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Classiques Garnier

Le triste outillage de la Société des Amis de Montaigne

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Le Triste Outillage de la Société
des Amis de Montaigne

Un des fondateurs de la Société des Amis de Montaigne, Ernest Courbet (1837-1916), a l’idée de commissionner un facsimilé de l’Exemplaire de Bordeaux pour vérifier une nouvelle édition des Essais1. Ce que Courbet appellera plus tard un duplicata est réalisé en 1886 par l’archiviste-paléographe Routhier2. Courbet gardera sa copie figurée à Paris pour la préparation de l’Édition Typographique (1913-1931), dont les planches du premier volume sont exposées au moment de la première réunion des amis de Montaigne.

La bibliothèque de Bordeaux, ne disposant pas de copie figurée pour son Édition Municipale (1906-1933) des Essais, donne la tâche au sous-bibliothécaire Albert Cagnieul3, qui déchiffre les annotations entre 1900 et 1903. Il arrête son travail officiellement en 1905 et découvre ensuite que sa copie est passée dans les mains du docteur Armaingaud4, un des coéquipiers d’Ernest Courbet pour l’édition rivale de Paris. Cagnieul quitte son poste à Bordeaux dans la plus grande indignation.

Fortunat Strowski (1866 à 1952) prend la place de Cagnieul. Il réussit à terminer la transcription du premier volume de l’Édition Municipale dans les bons délais. Entre-temps il est devenu conscient d’une concurrence déloyale et de la nécessité de protéger le manuscrit de Montaigne de la fatigue de la copie5. C’est qu’un cinquième imitateur surgit à l’horizon, le jeune archiviste-paléographe, Ernest-Daniel Grand. Grand arrive à

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Bordeaux au moment où Albert Cagnieul va partir. Il est au service de l’Imprimerie Nationale, envoyé par le docteur Armaingaud et Courbet pour vérifier les transcriptions de l’Édition Typographique6. Grand demande la permission de photographier certaines pages de l’Exemplaire à l’aide d’un « appareil portatif » qui lui a été remis par l’Imprimerie nationale. Son travail va mal pourtant. Il doit écrire dans une salle qui n’est pas chauffée par le calorifère de la Bibliothèque7.

L’appareil portatif n’est qu’un exemple du « puissant outillage » de l’Imprimerie Nationale, selon Strowski. Le projet d’une Édition Phototypique (1912) ou photo-facsimilé est né. Après tout, l’Imprimerie Nationale ne peut pas photographier en même temps que Bordeaux exécute sa propre opération8. Ce facsimilé photographique est la troisième grande édition célébrée en 1912 à Paris. Mais il nécessitera, selon le conservateur Raymond Céleste, l’installation d’un « fil de lumière électrique » dans une salle de la Bibliothèque.

Malgré son efficacité, Strowski se voit relevé de ses fonctions d’éditeur scientifique de l’Édition Municipale vers l’époque de la création de la Société des Amis. Sa faute : il néglige ses responsabilités pour l’Édition Municipale, et ceci depuis avril 1911, à la faveur de l’édition « high tech » de Hachette9. Lors de la première réunion du groupe, le 21 décembre 1912, Strowski sera absent, « empêché et excusé » par le docteur Armaingaud qui parlera à sa place.

François Gébelin, le successeur de Raymond Céleste à la Bibliothèque de Bordeaux (1912-1916), devient le sixième et dernier transcripteur de l’Exemplaire de Bordeaux. Gébelin termine son travail le 30 mars 1914. Avant de quitter la Bibliothèque pour le front, où il sera grièvement blessé dans la Grande Guerre, Gébelin approuve l’achat d’un duplicateur Ronéo pour la Bibliothèque, machine à répétition et à reproduction rapide – 60 copies la minute.

Il est impossible de reprocher aux acteurs dans ce drame, dont j’ai cité quelques événements, leurs soucis vis-à-vis du livre précieux qui s’appelle l’Exemplaire de Bordeaux. Il est impossible de ne pas s’étonner

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de leur volontarisme, de leur optimisme et de leur dévouement dans des conditions parfois rudes et hostiles. Jusqu’aux multiples retards liés à la constante duplication des efforts nous rendent l’affaire fascinante et admirable.

Mais tout n’est pas dysfonctionnel. La création de la Société des Amis a lieu sur un fond de pratiques et de comportements compris – mais non pas intellectuellement – par tout le monde. Et c’est surtout sur les choses d’usage de la vie quotidienne qu’une telle organisation s’appuie, hier comme aujourd’hui. C’est son outillage qui est basique. Comme nous avons vu, il y a des moments où surgissent, par bonheur, quelques éléments de l’outillage de 1912 – sous la forme du calorifère, du fil de lumière électrique, et du duplicateur Ronéo.

Il y a en langue chinoise une distinction faite pour les choses, une distinction que nous n’avons pas. Elle n’a rien à faire avec le genre, le nombre ou le cas. Non, cette distinction est moins grammaticale qu’ontologique. On utilise, par exemple, de différentes particules « classificatrices » (on dit qu’il y en a une centaine) pour une voiture, une table, un livre, le riz, la boisson, le papier, la chaise ou le fleuve, c’est-à-dire, selon que la catégorie est véhicule, chose plate, chose reliée, granulaire, liquide, en feuilles ou longue et mince10. Cette richesse de classification nous est offerte par la richesse phénoménale des choses dans le monde, par ce que les ontologues appellent les « étants. »

Le calorifère 

Le calorifère, par exemple, est un « étant. » C’est une chose dure, lourde et utile. Sa fonction est de chauffer. Dans les archives se rapportant aux grandes éditions, il n’y a en fait que deux mentions explicites d’un calorifère. La première se trouve dans la lettre11 où Ernest-Daniel Grand parle des rigueurs de l’hiver. Écrivant au bibliothécaire Raymond Céleste, le paléographe constate que la salle où il travaille :

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n’est pas chauffée directement par le calorifère de la Bibliothèque. Les grands froids exceptionnels de l’hiver actuel à Bordeaux et l’humidité qui s’accumule dans cette salle (et qui ne la quittera plus pour le reste de l’hiver) m’empêchent de continuer à y travailler aux heures habituelles que je consacre au collationnement de Montaigne, soit de midi à 7 heures du soir environ.

Grand est d’une assiduité remarquable, travaillant de midi à 7 heures. Les archives de la météo en France pour l’année 1907 confirment, d’ailleurs, ses observations sur le temps :

Du 22 au 23 janvier, on observe le refroidissement le plus spectaculaire depuis décembre 1879 avec une chute des températures de 10 à 15° en 24h selon les régions. Au champ de manœuvres de Vincennes, la deuxième revue de la garnison de Paris défile sans musique : les cuivres sont gelés !… (Guillaume Séchet, Les Hivers en France : Fin décembre 1906 et fin janvier 1907 : un hiver très meurtrier, site internet)

Grand demande, donc, à être transporté dans la salle de la bibliothèque dite « salle de travail » :

Cette salle, prenant jour sur la salle vitrée (du musée) et munie d’armoires à l’usage des personnes spécialement autorisées à y travailler, est chauffée par un calorifère et éclairée au gaz.

Céleste « regrette de ne pouvoir donner satisfaction » à Grand (MFE, A48) pour quitter « une salle que la rigueur de la saison rend inhabitable » :

La salle dite de travail est sans surveillance autre que celle résultant de l’inscription des ouvrages prêtés sur place aux lecteurs autorisés. Les ouvrages aussi précieux que celui de Montaigne ne peuvent en aucun cas y être communiqués12.

La « règle adoptée pour assurer la conservation d’un livre aussi précieux » que celui qui est confié à Grand « ne peut souffrir aucune exception. » (Notons que Strowski avait parlé l’année précédente, lui aussi, des rigueurs de l’hiver dans la Bibliothèque, se plaignant du mauvais éclairage de la salle de travail et « d’une très grande fatigue, notamment de la vue. » Il lui était impossible, « à cause de la lumière (et de la façon dont

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la Bibliothèque est éclairée) d’étudier les variantes, la ponctuation et l’orthographe du manuscrit. »)13

À juger d’une lettre envoyée au maire cinq ans plus tard, en 1911, la Bibliothèque est plutôt calorifuge14. C’est le professeur Lafitte qui écrit au maire pour se plaindre en termes bien plus dramatiques que ceux employés par Ernest Grand en 1907 :

Je me permets de vous faire observer qu’il règne, actuellement, à la bibliothèque, le soir surtout, un temps glacial qui rend des plus pénibles les instants que les lecteurs vont y passer. Les gens bien portants viennent y contracter la grippe et ceux, déjà légèrement grippés, viennent y aggraver leur état15.

Il y a encore une mention explicite du calorifère dans un rapport rédigé plus tard par Jean de Maupassant (conservateur de 1916 à 1927)16. Là on apprend « qu’il a été décidé en 1913 » que M. Dupuch, surveillant, « assure le chauffage du calorifère, moyennant une indemnité de 30 francs par mois. » Soulignons que la salle de travail reste « accessible tous les jours, dimanches et fêtes compris, du matin au soir sans interruption. » M. Dupuch, pour assurer l’ordre, se tient en uniforme. C’est en 1913.

Pour cette période entourant la création de la Société des Amis il y a encore une dernière allusion au chauffage du calorifère. Elle se trouve dans une lettre du conservateur Maupassant du 15 février 1924 à propos « des irrégularités (qui) se sont produites à la salle de travail… du fait de M. Brèthes, à qui la case 14 a été accordée il y a une dizaine d’années, » donc en 191417. Or, Maupassant précise que M. Brèthes

ne vient pas à la salle publique de lecture mais se rend assez fréquemment à la salle de travail, généralement le soir entre 5h et 7h. Il n’y consulte aucun livre, car il a dans sa case depuis plusieurs années un seul ouvrage Eyraud : de la nécessité de maintenir la taxe du pain…. Ce volume n’est jamais qu’un prétexte pour justifier ses séances dans la petite salle, où il dispose gratuitement du chauffage et de l’éclairage et où il rédige sa correspondance.

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Le fil de lumière électrique

Passons maintenant du chauffage à l’éclairage, du calorifère au fil électrique. On se rappelle qu’en 1905 Strowski avait écrit qu’il lui était impossible, « à cause de la lumière (et de la façon dont la Bibliothèque est éclairée) d’étudier les variantes, la ponctuation et l’orthographe du manuscrit. » L’éclairage au gaz et à la lumière naturelle vont céder la place à une autre sorte d’éclairage. Le fil électrique est un « étant » mince et long, tout le contraire, paraît-il, de la chose nommée calorifère. Pourtant, ils ont ceci de commun qu’ils sont des outils, des outils à peine perceptibles quand tout marche bien. Heureusement que tout ne marche pas toujours bien.

Comme nous avons vu, c’est Fortunat Strowski, « empêché et excusé » de participer à la première réunion de la Société des Amis, qui insiste sur la photographie de l’Exemplaire de Bordeaux. Vue la lenteur des copies à la main, la photographie séduit par sa rapidité et par son efficacité. La photographie du manuscrit de Montaigne, exécutée par les agents de la maison Hachette, est la responsabilité particulière de Raymond Céleste, conservateur de la Bibliothèque. En 1911, il se souvient de certaines difficultés à cet égard. Il note qu’

Il y a eu plus tard pour faciliter la reproduction par le photographe, une affaire qui a duré assez longtemps – Il s’agissait d’un fil de lumière électrique à placer dans la salle du musée des Antiques18….

L’installation de l’électricité fait date dans l’histoire de la Bibliothèque. L’adjoint au maire annonce l’électrification de la salle de photographie en 1907, mais, comme Céleste le dit, cette installation dure « assez longtemps19. » Le conservateur doit formuler un nouveau code de conduite pour ses employés. Dans sa lettre au maire il parle « d’une affaire qui a duré assez longtemps, » évoquant vaguement des retards et des difficultés d’un nouvel ordre. C’est un des derniers actes officiels du Conservateur Céleste (1852-1911), toujours au service de la relique de Montaigne, que

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de superviser l’installation de ce fil de lumière électrique pour rendre plus claires les prises de vue sur le manuscrit20.

L’arrivée de la « fée électricité » dans la Bibliothèque mobilise le personnel et la direction. Elle modifie les comportements et détourne les préoccupations comme les copies figurées l’avaient fait avant elle. Conscient des hésitations et des problèmes, Céleste écrit à son sous-bibliothécaire pour rendre très explicite l’attitude à prendre :

Pour ce qui est de la photographie de Montaigne : l’administration municipale tient à ce que le travail soit exécuté le plus rapidement possible …

J’ai dit à M. Massé de rester dans les commencements avec le photographe, jusqu’au moment où il sera bien assuré que l’exemplaire est traité avec soin. Si ce photographe est soigneux, …la présence de Massé à ses côtés n’est pas utile, – c’est affaire de conscience, –

Il est question de l’utilité du personnel, aussi : si l’Exemplaire n’est pas traité avec soin, il serait utile que Massé reste à ses côtés. Céleste poursuit :

De toutes manières, il faut veiller avec le plus grand soin à la conservation des « Essais » annotés – ce volume ne doit jamais sortir sous aucun prétexte de la Bibliothèque, – il ne doit jamais rester dans la salle de photographie seul c’est à dire à l’heure du déjeuner, … si l’opérateur a besoin de sortir, même pour peu de temps ….

Le directeur exige une surveillance constante du document de Montaigne. Les Essais ne peuvent pas sortir de la Bibliothèque « sous aucun prétexte. » Céleste fait sien le jargon de la technique ; il parle maintenant d’un « opérateur, » au lieu d’un photographe. L’œuvre devient opération.

Céleste termine sa lettre, qu’il appelle une épître, sur une triste confession personnelle : « J’ai sué sang et eau pour écrire cette épître – la température est estivale et je me sens faible. » Les archives de la météo notent une hausse des températures pour ce début d’été, 1911.

Ce qu’on pourrait appeler le système des retards n’épargne pas l’Édition Photographique non plus. De même que la photographie bloque le travail de Strowski sur l’Édition Municipale, le travail sur la

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photographie ralentit à son tour. L’adjoint au maire est obligé d’écrire qu’il est « avisé de la lenteur avec laquelle [l’]opérateur procède à la reproduction photographique des feuilles » et qu’il a l’honneur d’inviter l’opérateur « à activer son travail et à procéder sans relâche à la photographie des nombreuses feuilles qui n’ont pas encore été reproduites21. »

Le duplicateur Ronéo

Le troisième élément de ce triste outillage ne fournit ni chaleur ni lumière. C’est un « étant » voué à la reproduction. Il est aussi compact et lourd qu’un calorifère, aussi rapide et efficace que la lumière électrique. C’est de nouveau grâce au rapport de Jean de Maupassant que nous pouvons compléter notre série. C’est là où Maupassant précise qu’en 1914 les responsabilités de M. Massé, employé, comprennent le « tirage au Ronéo des fiches alphabétiques et méthodiques du nouveau fonds, en quatre exemplaires. » Il précise que c’est « Mlle Massé, commise auxiliaire, » qui « transcrit en triple les fiches mobiles du nouveau fonds faites en un seul exemplaire de janvier 1912 à juillet 1914, date de l’achat du duplicateur Ronéo » (moi qui souligne). Notons que la Bibliothèque de Bordeaux reçoit une publicité pour cet appareil déjà en 1904. Vendu par la Compagnie française du Néostyle, il est décrit de la manière suivante :

Nous avons l’honneur d’attirer votre bienveillante attention sur le Ronéo, appareil simple et pas coûteux qui permet de reproduire un nombre quelconque de copies à la vitesse de 60 par minute à l’aide d’un seul original écrit soit à la main soit à la machine à écrire.

Un grand nombre de Maisons faisant un commerce semblable au vôtre ont pratiquement doublé leurs affaires en envoyant des circulaires ayant absolument l’apparence de communications personnelles22.

L’achat du duplicateur vient en quelque sorte terminer la saga des copies figurées. Tout comme la photographie de l’Exemplaire nécessitant l’installation du fil électrique, cet achat annonce la disparition de

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pratiques lentes et artisanales. Le duplicateur Ronéo pose la question de la technique.

C’est ce que le conservateur Rheinhold Dezeimeris (1885-1896) savait déjà en 1888, lorsqu’il exprime ses doutes sur un nouveau système de catalogage. Il regrette la disparition des bibliothécaires qui servent de « catalogues parlants » n’hésitant pas à citer le cas de son « excellent collaborateur M. Céleste » dont le « savoir secourable n’a pas été acquis autrement que par une fréquentation permanente des séries méthodiques de notre dépôt » :

Les livres, par la nécessité de les examiner afin de les caser, de les presser à leur place propre, ont laissé ainsi leur trace durable dans un esprit ouvert. Les mêmes livres dispersés ça et là au hasard de leur entrée à l’inventaire n’auraient fait du même homme qu’une machine bibliographique. Machine à mouvement exact, peut-être, mais condamnée à rester raide et muette, comme le fer23.

Dézeimeris voit venir le duplicateur Ronéo vingt-six ans en avance, une machine « à mouvement exact, peut-être, mais condamnée à rester raide et muette, comme le fer. »

Pour Montaigne, les Essais sont un outil de communication, non pas une chose inerte et autonome24. Le rapport entre l’outil et l’ouvrier est implicite chez Montaigne et chez les fondateurs de la Société des Amis. Il a fallu quelques millénaires de réflexion philosophique pour le rendre explicite. Et ce fut le génie de Martin Heidegger de le faire en 1927 dans les sections 15 et 16 de la première division de Être et Temps25. Le premier mouvement de sa réflexion est de souligner l’interdépendance de l’outillage :

Un outil, en toute rigueur cela n’existe pas. À l’être de l’outil appartient toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est.

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… le service, l’utilité, l’employabilité ou la maniabilité constituent une totalité d’outils. …

Le complexe d’outils précède, en quelque sorte, leur usage, comme c’est le cas pour une chambre dans une maison :

L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre. Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement, c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle de quatre murs » dans un sens spatial géométrique – mais un outil d’habitation.. (Être et Temps 67-68, 73-74)

Aux yeux de Heidegger, l’outil offre le moyen de rapatrier l’être humain, le Dasein, et de le mettre au cœur du monde.

C’est dans ce sens que les choses lourdes, minces et rapides que nous avons citées font surgir la Bibliothèque de Bordeaux, non pas comme « intervalle de quatre murs, » mais comme « outil de recherche » qui a un sens dans la totalité des outils. Comme le grand froid et l’humidité qui ne quitteront pas la Bibliothèque en 1907, ces outils viennent vers le chercheur. Ils viennent vers nous. Ils ne sont pas saisissables« thématiquement » selon une interprétation littéraire ou politique.

En temps normal, l’outillage ne se fait pas remarquer du tout. Heidegger donne l’exemple du marteau qui disparaît sous la main de l’ouvrier :

moins la chose-marteau est simplement « regardée », plus elle est utilisée efficacement et plus originel est le rapport à elle (tr. Martineau, 69 ; 74)

je weniger das Hammerding nur begafft wird, je zugreifender es gebraucht wird, um so ursprünglicher wird das Verhältnis zu ihm (69)

L’outillage découvre la nature autour de nous « grâce à la préoccupation » et Heidegger en donne des exemples admirables :

Dans les voies, les routes, les points, les édifices, la nature est découverte d’une certaine manière grâce à la préoccupation. Un quai de gare couvert témoigne du mauvais temps, les éclairages publics de l’obscurité, c’est-à-dire du change spécifique de la présence et de l’absence du jour – de la « position du soleil ». (70-71 ; 76)

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C’est ainsi que le calorifère tient compte « du mauvais temps » en France en 1907 ou encore en 1911, que le fil de lumière électrique, comme les éclairages publics, témoigne de « l’obscurité » et des lampes à gaz dans la Bibliothèque, que le duplicateur Ronéo tient compte de la copie et se présente comme chose muette et à-portée-de-la-main pour Mlle Massé. Mais, comme nous avons vu, et c’est le troisième mouvement de Heidegger pour expliquer le mode d’être de l’outillage, ce n’est que grâce aux perturbations26 que l’outil se révèle à nos yeux :

Dans la préoccupation, l’étant de prime abord à-portée-de-la-main peut être rencontré comme inutilisable, … L’instrument de travail apparaît endommagé, le matériau inapproprié… En une telle découverte de l’inemployabilité, l’outil s’impose.

Le phénomène de l’imposition (Auffälligkeit) se révèle grâce à l’inemployabilité. C’est le cas des copies figurées et des éditions – arrêtées, endommagées, inefficaces, et superflues – qui s’imposent comme outils pour les éditions de Montaigne27. Mais il y a d’autres modes de perturbation et de déficience. L’outil peut faire défaut. Il n’est pas « maniable », il n’est absolument pas « à main ». L’outil absent et dont on a besoin « revêt le mode de l’insistance » (Aufdringlichkeit). C’est ainsi que le calorifère qui ne chauffe pas la salle où Grand fait sa copie insiste pour venir prendre place dans la lettre à Raymond Céleste : « Plus le besoin de ce qui fait défaut se fait sentir de façon pressante, … d’autant plus insistant devient l’étant à-portée-de-la-main, au point même de sembler perdre le caractère de l’être-à-portée-de-la-main » (73, 78). Le calorifère est plus lourd et dur quand il est absent. Le « désarroi » de Grand est un « mode déficient d’une préoccupation » qui découvre ce qui manque, surtout la chaleur nécessaire au travail intellectuel en hiver.

Il y a une troisième sorte de perturbation. C’est ce que Heidegger appelle la saturation (Aufsässigkeit) des outils :

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Enfin, dans l’usage du monde de la préoccupation, le non-à-portée-de-la-main peut faire encontre non seulement au sens de ce qui est inemployable ou de qui manque purement et simplement, mais encore en tant que non-à-portée-de-la-main qui précisément ne fait pas défaut et n’est pas inutilisable, mais qui « fait obstacle » à la préoccupation. Ce vers quoi la préoccupation ne peut pas se tourner, ce pour quoi elle n’a « pas le temps »….

Les nombreux paléographes et copistes saturent la Bibliothèque en avance de la création de la Société des Amis ; l’Édition Photographique sature la salle des Antiques et fait obstacle au travail de Strowski sur l’Édition Municipale.

Ces formes de perturbation ontologiques – imposition, insistance et saturation – rendent l’outillage explicite, et rendent le monde intelligible, monde en quelque sorte libéré et révélé à nos yeux.

La Ronéo est libérée pour renvoyer à la récalcitrance des copies, tout comme le fil de lumière électrique est libéré pour renvoyer aux préoccupations de Strowski et de Céleste envers la nouvelle technologie, celle du livre photographié. Le calorifère est libéré pour faire référence aux efforts futiles de Grand et d’autres entre 1907 et 1912 pour copier et photographier l’Exemplaire. Le calorifère, par son absence, fait surgir l’éloquent professeur Lafitte du royaume silencieux et anonyme des lecteurs. Il renvoie aussi au fil électrique, source de lumière froide qui facilite la photographie – la sorte de lumière qui manquait à Strowski l’hiver de 1905. Tous les deux, le fil électrique et le calorifère renvoient au duplicateur Ronéo non seulement parce qu’ils appartiennent au même espace géométrique de la Bibliothèque mais parce qu’ils prennent leur place dans le monde passé, présent et futur de cette Bibliothèque – ce qui est aussi le passé, le présent et le futur de la Société Internationale des Amis de Montaigne.

Ken Keffer,

Centre College

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Note bibliographique

Pour célébrer le centenaire de la SIAM et pour remercier cette organisation, cette étude reprend, à sa manière, la documentation sur les grandes éditions du début du xxe siècle présentée dans Montaigne for ever (Keffer, trad. Gauthier, Champion, 2005). Je tiens à remercier Mme de Bellaigue et Mme Massias à la bibliothèque de Bordeaux et Mme Agnès Vatican et Mme Sophie Lamarque aux archives municipales pour toutes facilités accordées pour la consultation en 2000 et de nouveau en 2012.

19 juin 2012

1 Essais, d’après l’édition de Marie de Gournay,1595, réimpression par Ernest Courbet et Charles Royer, Paris, Lemerre, 1872-1900, 5 vols.

2 Ernest Courbet, « Allocution », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1913, p. 52 (Slatkine, 1970).

3 Voir la lettre du 13 janvier 1905, Archives de la Bibliothèque de Bordeaux (désormais ABB).

4 Lettre de Cagnieul au conservateur Raymond Céleste, du 14 septembre 1906, ABB.

5 Lettre de Strowski au Maire du 19 octobre 1906, Archives Municipales de Bordeaux (désormais AMB).

6 Lettre de Grand au Maire du 2 octobre 1906, AMB.

7 Grand, lettre du 30 janvier 1907, ABB.

8 Adjoint au maire Henri de la Ville de Mirmont, lettre à Guillaume Bréton, le 11 octobre 1906, AMB.

9 Lettre du Maire de Bordeaux, J. Bouche, à Strowski du 22 avril 1912, AMB.

10 Voir la leçon 22 de Chinese Link, Pearson Education, 2006, page 379.

11 Lettre datée du 30 janvier 1907, ABB.

12 Raymond Céleste, lettre du 31 janvier, ABB.

13 Lettre de Strowski à l’archiviste de Bordeaux, le 8 mars 1905, AMB.

14 Calorifuge, le mot n’est pas de mon invention. Voir l’annonce du 2 mars 1909 envoyée à la Bibliothèque où il est question de la Manufacture d’extincteurs et articles contre l’incendie, calorifuge breveté, Fleury Legrand, Lille (ABB).

15 Lettre au maire du professeur Lafitte, le 14 mars 1911, ABB.

16 Successeur de François Gébelin (conservateur de 1912 à 1916), Voir « La Bibliothèque municipale de Bordeaux, » Louis Desgraves, William Blake et Co., 1991.

17 Le conservateur Maupassant au Maire, rapport daté le 15 février 1924, AMB.

18 Lettre au maire en 1911 (date non précisée), AMB.

19 Lettre de Mirmont au Conservateur Céleste, le 16 mars 1907, ABB.

20 Lettre au magasinier Boucherie du 8 juin 1911, ABB. Céleste, comme Montaigne, n’échappera pas non plus à la photographie, dans le sens le plus littéral du terme : gravement malade pendant cette période, il subit la nouvelle photothérapie des radioscopies pour diagnostiquer sa maladie (lettre du 6 juin au maire, ABB).

21 Lettre de Mirmont à l’Imprimerie Pech, du 11 juillet 1911, AMB.

22 Lettre au conservateur du 15 janvier 1904, ABB. Il y a donc un retard de dix ans sur l’annonce et l’achat.

23 Rapport de Dézeimeris, 1888, ABB.

24 Dans l’essai Du Repentir (III, 2) Montaigne dit « Ici, nous allons conformément et tout d’un train mon livre et moi…qui touche l’un touche l’autre » (Œuvres complètes, édition Rat, Paris : Pléiade, 1962, p. 783).Y a-t-il une question de la technique chez Montaigne ? Les Essais sont-ils un outil pour communiquer et pour abolir la distance ? Un passage dans De la Vanité le donne à penser. C’est là où l’auteur déclare que, s’il s’agissait de trouver un vrai ami, « tout ce qu’une longue…familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre » (959).

25 Citations et pages données pour l’édition allemande de Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen : Max Niemeyer, 2006 et pour la traduction française d’Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, 1985.

26 Être et Temps, « Sont également des guises de la préoccupation les modes déficients comme : s’abstenir, omettre, renoncer, se reposer, et enfin tous les modes relatifs à des possibilités de préoccupation que l’on désigne par un “sans plus” » (57, 65).

27 Strowski lui-même compare l’Édition Typographique à un outil cassé, à une voiture en panne dont le moteur et le châssis doivent être remis en état (lettre du 3 septembre 1906 dans la Petite Gironde).