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Classiques Garnier

Le Journal de voyage au fil du BSAM « Rhapsodie » et « marqueterie »

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Le Journal de voyage au fil du BSAM

« Rhapsodie » et « marqueterie »

Si la critique est fort prolixe sur les Essais, le Journal de voyage a longtemps fait l’objet de nettement moins d’attention. René Bernoulli affirme ainsi en 1968 que « l’étude critique de cette œuvre est assez négligée1. » Une promenade, une déambulation à travers les publications du BSAM permet d’en prendre la mesure et de cerner de quelle façon les chercheurs et montaignistes ont appréhendé cette œuvre, comme en marge des Essais, l’œuvre magistrale. Une simple lecture de l’inventaire des articles relatifs au Journal permet de voir que ce texte est ouvert à tous les vents. Poreux, il appelle des propos qui tirent leur savoir de domaines multiples et variés, parfois éloignés du domaine littéraire. Ainsi, la critique sur le Journal relève de la fragmentation et définit cette œuvre comme un objet difficile à saisir, de sorte que nous sommes invités à reprendre à propos du Journal les termes que Montaigne lui-même utilise pour décrire ses essais.

Rhapsodie tout d’abord : le Journal en est une dans la mesure où sa composition est très libre, le fil pouvant être soit le jalon géographique, soit la date, selon les choix éditoriaux. Rhapsodie aussi parce que le Journal juxtapose une partie rédigée par un secrétaire dans son premier tiers, une partie rédigée par Montaigne lui-même, d’abord en français puis en italien. Rhapsodie encore parce qu’il nous emmène de lieu en lieu et parce qu’il y coud l’un avec l’autre des morceaux au sujet éloigné. Marqueterie ensuite, parce que le Journal a appelé des articles fort disparates, sondant « le gué de bien loin », s’attachant à « effleurer ; et parfois à pincer jusqu’à l’os2 », au point que le Journal apparaît comme un objet étrange, une sorte de chimère semblable à celle que Montaigne

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a vue à Arezzo ou à Florence, comme si l’indécision du lieu pouvait être emblématique de l’indécision de la critique à l’égard de ce texte. En fait, la manière du Journal a infusé celle de la critique. Plus fondamentalement la question qui émerge de l’étude des différents articles est la suivante : le Journal de voyage est-il de la littérature ?

De façon générale, la critique a peiné à identifier le genre de ce texte. Pour certains, il s’agit au premier chef de la relation de voyage d’un gentilhomme du xvie siècle à l’insatiable curiosité, d’une chronique de son époque en pays étrangers ; d’autres insistent sur le touriste piqué d’archéologie qu’est Montaigne, à la recherche des traces de l’Antiquité ; d’autres encore mettent en avant l’état du scripteur, un curiste malade, qui rend compte quasi quotidiennement de son mal. Le journal serait alors un mémoire de malade, voire un ars moriendi. D’autres enfin insistent sur la connaissance de soi qu’apporte le voyage, dont le compte rendu s’inscrit dans une quête ontologique. Mais il est vrai que la difficulté à définir les formes et les contenus de la littérature de voyage n’est pas propre au journal de Montaigne. Hormis les aspects descriptifs et chronologiques qui sont récurrents, sa forme est en effet instable, malléable à loisir. Et il faut attendre le xixe siècle pour que le récit de voyage bénéficie d’un véritable statut littéraire. Auparavant, la mise en forme littéraire n’est pas l’ambition première du genre.

Les titres des différents articles du BSAM relatifs au Journal manifestent cette difficulté à identifier l’objet littéraire qu’est le Journal. Il s’agit de vingt-neuf articles publiés de 1937 à 2012, abordant le Journal de façon plus ou moins directe.

Le BSAM nous offre d’une part de grandes traversées dans la relation, tels « Le voyage de Montaigne en Italie3 » de Pierre Moreau en 1939, ou « À travers le Journal de voyage de Montaigne4 » de François Aussaresses la même année. Ingeborg M. Kohn, dans « Le grand voyage de Montaigne5 », en 1974, écrit une synthèse sur l’ensemble du Journal. Elle montre les aspects techniques du voyage, développe les raisons qui ont poussé Montaigne à l’entreprendre, relève de nombreuses observations du voyageur, s’arrête – le fait est assez rare pour être signalé – sur les

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fêtes de la saint Jean. Elle conclut sur l’indéniable influence du Journal sur les Essais. D’autre part, le BSAM présente des arrêts sur des lieux, comme dans un guide touristique, tels le Brenner ou Hornussen à la frontière austro-suisse. Plombières est l’occasion de parler de Jean le Bon, médecin d’Henri III et du cardinal de Guise : « Il s’impose à l’idée que Montaigne fut attiré par ce grand médecin », nous dit Charles Sécheresse6. Les propos du secrétaire à propos de Mulhouse, « une petite ville suisse du canton de Bâle », sont rectifiés par René Bernoulli7. D’autres articles précisent des descriptions d’objets. L’ex-voto de Lorette est ainsi décrit par Michel Dreano qui s’appuie sur les archives de la Santa Casa8. D’autres encore déroulent des biographies de personnages devenus pour nous historiques. Camille Aymonier situe dans son époque le jésuite Maldonat que Montaigne accoste à Epernay après la messe et qui l’entretient des eaux de Spa9. La personnalité extraordinaire de Ignace Naamatallah, patriarche d’Antioche que Montaigne rencontre à Rome et qui lui donne une mystérieuse miction destinée à soigner la gravelle10, fait l’objet d’une enquête de la part de Levi della Vida11. Marcel Françon s’attache à identifier précisément qui assiste au dîner du grand duc à Florence12. Fausta Garavini corrige la mauvaise lecture de Montaigne qui assimile Gondi et Gaddi, auteur des Histoires de Job, lors de sa visite du Camposanto de Pise et corrige la mauvaise interprétation de Meunier de Querlon qui confond la date et les heures lors du grand bal donné par notre curiste13. De son côté, Jean-Pierre Levraud apporte sur le calcul des distances des précisions essentielles pour une lecture juste d’une relation de voyage14. Ces informations sont d’un intérêt certain et permettent d’avoir une connaissance plus fine, plus savante, du texte mais force est de constater que l’horizon littéraire est lointain.

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Le balisage n’est néanmoins pas aussi disparate que cela. Certains aspects du Journal n’ont cessé d’attiser l’intérêt de la critique. La présence de l’Italie est au premier plan. Pierre Moreau ouvre le bal avec « Le voyage de Montaigne en Italie » en 1939, Emile Henriot lui emboite le pas avec « Montaigne en Italie » en 1940, car, écrit-il, « la partie la plus agréable du Journal de voyage de Montaigne est celle qui a trait à l’Italie15 ». L’article de Jacques Chastenet en 1959, « Montaigne touriste » est lui aussi consacré entièrement à l’Italie. « Le galant voyage » de Jacques de Feytaud s’attache aux rencontres féminines de Montaigne en Italie. Pour lui, c’est d’ailleurs par l’Italie que Montaigne est « citoyen du monde16 ». Et l’ensemble du numéro de 2002 consacré aux journaux de voyage de Goethe et Montaigne concerne l’Italie.

Rome constitue souvent le point d’acmé du voyage italien. Si François Aussaresses intitule son article « À travers le journal de voyage de Montaigne », il en consacre une grande partie à Rome. De la méditation de Montaigne devant les vestiges, il nous dit : « Sa prière sur le Janicule tient plus du Requiem que du Te Deum17 ». Le passage est revisité quelques années plus tard par Pierre Laurens, qui se concentre sur la méditation devant la Rome antique où « Monsieur de Montaigne disait que … » et qu’il voit comme un emblème de la rhétorique de Montaigne dans les Essais, y reconnaissant les allures de son esprit : conférer, raisonner et écrire18. Lorsque Léon Petit s’arrête sur Montaigne à Rome, c’est l’occasion pour lui de nous parler de l’audience auprès du pape Grégoire XIII, mais surtout des deux ambassadeurs, Louis Chasteigner, seigneur d’Abain et de la Roche-Posay et Paul de Foix19. Ingeborg M. Kohn dresse le parallèle entre Montaigne et Edward Gibbon sur ce qu’elle nomme leur « pèlerinage à Rome20 ». Florence Balique, plus récemment, présente la lecture comme un travail sur l’absence, du moins sur le vestige, qu’elle met en relation avec la visite de la Rome antique, elle aussi absente et semblable à un tombeau21. L’Italie, Rome :

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est-ce là le symptôme de la frilosité de la critique plus attirée par les contrées méridionales que par les contrées septentrionales, où il faut faire usage de poêle et de couettes bien rembourrées de plumes, dont Montaigne apprécie le confort ?

Il est vrai que la page du Journal qui relate la visite de la Rome antique constitue un morceau d’anthologie littéraire. Emile Henriot parle d’un « morceau magnifique d’émotion et de mouvement22 ». Mais bien des aspects du texte semblent échapper à un horizon esthétique. Montaigne lui-même présente la tenue du journal comme une « besogne » lorsqu’il prend le relais du secrétaire. Et lorsqu’il poursuit sa rédaction en italien, il parle « d’essayer de parler cette langue étrangère ». De surcroît, les raisons du voyage tout comme les motivations de l’écriture échappent à l’art d’écrire. Bon nombre de critiques mettent ainsi d’abord en avant la curiosité qui meut Montaigne, puis la nécessité qu’il a de se soigner. Montaigne philosophe humaniste, Montaigne malade : où est Montaigne écrivain ? Jacques Chastenet juge très négativement le Journal, qui n’est qu’un ensemble de « notes à l’état brut, une sorte d’aide mémoire, des croquis souvent à peine ébauchés23 ». C’est que Montaigne ne songe pas à publier un écrit intime. Le travail de composition et d’invention fait défaut au Journal.

Mais des articles plus récents interrogent le Journal sur ce qu’il dit du rapport de Montaigne aux textes et à leur possibilité d’amener le sens et de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui. » Florence Balique présente ainsi la lecture dans la bibliothèque à l’instar du « geste inaugural d’une pensée conçue comme navigation depuis la terre » et considère le Journal de voyage comme « léger contrepoint aux Essais24 ». À propos de la tombe d’Ogier le Danois, Olivier Millet montre comment « Montaigne surimpose au monument à déchiffrer un texte-commentaire lui aussi allusivement codé25 ». Les manques de Montaigne par rapport aux œuvres d’art, maintes fois soulignés par la critique, sont eux aussi revisités pour montrer comment elles permettent au voyageur de se déchiffrer lui-même, « en matérialisant le théâtre de l’intériorité26 ».

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Isidora Crémona de son côté établit la relation se nouant entre les paysages alpestres et la peinture du moi27. L’accommodation du regard aux paysages traversés vaut plus pour ce qu’elle dit du spectateur que pour le paysage lui-même.

Si les cent ans de critique sur le journal dans le BSAM manifestent donc le flux et le reflux vers l’horizon littéraire, l’on repère néanmoins une constante : les critiques saluent de façon récurrente et régulière la capacité qu’offre le Journal à saisir les hommes dans leur vérité. Ainsi, pour Pierre Moreau, le Journal est « une enquête sur la nature humaine28 », Pierre Michel souligne à quel point le Journal permet de « rendre à Montaigne sa complexité vivante » et « met fin au Montaigne donné à lire par l’entretien supposé entre Pascal et M. de Sacy29 », René Bernoulli élève le Journal au niveau d’une anthropologie30. O. Pot dans un article essentiel met au jour toute la complexité du Journal écrit par « un essayiste aux bains ». À la faveur des rêveries hydrauliques, il fait apparaître la curiosité de Montaigne pour la technologie, mais aussi son intelligence politique. « Le passage par la Suisse et l’Allemagne pourrait bien revêtir la signification d’une initiation politique », dit-il. Il s’interroge aussi sur la proximité de Montaigne avec certains mouvements millénaristes qui se développaient alors dans l’arc rhénan. Elle répondrait aux penchants crypto-anabaptistes de la lignée maternelle. La tournée des stations de cure serait donc l’occasion d’entrer en contact avec ces penseurs hétérodoxes31.

Pourtant force est de constater la difficulté qu’il y a pour la critique à considérer le Journal pour lui seul, comme si ce texte ne pouvait se suffire à lui-même. À l’exclusion de très rares articles qui s’intéressent aux éditions, bon nombre de lectures faites du Journal établissent le rapport entre ce texte et autre chose, rapport que je considérerais comme la distance qui sépare le Journal d’un objet clos.

Nous l’avons déjà souligné auparavant, la critique afférant au Journal ouvre de larges perspectives sur la recherche historique, qu’il s’agisse des

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personnages rencontrés ou évoqués, des lieux visités ou de la Gascogne, dont Concetta Cavallini recherche les traces dans le Journal32, ou encore des activités que génère la société des curistes, qui outre les soins recherchent aussi le plaisir et les divertissements galants33. Ainsi, bon nombre d’articles gravitent autour du Journal, circulent dans ses cadres en forme de grotesques, comme si le centre du texte devait échapper, comme si l’écueil se trouvait dans la pâte du texte, difficile à ployer et à étirer.

La tentation est également grande, et légitime, de comparer Montaigne à d’autres voyageurs célèbres. En cela, la critique traverse largement les époques. Jacques Chastenet initie le mouvement en 1959 en soulignant les manques du Journal en regard des relations du président De Brosses, de Chateaubriand et de Stendhal. Le Journal est « d’une valeur littéraire inférieure mais d’un intérêt humain incomparable34 », dit-il. Pierre Michel montre le point commun entre Rabelais et Montaigne : le voyage est nécessaire à la formation du jugement35. La comparaison avec Goethe revient à plusieurs reprises. Marianne Bockelkamp dresse un parallèle très précis entre les journaux de Goethe et de Montaigne, qui partagent trois centres d’intérêt : l’homme, la nature et l’art. Elle s’interroge sur la façon dont le Journal de Montaigne a nourri Goethe, qui l’avait lu et avait été particulièrement intéressé par l’autoportrait qu’il constituait36. Le premier numéro de l’année 2002 est entièrement consacré aux voyages de Goethe et Montaigne en l’Italie. Itinéraires, visite de Venise, Vicence et Vérone, quête de soi-même, jardins visités, altérité du regard : les thèmes courants dans la littérature de voyage et dans la critique montaigniste sont abordés. La conclusion en est que tous deux voyagent en humanistes, dans un échange constant entre le moi et le monde, où l’érudition n’est qu’un horizon lointain. L’historien anglais Edward Gibbon, qui connaît très bien les Essais, est lui aussi rapproché de Montaigne lors de sa visite de Rome37. Pierre Michel établit

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rapidement le lien entre Montaigne et Montesquieu devant le spectacle de la ville éternelle et universelle38.

Hormis Rabelais, chacun de ces voyageurs écrivains est aussi un lecteur des Essais. L’ombre portée sur le Journal par l’œuvre magistrale lui assure tantôt un grand crédit, tantôt le renvoie au rang des textes mineurs, écrits à la marge. Le Journal est ainsi souvent lu dans la continuité des Essais ou en contrepoint. Pierre Moreau affirme qu’il « va capricieux et désordonné comme le plan d’un de ses essais39 ». Maints lecteurs du Journal retrouvent derrière le voyageur « le moraliste qu’il est foncièrement40 ». Même le journal de Goethe, « inventaire du visible41 », est lu à travers le prisme des Essais. Lorsqu’Olivier Millet s’interroge sur l’attention du voyageur aux tombeaux, il l’inscrit dans un thème récurrent des Essais, le branle universel. À l’instar des pyramides d’Egypte, les tombes manifestent la dialectique de la permanence et de l’instabilité42.

Pour Pierre Michel, le Journal éclaire les Essais, il en est « l’arrière-boutique ». Il les informe et en « comble les lacunes43 ». Dans un article essentiel, il confronte les deux œuvres sur quelques aspects de la pensée de Montaigne. La promenade dans le Journal est l’occasion d’une déambulation dans les Essais. Ainsi, Pierre Michel convoque l’essai « De la vanité » et l’essai « De l’expérience » pour dresser le portrait d’un Montaigne amoureux de la vie et serein. La résistance face aux souffrances de la gravelle est associée à la fermeté devant la mort dans « Que philosopher c’est apprendre à mourir ». Et l’on retrouve dans les Essais les échos des discussions médicales présentes dans le Journal : « Dans ce domaine, les Essais coordonnent et généralisent les remarques fragmentaires du carnet de route. » La réflexion de l’essayiste sur les lois et les usages trouve son terrain d’observation lors du voyage. L’exécution du brigand Catena, « fameux voleur et capitaine des bannis », fera ainsi l’objet d’une addition dans l’essai « De la cruauté ». Le Journal complète en fait admirablement l’essai « De la vanité » où Montaigne écrit : « La diversité des façons d’une nation à une autre ne me touche que par le

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plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. » Ecrevisses à Plombières, escargots à Rovereto, vaisselle de bois en Allemagne ou de terre cuite en Italie, poêles allemands, volets pleins italiens, vêtements des habitants de la région de Lucques, repas pris à la vue de tous sous la loggia en Italie : les péripéties du voyage et l’observation disent en prise directe avec le réel ce que l’essayiste a déjà couché sur le papier.

C’est en particulier sur le rapport de Montaigne avec les beaux-arts que le Journal comble des lacunes des Essais. L’opinion couramment admise est que Montaigne ne montrerait pas d’intérêt pour l’art contemporain. La critique va de l’appréciation modérée, l’émotion esthétique est trop discrète, aux propos fort péjoratifs et même violents. Ainsi, pour Aussaresses, l’indifférence de Montaigne à l’art est « pathologique » et relève de « l’anomalie intellectuelle autant que visuelle44 ». Pierre Michel montre au contraire que le Journal permet de voir à quel point notre voyageur « s’éveille au spectacle des trésors de la Renaissance ». Il est à noter que la première curiosité qu’il mentionne à son arrivée à Innsbruck est un ensemble de dix-huit bronzes entourant le cénotaphe de l’empereur Maximilien Ier : « Là nous vismes en une église [la Hofkirche] dix huit effigies de bronze très-belles des Princes et Princesses de cette maison45 ». À Trente, il remarque les orgues de Vincenzo Grandi, « d’une beauté excellente, soublevées en un bastiment de marbre, ouvré et labouré de plusieurs excellentes statues, notamment de certains petits enfants qui chantent46 » et au château de Bon-Conseil il admire le triomphe aux flambeaux probablement de Fogolino. À Florence, il signale le Martyre de Saint Laurent par Bronzino, les tombeaux de Julien et de Laurent de Médicis, de « très belles statues, excellentes, de l’ouvrage de Michel Ange47 ». À Rome, il est attiré par le Moïse du même Michel-Ange dans l’église de Saint-Pierre-aux-liens, œuvre « de la nouvelle besoingne48 », par la Justice de Guglielmo della Porta à Saint-Pierre. Ces quelques exemples suffisent à prendre la mesure de l’ouverture de Montaigne vis-à-vis de l’art de son époque, même s’il est plus instruit des vestiges de l’Antiquité.

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Enfin, Pierre Michel pose la question : « Saurions-nous sans le Journal que Montaigne aimait regarder les paysages ? » Il renvoie aux talents descriptifs de l’essayiste-voyageur : montagnes et vallées du Tyrol, campagne cultivée, cultures en terrasses, vignes et blé, il nous peint un tableau digne des Géorgiques, absent des Essais.

Ainsi, pour le critique, « le Journal constitue un témoignage de vie et d’une sincérité surprenante ; la conformité entre le Journal et les Essais est le gage de la loyauté de l’écrivain ».

La traversée des décennies de critique publiée dans le BSAM a révélé naturellement une réception diverse selon les attentes du lecteur. Celle-ci concerne les articles les plus anciens. L’on retrouve les restrictions de la première réception du xviiie siècle : « [Montaigne] abuse un peu des observations sur le pouvoir diurétique ou purgatif des liquides ainsi absorbés et l’examen des résultats obtenus49. » À l’inverse, la critique des frères Grimm est retournée, la relation de voyage étant « loin de l’itinéraire sec et rebutant50 ». Emile Henriot ouvre son article sur une impression de lecteur : « Le livre est joli et vaut souvent d’être relu, pour qui aime retrouver Montaigne, qu’on ne saurait voir plus au naturel qu’en ces pages écrites pour lui-même51. » Un joli livre, un Montaigne intime oublieux de l’art d’écrire et de l’autre, le lecteur : voilà qui n’affirme pas le caractère littéraire du Journal. Même Pierre Michel, qui en a fait une édition fort intéressante52, conclut son article en disant que « la vérité l’emporte sur la transfiguration littéraire » mais que le Journal aide à « aimer et comprendre Montaigne53 ». Il est vrai que les singularités du Journal n’ont rien d’innocent, elles engagent la personne même de Montaigne et nous permettent d’accéder à une manière de penser et une matière à penser. En cela, il est représentatif de la littérature de la Renaissance.

Le Journal a par ailleurs une valeur commémorative. Sans lui, aurait-on une relation si pertinente des fêtes de la Saint Jean de 1581 à Florence ? Sans lui, saurait-on que les deux maîtres du monde, Charles Quint et

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son frère, se sont rencontrés au Pass Lugg ? Le secrétaire écrit en effet : « Environ quatre lieues d’Insprug, à notre main droite, sur un chemin fort estroit, nous rencontrasmes un tableau de bronze richement labouré, attaché à un rochier avec cette inscription latine : “Que l’Empereur Charles cinquiesme revenant d’Espaigne et d’Italie, de recevoir la couronne imperiale, et Ferdinand, Roy de Hongrie et de Bohesme, son frère, venant de Pannonie s’entrecherchant, après avoir été huict ans sans se voir, se rencontrerent en cet endroit, l’an 1530, et que Ferdinand ordonna qu’on y fist ce mémoire”, où ils sont représentés s’embrassant l’un l’autre54. »

En définitive, le parcours dans la critique, en adéquation avec la forme chimérique, marquetée, a la forme d’une dérive positive, tel le plaisir du lecteur : « La dérive advient chaque fois que je ne respecte pas le tout, et qu’à force de paraître emporté ici et là, au gré des illusions, séductions et intimidations du langage, tel un bouchon sur la vague, je reste immobile, pivotant sur la jouissance intraitable qui me lie au texte (au monde)55. »

Élisabeth Schneikert

Strasbourg

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Bibliographie

Articles du BSAM relatifs au Journal de voyage

Juin 1937, C. Aymonier, « Un ami de Montaigne, le jésuite Maldonnat », IIe série, 1, p. 31-39.

Octobre 1939, P. Moreau, « Le voyage de Montaigne en Italie », IIe série, 7, p. 103-104.

Octobre 1939, M. Aussaresses, « À travers le Journal de voyage de Montaigne », IIe série, 7, p. 104-105.

Mars 1940, E. Henriot, « Montaigne en Italie », IIe série, 8, p. 17-20.

Octobre 1940, M. Dreano, « Note sur l’ex-voto laissé par Montaigne à Notre-Dame de Lorette », IIe série, 9, p. 59-60.

1953-1954, P. Michel, « Montaigne au Brenner », IIe série, 13, p. 21-24.

Juillet-septembre 1957, G. Levi della Vida, « Montaigne et le patriarche d’Antioche », IIIe série, 3, p. 20-21.

Janvier-juin 1958, L. Petit, « Montaigne à Rome et deux ambassadeurs amis, Louis Chasteigner, seigneur d’Abain et de la Roche-Posay et Paul de Foix », IIIe série, 5-6, p. 9-24.

Avril-juin 1959, J. Chastenet, « Montaigne touriste », IIIe série, 10, p. 4-6.

Janvier-mars 1960, P. Michel, « Le Journal de voyage, arrière-boutique des Essais », IIIe série, 13, p. 14-21.

Janvier-juin 1961, C. Sécheresse, « Pourquoi et comment M. de Montaigne fut à Plombières », IIIe série, 17-18, p. 17-27.

Avril-juin 1965, J. Marchand, « Une édition peu connue du Voyage en Italie de Montaigne », IVe série, 2, p. 37-39.

Avril-juin 1967, P. Michel, « Rabelais et Montaigne devant Florence », IVe série, 10, p. 16-24.

Octobre-décembre 1967, M. Bockelkamp, « Montaigne et Goethe en Italie », IVe série, 12, p. 25-36.

Juillet-décembre 1970, R. Bernoulli, « Melhouse…une belle petite ville Souisse, du quanton de Bâle », IVe série, 22-23, p. 57-66.

Janvier-mars 1974, I. M. Kohn, « Le grand voyage de Montaigne », Ve série, 9, p. 67-80.

Avril-décembre 1974, J. de Feytaud, « Al bagno delle donne ou le galant voyage », Ve série, 10-11, p. 83-100.

Avril-septembre 1975, M. Françon, « Correction et précisions sur le Journal de Voyage », Ve série, 14-15, p. 113-114.

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Octobre-décembre 1975, I. M. Kohn, « Montaigne et Edward Gibbon : le pèlerinage à Rome », Ve série, 16, p. 77-82.

Janvier-mars 1977, P. Michel, « Notes de lecture. Montaigne et Montesquieu devant Rome, métropole éternelle et universelle », Ve série, 21, p. 45-48.

Janvier-juin 1981, G.-A. Dadoun, « Du voyage de Montaigne à Rome par G. Ungaretti », VIe série, 5-6, p. 105-114.

Juillet-décembre 1984, I. Cremona, « Paysages alpestres et peinture du moi chez Montaigne », VIe série, 19-20, p. 29-46.

Juillet-décembre 1985, P. Laurens, « Monsieur de Montaigne disait que… (bathmologie) », VIIe série, 1-2, p. 73-84.

Janvier-juin 1995, F. Garavini, « Deux notes sur le Journal de voyage », VIIe série, 39-40, p. 75-76.

Juillet-décembre 1999, J. P. Levraud, « La lieue de Montaigne », VIIIe série, 15-16, p. 99-122.

Juillet-décembre 2000, O. Pot, « Le Journal de voyage en Suisse ou un essayiste aux bains », VIIIe série, 19-20, p. 23-38.

Juillet-décembre 2006, E. Schneikert, « Les œuvres d’art dans le Journal de voyage de Montaigne », VIIIe série, 43-44, p. 31-46.

2008, 2e semestre, F. Balique, « Montaigne voyageur en sa bibliothèque », p. 41-59.

2008, 2e semestre, C. Cavallini, « Montaigne et sa région en voyage », p. 61-76.

1 « Montaigne à Hornussen », BSAM, no 16, octobre-décembre 1968, p. 2-14.

2 Essais, I, 50, « De Démocrite et Héraclite », éd. Pierre Villey, Paris, PUF, 1988, p. 301 et 302.

3 BSAM, no 7, octobre 1939.

4 Ibid.

5 BSAM, no 9, janvier-mars 1974.

6 BSAM, no 17-18, janvier-juin 1961, p. 17-27.

7 « Mulhouse …Une petite ville de souisse, du quanton de Bâle », BSAM, no 22-23, juillet-décembre 1970, p. 57-66.

8 BSAM, no 9, octobre 1940, p. 59-60.

9 Journal, éd. F. Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. 5.

10 Ibid., p. 113.

11 « Montaigne et le patriarche d’Antioche », BSAM, no 3, juillet-septembre 1957, p. 23-25.

12 « Note sur le Journal de voyage », BSAM, no 10, avril-juin 1967, p. 38-39.

13 « Deux notes sur le Journal de voyage », BSAM, no 39-40, janvier-juin 1995, p. 75-77.

14 « La lieue de Montaigne », BSAM, no 15-16, juillet-décembre 1999, p. 99-122.

15 BSAM, no 8, 1940, p. 17-20.

16 BSAM, no 10-11, avril-décembre 1974, p. 83-100 et no 9, janvier-mars 1967, p. 13-28.

17 BSAM, no 7, octobre 1939, p. 104.

18 « Monsieur de Montaigne disait que…(Bathmologie) », BSAM, no 13-16, juillet-décembre 1988 / janvier-juin 1989, p. 73-84.

19 BSAM, no 5-6, janvier-juin 1958, p. 9-24.

20 BSAM, no 16, octobre-décembre 1975, p. 77-82.

21 BSAM, 2e semestre 2008, p. 41-59.

22 E. Henriot, art. cit.

23 « Montaigne touriste », BSAM, no 10, avril-juin 1959, p. 4-9.

24 « Montaigne voyageur en sa bibliothèque », BSAM, 2e semestre 2008, p. 41-60.

25 « Le tombeau de Montaigne : le point de vue des Essais et du Journal de voyage », BSAM, 2e semestre 2008, p. 377-390.

26 E. Schneikert, « Les œuvres d’art dans le Journal de voyage », BSAM, no 43-44, juillet-décembre 2006, p. 31-46.

27 « Paysages alpestres et peinture du moi chez Montaigne », BSAM, no 19-20, juillet-décembre 1984, p. 29-46.

28 Art. cit.

29 « Le Journal de voyage, arrière-boutique des Essais », BSAM, no 13, 1960, p. 14-21.

30 « Montaigne à Hornussen », art. cit.

31 « Le Journal de voyage en Suisse ou un essayiste aux bains », BSAM, no 19-20, juillet-décembre 2000, p. 23-38.

32 « Montaigne et sa région en voyage », BSAM, 2e semestre 2008, p. 61-76.

33 J. de Feytaud, « Al bagno delle donne ou le galant voyage », BSAM, no 10-11, avril-décembre 1974, p. 83-100.

34 Art. cit.

35 « Rabelais et Montaigne devant Florence », BSAM, no 10, avril-juin 1967, p. 16-24.

36 « Montaigne et Goethe en Italie », BSAM, no 12, octobre-décembre 1967, p. 25-36.

37 I. M. Kohn, « Montaigne et Edward Gibbon : le pélerinage à Rome », BSAM, no 16, octobre-décembre 1975, p. 77-82.

38 « Notes de lecture. Montaigne et Montesquieu devant Rome, métropole éternelle et universelle », BSAM, no 21, janvier-mars 1977, p. 45-48.

39 Art. cit.

40 J. Chastenet, art. cit.

41 M. Bockelkamp, art. cit.

42 Art. cit.

43 « Le Journal de voyage, arrière-boutique des Essais », BSAM, no 13, 1960, p. 14-21.

44 Art. cit.

45 Journal, éd. cit., p. 52. On en trouvera une reproduction dans l’article cité d’O. Millet.

46 Journal, éd. cit., p. 59.

47 Ibid., p. 81.

48 Ibid., p. 129.

49 E. Henriot, art. cit.

50 P. Michel, 1960, art. cit.

51 Art. cit.

52 Journal de voyage en Italie, Paris, Le livre de poche, 1974.

53 P. Michel, 1960, art. cit.

54 Journal, éd. cit

55 R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 32-33.