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Classiques Garnier

Faire lire Montaigne au xxie siècle Bien lire, bien vivre et se réjouir

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Faire lire Montaigne au XXIe siècle

Bien lire, bien vivre et se réjouir

Le plus gentil enseignement pour la vie, c’est Bene vivere et laetari1

Nouvelles récréations et joyeux devis, Bonaventure Des Périers

S’interroger sur l’enseignement à l’université dans le cadre du centenaire d’une société savante amène assez naturellement à reposer la question qui taraude de façon récurrente les enseignants-chercheurs. Comment assurer une continuité entre la recherche et l’enseignement ? Comment les enquêtes minutieuses de la SIAM peuvent-elles m’aider à rendre les Essais de Montaigne plus accessibles ? Cette question se pose avec acuité, dans l’université dans laquelle je travaille. Les étudiants, par exemple, ne s’y dirigent pas naturellement vers la littérature de l’Ancien Régime, lorsqu’ils choisissent leur sujet de mémoire de Master. Ainsi, seul le titre est ambitieux, un peu trop sans doute, car cet article se contentera d’exposer les principales difficultés que je rencontre, lorsque je m’adresse à mes étudiants, pour voir dans un second temps, de quelle façon la lecture du Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne peut aider le chercheur à penser une figure actuelle de Montaigne, plus parlante pour les étudiants aujourd’hui. En d’autres termes, il s’agissait de rechercher, dans les publications de la SIAM, la « forme maîtresse » d’un possible nouveau Montaigne qui se dessine pour le xxie siècle et qui puisse séduire de jeunes adultes.

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Antoine Compagnon et les étudiants font le même constat. Deux choses en particulier rendent la lecture de Montaigne difficile : la langue et l’érudition. Et ceci ne peut aller en s’arrangeant, car comme le laisse entendre le titre de la communication qu’avait proposée Antoine Compagnon au Collège de France en 2009, « Rajeunir Montaigne2 », Montaigne ne cesse de vieillir et il faut constamment lui redonner son actualité. Les anniversaires se succèdent : quatre centième anniversaire de sa naissance et de sa mort et aujourd’hui, centième anniversaire de la Société internationale des amis de l’humaniste.

Au tournant des xixe et xxe siècles, le Montaigne que célèbre Anatole France, alors qu’il préside la toute nouvelle société, semble plein de vigueur. Il incarne alors un idéal actuel pour ceux qui sont convaincus que la lecture permet de mieux vivre, un pédagogue et un modèle comme l’a montré aussi récemment le livre de Marc Foglia3. Antoine Compagnon rappelle lui aussi quelques éléments de cette histoire glorieuse : à l’instar de Dante ou de Gœthe, Montaigne est distingué par Gide comme la figure emblématique de la littérature française. Selon Compagnon, c’est avec une vision, cette vision de Montaigne proche de celle de Gide, que François Mitterrand choisit en 1981 de se faire photographier par Gisèle Freund avec une édition des Essais entrouverte dans les mains. Les Essais figurent pendant quatorze ans dans toutes les mairies de France.

De François Mitterrand à François Hollande, la perception de Montaigne et des Essais a changé. Le rapport à la lecture à l’ère numérique s’est aussi profondément modifié. Ces dernières années, en échappant à une représentation un peu monolithique, où il incarne l’idéal d’une pédagogie républicaine, Montaigne a certainement gagné en complexité, il a aussi et par conséquent, sans doute perdu de son caractère évidemment patrimonial dans un contexte culturel très différent.

La langue du xvie siècle et la culture antique colossale mobilisée par les Essais sont un peu plus étrangers aux étudiants d’aujourd’hui. Comment faire dépasser aux étudiants ce sentiment d’étrangeté ? Comment faire en sorte que l’érudition n’empêche pas de retrouver une familiarité avec

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Montaigne ? C’est à la lumière des cent années de réflexion et d’analyse de la société des Amis de Montaigne que je me suis posé ces questions. Parfois, je ne ferai par conséquent que répéter ce que les « Amis de Montaigne » ont dit déjà mieux que moi. Ainsi, Alain Legros et André Tournon dans un échange de lettres publiées dans le NBSIAM ont déjà réfléchi à la difficulté de la tâche d’un enseignant quand il veut faire connaître Montaigne : tous deux s’entendent pour voir dans les Essais un texte « “irréductible” à l’École, ou aux écoles », qu’il faut se contenter « d’inciter et d’aider à lire […] sans trop prétendre l’ “enseigner4” ».

Étrangeté d’une langue étrangère

La première difficulté est la langue et elle m’oblige, de nouveau, à me faire l’écho de l’échange épistolaire déjà cité entre Alain Legros et André Tournon. Alain Legros a fait remarquer la situation paradoxale des Essais finalement plus facilement lus par les étrangers que par les Français eux-mêmes et c’est une des raisons pour lesquelles il s’est prononcé courageusement pour une édition bilingue5. André Tournon de son côté s’y oppose fermement et il a montré dans un compte-rendu6 auquel il se réfère dans sa lettre tout l’arbitraire d’une entreprise de translation. En effet, il souligne avec humour et efficacité les méfaits du démon Métaphras dans l’édition des Œuvres complètes de Rabelais établie et translatée par Guy Demerson. Malgré mon respect et mon admiration pour les travaux et les lectures d’André Tournon, je pense, comme Alain Legros qu’il faut avoir le courage de traduire et donc de trahir Montaigne. Je suis reconnaissante à Alain Legros d’avoir également proposé des échantillons, lui-même dit des « essais » de traduction que je trouve réussis. Je voudrais que son appel à une entreprise collective soit entendu. Les extraits de traduction qu’il a proposés montrent toute la séduction du démon Métaphras : ce projet comme réécriture littéraire est réellement enthousiasmant.

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Le chercheur et le professeur ont des intérêts contraires. La recherche de l’exactitude n’est pas toujours conciliable avec les compromissions de la pédagogie. J’ai pu vérifier plusieurs années que le travail de Guy Demerson évite le découragement des étudiants, quand ils entreprennent la lecture intégrale d’un roman de Rabelais. C’est déjà une vraie satisfaction de savoir que les étudiants ont lu Rabelais-Demerson, surtout lorsqu’ensuite, il est toujours possible de revenir à la langue de Rabelais. Comme Alain Legros, je souhaite une édition bilingue des Essais qui fasse référence où la translation se double d’une édition critique et scientifique adaptée aux étudiants. Pierre Villey avait eu le souci de mettre à disposition des élèves un livre plus accessible. Il faut peut-être refaire et adapter cette réalisation pédagogique à notre époque, car le constat selon lequel Montaigne est moins lu en raison de la difficulté de la langue est indéniable. Cela concerne les étudiants et même parfois, ceux qui sont sur le point de devenir enseignants à leur tour.

Ce rêve d’une édition bilingue de référence se double d’un autre rêve : celui d’une édition électronique scientifique en ligne des Essais qui prolonge et développe les importants travaux déjà réalisés par Claude Blum et Philippe Desan. Les Essais s’y déploieraient dans leurs différentes éditions et en outre, grâce aux hyperliens, le lecteur aurait accès non seulement aux différentes éditions des Essais, mais aussi aux principaux articles en ligne qui auraient trait au chapitre qu’on serait en train de lire, et enfin aux textes d’où Montaigne extrait ses citations, pour que l’on puisse par exemple aisément jongler des Essais à la traduction de Plutarque par Amyot et inversement. Cette édition électronique, une sorte d’HyperMontaigne, sur le modèle du projet HyperNietzsche7, serait un outil utile aux étudiants comme aux chercheurs. Elle permettrait de résoudre partiellement le problème de l’érudition des Essais rendant plus proche la culture antique mobilisée par Montaigne.

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L’érudition

La deuxième incontournable difficulté en effet, lorsqu’on fait un cours sur Montaigne, est l’érudition. Montaigne arrive en un temps où l’appétit et l’enthousiasme de la redécouverte des Anciens laissent la place à la nécessité d’un retour critique, d’une mise à l’épreuve de l’héritage antique. Comme le dit Marc Foglia, le point de départ de la rédaction des Essais est un trop-plein :

C’est le trop-plein d’auteurs et de mots dont la mémoire aurait l’obligation de se charger. Par rapport à la culture humaniste, Montaigne représente le moment de la conscience critique et de l’épanouissement de la subjectivité8.

Il faut donc redonner un peu de sa densité au « trop-plein » d’auteurs et de mots à l’origine de l’écriture des Essais pour que les étudiants comprennent vraiment le sens de ce texte qui est toujours en dialogue avec d’autres. À la difficulté propre à Montaigne, s’ajoute la nécessité de s’approprier partiellement la culture antique. Et il faut trouver un savant dosage pour ne pas accabler les étudiants de référence.

En tant qu’enseignante, je me rends compte aussi que je perds la mémoire de ma propre expérience de lecture de Montaigne. Comme Montaigne, je ne cesse de vieillir et je ne dois pas perdre cela de vue, si je ne veux pas être victime d’une sorte d’illusion d’optique qui me les ferait toujours trouver plus jeunes ou plus naïfs. Au fond, je n’ai commencé à lire Montaigne avec sérieux et assiduité que lorsque je préparais l’agrégation. Et je suis heureuse que ce concours m’ait contrainte à affronter la difficulté des Essais, car, c’est cette année, que j’ai découvert le plaisir qu’il y avait à répondre à l’exigence de ce texte. Les étudiants auxquels je pense ne sont pas des agrégatifs, ils sont en licence ou master et ne se destinent pas nécessairement à l’enseignement. Cette année, j’ai proposé un cours consacré à Gargantua à des étudiants de première année. Je pense que finalement mon objectif était le suivant : que les silènes que sont pour les étudiants les œuvres de la Renaissance paraissent un peu moins monstrueux.

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Montaigne, comme Rabelais, est un auteur difficile, qui revendique la complexité de son projet et exige l’application d’un diligent lecteur. Il est peut-être déjà salutaire que les étudiants aient fait l’épreuve de cette difficulté, qu’ils aient compris l’urgence qu’il y a à faire cet exercice et surtout son utilité. Montaigne lui-même indique un sens possible à notre travail et nous avertit qu’il faut « borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l’utilité ». Et il poursuit sa méditation en citant la célèbre épître d’Horace :

Sapere aude,

Incipe : vivendi qui recte prorogat horam

Rusticus expectat dum defluat amnis : at ille

Labitur et labetur in omne volubilis aevum9.

Les Essais apprennent à « bien vivre et bien mourir ». Ensuite, s’ils ont compris le caractère essentiel et difficile de l’enquête humaniste de Montaigne, les étudiants pourront apprendre « Logique, Physique, Géometrie, Rhetorique ; et la science qu’il choisira ayant des-jà le jugement formé, il en viendra bien tost à bout. ». On pourrait ajouter l’économie, la gestion, le marketing à la liste de Montaigne. Reste à ne pas « masquer la “philosophie” d’[un] faux visage, pasle et hideux ? ».

L’enthousiasme de Montaigne est communicatif et libère de cette angoisse de l’érudition. Que les étudiants ignorent ou oublient Horace, tant pis, s’ils ont senti l’urgence de l’injonction Sapere aude que Kant a faite sienne à son tour. Ce sera déjà beaucoup si les étudiants ont entendu qu’il fallait se demander sans cesse comment bien vivre et bien mourir et qu’ils ont compris que, pour Montaigne, il n’y a pas de réponse définitive à cette interrogation.

La lecture du chapitre « De l’institution des enfants » est en effet réjouissante et donne provisoirement des ailes pour devenir un enseignant « plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre10 », pour reprendre les mots de Montaigne. Relire ces passages fait beaucoup de bien : ils donnent à la fois des ambitions immenses et

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extrêmement modestes. Le passage indispensable à l’expérience reste rude : il faut attiser la curiosité d’étudiants pour qui l’humanisme de la Renaissance ne signifie parfois pas grand chose. Comme le suggère la citation d’Horace, le plus difficile est de commencer.

« Ce que Montaigne a de bon ne peut être
acquis que difficilement11 »

Le droit de ne pas tout lire et de ne pas
tout comprendre : le droit à l’erreur

Le sixième Bulletin de la SAM paru en Juin 1939 consacre une partie de ses pages à mettre en évidence les « causes de la fortune des Essais ». C’est dans cette perspective que sont citées quelques lignes du Montaigne de Paul Stapfer publié pour la première fois en 1894 :

Montaigne doit son immense popularité d’abord à quelques défauts heureux : au désordre et à l’inachèvement des Essais, qui plaisent à la paresse des lecteurs ; à la trivialité des ses confidences ; à la ressemblance de M. avec son lecteur ; à ses gravelures mêmes, qui ne sont point négligeables.

Il y a aussi les qualités : l’humour, la sage modération de l’auteur, le style et la langue des Essais, son scepticisme, ou plutôt l’équilibre heureux d’une intelligence amie du repos qui, renonçant à atteindre les vérités que la raison ne peut atteindre, demande à l’Église même l’oreiller où son incuriosité dormira12. 

Est-ce que Montaigne a vieilli depuis l’écriture de ce passage ? Incontestablement, cela relèverait de l’exagération de parler aujourd’hui

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d’une « immense popularité » et de dire que les Essais « plaisent à la paresse des lecteurs ». Cependant, certains « défauts heureux » et certaines « qualités » restent largement des points cardinaux qui orienteront ma quête d’une figure contemporaine de Montaigne dans le Bulletin.

L’inconstance de l’oisiveté, l’écriture digressive de Montaigne pourraient, écrit Stapfer, encourager la paresse des lecteurs, permettre de ne pas tout lire et d’extraire des bribes de sa pensée. En tous cas, le découpage en chapitre autorise une lecture partielle avec les étudiants. Ce serait néanmoins lire avec mauvaise foi l’article d’André Tournon sur les leurres des lectures synthétiques que d’y voir un encouragement à se contenter d’extraits. Il insiste ainsi sur la nécessité de faire dialoguer les différents passages : « la lecture doit déceler la raison de la disparition des “fantaisies séparément considérées”, des tensions et des configurations qui s’y dessinent et plus attentivement encore les problèmes que posent ces configurations, confrontées avec les indications réflexives qui en reconnaissent la précarité. La tâche n’est pas facile et peut paraître ingrate, faute de conduire à des concepts clairs et à des conclusions définitives13 ». Voulant légitimer la possibilité de couper des extraits des Essais, je me retrouve à entrer dans la complexité des configurations textuelles qui amèneraient plutôt à tout lire, pour prendre en considération les échos et contradictions du texte.

Nouvelle difficulté donc, Montaigne ne se prête pas à la synthèse. Alors que je cherchais dans le BSAM une caution pour la lecture de simples extraits, je n’échappe pas à la complexité de l’agencement du texte. Bien lire les Essais, c’est entrer dans le tissu dense et pétri de contradiction d’une intériorité. Le faire lire, en rendre compte, c’est faire appel à un esprit de synthèse qui répugne un peu au lecteur/chercheur de Montaigne. On n’échappe pas à la dissension entre le chercheur et le professeur déjà incontournable dans le cadre d’une réflexion sur l’intérêt d’une édition bilingue.

Cela m’explique un peu mieux ma réticence, mes réserves, parfois mes agacements à la lecture du livre de Sarah Bakewell14 et surtout

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quand elle parle des chapitres que je connais le mieux. Sans du tout faire un Montaigne dogmatique, sans le ramener à un ensemble d’idées bien définies, elle n’en est pas moins obligée de faire des synthèses. On gagne bien entendu en clarté, on perd l’ironie, et l’espèce d’initiation, l’exercice qui fait apparaître que toute idée est une opinion qui n’a pas plus d’autorité qu’une autre et qui fait accéder avec à une conviction d’un autre ordre, une sorte de conviction négative, où les idées justes sont surtout celles qui nous conviennent. How to live permet bien de mesurer à quel point dans le cas de Montaigne une partie de la tâche de l’enseignant est aux antipodes de celle du chercheur, l’un travaillant dans le sens de la synthèse, l’autre de l’analyse. Ce livre, par sa clarté est donc une mine pour construire ce qui serait plutôt des cours magistraux, les travaux dirigés permettant de ne pas s’en tenir à la synthèse et d’entrer vraiment dans la complexité du texte. Enfin, l’ouvrage de Sarah Bakewell a surtout le grand mérite de révéler le caractère essentiel des questions posées par les Essais, ce qu’elle résume avec pertinence dans une unique interrogation « comment vivre ? ».

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L’utilité15 de Montaigne

Borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l’utilité16

Le sixième Bulletin de la SAM de 1939 déjà cité qui s’interroge sur les « causes de la fortune des Essais » se fait aussi l’écho de la confiance aveugle de Ricardo Saenz Hayes dans le pouvoir de séduction universelle et même éternelle de Montaigne : « Comment Montaigne ne serait il pas compris partout et de tout temps ? […] Montaigne a abordé les sujets éternels ; il a parlé des héros, de la mort, de l’amitié, de l’amour, des rapports de la raison et de la foi… Son éternité, je la trouve dans l’effort de l’Homme se tournant vers la critique même de l’Homme […]. » Avec peut-être un peu plus de réserve quant à la certitude que Montaigne puisse être « compris partout et de tout temps », je suis comme Ricardo Saenz Hayes, persuadée que la force des Essais tient dans leur constante tendance à ramener le lecteur à des questions urgentes et que les étudiants peuvent entendre l’urgence de ces questions. Montaigne, suivant Socrate,

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tel que le décrit Diogène Laërce, ne s’éloigne jamais des considérations éthiques :

S’étant rendu compte que l’observation de la nature n’est pour nous d’aucune importance, c’est des questions éthiques qu’il recherchait la connaissance, aussi bien dans les ateliers que sur la place publique ; voilà, disait-il, l’objet de sa recherche :

parce que c’est bien dans les maisons qu’il se fait du bien et du mal17.

Lire les Essais aide à vivre. C’est dans cette conviction du caractère utile, salutaire de la lecture des Essais que je puise aussi mon énergie et ma motivation en tant qu’enseignante. De ce point de vue, il me semble que, précédés par les articles fondateurs de Marcel Conche18, trois numéros plus récents du Bulletin ou Nouveau Bulletin de la Société des Amis de Montaigne dessinent particulièrement le Montaigne dont pourrait avoir besoin le xxie siècle avide de sens et surtout de bien être, de bien vivre : je pense aux actes du colloque Montaigne et l’action19 publiés justement en l’an 2000, au numéro de 2006 intitulé Montaigne. Malaise dans la philosophie20 et enfin aux actes du colloque Montaigne parmi les philosophes publiés en 200721. Que les Essais soient au programme de l’agrégation en 2006-2007 (c’est ce qui avait suscité la parution des deux derniers numéros cités) est bien entendu aussi un signe de cette façon nouvelle d’appréhender l’expérience de la lecture des Essais.

Dans son article sur Nietzsche, lecteur de Montaigne, Patrick Wotling22 montre que cette réception plus philosophique de Montaigne n’est pas nouvelle. Mais la lecture d’un Montaigne qui « a de fait augmenté le plaisir de vivre sur cette terre » répond sans doute particulièrement aux attentes de notre époque. Patrick Wotling montre que selon Nietzsche,

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Schopenhauer est « inférieur à Montaigne en ce qu’il ne produit pas cette intensification de la vie ni cet entraînement irrésistible et joyeux de l’existence qu’induit Montaigne. Montaigne représente ainsi aux yeux de Nietzsche […] cette situation exceptionnelle et exceptionnellement rare où la probité intransigeante (la méfiance critique, la liberté d’esprit relativement aux normes, la dérision à l’égard des autorités, et ce que l’on caractérise souvent comme le scepticisme de Montaigne) ne débouche pas sur le triomphe des affects négatifs, l’aigreur, la condamnation et le pessimisme23 ». La lecture des Essais ne prend sens que dans un retour intensifié et gai à la vie et à l’action ; la conscience des limites de la raison n’empêche pas le plaisir de vivre. Patrick Wotling précise que c’est en cela que Montaigne plus qu’un professeur est un éducateur, il entend par là « un homme qui réalise la formation complète des individus par sa vie et par son œuvre24 ». Si l’on veut s’exprimer, non sans provocation, en des termes qui parlent immédiatement aux étudiants, Montaigne pourrait avantageusement être le coach auquel des personnes de plus en plus nombreuses font appel aujourd’hui.

Lire Montaigne forme l’homme corps et âme (« esprit », dirait plutôt Bernard Sève), c’est effectivement ce qui ressort des trois numéros consacrés à une approche philosophique de Montaigne. Jean-Yves Pouilloux dans le volume consacré à Montaigne et l’action, cite une anecdote racontée par Tchouang-Tseu et reprise par des penseurs contemporains comme Jean Baudrillard. Au centre de l’histoire, un vieillard que le roi Wen met à la tête de son gouvernement en raison de sa sagesse. Sagesse, dont il prend conscience en voyant le vieil homme pêcher : « il pêchait sans pêcher, c’est-à-dire qu’il ne pêchait pas pour faire le métier de pêcheur, mais qu’il passait son temps à pêcher ». L’article de Jean-Yves Pouilloux précise qu’il y a dans le texte chinois un jeu de mots qui présente le pêcheur comme absorbé dans l’action même de la pêche et désintéressé du résultat25 ». Au delà d’un rapprochement séduisant pour les étudiants de la pensée de Montaigne avec la sagesse plus exotique et donc plus attractive du bouddhisme chan, je voudrais retenir de l’article de Jean-Yves Pouilloux, mais aussi de celui de Bernard Sève et d’André Tournon le rôle central de l’« indifférence »

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dans la sagesse montanienne. Conscient qu’il est impossible de fonder rationnellement une action, Montaigne agit toujours en gardant un regard réflexif et distancié sur ce qu’il entreprend. Les articles évoqués de J.-Y. Pouilloux, B. Sève, A. Tournon montrent tous les trois que ce retrait et cette distance de Montaigne par rapport à sa propre action, au moment même où il agit n’empêchent pas une pleine présence au monde, pour le dire en termes anachroniques tout simplement son engagement. C’est une autre image qui peut être parlante pour les étudiants, celle d’un Montaigne « militant ». Il suffit de relire ces lignes de Bernard Sève pour s’en convaincre :

Contre la cruauté, la torture et l’inhumanité, Montaigne est tout sauf indifférent ; rappelons Des Cannibales, De la conscience, De la cruauté, Des Coches, Des Boiteux. L’indifférence montanienne n’est précisément pas une indifférence axiologique ; elle est compatible avec des convictions éthiques indéracinables, dont la voix, quand il parle des Amérindiens odieusement trompés et massacrés, des sorcières brûlées, des pauvres gens mourant en silence, des victimes en un mot, nous bouleverse encore26.

Cet article de Bernard Sève se prolonge dans de nouvelles analyses sur l’indifférence dans le volume Malaise dans la philosophie où il revient sur les considérations de Montaigne sur le dilemme de l’âne de Buridan. On retrouve d’ailleurs dans cet article l’image d’un Montaigne éducateur dans le sens où l’entend Patrick Wotling. Montaigne, en avance sur les médecines alternatives d’aujourd’hui encourage l’ « écoute du corps », la sagesse et la pesanteur du corps compensant la légèreté de l’esprit. Bernard Sève explique ainsi : « La norme de la vie bonne […] est à chercher et elle se trouve, dans le jeu du corps et de l’esprit, mais un jeu dans lequel décidément la sagesse normative est du côté du corps27. »

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Le plaisir du paradoxe : la rhétorique
au secours de l’éthique

En tant qu’enseignante en langue et littérature françaises, je voudrais aussi souligner que le BSAM révèle combien la mise en valeur de la primauté des considérations éthiques dans les Essais ne relève pas seulement de la philosophie, mais tout autant de la littérature et que l’un et l’autre vont de pair chez Montaigne. Le recours à la fiction étudié par Olivier Guerrier, le rôle du paradoxe ou de l’ironie, objets privilégiés d’André Tournon montrent de quelle façon le dédoublement distancié de Montaigne dans la vie, se traduit dans l’œuvre dans les « configurations textuelles » évoquées précédemment28. Ce dernier exemple de contribution du BSAM révèle bien que l’éthique de la contradiction est indissociable de ce qu’on pourrait appeler une rhétorique de la contradiction, qui emprunte ses tours ironiques, son jeu avec la fiction, à la declamatio. Xavier de Saint-Aignan montre à propos du chapitre « Du pédantisme » de quelle façon Montaigne retourne la force critique des paradoxes contre lui-même29. Il y a en effet dans ce chapitre quelque chose de l’ordre de l’éloge paradoxal de l’ignorance. Montaigne finit même non sans provocation par suggérer que la force guerrière d’un peuple tient justement au fait que les hommes ne perdent pas leur temps dans les bibliothèques30.

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Rester libre par rapport au savoir, ne pas en être esclave, ne pas le fuir, le chapitre sur le pédantisme fait pressentir ce qu’on voudrait réaliser pour soi-même et pour les étudiants.

Goûter le plaisir de l’ironie et des paradoxes, faire le jeu de Montaigne rend un peu plus libre. L’auteur des Essais peut en effet montrer aux étudiants à quel point la maîtrise fine de la langue, de l’expression, tout simplement des subtilités de la rhétorique permet effectivement d’être plus soi-même en se disant mieux et en étant plus libre des mots des autres. « Tout grand langage est résistance à la domination, car il est une manière de préserver un espace de penser, de sentir et d’imaginer31 ». B. Sève en faisant un rapprochement entre le travail de P. Chamoiseau et l’écriture de Montaigne met en évidence la force du projet de Montaigne, la quête littéraire et linguistique ne fait qu’une avec la quête identitaire. Montaigne est un plaidoyer pour lui même et pour toutes les études littéraires, il rappelle sans cesse que nous sommes ce que nous disons, la langue que nous parlons32.

« Le maître a dit »

Lorsqu’Anatole France, le 8 juin 1912, conclut son discours inaugural, juste avant d’inviter les autres membres à boire, il introduit une citation de Montaigne [« La perfection est de savoir jouir loyalement de son être »] par ces mots « Le maître a dit33 ». Près de cinq cents ans après Montaigne, commençant à préparer cette communication, on aurait pu avoir envie, comme lui dans sa jeunesse, de se lamenter sur le fait que le nom de magister n’avait plus de crédit34. Montaigne n’avait pourtant

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certainement pas l’intention de devenir un maître, ses Essais invitant à s’affranchir des autorités, à être libre. Cependant, si je ne suis pas du tout sûre d’avoir trouvé le Montaigne qui puisse parler aux étudiants du xxie siècle, j’ai rencontré de nouveau dans le Bulletin le Montaigne qui me parle, un maître à penser, un maître qui exerce le jugement, relayé par d’autres maîtres qui me permettent mieux le lire. La chaîne de la transmission est donc bien assurée par le Bulletin. Reste à ne pas la briser, reste donc à aider les étudiants à mieux vivre, en leur faisant lire les Essais ou en leur donnant envie de les relire dans dix ou vingt ans, à suivre enfin l’exemple de Montaigne ou du sage chinois : enseigner sur fond d’indifférence, pêcher de tout son cœur sans être trop soucieux de la prise.

Blandine Perona