comme forme de vie ne suppose pas l’abandon de toute position épistémologique : la modération s’applique aussi à la connaissance, car Montaigne se place entre un dogmatisme exacerbé et un scepticisme extrême, dans la ligne d’un scepticisme modéré, non

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fanatique, capable de défendre la valeur de la recherche de la vérité26, et il se sert de Platon pour cela. Dans sa lecture il trouve une forme adéquate de transmission de la pensée, le dialogue, car celui-ci permet l’expression de diverses pensée qui se confrontent. C’est pour ça que dans un chapitre aussi critique que l’« Apologie » Montaigne fait un éloge de Platon pour philosopher par dialogues :

Platon me semble avoir aymé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies . (II, 12, 509C, 291)

Avant ce passage, Montaigne écrivait, dans l’édition de 1588, sur la diversité interprétative à laquelle Platon était soumis, vu soit comme un dogmatique, soit comme un dubitatif, soit comme un mélange des deux antérieurs. Dans l’édition de 1595, Montaigne insère un passage où il explique que Socrate, le conducteur de ses dialogues, allait toujours

demandant en émouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant, et dict n’avoir autre science que la science de s’opposer

Montaigne, donc, prend parti de cette diversité interprétative : le personnage de Socrate fait partie de l’écriture platonicienne, et pour cela, Montaigne peut affirmer à la suite, en parlant de Platon :

Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante et rien asseverante, si la sienne ne l’est (II, 12, 509C, 290)

Platon, donc, est un auteur plutôt incliné vers le scepticisme, dans la ligne du platonisme moyen. Cependant, et dans l’attente d’une étude complète de la question, nous ne pouvons pas affirmer que Montaigne soit platonicien et anti-aristotélicien, pas plus que plutarquien. Montaigne peut s’accorder avec Plutarque pour beaucoup de raisons, et avoir une interprétation de Platon très similaire, mais le procédé de lecture se base sur la liberté d’usage des textes, car il s’agit toujours du jugement qui dirige et assimile la lecture. Montaigne peut être considéré, pour maintes raisons, comme un philosophe moderne, mais il explore un chemin qui s’approche de l’idée grecque de la philosophie comme forme de vie. Il lit

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Platon (et aussi Aristote) dans ce sens, et les questions épistémologiques ou métaphysiques y restent subordonnées. « De l’experience » montre qu’il préfère Platon à Aristote parce que le dogmatisme, à l’époque, est plus identifié avec la figure d’Aristote, et parce que la façon d’écrire par dialogues et son conducteur Socrate s’approchent plus de la philosophie de Montaigne.

Pour en finir : ces dernières années l’intérêt pour le sujet Montaigne-Platon a augmenté, comme on le constate par le Bulletin. Cependant, j’espère avoir montré qu’il demeure du travail à faire, surtout dans le cadre d’une approche philosophique, approche qui devrait permettre de mieux situer Montaigne dans l’histoire de la philosophie.

Joan Lluís Llinàs

Universitat de les Illes Balears

1 Cet article se place dans le cadre du projet FFI2009-07217 soutenu par le Ministère espagnol de la Recherche.

2 J. Navarro Reyes, La extrañeza de sí mismo. Identidad y alteridad en Michel de Montaigne, Sevilla : Fénix Editora, 2006 ; Pensar sin certezas. Montaigne y el arte de conversar. Madrid : FCE, 2007 ; R. Lázaro, « La vida práctica en Montaigne y Descartes », Contrastes, XIV (2009) : 159-177 ; « Montaigne and Descartes : A dialogue on Morals », en García, A.. Silar, M. & Torralba J.M. (eds.) : Natural Law : Historical, Systematic and Juridical Approaches. Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholar Publishing, p. 127-147. P.J. Chamizo, La doctrina de la verdad en Michel de Montaigne. Málaga : Universidad de Málaga, 1984 ; « La presencia de Montaigne en la filosofía del siglo XVII », en C. Baliñas Fernández, (ed.), Actas del Simposio sobre filosofía y ciencia en el Renacimiento, Santiago : Universidad de Santiago de Compostela, p. 59-76, 1988. C. Thiebaut, « Montaigne como pretexto », Revista de Occidente 130 (1992) : 27-50 ; « Montaigne, lector de Aristóteles (memoria y experiencia) », Cuadernos de Filología Francesa, nº 10, 1997/98, p. 99-121. Ajoutons J.L. Llinàs, Educació, Filosofia i escriptura en Montaigne, Palma : Edicions UIB, 2001 ; L’home de Montaigne, Barcelona : Proa, 2009.

3 F. Kellerman, « Montaigne, reader of Plato », Comparative Literature (1956) : 307-322.

4 Voyez J. Céard, « Le modèle de la République de Platon et la pensée politique au xvie siècle », XVIe Colloque international de Tours. Platon et Aristote à la Renaissance. Paris : Vrin, 1976, p. 175-190 ; E. Sugg, « Montaigne and Plato’s Laws : Unlocking the Tradition of Borrowing in the “Apologie de Raymond Sebond” ». Montaigne Studies IV, nº 1-2 (1992) : 40-80 ; et J.L. Llinàs, « Les Lois de Platon dans les Essais de Montaigne », BSAM 39-40 (2005) : 13-29.

5 Voyez Z. Samaras, « Montaigne et Platon : la philosophie du langage ». Montaigne penseur et philosophe (1588-1988). C. Blum (ed.). Paris : Champion, 1990, p. 31-43 ; Z. Samaras, « Le sens comme reflet. Lecture platonicienne des Essais », Lire les Essais de Montaigne. Actes du colloque de Glasgow 1997, N.Peacock & J.J.Supple (eds.), Paris : Champion, 2001, p. 63-74 ; Z. Samaras, « Le dualisme de l’apparence et de l’essence chez Montaigne », Études montaignistes en hommage à Pierre Michel. C.Blum & F.Moreau (eds.), Paris : Champion, 1984, p. 233-238 ; G. Mallary Masters, « Montaigne platonicien », Montaigne et la Grèce. Actes du colloque de Calamata et de Messène 23-26 septembre 1988. Paris : Aux amateurs de livres, 1990, p. 56-63.

6 Voyez T. Dragon, « Montaigne et l’expérience. Aspects de la doctrine platonicienne de la tempérance dans les Essais », BSAM 41-42 (2006) : 79-101 ; A. Frigo, « “J’aymerois mieux m’entendre en moy, qu’en Platon” Montaigne interprete di Platone » Studi Francesi 52, nº 155, (2008) : 247-266 ; B. Bowen, « Montaigne’s Anti-Phaedrus : Sur des vers de Virgile », JMRS 5 (1975) : 107-121.

7 J. Céard, « Le modèle de la République de Platon et la pensée politique au xvie siècle », XVIe Colloque international de Tours. Platon et Aristote à la Renaissance. Paris : Vrin, 1976, p. 175-190 ; J.L. Vieillard-Baron, « Platonisme éthique et platonisme chrétien : Montaigne lecteur de Platon », Images de Platon et lectures de ses œuvres, Les interprétations de Platon à travers les siècles. Éd. A. Neschke-Hentschke, Louvain-Paris, 1997, 217-236 ; A. Comparot, « Montaigne et le platonisme chrétien », BSAM 25-26 (1991) : 25-43.

8 « Traits platonisants dans la peinture du passage », BSAM (Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne), 11-12 (1988) : 63-70.

9 « Socrate chez Montaigne et Pascal », BSAM 1-2 (1980) : 21-29.

10 « Montaigne et Platon », BSAM 35-36 (1994) : 97-104 ; « Montaigne et Platon (relevés) », BSAM 37-38 (1994) : 79-97.

11 T. Dagron, déjà cité ; J.Y. Pouilloux, « Socrate », BSAM 41-42 (2006) : 175-186 ; J.F.Mattéi, « J’estois platonicien de ce costé là, avant que je sçeusse qu’il y eust de Platon au monde », BSAM I (2007) : 59-70 ; A. Comparot, déjà cité. Ajoutons J.L. Llinàs, « Les Lois… », déjà cité.

12 Comme la distinction entre mouvement et permanence et l’idée que la connaissance rationnelle consiste en l’appréhension de l’essence permanente des choses, qu’elle proviendrait de Parménide et Platon.

13 Par exemple, Richard Sayce. The Essays of Montaigne. A critical exploration. London : Weidenfeld & Nicolson, 1972.

14 Voyez l’entrée « Platon » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. P. Desan, Champion : Paris, 2004, faite par J.L. Vieillard-Baron.

15 Voyez M. Conche, « Montaigne et la philosophie », Paris : Mégare, 1992, 2e édition.

16 F. Brahami, « Montaigne dans sa singularité et dans la tradition philosophique », BSAM 9-10 (1998) : 61-75.

17 Voyez G. Defaux, « Montaigne, Erasme, Platon, Derrida : l’écriture comme présence », Rivista de lettereture moderne e comparate, 38, nº 4 (1985) : 325-343.

18 Aussi la bibliographie secondaire, autant les études directes comme les génériques.

19 Frigo, o.c.

20 Je cite selon l’édition de Villey-Saulnier, Les Essais, Paris : PUF, 1988. Quadrige, 3 vols.

21 Voyez A. Tournon, « “J’ordonne à mon âme…” Structure d’essai dans le chapitre “De l’experience” », L’Information littéraire (1986) : 54-60.

22 « Siga quin siga, doncs, el fruit que puguem obtenir de l’experiència, a penes servirà per a la nostra administració l’experiència que obtenim dels exemples estrangers si tan malament ens aprofitem de la que tenim de nosaltres mateixos, que ens és més familiar, i certament suficient per instruir-nos d’allò que ens cal. »

23 Voyez Masters, déjà cité.

24 Je suis ici Frigo, déjà cité.

25 Voyez Llinàs, déjà cité.

26 Voyez « De l’art de conférer », III,8,928BC.